Karl Barth, théologien réformé ?
L’exemple de sa théologie de la prédication et des sacrements.
Philippe Cardon-Bertalot*
Cet article se propose d’étudier la théologie de la prédication développée par Karl Barth entre 1922 et 1968 à partir des derniers textes que ce théologien a consacrés à ce sujet et que l’on trouve dans le volume IV de sa Dogmatique, son oeuvre majeure[1].
Cette étude nous introduit sur le terrain des affirmations barthiennes concernant le sacrement en général, et celui des transpositions que Barth a lui-même effectuées à propos de la prédication à partir de sa nouvelle approche du baptême[2]. Ce lien entre théologie des sacrements et théologie de la prédication est classique, dans le protestantisme, depuis la Réforme. Luther, à la suite de saint Augustin, aimait à parler deverbum visibilis et de verbum audibile à ce propos[3]. Quant à Barth, il avait coutume, dans les années trente, d’appeler « prédication » l’ensemble formé par le « sermon » et le « sacrement »[4]. Le rapprochement constant baptême, cène et sermon distingue, à l’évidence, la théologie protestante de la théologie catholique classique.
I. Prédication et sacrements dans une perspective réformée
Parmi les théologiens protestants, il existe plusieurs manières de définir le sacrement, et de comprendre ce qui le caractérise; nous en distinguerons trois: la luthérienne, la zwinglienne, la calvinienne. Il y a donc plusieurs manières d’interpréter le caractère sacramentel du sermon, comme en témoigne la conception très personnelle que Barth expose au tome 26 de sa Dogmatique! Pour lui, il n’est légitime de parler de « sacrement » que si le texte grec du Nouveau Testament emploie le terme de mysterion pour désigner cette réalité. Or, mysterion renvoie, selon Barth, à
un fait d’histoire qui devient événement au sein du monde spatial et temporel, en ce sens que parce que seul Dieu en est directement l’auteur et l’ordonnateur, il est et reste fondamentalement, à la différence de tous les autres faits d’histoire, un mystère pour la connaissance humaine, étant donné son origine et sa possibilité; à moins qu’il ne s’ouvre à elle, non pas du dehors, mais seulement de l’intérieur, seulement par lui-même, c’est-à-dire uniquement par une révélation de Dieu… Une chose est claire: le Nouveau Testament parle de « mystère » exclusivement à propos de l’action et de la révélation de Dieu dans l’histoire…[5]
Et, continuait Barth, il n’y a en ce sens qu’un seul sacrement digne de ce nom, un seul mysterion: l’humanité ressuscitée et glorifiée de Jésus-Christ par laquelle Dieu se révèle[6]. Appliquer ce terme de sacrement à de tout autres réalités, à commencer par la cène et le baptême, reviendrait à refuser de les considérer telles que le Nouveau Testament les présente: comme de libres actions humaines par lesquelles l’homme répond, dans la louange, à la grâce divine et remercie pour le salut reçu[7].
Nous noterons un premier point – d’importance – qui distingue Barth de Calvin. Barth ne combat pas, ici, pour préserver l’honneur et la gloire de Dieu; son raisonnement n’a pas pour finalité de préserver le caractère « d’actes divins » des sacrements (au sens traditionnels du terme) que la conception habituelle exprime en attribuant à l’Eglise – plus exactement à ses ministres – le pouvoir d’agir comme des médiateurs de Dieu, au nom, en lieu et place de Dieu…
Une telle intention se trouve dans la théologie réformée classique. Comme l’expose le professeur A. Gounelle dans deux récents ouvrages[8], cette théologie peut voir son intention résumée dans l’emploi du terme cum, « avec »: la relation véritable avec Dieu s’établit par l’agir intérieur du Saint-Esprit, mais la cérémonie extérieure traduit et exprime cet acte intérieur. Le ministre qui administre le sacrement n’agit pas à la place de Dieu, fût-ce par délégation de l’autorité divine et comme son représentant terrestre. Il agit en même temps que Dieu. Les deux actions existent indépendamment l’une de l’autre mais se coordonnent et coïncident. L’action du ministre doit être à la fois soigneusement distinguée de l’action divine et liée à elle. En particulier, les deux doivent être pensées dans une stricte concomitance temporelle. Le ministre est un « outil »[9], par lequel Dieu manifeste la réalité de sa propre action: non par la vertu du rite, mais en vertu de la libre promesse divine et du libre engagement du Seigneur de l’Eglise. Le fidèle peut ainsi être assuré, par exemple, qu’au plan spirituel, Dieu le fait communier au corps et au sang de Jésus-Christ au moment où il prend le pain et la coupe de la cène que lui présente le pasteur.
