Le Jugement Dernier : Une bonne nouvelle ?!

Le Jugement Dernier : Une bonne nouvelle ?!

Freddy SARG*

A) On a peur de parler de jugement

En introduction, on peut constater que le Jugement dernier, exercé par Dieu, fait partie intégrante de la prédication de l’Eglise chrétienne. Mais, au gré de l’histoire et des événements, cette prédication a été plus ou moins mise en avant.

Constatons que, dans les périodes troublées d’un pays ou d’une région, dans les périodes où le lien social était devenu ténu, les prédicateurs ont utilisé souvent la peur de l’enfer et le Jugement dernier, où Dieu infligerait cette sanction terrible, pour essayer de moraliser la société ou au moins essayer d’éviter trop de débordements, la damnation éternelle dans les flammes de l’enfer devant faire réfléchir salutairement le pécheur. Souvent la débauche, la sexualité débridée, l’avarice, la cupidité, le meurtre, le blasphème, etc., sont présentés comme menant au Jugement dernier et à la damnation éternelle. Mais ces prédicateurs, emportés par leur élan, ont alors souvent oublié de parler de l’amour de Dieu. Ce qui fit dire à certains théologiens: « Ces prédicateurs croient plus à l’enfer qu’à l’amour de Dieu. »

Inversement, à certaines autres périodes de l’histoire de l’Eglise, on ne parle pas du tout de Jugement dernier. On ne veut pas effrayer les auditeurs. Les prédicateurs ont peur de donner une image terrifiante de Dieu le Père. Ainsi un de mes collègues, inspecteur ecclésiastique, m’avoue qu’il a du mal à mettre une robe noire pour les cérémonies religieuses, celle-ci lui rappelant l’image terrifiante du tribunal. C’est pourquoi ce collègue est plus à l’aise avec une aube blanche. A ce propos, il n’est pas inutile de rappeler que les tribunaux révolutionnaires en France après 1789, ou les tribunaux d’exception, lors de l’épuration après 1945, ont beaucoup discrédité l’image qu’on peut se faire d’un tribunal.

Ainsi, il faut constater que nous vivons dans une époque où souvent la prédication chrétienne se veut soft ou light et où on ne veut pas effrayer l’auditeur de peur de le voir quitter les bancs de l’église pour se rattacher à des sectes ou à des mouvements religieux au message plus attractif. Beaucoup de prédicateurs chrétiens vivent le message du Jugement dernier comme un handicap. Cela serait tellement plus facile si on n’avait pas à parler de ce « sacré Jugement dernier »!

A ce propos, notons que les idées fonctionnent dans l’Eglise comme dans la société civile. L’image du balancier est, à ce sujet, très éclairante: une fois le balancier va trop loin dans un sens, une autre fois il va trop loin dans le sens opposé.

Pour nous rassurer un peu, il n’est pas inutile de rappeler que nos frères juifs et musulmans annoncent aussi le Jugement dernier et qu’ils ne vivent pas cela comme un handicap. Ainsi, le 4 mars 1999, à Erstein, en Alsace, lors d’un grand débat sur la mort, le docteur Thomas Milcent, une des autorités reconnues au niveau de l’islam en France, a déclaré:

Mais le Coran nous a prévenus de faire bien attention à nos actes, car c’est sur eux que nous serons jugés le jour du Jugement dernier. La manière dont nous gérons la vie terrestre que Dieu nous accorde temporairement a une influence directe sur notre vie future dans l’au-delà… Dieu décrète la résurrection dans une nouvelle création qui commence par le jour du Jugement dernier… Chaque être humain passera alors individuellement devant son créateur: les anges chargés de l’écriture de ses actes durant sa vie dérouleront leur rôle et chacun verra ce qu’il a fait. L’ange de gauche pour les choses mauvaises et l’ange de droite pour les bonnes œuvres. Il est dit que si la miséricorde divine se divisait en cent parts égales, il en réserverait une pour ce monde matériel et quatre-vingt-dix-neuf pour le jour du Jugement. Puis les hommes passeront sur le pont au-dessus de l’Enfer et qui conduit au Paradis. Ceux qui ont fait beaucoup de bien le passeront en un clin d’œil tandis que les pécheurs progresseront difficilement, certains trébuchant et tombant dans le feu de l’Enfer. Ceux qui arriveront au Paradis découvriront un monde merveilleux qui n’obéira pas aux mêmes lois que ce monde matériel.

