Devenez les imitateurs de Dieu1
Georges BESSE*
« J’ai une condition singeresse et imitatrice. »
Michel de Montaigne
« Si l’on devait constamment s’imiter les uns les autres,
à quoi bon une âme et un esprit pour chacun ? »
Germaine de Staël
I. Les chrétiens, des imitateurs?
Questionnement, et aussi étonnement. Lors même que j’aurais, comme Michel de Montaigne, une nature singeresse, c’est très difficilement que je concevrais ma vie chrétienne comme une imitation. Et d’ailleurs, imitation de qui et de quoi?
«Imitez Dieu», dit l’apôtre Paul. Mais l’imitation n’exige-t-elle pas un contact concret qu’il ne m’est pas facile d’avoir avec le Dieu «que nul œil n’a vu ni ne peut voir»?
Imiter Jésus? C’est vrai qu’il a dit: «Celui qui m’a vu a vu le Père.» Et je porte en moi, incontestablement, une certaine image de Jésus, à partir de la méditation des Ecritures. Il en résulte même, dans mon existence, un certain comportement, des pensées et une prière assez précises. Mais n’est-ce que cela l’imitation?
Alors imiter d’autres personnes, par exemple des chrétiens influents et avancés? Inconcevable! Le réformé que je suis se révolte contre cette seule pensée, et rejoint Mme de Staël: «Si l’on devait constamment s’imiter les uns les autres, à quoi bon une âme et un esprit pour chacun?» J’en suis persuadé: si je me contentais de suivre l’exemple de ceux qui m’ont précédé ou de ceux qui m’entourent, j’abdiquerais toute personnalité, je ne ferais pas un vrai disciple du Dieu vivant.
Cependant, il n’y a pas moyen d’éviter Ephésiens 5:1: «Devenez les imitateurs de Dieu.»2 Ou, comme le dit la TOB: «Imitez Dieu.» Et la traduction en français courant: «Efforcez-vous d’être comme lui.»
Paul emploie, ici, le mot grec mimétès, qui veut dire littéralement «imitateur». Chez les Grecs, cela peut être, en bonne part le poète ou l’acteur, en mauvaise part le comédien ou le charlatan. Dans le Nouveau Testament, on retrouve ce terme dans le même sens qu’en Ephésiens 5:1 en 1 Corinthiens 4:16 et 11:1, 1 Thessaloniciens 1:6 et 2:14, et en Hébreux 6:12.
Le verbe mimeomaï, qui désigne l’action d’imiter, soit au sens physique (voix, gestes, cris…), soit au sens moral (actions, qualités…) apparaît en 2 Thessaloniciens 3:7 et 9 (imiter l’apôtre), Hébreux 13:7 (imiter les conducteurs spirituels) et 3 Jean 11 (imiter le bien).
A première vue, la notion d’imitation semble propre au Nouveau Testament. Elle n’est toutefois pas absente de l’Ancien Testament. La réalité fondamentale pour Israël, c’est que le Seigneur s’est fait connaître. Il a sanctifié son nom en arrachant les siens à la tyrannie égyptienne et en leur faisant traverser la mer. Dès lors, le peuple qu’il s’est acquis lui doit une obéissance entière. «Soyez saints, car je suis saint.» Il ne s’agit pas encore d’imiter Dieu au sens où on le verra dans le Nouveau Testament, mais d’accepter pour unique règle de conduite la loi du Dieu libérateur. Dès lors, le péché le plus grave, c’est d’imiter les nations païennes, celles qui adorent les divinités qu’elles se sont faites elles-mêmes. «Tu ne te prosterneras point devant leurs dieux et tu ne les serviras point… Tu n’imiteras point leur conduite.» (Ex 23:24)
Du commandement: «Soyez saints, car je suis saint», on rapproche évidemment la parole évangélique: «Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait». Dans ce passage du Sermon sur la montagne, Jésus oppose l’obéissance formelle des pharisiens à celle que lui-même, comme Révélateur du Père et de son amour, réclame des siens: «Vous avez entendu qu’il a été dit… Mais moi je vous dis… Si vous ne faites accueil qu’à vos frères, que faites-vous d’extraordinaire?» Si stricte que paraisse la religion des scribes et des pharisiens, elle n’est encore, selon Jésus, que très humaine. Ce qu’il attend, lui, c’est l’extraordinaire. «Si vous aimez seulement ceux qui vous aiment, quel mérite en avez-vous?… Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.»