Il en va de même pour le sermon, compris par la théologie réformée comme l’exercice humain qui coïncide avec l’énoncé par Dieu de sa propre Parole. C’est pourquoi le prédicateur renvoie avec assurance à l’audition de la Parole de Dieu, mais il ne la dit pas lui-même substantiellement.
H. Bullinger, rédigeant la Confessio helvetica posterior, en 1566, pouvait écrire: « La prédication de la Parole de Dieu est Parole de Dieu. »[10] Mais cela n’implique pas que la parole du prédicateur devienne la Parole de Dieu au sens de la doctrine catholique de la transsubstantiation. La première ne remplace pas davantage la seconde. La prédication est l’occasion que Dieu utilise pour faire entendre sa voix et rendre attentif à sa Parole de vie et de salut. Par conséquent, le sermon doit être écouté et reçu avec le même respect et la même foi que la propre Parole de Dieu: la bouche du prédicateur est la bouche de Dieu[11].
On reconnaîtra sans peine, sous les traits de cette théologie réformée classique de la prédication, la conception que défendait Barth dans les années vingt et trente[12]. Mais il ne suffit pas de la mettre en valeur pour pouvoir répondre positivement à notre question. Car, justement, Barth va évoluer sur ce point. Il demeura, d’une certaine manière, dans le sein de la tradition réformée, mais il en interpréta différemment les grandes lignes.
Pour comprendre comment cela est possible, il faut se souvenir que la théologie réformée des sacrements et de la prédication, telle que nous l’avons présentée à l’enseigne du Consensus tigurinus et de la Confessio helvetica posterior, et que le nom de H. Bullinger illustre, est en elle-même une théologie où convergent des positions diverses. A la fin de sa carrière, principalement dans les années cinquante et soixante, Barth a redécouvert toute l’importance que pouvaient avoir pour son propos théologique la pensée et l’oeuvre de H. Zwingli, ce qui l’a entraîné sur le chemin d’une « déconstruction » – ainsi dirons-nous – de la synthèse réformée classique. Barth ne s’est, certes, jamais proclamé « zwinglien ». Il a seulement admis de parler du « zwinglianisme indirect » de sa théologie du baptême, ce qui est tout autre chose[13]. Mais le rapprochement a été fait depuis longtemps entre la théologie du dogmaticien de Bâle et celle du Réformateur de Zurich[14], et nous voulons poursuivre sur cette ligne.
II. Karl Barth et H. Zwingli
Quand Barth a-t-il commencé à se rapprocher de Zwingli? Le premier document significatif que nous sommes en mesure de signaler date de l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale. Il s’agit des cours donnés par Barth en 1946-1947 à Bonn, qui ont été publiés en français sous le titre Esquisse d’une dogmatique[15]. Par le biais d’une référence positive à une forme de theologia gloriae s’esquisse alors, sous la plume de Barth, une réévaluation notable de la théologie zwinglienne[16]. Cette manière favorable d’aborder et d’intégrer la pensée de Zwingli représente une nouveauté dans le corps de la théologie barthienne. En effet, dans les années vingt, non seulement Barth s’en tenait strictement à la theologia crucis luthérienne, mais encore il émettait un jugement négatif sur la pensée de Zwingli dans son ensemble[17].