Avant de vouloir réfléchir sur la nécessité ou la non-nécessité d’annoncer le Jugement dernier de Dieu, faisons un excursus et analysons les jugements humains, les grands procès et le sens des tribunaux des hommes. A partir des constatations faites sur les jugements des hommes et ayant en mémoire les textes bibliques parlant du Jugement dernier, nous pourrons, peut-être, un peu mieux comprendre ce que signifie pour nous cet événement eschatologique. Dans certains aspects, cela sera par analogie et dans certains autres, cela sera par opposition. Entre les deux formes de jugement, il y a à la fois des ressemblances et des oppositions.

B) Le procès de Maurice Papon

Pour ce faire, on pourrait partir du procès de Maurice Papon. D’abord, remarquons que, dans le jugement de l’ancien secrétaire général de la préfecture, il y a, comme dans tout procès, trois phases: l’instruction, le procès proprement dit et l’énoncé de la sentence.

Ce procès a soulevé quantité de questions qu’on peut, d’une certaine manière, adresser aussi au tribunal de Dieu. Fallait-il, cinquante ans après, juger un vieillard sur des faits commis dans sa jeunesse? Ne fallait-il pas, au nom d’une certaine humanité, exempter ce vieillard de cette corvée de rendre des comptes à la justice des hommes? Ne fallait-il pas une justice et un procès plus rapides? Quel est le sens d’une sanction? Qui est sanctionné: le jeune homme ou le vieillard?

On peut se poser des questions semblables à propos du Jugement dernier de Dieu. Est-ce bien raisonnable de vouloir juger toute l’humanité? Ne va-t-on pas passer un temps incalculable à juger? Ce jugement, survenant à la fin des temps, les hommes comprendront-ils les questions soulevées par une conduite humaine depuis longtemps passée?

Constatons que, malgré toutes les questions soulevées, le procès de Maurice Papon a eu lieu et que, malgré des imperfections normales, personne n’a vraiment regretté cet événement. Personne n’a crié à l’injustice. De nombreuses classes d’élèves sont venues pour comprendre quels étaient les enjeux d’un tel procès à forte valeur pédagogique. Affirmons même que ce jugement a été nécessaire pour tous.

C) Un jugement nécessaire

a) Ce jugement est intimement lié aux notions de liberté et de responsabilité de la personne. Du moment que nous affirmons que l’homme est libre, qu’il peut accomplir des actes autonomes, qu’il peut assumer son histoire et son hérédité dans des choix de vie personnels, nous affirmons implicitement que cet homme est un être responsable qui peut et doit pouvoir rendre compte de ses actes devant une tierce personne. Cette tierce personne pouvant être le roi, la loi républicaine, voire Dieu.

Le malade mental, la machine, les forces terrestres comme les tremblements de terre ou les avalanches même s’ils tuent de nombreuses personnes n’ont pas de compte à rendre à une quelconque justice, car ils ne sont pas responsables au yeux de la loi. Le malade mental est dominé par des forces incontrôlables; quant à la machine et aux forces telluriques, elles sont soumises aux lois implacables que la physique et la chimie ont dévoilées.

b) Le jugement ne peut refaire l’histoire. Il vient apporter une appréciation sur une histoire, mais il ne permet plus de renfiler autrement une succession de faits qui ont abouti à un crime, ou à une catastrophe, ou à une déportation.

c) Le jugement affirme implicitement qu’on ne peut pas remonter le temps, donc que chacun d’entre nous a un commencement et une fin. Le jugement ne peut pas redonner vie aux morts.

d) Un tel jugement suppose aussi que l’histoire a un sens, une finalité et que le jugement est ainsi une appréciation et une réflexion sur le sens.

e) Mais si le jugement ne permet pas de refaire l’histoire, il a, en revanche, une fonction réparatrice très importante. Cette fonction s’exprime à deux niveaux. Il y a, d’abord, l’appréciation du tribunal sur les dommages et les intérêts que le coupable doit verser à la victime ou à ses ayants droit. C’est la loi du talion que l’on trouve dans l’Ancien Testament. A ce propos, on a fait de cette loi du talion – œil pour œil, dent pour dent – une loi barbare, en affirmant que pour un œil crevé, il faut crever un œil au coupable. Cet interprétation, qui fleure bon l’antisémitisme, est inexacte. Cette loi du talion rappelle seulement au coupable qu’il doit indemniser à la hauteur du méfait commis, et à la victime qu’elle ne peut pas demander plus que le préjudice subi.

Ensuite, la fonction réparatrice du jugement s’exprime par le travail de la parole, qui est opéré lors du procès. C’est, enfin, l’occasion pour la victime, si elle vit encore, de pouvoir dire sa souffrance. Si la victime est morte, cette parole peut être dite par la famille. S’il n’y a plus personne de la famille pour dire cette souffrance, ce rôle revient à l’avocat général.