Ici, Jésus parle en tant que Fils dont l’obéissance est d’accomplir toute la volonté du Père. Il ne dit pas explicitement: «Imitez-moi.» Mais, de même que sa joie est d’obéir à toute la volonté du Père, de même il appelle ses disciples à obéir jusqu’au bout, par amour, à ce Dieu qui veut bien être leur Père en Jésus-Christ.
Aussi peut-on dire que Paul, en Ephésiens 5:1, s’inscrit sur la ligne du Sermon sur la montagne. «Devenez les imitateurs de Dieu», écrit-il, mais il précise, et c’est capital: «… comme des enfants bien-aimés»; puis: «progressez dans l’amour, à l’exemple du Christ». D’après ce passage, imiter Dieu, c’est imiter Jésus. Et imiter Jésus, c’est progresser dans l’amour. Nous imitons Dieu dans la mesure où notre être tout entier s’imprègne profondément et régulièrement de l’amour de celui en qui nous reconnaissons le Révélateur du Père, la parfaite image du Dieu invisible.
Nous y reviendrons. Mais il serait important, avant d’aller plus loin, de rapprocher d’Ephésiens 5:1 deux passages du Nouveau Testament où l’on retrouve nettement, sinon le mot, du moins l’idée d’imitation.
En Jean 13, quand Jésus, après avoir lavé les pieds de ses disciples, remet son vêtement de dessus et reprend place, il explique: «Vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres. Car je vous ai donné un exemple, afin que vous fassiez comme je vous ai fait.» Pour exprimer la notion d’exemple, l’Evangile emploie, ici, le mot grec hypodeigma, qui veut dire: signe, marque, indice, modèle.
Puis, en Philippiens 2, où il presse ses fils et filles spirituels de vivre en communion, en unité d’esprit les uns avec les autres, Paul écrit: «Comportez-vous entre vous comme on le fait en Jésus-Christ.» (Ph 2:5, traduction en français courant.) Et Paul de décrire, disons même de chanter, sur la base de l’hymne bien connu, l’obéissance typique de Jésus: «Lui qui, étant en forme de Dieu, n’a pas voulu se prévaloir de son égalité avec Dieu, mais s’est anéanti lui-même, prenant la forme d’un serviteur…»
Ainsi, quoique le thème de l’imitation de Dieu en Jésus ne soit que bien rarement pris en compte dans les Eglises réformées aujourd’hui, probablement par peur de retomber dans le traditionnel moralisme protestant, force est cependant de constater qu’il est bien biblique et heureusement évangélique. Et puisqu’il l’est, il vaut donc la peine de poursuivre la recherche, en espérant qu’on contribue, par là, à rendre la vie chrétienne un peu moins tâtonnante et le témoignage plus clair et plus fort.
II. Comme des enfants bien-aimés
La seconde partie d’Ephésiens 5:1, qui nous révèle la raison, la possibilité et l’esprit de l’imitation, nous a renvoyés, jusqu’à présent, au Sermon sur la montagne, où s’affirme la relation filiale de Jésus avec le Père céleste.
En parallèle, nous pouvons citer aussi la parole de Jean 5:19: «En vérité, en vérité, je vous le déclare, le Fils ne peut rien faire de lui-même; il ne fait que ce qu’il voit faire au Père; car tout ce que le Père fait, le Fils le fait aussi pareillement.»
Dès lors, la piste est clairement tracée: les croyants deviennent imitateurs de Dieu, dans la mesure où ils reçoivent, par la foi en Jésus, l’assurance d’être enfants de Dieu. Il n’y a pas d’imitation en dehors de Jésus. Imiter Dieu consiste, du commencement à la fin, à accueillir Jésus dans son humanité et sa divinité, dans ses souffrances, sa mort et sa résurrection.
Ainsi Dietrich Bonhoeffer a écrit: «Il nous faut essayer de nous introduire toujours plus intimement et très calmement dans la vie, les paroles et les actes, les souffrances et la mort de Jésus, pour reconnaître ce que Dieu promet et ce qu’il réalise.»