Cette nouvelle approche de Zwingli par Barth eut un retentissement immédiat dans le domaine de la christologie[18]. Mais nous en considérerons les retombées spécialement sur la doctrine barthienne des sacrements et de la prédication.
Luther a entamé une critique de la conception médiévale qui insistait sur la capacité des sacrements à être cause de la grâce « en la signifiant ». Le Réformateur de Wittenberg mettait l’accent sur la foi: « Ce n’est pas le sacrement, mais la foi du sacrement qui justifie. » Il voulait, en outre, que ce signe ait été clairement institué par le Christ et qu’il soit lié à la promesse du pardon des péchés. La critique luthérienne portait plus loin encore: à proprement parler, il n’existait qu’un seul sacrement, « la Parole », le baptême, la cène étant seulement des signes sacramentels…[19]
Poursuivant dans cette voie, Zwingli, lui, s’est interrogé sur la pertinence même du concept de « sacrement ». Il a refusé de faire du terme latin sacramentum la traduction du terme grec mysterion. (Nous savons déjà quel rôle cette question joua chez Barth.) Or, c’est sur cette traduction que reposait la théologie sacramentelle classique. C’est ainsi que cette manière de traduire, employée par la Vulgate, justifiait, sur la base d’Ephésiens 5:32, la qualification sacramentelle du mariage. Si Zwingli acceptait d’appeler le baptême ou la cène un sacramentum, c’était uniquement sur la base de l’étymologie latine du terme: un sacramentum était classiquement un « serment » (aux enseignes), le signe d’un engagement (de propriété), le gage d’un « enrôlement »[20].
K. Barth « radicalisa » cette perspective. Ni le baptême ni la cène ne pouvaient, pour lui, demeurer des sacrements au sens habituel des termes, des sacrements-mysteria. Ils restaient des actions chrétiennes fondamentales, mais uniquement en tant que manière humaine d’attester la réception de la révélation effectuée dans la résurrection de Jésus-Christ, qui précède radicalement tous nos « serments d’allégeance » et nos « eucharisties » en les justifiant[21] – bref en tant que manière humaine de répondre et de se conformer à la révélation. C’est pour cela que Barth – et ici il ne suivait pas Zwingli – refusa le baptême des enfants. L’infans est, par définition, celui qui ne peut pas répondre à la grâce par une manifestation libre de tout son être, que la parole humaine de la foi et le geste du baptême d’eau expriment[22].
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Notons néanmoins que la reprise, transformée par Barth, de divers motifs zwingliens reposait sur une conception du rapport du « spirituel » et du « corporel » différente de celle que le Réformateur de Zurich a développée. Pour Zwingli, le baptême ou la cène ne pouvaient conférer le salut, car il s’agissait d’une donnée entièrement « spirituelle » qu’aucune réalité « corporelle » ne peut transmettre. Il peut seulement y avoir attestation de sa réception. Il y a, à l’arrière-plan de la théologie zwinglienne, une indubitable référence à la philosophie platonicienne, entendue comme opposition entre le monde des idées, de l’âme, et celui des réalités sensibles, du corps. Seul l’Esprit saint, en établissant une communication directe entre l’Esprit de Dieu et l’esprit de l’homme, peut conférer le salut. C’est pourquoi il a semblé à certains auteurs que Zwingli dévalorisait le sensible en général, et les sacrements en particulier[23].
La théologie réformée des sacrements se souviendra de la mise en garde zwinglienne sans en retenir les conséquences ultimes. Comme nous l’avons vu, cette théologie entendait préserver la spécificité et la liberté de l’action « spirituelle » divine par rapport aux « outils humains » (sacrements, sermon…) dont Dieu use, qui l’accompagnent, l’attestent, y renvoient…[24] Les sacrements sont, dans ce cas de figure, peut-on dire, les « sceaux » et les « gages » de l’action divine.