Pouvoir dire la souffrance a une fonction libératrice. C’est une des raisons pour lesquelles les psychiatres viennent écouter très tôt, dans les camps de réfugiés, les Kosovars qui ont vécu des atrocités. Pouvoir dire sa souffrance, se savoir écouté permet lentement de tourner la page et de pouvoir surmonter le traumatisme.

Enfin, l’accusé peut aussi dire comment il a vécu l’événement. Il peut donner son point de vue et peut-être même demander pardon. Entendre le point de vue de l’accusé est toujours très instructif. Ainsi, le procès d’Adolf Eichmann, un des organisateurs de la solution finale des Juifs, a permis de comprendre comment la barbarie pouvait prendre forme et corps dans un comportement de petit fonctionnaire zélé.

Ainsi, nous constatons que la parole est réparatrice, car l’homme est, d’abord, un être de paroles.

D) Analogie et opposition

Tous ces aspects du jugement, soulevés à partir du procès de Maurice Papon, peuvent par analogie nous éclairer sur le Jugement dernier de Dieu et sur la nécessité de vivre ce moment. Mais, bien entendu, il y a aussi des différences entre les deux démarches.

Tout d’abord, au Jugement dernier, tous les acteurs seront présents, les morts auront retrouvé la vie. Il n’y aura pas d’instructions à rallonge, ni d’acharnement comme on peut le voir dans certains procès humains. Le jugement sera dernier, car il n’y en aura plus d’autres, alors que, chez les humains, il y a souvent la possibilité de faire appel d’un jugement.

Enfin, le jugement de Dieu ne sera pas marqué par une certaine injustice; il sera juste, car Dieu est juste. Personne ne pourra échapper aux interpellations divines. Un jugement humain se veut conforme à la loi, mais il n’est pas toujours dit que la loi soit juste. Ces aspects du problème s’estompent totalement avec le jugement de Dieu, car celui-ci juge avec droiture et équité.

Toutes ces réflexions nous conduisent à dire l’absolue nécessité d’un Jugement dernier.

Si l’Eglise ne prêche qu’un Dieu d’amour qui, de toute façon, sauvera tous les humains et pardonnera toutes les fautes des humains, même les pires crimes contre l’humanité, on donne de Dieu l’image d’un papa gâteau, voire d’un papa gâteux. Il n’y aurait plus besoin de prêcher la conversion, puisque, in fine, tous les hommes seront sauvés.

Il faut dénoncer l’aspect déstructurant et dangereux d’une telle prédication. Un tel Dieu – papa gâteau, papa gâteux – pourrait-il encore dire le sens de l’histoire humaine? Un tel Dieu nous permettrait-il encore de distinguer clairement le bien du mal? Or, dès maintenant, les humains ont besoin de repères solides qui leur permettent de distinguer le bien du mal. Cela sera d’autant plus nécessaire, à la fin des temps, avant l’entrée dans le Royaume des cieux.

Mais l’Eglise ne doit pas seulement annoncer le jugement de Dieu, sinon elle risque de désespérer ses auditeurs. « Qui devant toi peut subsister, ô Eternel? » nous rappelle un texte biblique1. Il faut reconnaître que chacun d’entre nous est pécheur et que, devant la sainteté de Dieu, personne ne pourrait subsister. Et n’oublions pas – c’est un des apports des sciences humaines modernes – qu’en chacun de nous sommeille un petit monstre plus ou moins actif.

La prédication de l’Eglise doit donc être en tension entre jugement et grâce. Cette dernière s’est manifestée à nous en Jésus-Christ, comme nous le rappelle l’évangile selon saint Jean: « Dieu, en effet, a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle. »2 C’est en se référant à l’œuvre salvatrice du Christ que Martin Luther a pu affirmer avec confiance: là où le péché abonde, la grâce surabonde. La prédication chrétienne ne doit donc jamais négliger de parler en abondance de la grâce divine.

Mais la grâce ne peut s’appliquer qu’envers un homme qui reconnaît qu’il a commis des fautes, des péchés, des crimes. On peut se poser la question de savoir si la grâce peut s’appliquer à un humain qui ne reconnaîtrait pas ses actes comme marqués par le péché et qui déclarerait qu’il n’a pas besoin de la grâce pour vivre. Cette grâce peut-elle s’appliquer à des hommes comme Hitler et Staline, qui ne semblent pas avoir reconnu leur conduite comme monstrueuse? Cela est une question et doit rester une question ouverte.