L’imitation de Dieu, selon Ephésiens 5:1 et d’autres passages, consiste donc dans la foi et l’obéissance qui nous font prendre pleinement en compte le don de Dieu en Jésus, et particulièrement le fait qu’il veut bien, en vertu de sa grâce, nous considérer comme ses enfants d’adoption.
Il ne s’agit donc pas de prouesses spirituelles à accomplir. Et nous pouvons adhérer pleinement à la formule de Martin Luther: Non imitatio fecit filios, sed filiatio fecit imitatores (ce n’est pas l’imitation qui a fait les fils, mais la filiation qui a fait les imitateurs).
D’un point de vue évangélique, il y aurait donc beaucoup à critiquer dans la mystique de l’imitation apparue très tôt chez les chrétiens, peut-être sous l’influence du néoplatonisme. Il s’agissait, selon cette mystique, de se rapprocher le plus possible de Jésus par l’imitation de ses souffrances. Le livre bien connu de Thomas a Kempis, L’imitation de Jésus-Christ, qui a nourri la piété de nombreux religieux et laïcs dès la fin du Moyen Age, est assez caractéristique de cette tendance.
La critique de cette forme de mystique a été faite, en son temps, par Théo Preiss, professeur à la Faculté de théologie de Montpellier, dans son étude sur «La mystique de l’imitation du Christ et de l’unité chez Ignace d’Antioche»3. Selon cette étude, l’imitation du Christ sera, non pas comme chez Ignace et dans la mystique catholique ultérieure en général, une activité du croyant qui aurait pour but la conformité avec le Christ, mais simplement une conséquence normale et nécessaire de la conformité avec le Christ réalisée sur la croix et marquée par le baptême.
Ce qui veut dire qu’en se faisant obéissant, serviteur jusqu’à la mort de la croix, Jésus nous prend dans son obéissance, nous associe à son imitation de Dieu. Avant d’être la nôtre, notre obéissance est son œuvre. Et dans le «tout est accompli» de la croix, notre imitation de Dieu est déjà mystérieusement acquise et gracieusement donnée.
Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne soit pas, de notre part, une démarche exigeante et volontairement significative. Sauvés par la grâce, les croyants se vouent désormais, activement, mais aussi patiemment et humblement, à l’imitation de Dieu dans le monde. Leur obéissance n’est ni quiétisme ni activisme. C’est parce que tout est accompli en Jésus qu’ils marchent désormais sur ses traces, entièrement dans le sens du service, puisqu’il leur a dit: «Je vous ai donné un exemple, afin que vous fassiez comme je vous ai fait.»
Et la vie de service des croyants, découlant de la croix de Jésus, comporte inévitablement une part de souffrance. «C’est à cela que vous avez été appelés.» (1 P 2:21) Quoi d’étonnant, puisque le Seigneur nous est en exemple! «Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un exemple.» (1 P 2:21) Mais la souffrance dont il est question n’a rien à voir avec une sorte d’athlétisme spirituel voulu, recherché, en vue de l’imitation. Il s’agit encore et toujours de mettre en œuvre dans toutes les situations, y compris dans la persécution, la grâce que le Fils bien-aimé nous a acquise en se faisant serviteur jusqu’à la croix.
III. Soyez mes imitateurs
Jusqu’à présent, nous nous sommes centrés avant tout sur l’imitation de Dieu en Jésus. Car l’Evangile mis en œuvre dans la vie des croyants consiste toujours à «courir les regards fixés sur Jésus» (He 12:2). Mais il faut noter que le même passage des Hébreux nous rappelle aussi «la grande nuée des témoins». Dieu nous commande donc, par Jésus, de devenir ses imitateurs, mais il nous montre aussi, dans le même mouvement, des exemples humains à suivre.
On pourrait citer, ici, Philippiens 3:17: « Soyez mes imitateurs, frères, et prenez exemple sur ceux qui se conduisent suivant le modèle que vous avez en nous.»