Pour Barth, il ne s’agissait nullement de dévaluer le gestuel comme si Dieu ne se donnait à appréhender que dans un pur mouvement de l’âme. Bien au contraire, il entendait préserver la pleine valeur spirituelle de l’action humaine dans sa sphère particulière: la foi se manifestait pour lui par la parole de la confession de foi et de la prédication, mais aussi par le geste du baptême, la fraction du pain, le partage de la coupe. La théologie des sacrements dans ses expressions classiques lui semblait, sinon nier, du moins altérer la réalité du caractère pleinement humain de la célébration sacramentelle. Il parlait à ce propos d’une « docétisation » de l’action humaine[25]. Barth voulait revaloriser la place du sensible et des réalités corporelles dans la manifestation de la foi en leur rendant leur autonomie, même si, à l’instar de Zwingli, il excluait du culte les images et même la musique (seul, le chant a capella est admissible)[26]. Pour Barth, lors de la célébration des sacrements, l’homme agit librement et de façon personnelle, et non pas seulement comme un instrument de Dieu.
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Il reste à se demander si la « radicalisation » barthienne des principes zwingliens ne conduisit pas le dogmaticien de Bâle à des positions proches de celles des anabaptistes du XVIe siècle, eux aussi « disciples radicaux » du Réformateur zurichois, et des Schwärmer. Le premier motif qui peut justifier cette interrogation est, bien sûr, leur commun refus du pédobaptisme. Nous croyons que Barth suit, ici, une voie originale et qu’il « dépasse » Zwingli sans pour autant reprendre les positions des anabaptistes ou des Schwärmer.
A la différence de ces derniers, Barth défendit constamment la légitimité, et même la nécessité, d’actes « extérieurs », et il maintint l’Ecriture sainte comme norme de la prédication, refusant tout recours à une « révélation intérieure ». Quant à la théologie du baptême des anabaptistes, Barth s’en séparait parce que, aussi problématique que fût le baptême reçu à l’âge de l’enfance par la majorité des chrétiens, le dogmaticien bâlois affirmait qu’on ne pouvait le tenir pour simplement invalide et vouloir rebaptiser[27].
III. La prédication, acte de louange
Comment Barth a-t-il compris la prédication, dans l’ultime phase de sa carrière? Elle était, pour lui, une forme de la louange de Dieu par laquelle le baptisé répond encore et toujours à la grâce reçue, et invite les autres hommes à se joindre à lui. La prédication conservait un sens proprement cultuel[28]. Le sermon était pour Barth
une annonce et une explication indépendante de l’Evangile, une interpellation évangélique que l’on court le risque de lancer spontanément… la prédication doit parler à partir de la Bible mais pas sur elle[29].
C’est ainsi qu’il prêcha au pénitencier de Bâle dans les années cinquante[30]. Autrement dit, Barth refusait alors que la prédication se transformât en un cours d’exégèse ou en une explication de texte, tandis qu’auparavant il parlait de la prédication comme d’une reine Auslegung, une pure explication, du texte biblique[31].
Mais plus globalement, la prédication fut, dans la théologie barthienne de l’époque, l’autre nom du témoignage que la communauté est appelée à rendre à l’Evangile dans le monde. Ce témoignage est la mission de tout baptisé, chacun le rendant en fonction de la vocation particulière qu’il a reçue de Dieu et que la communauté lui a reconnue[32]; de même que la prédication cultuelle demeure l’office spécial de celui qui y a été appelé. Nous n’insistons pas sur la « remise en cause » du ministère pastoral dans sa forme classique que Barth a développée dans la Dogmatique IV, et qui est très nette si l’on compare ses écrits des années cinquante à ceux des années vingt. Le point de départ de Barth a été une réflexion sur les implications de la vocation homilétique du pasteur: « Qu’est-ce que prêcher? »[33] Cette interrogation demeura constante comme source de sa réflexion dogmatique[34], mais son sens s’est transformé au fil des années; elle est devenue une réflexion sur la vocation de la communauté à annoncer la Parole de Dieu au monde. L’annonce qui s’effectuait au sein même de la communauté, dans son culte, en tant que sermon, est désormais comprise par Barth, non comme l’instant eschatologique[35], mais comme une préparation à l’essentiel: la mission dans le monde et pour le monde. La figure du pasteur, dans la mesure où elle est demeurée une question qui a préoccupé Barth, a perdu sa place centrale au profit de la communauté dans son ensemble.