Inévitablement, cela nous amène à aborder la question de la sanction. L’enfer éternel ne serait-il pas un châtiment terriblement sadique? Rôtir pendant des milliards d’années, sans fin, n’est-ce pas pire que le pire des supplices humains? Un Dieu d’amour peut-il infliger un tel châtiment à des hommes, même à des hommes totalement cruels? Dieu ne se mettrait-il pas au niveau des criminels? On ne peut pas éluder pareilles questions.

Mais on peut très bien imaginer, à partir de certains textes bibliques, que la damnation éternelle est un éloignement du Dieu d’amour, un rejet dans le néant. Un théologien définissait ainsi l’enfer: c’est se rendre compte trop tard qu’on est séparé de l’amour de Dieu. Une telle présentation de la sanction divine est, de nos jours, parfaitement recevable. Les sciences humaines ont montré que chaque humain porte au plus profond de lui l’angoisse de perdre l’amour de ses parents. Présenter la sanction sous cet angle peut réveiller chez l’auditeur une prise de conscience salutaire, un appel à la conversion.

Mais toutes ces questions doivent rester ouvertes; c’est Dieu seul qui les tranchera en dernier ressort.

E) Le Jugement dernier: une Bonne Nouvelle

Toutes les réflexions précédentes tendent à nous montrer la nécessité d’annoncer le jugement de Dieu par fidélité à l’Ecriture sainte, mais aussi à constater la cohérence d’un tel message. Parler du Jugement dernier fait partie du cœur de la Bonne Nouvelle. On peut ainsi résumer les différents éléments de cette annonce:

• Le Jugement dernier signifie avec force que nous sommes des êtres libres et responsables. Nos actes ont une portée sur la vie éternelle. On ne peut pas, comme c’est parfois le cas chez certains penseurs modernes, militer pour la liberté de l’homme et oublier que le corollaire de celle-ci est la responsabilité de l’homme. Nous devrons rendre des comptes par rapport à ce que nous avons fait de cette liberté. Mais quel bel appel à l’engagement, à accomplir des actes qui mettent nos vies sur des trajectoires d’éternité!

  • Cet événement eschatologique structure notre quotidien et affirme que l’homme peut distinguer et choisir entre le bien et le mal. D’après l’apôtre Paul, même ceux qui n’ont pas connu Jésus-Christ ont la capacité d’opérer ce choix.
  • Les plus grands criminels, qui quittent cette vie sans avoir eu à rendre des comptes à la justice humaine, peuvent être assurés qu’ils n’échapperont pas à la colère et au jugement de Dieu. Cela est rassurant pour les victimes et leurs familles.
  • En se référant aux textes de l’Apocalypse, on sait que le Jugement dernier contient l’annonce de la destruction définitive du mal. Ceci va à l’encontre de théories philosophiques qui affirment que le mal est intimement lié au bien et que l’un a besoin de l’autre pour exister. Le message optimiste de l’Apocalypse détonne par rapport à la pensée du psychanalyste S. Freud qui estime qu’in fine la mort triomphera. Ce pessimisme freudien n’est venu qu’à la fin de la vie du grand psychanalyste. Il s’explique par plusieurs raisons: Freud est atteint de cancer, il vit expatrié en Angleterre, il ressent douloureusement la montée du nazisme et il est encore traumatisé par les récits de ses patients qui ont vécu les combats de la Première Guerre mondiale.
  • Le Jugement dernier rappelle que l’histoire humaine a un sens, qu’elle n’est pas marquée par le non-sens, l’absurde. L’histoire humaine a un début et une fin, ce n’est jamais un éternel recommencement; l’humanité n’est pas appelée à tourner en rond, mais à se diriger vers un point oméga.
  • Ce Jugement dernier, parce qu’il sera marqué par les paroles de Dieu et nos réponses, a une fonction réparatrice.
  • Ce Jugement dernier ne s’oppose pas à la grâce et à l’amour de Dieu. Au contraire, il les met en relief, un peu à la manière d’un projecteur qui illumine une œuvre d’art.
  • Enfin, la tension que nous percevons entre jugement de Dieu et grâce trouve sa résolution en Jésus-Christ. Il a pris sur lui la sanction qui devait nous revenir. « Le châtiment qui nous donne la paix est tombé sur lui, et c’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris. »3 A nous de faire nôtre la prière du condamné à mort, crucifié à côté du Seigneur, qui disait: « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras comme roi. »4

1 1 S 6:20.

2 Jn 3:16.

3 Es 53:5.

4 Lc 23:42.

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