Au siècle où, en horreur du culte des saints, on abattait les images dans les églises, Jean Calvin ne se montrait pas choqué par ce que l’apôtre recommandait aux Philippiens. Voici, en effet, ce qu’il écrivait à propos de Philippiens 3:17:
Vu donc (que les Philippiens) n’entendaient pas quelle était la vraie perfection pour y parvenir, il veut qu’ils soient ses imitateurs, c’est-à-dire qu’ils cherchent Dieu d’une pure conscience, qu’ils ne s’attribuent rien et qu’ils soumettent paisiblement leur sens au Christ. Car toutes ces vertus sont contenues dans l’imitation de Paul, à savoir un zèle pur, la crainte de Dieu, la modestie, le renoncement à soi-même, la docilité, l’amour et l’affection de la concorde.4
Ces «vertus contenues dans l’imitation de Paul» ne seraient que vices splendides si l’apôtre n’était pas lui-même imitateur de Christ. C’est bien parce qu’il a renoncé à tout ce qui était pour lui un gain, parce qu’il l’a considéré comme une perte en comparaison du bien suprême qu’est Jésus, c’est bien parce que, dès le chemin de Damas, sa vie a été une démonstration de la vérité du Christ, qu’il a l’autorité et l’humilité de se proposer en exemple: «Soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même de Christ.»
Evidemment, c’est Jésus qu’il faut imiter en lui. Puisque Dieu l’a trouvé en Jésus, puisque la cause de Jésus est devenue désormais sa cause, il ne prétend à rien d’autre qu’à faire des Corinthiens, ou des Philippiens, de bons suiveurs de Jésus. Jamais, il n’oublie qu’il a été autrefois «un blasphémateur, un persécuteur, un violent». Aussi a-t-il fortement conscience d’être comme l’illustration de la grâce salvatrice de Dieu envers les pécheurs, puisque le Christ l’a choisi afin de le faire «servir d’exemple à ceux qui croiraient en lui pour avoir la vie éternelle» (1 Tm 1:16).
Ce que c’est que d’imiter Jésus dans le concret d’une vie d’Eglise, on le voit, par exemple, dans la question des viandes sacrifiées aux idoles (1 Co 10:23 à 33). Les chrétiens peuvent-ils manger librement de ces viandes, sans que le moindre scrupule de conscience les arrête, du moment qu’il n’y a pour eux qu’un seul Seigneur? Ou faut-il donner raison aux frères qui refusent de toucher à ces viandes, par crainte des faux dieux à qui elles sont sacrifiées? L’opinion de Paul est évidemment que les croyants peuvent manger de tout pourvu qu’ils rendent grâces au Seigneur. Et cependant, il recommande avant tout le respect des plus faibles, de ceux dont la conscience risque d’être gravement troublée par la liberté dont usent les forts. Que jamais on ne soit en scandale au moindre des frères pour qui Christ est mort! Par respect pour lui, qu’on sache s’abstenir même de ce que le Seigneur autorise. «Soyez mes imitateurs», écrit-il alors, «comme je le suis moi-même de Christ». Ce qu’il vise, en se proposant en exemple, c’est le bien de l’Eglise, c’est le maintien de la communion fraternelle.
Mais c’est aussi, très profondément, en tant que père spirituel que Paul a la liberté et se fait le devoir d’appeler certaines Eglises à l’imiter. Les communautés de Philippes, de Corinthe et ailleurs, il les a enfantées, par la puissance de l’Esprit, en leur annonçant Christ crucifié et ressuscité. Il a veillé sur leur croissance, il les a servies au travers de beaucoup de souffrances. Il s’est donné à elles. Quoi d’étonnant qu’il doive leur dire: «Imitez-moi», tant elles sont encore jeunes et ignorantes. En suivant, là où il y a des options parfois difficiles à prendre, l’exemple de l’apôtre, ces communautés achèveront de naître et s’affermiront dans la vie des enfants de Dieu.
Et Paul n’est pas le seul apôtre dont il faille parler. Car d’autres passages du Nouveau Testament nous placent devant des exemples à suivre. Ainsi, dans un seul chapitre de Jacques (Jc 5) sont mentionnés deux personnages de l’Ancien Testament: Job, pour sa patience, sa constance dans l’épreuve, et Elie, un homme comme nous, comme modèle de prière fervente.