Conclusion
Karl Barth fut-il un « théologien réformé », nous demandions-nous en exergue? La réponse que nous pouvons, maintenant, apporter de façon provisoire sera nuancée.
Oui, répondrons-nous, puisqu’il a dialogué constamment, de façon privilégiée, avec la tradition théologique réformée, qu’elle soit représentée par Zwingli, par Calvin, par Bullinger ou par l’orthodoxie du XVIIe siècle, voire par Schleiermacher, dont Barth n’oublie jamais les origines réformées[36]. Dans les années vingt et trente, Barth fut un représentant assez fidèle de cette tradition, du moins en ce qui concerne la prédication et les sacrements, même s’il était alors plus influencé par Bullinger (quant aux sacrements) que directement par Calvin.
Non, répondrons-nous, s’il s’agit pour le théologien réformé de réaffirmer, de redémontrer le dogme traditionnel. Karl Barth n’a pas été « orthodoxe » ou « néo-orthodoxe ». Même si nous oublions le sens péjoratif du terme sous certaines plumes[37], il n’a jamais voulu comprendre la tâche de la théologie de la même manière que les théologiens (néo)calvinistes, (néo)luthériens, voire (néo)thomistes. Barth a toujours refusé de comprendre la tâche du dogmaticien dans le sens d’une redémonstration d’un donné traditionnel et il a attaqué l’attachement trop étroit de certains luthériens aux formules de la Confession d’Augsbourg[38]: la révélation ne pouvait pas s’être « incorporée dans des phrases objectives », car elle ne serait plus alors un événement[39]. La tâche de la théologie est plutôt, selon Barth, la recherche de la « pure doctrine »:
Que faut-il donc attendre de la dogmatique? Qu’elle fournisse des armes à la prédication, qu’elle l’oriente vers la recherche de la pure doctrine et l’entraîne dans cette démarche[40],
même s’il existait pour lui quelque chose « comme un vieux dogme chrétien ayant valeur normative »[41].
Nous sommes donc globalement en présence d’une gestion tout à fait personnelle de l’ancienne tradition réformée que Barth a refusé de considérer comme figée et intangible. Sa théologie possède une volonté incontestable d’être une pensée en mouvement, où remaniements, ouvertures, innovations se multiplient. Theologia viatorum, selon la formule reçue: encore un terme emprunté à l’orthodoxie, mais compris de façon radicale[42].
Nous ne voulons prendre parti ni pour ni contre la méthode barthienne. Mais il nous semble important de noter que l’interprétation de Barth en termes de théologien « néo-orthodoxe » est erronée, que l’on s’en réjouisse ou qu’on le regrette. Dans une perspective favorable à Barth, B. McCormack estime qu’il faut
mettre à l’épreuve le point de vue qui a dominé l’historiographie de la théologie du XXe siècle dans le monde anglophone: à savoir que Karl Barth a été le représentant le plus éminent de la « néo-orthodoxie » qui fut dominante dans les années 1930-1960[43].
Et J. M. Tétaz écrit dans l’Encyclopédie du protestantisme, pour s’en réjouir car cela justifie le « retour » à Schleiermacher qu’il préconise, que « la dogmatique ecclésiale de Karl Barth reste fondamentalement tributaire du programme schleiermachérien »[44]. Cette affirmation demanderait à être vérifiée et nuancée, mais elle est bien plus exacte que son contraire!
Ainsi la théologie barthienne apparaît finalement comme un mode de gestion de l’héritage réformé beaucoup plus « hétérodoxe » et singulier qu' »orthodoxe » et régulier. En se repositionnant par rapport à Zwingli, Barth a subverti la théologie réformée classique de la prédication et des sacrements de l’intérieur.
Certains diront qu’il suffisait de rappeler la compréhension de la prédestination développée par Barth pour s’en convaincre, mais nous avons voulu prendre un chemin tout différent, et moins fréquenté, pour appréhender ce fait.
réfor
* Ph. Cardon-Bertalot a soutenu une thèse doctorale « Détresse et promesse de la prédication chrétienne. Karl Barth, théoricien de la prédication », thèse dactylographiée (Strasbourg: Faculté de théologie protestante, 1997). Il est pasteur de l’Eglise réformée évangélique du Valais, à Montana, en Suisse.
[1] K. Barth, Dogmatique, 4 vol., 26 tomes, index (Genève: Labor & Fides, 1953-1980, trad. française).
[2] K. Barth, op. cit., 26, trad. française, 1969.
[3] Cf. A. Birmelé, Encyclopédie du protestantisme, art. « Eglise » (Paris-Genève: Cerf-Labor & Fides, 1995), 485.
[4] K. Barth, op. cit., 1, 54ss.
[5] K. Barth, op. cit., 26, 113.
[6] Op. cit., 107.
[7] Sur la louange, cf. K. Barth, op. cit., 25, 208-211; idem, 26, 113-114.
[8] A. Gounelle, Le baptême. Le débat entre les Eglises, 40ss, 85 (« La cérémonie n’opère rien… Toutefois, Dieu, parce qu’il en a décidé ainsi et comme il l’a promis, nous justifie, nous fait grâce, nous adopte, au moment où…, on verse de l’eau sur notre tête »); La cène. Le sacrement de la division, 21. (Les deux ouvrages, Paris: Les Bergers et les Mages, 1995.) On pourra, sur ces questions, se reporter utilement à l’article de P. Marcel « L’actualité de la prédication » in La Revue réformée, t. II (1951), 1-89 et au commentaire de P. Wells in La Revue réformée (1997:5).
[9] J. Calvin, L’Institution de la religion chrétienne (Aix-en-Provence-Marne-la-Vallée: Kerygma-Farel, 3 vol. 1978), IV.iii.1.
[10] Confession helvétique postérieure (Neuchâtel-Paris: J. Courvoisier Ed., Delachaux et Niestlé, 1944), 42.
[11] Cf. R. Stauffer, L’homilétique de Calvin, mémoire de maîtrise dactylographié (New York: Union Seminary, 1953), 59, qui renvoie à un sermon du Réformateur sur le Deutéronome, OEuvres complètes, 25, 666-667.
[12] Cf. K. Barth, Parole de Dieu, paroles humaines (Paris: Les Bergers et les Mages, trad. française, 1966-1922), 127-159. Die christliche Dogmatik im Entwurf (Munich: Chr. Kaiser, 1927; Dogmatique, I, 1932-1938).
[13] Cf. K. Barth, Dogmatique, 26, 134-135.
[14] Cf. J. Courvoisier, Zwingli et Karl Barth, in Un remède de cheval (Genève: Labor & Fides, 1956), 47-81.
[15] K. Barth, Esquisse d’une dogmatique (Genève: Labor & Fides, trad. française, 1984).
[16] Idem, 1842.
[17] Cf. E. Busch, Karl Barths Lebenslauf (Munich: Chr. Kaiser, 19864), 155.
[18] Cf. A. Gounelle, La cène. Le sacrement de la division, 41.
[19] H. Mottu, art. « Rites », in Encyclopédie du protestantisme, 1340-1341.