Dès lors, on doit reconnaître que l’imitation de certains modèles a essentiellement pour but de nous faire progresser communautairement dans la vie en Christ. Mais entendons-nous! Imiter, c’est «reproduire librement», nous dit Littré, «sans s’astreindre à l’exactitude et en s’écartant du modèle là où cela convient». Bien dit. Imiter n’est pas copier. Et il y a plus ici qu’une distinction de vocabulaire, car la question est posée de savoir comment agit le Saint-Esprit pour le progrès de l’Eglise. Le Saint-Esprit, qui nous agrège au corps de Jésus-Christ, qui nous fait membres les uns des autres, nous incite à suivre, dans la liberté de la foi, l’exemple de ceux qui, pour nous, peuvent être de bons exemples des souffrances, de la mort et de la résurrection de Jésus. Que nous imitions des chrétiens d’autrefois ou d’aujourd’hui, c’est à Jésus que l’Esprit entend bien nous conduire et nous soumettre. Et chaque croyant devient mieux lui-même dans l’obéissance à Jésus. Aucun croyant n’est jamais la copie conforme d’un autre.
Pourtant, en suivant l’exemple de «ceux qui, par la foi, sont devenus héritiers des promesses», nous croissons dans l’amour, avec les autres membres du corps. Nous servons à l’édification, à la communion, à l’affermissement de l’Eglise. Et même, il peut nous être donné, sans que jamais nous jouions à l’apôtre, de servir à la croissance d’autres croyants, de jouer ainsi pour eux le rôle d’exemple.
C’est tout simplement une conséquence de l’incarnation. La Parole qui s’est faite chair en Jésus nous rejoint, bien souvent, au travers des autres, qui nous servent ainsi d’exemples (ou de repoussoirs… parfois!).
Et, non seulement l’Eglise de Jésus-Christ se construit en particulier par l’imitation, dans la liberté que donne l’Esprit, mais on doit constater que l’appel à imiter fait partie, dès l’origine, et fait toujours partie de la prédication missionnaire de l’Eglise. Ayant eu, jusqu’à cette année, la responsabilité de plusieurs groupes de catéchisme, j’ai vu qu’un des principaux obstacles à la catéchèse consiste dans le fait que nous n’avons que trop peu d’exemples de vie chrétienne à proposer dans l’entourage immédiat de nos catéchumènes. Dès lors, l’Evangile qu’on espère leur faire découvrir reste, pour eux, une religion parmi d’autres ou une doctrine éventuellement respectable.
IV. Les modèles du troupeau
Il n’en était pas ainsi quand naissait l’Eglise. On pouvait dire alors des chrétiens, ces gens pourtant tout simples: «On voit qu’ils ont été avec Jésus.» Dans la société occidentale d’aujourd’hui, il est bien plus difficile, par contre, d’identifier et de définir les chrétiens.
Cela s’explique par plusieurs raisons. Une de ces raisons réside dans l’affadissement du ministère pastoral, qui ne représente plus un exemple pour la communauté.
Aux origines de l’Eglise, quand il s’agissait encore de positionner l’Evangile dans le concert des religions de l’époque, la responsabilité des anciens, des pasteurs, était clairement définie: «Faites paître le troupeau de Dieu qui vous est confié… en vous rendant modèles du troupeau.» (1 P 5:2 à 5)
Les épîtres pastorales, reflet de l’époque où il s’agissait déjà de structurer l’Eglise, allaient dans le même sens. L’apôtre écrivait, par exemple, à ce responsable d’Eglise débutant qu’était Timothée: «Que personne ne méprise ta jeunesse, mais sois le modèle des fidèles dans tes paroles, ta conduite, ton amour, ta foi, ta pureté. Sois à cela tout entier, afin que tout le monde voie tes progrès…» (1 Tm 4:11 à 16) Et à Tite, autre responsable d’Eglise: «Offre à tous, en ta personne, le modèle des bonnes œuvres.» (Tt 2:7)
Dix-huit siècles plus tard, Alexandre Vinet, qu’on ne pouvait accuser de cléricalisme, écrivait dans sa théologie pastorale: «Le premier ministère du pasteur est celui du bon exemple.» Et encore: «Ce n’est pas un vrai imitateur du premier des ministres, celui que le zèle de la maison de Dieu ne dévore pas.»5
Mais aujourd’hui, dans certaines Eglises réformées, on ne veut plus rien avoir à faire avec le personnage pastoral, en tant que le pasteur continuerait d’être considéré comme le chef spirituel, l’animateur principal et donc comme l’image de marque de la communauté. Le pasteur ne doit plus être un conducteur, dit-on, mais un accompagnant.
Et parce qu’on veut le pasteur authentiquement humain (ce qui est légitime, pour autant qu’on s’entende sur le sens de l’authenticité et de l’humanité!), on met l’accent avec une certaine complaisance sur les faiblesses de l’homme, plus que sur la vocation, comme si l’on avait peur de porter le poids de celle-ci.
Mais en quoi consiste l’authenticité du chrétien, du pasteur en particulier? L’apôtre Paul, dont l’exemple est instructif, ne craignait certes pas de parler de ses faiblesses. Il osait même dire: «Je me glorifierai de mes faiblesses», mais c’était afin d’ajouter: «afin que la force du Christ habite en moi». Pour lui, il n’y avait pas d’authenticité sans le Christ. Et le Christ n’intervenait pas dans sa vie pour excuser ses faiblesses, mais pour les emporter avec lui dans la mort et la victoire.
Or, il est indispensable qu’aujourd’hui, où le message chrétien doit de nouveau se positionner dans un monde traversé de courants de pensée, de mouvements religieux divers, il soit transmis et vécu par des hommes et des femmes pleinement engagés, qui ne soient pas que des professionnels du religieux ou des employés de l’institution-Eglise.
Ce qui se joue, c’est l’avenir de l’Evangile dans notre société. Les Eglises en ont généralement conscience. Mais comment réagissent-elles à ce défi? Quels sont les accents de leur stratégie? Certaines consacrent beaucoup de temps et de moyens à se restructurer. Mais le risque saute aux yeux que l’institution cache l’Evangile plus qu’elle ne le servira.
Or, l’Evangile, même s’il génère et nourrit l’Eglise partout où il est annoncé, est d’abord la Parole vivante et efficace qui ne cesse pas d’appeler hommes et femmes au service de Jésus. Les bergers de l’Eglise seront donc les porteurs de cette Parole ou ne seront pas. Et s’ils doivent se souvenir, à la suite de l’apôtre, que c’est toujours par la grâce de Dieu qu’ils sont ce qu’ils sont, ils n’en sont pas moins appelés à fonctionner, plus que d’autres, comme exemples de foi, d’espérance et d’amour.
Il est donc à désirer que, dans l’avenir, les pasteurs soient les premiers à entendre l’appel de l’apôtre en Ephésiens 5:1.
Quant à l’Eglise, qui croit se rendre plus efficace, aujourd’hui, en imposant un cadre rigide au ministère pastoral, elle aurait intérêt à laisser à ses bergers un espace de liberté vraiment responsable et exemplaire, plutôt que de calquer sa restructuration sur les modèles de l’industrie et du commerce.
L’Eglise, en effet, aura retrouvé beaucoup de son dynamisme missionnaire et de son sens communautaire quand on pourra dire de nouveau, parmi les chrétiens:
Souvenez-vous de vos conducteurs, qui vous ont annoncé la parole de Dieu; considérez quelle a été la fin de leur vie et imitez leur foi. (He 13:7)
* G. Besse est pasteur en retraite de l’Eglise évangélique réformée du canton de Vaud (Suisse).
1 Cet article est le produit d’un questionnement autour d’Ephésiens 5:1, en vue de la retraite d’ouverture des cours de la Faculté de théologie réformée d’Aix-en-Provence, les 6 et 7 octobre 2000. Il résume, brièvement et librement, le contenu de trois études présentées aux étudiants et professeurs.
2 Traductions Segond et Synodale.
3 T. Preiss, La vie en Christ.
4 J. Calvin, Commentaires de l’épître aux Philippiens (Aix-en-Provence, Marne-la-Vallée: Kerygma, Farel, 1978).
5 A. Vinet, Théologie pastorale (Lausanne: Payot, 1854/1942), 163 et 52.