[20] Cf. J. Courvoisier, Zwingli et Karl Barth, op. cit., 69ss, Zwingli, théologien réformé (Neuchâtel-Paris: Delachaux & Niestlé, 1961), 69. K. Barth, Dogmatique, 26, 114. On voit donc que Barth et Zwingli résolvent le même problème de manière opposée: Barth continue de traduiremysterion par sacramentum, mais refuse d’employer ce mot pour le baptême et la cène; Zwingli continue d’appeler chacune de ces deux actions un sacramentum, mais refuse de faire de ce terme l’équivalent de mysterion. Cette seconde position est peut-être plus « logique », mais pose un redoutable problème de communication, vu le sens reçu du mot « sacrement ».
[21] A. Gounelle, op. cit., 39-40, emploie à propos de la théologie zwinglienne des sacrements le terme ante pour décrire le mode de relation qu’elle conçoit entre l’action divine qui précède et l’action humaine qui suit.
[22] Cf. K. Barth, Dogmatique, 26, 173, 192.
[23] Cf. Chr. Gesytich, Zwingli als Theologe, 138. W. P. Stephens, The Theology of Huldrich Zwingli, 135, est d’un avis plus nuancé.
[24] Cf. P. Gisel, Encyclopédie du protestantisme, art. « Calvin », 173.
[25] K. Barth, Dogmatique, 26, 106, 111.
[26] K. Barth, op. cit., 25, 208ss.
[27] Cf. K. Barth, op. cit., 26, 199 (en revanche, Barth admet que baptistes et mennonites, qui pratiquent un « baptême de responsabilité », sont, au moins, en route vers une théologie acceptable du baptême).
[28] K. Barth, op. cit., 25, 211ss.
[29] K. Barth, Esquisse d’une dogmatique, 43-44.
[30] Cf. K. Barth, Aux captifs, la liberté (Genève: Labor & Fides, trad. française, 1959). Ce qui demeure (Genève: Labor & Fides, trad. française, 1970).
[31] Cf. K. Barth, « Die Gemeindemässigkeit der Predigt », in Evangelische Theologie 16 (1956), 200 (conférence prononcée en 1935).
[32] K. Barth, Dogmatique, 24, 200.
[33] K. Barth, Parole de Dieu, parole humaine, 132.
[34] Cf. notre article « La prédication, matrice et horizon de la théologie barthienne », in Positions luthériennes 45 (1997/4), 389-409.
[35] K. Barth, op. cit., 138.
[36] Cf. K. Barth, La théologie protestante au XIXe siècle, 237.
[37] Ces termes ne sont pas en eux-mêmes très parlants et sont souvent employés, en mauvaise part, par les adversaires de ceux qu’ils sont censés dépeindre. Ainsi, dans sa Systematic Theology (Chicago, 1950ss), P. Tillich accole constamment ce qualificatif dépréciateur à la théologie barthienne pour stigmatiser le refus d’une corrélation entre la situation existentielle de l’homme et les données de la Bible, et d’un dialogue avec la culture.
De ce point de vue, « néo-orthodoxe » veut dire à peu près la même chose que « supranaturaliste »: partir non des manifestations humaines de la religion chrétienne, mais d’une prétendue révélation normative, intemporelle, confondue avec la révélation d’un donné dogmatique; appréhender la tâche de la théologie selon la voie déductive et syllogistique de la scolastique… Il ne s’agit là, bien entendu, que d’une caricature, mais il est toujours utile de montrer que cette voie ne fut pas celle de Barth!
[38] Cf. K. Barth, Dogmatique, 1, 255; Dogmatique, 5, 206.
[39] T. F. Torrance, Karl Barth. An Introduction to his Early Theology (1910-1931) (Londres: S CM, 1962), 101-102.
[40] K. Barth, Dogmatique, 5, 314-315.
[41] K. Barth, op. cit., 1, XII.
[42] Cf. Quenstedt, Theologia did. pol., I, cap. 1, sect. 1, thèses 3-14, 1685.
[43] B. McCormack, Karl Barth’s Critically Realistic Dialectical Theology (Oxford: Clarendon Press, 1995), VII.
[44] J. M. Tétaz, Encyclopédie du protestantisme, art. « Dogmatique », 426.