Fraternité ou communion ?

Fraternité ou communion ?

Roger BARILIER*

Un tribun populaire concluait un jour un de ses discours enflammés sur la fraternité universelle et la paix entre tous les hommes par cette déclaration enthousiaste:  » J’embrasse l’humanité.  » Et il joignait le geste à la parole. Sur quoi l’un de ses camarades, dans l’auditoire, sachant probablement que la vie conjugale de l’orateur n’était pas au beau fixe, lui lança cette apostrophe:  » As-tu embrassé ta femme ce matin ? « 

On touchait ainsi du doigt non seulement la distance qui sépare souvent la parole et les actes, mais plus précisément le caractère creux, théorique, de bien des propos sur l’ouverture au monde, l’abolition des frontières, l’internationalisme planétaire et autres poncifs de la langue de bois.  » Tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire.  » L’amour de l’humanité tout entière, la fraternité entre tous les peuples n’est en somme qu’un mot, un flatus vocis, une abstraction sans réalité. Je n’ai jamais affaire à l’humanité dans son ensemble, elle n’est rien pour moi. Je ne connais que les membres individuels de cette humanité, des individus non plus abstraits, mais bien réels, que je côtoie dans ma famille, dans ma profession, dans tel groupement de citoyens dont je fais partie. Et ces gens-là – ce voisin qui m’importune avec sa radio tonitruante, ce collègue qui me jalouse et me fait des coups tordus, ce patron qui, pour restructurer son entreprise, me congédie et me condamne au chômage -, je n’ai guère envie de les embrasser. J’aimerais plutôt ne plus les saluer, ne plus leur adresser la parole, parfois les traîner en justice, ou même, le dernier nommé du moins, lui mettre mon poing dans la figure.

C’est dire que la fraternité universelle n’est pas facile à réaliser. Il y a, dans le coeur des hommes, un obstacle qui s’y oppose. Les hommes se haïssent, se mordent et se déchirent les uns les autres, disent du mal les uns des autres, se font du mal les uns aux autres, et rendent le mal pour le mal. Il n’y a qu’à ouvrir les journaux ou à regarder la télévision pour avoir le spectacle d’un monde pourri, haineux, répandant la misère, la guerre et la mort autour de lui, et des humains peu disposés à se jeter au cou les uns des autres pour de généreuses et générales embrassades.

Il est vrai qu’en un sens les hommes sont tous frères. Ils sont tous les enfants d’un même Père, d’un même Créateur, encore qu’ils ne sachent pas toujours le reconnaître. (D’ailleurs, même quand ils le reconnaissent, cela ne les empêche pas de se comporter comme de mauvais frères.) Ils sont tous, quelle que soit leur nationalité ou leur race, descendants d’Adam et Eve, ils appartiennent tous à la même espèce d’êtres vivants: à cette espèce supérieure à toutes les autres parce que créée « à l’image et ressemblance de Dieu » (Gn 1:26), et donc douée d’une intelligence, d’une volonté, d’une âme, et par là capable d’entrer en relation avec Dieu, mais étant aussi responsable devant lui. « Dieu a fait naître d’un seul homme tous les peuples répartis sur la surface de la terre… C’est de sa race que nous sommes. » (Ac 17:26 et 28)

Mais voilà – j’y reviens – en dépit de cette parenté fondamentale qu’ils ont avec le Créateur, et aussi les uns avec les autres, le comportement des humains n’est pas celui de vrais frères et soeurs, ils ne sont pas portés à s’aimer les uns les autres, sans discrimination aucune. Et même lorsqu’ils parviennent à s’aimer mutuellement, cet amour n’est pas sans ombre, sans nuages, sans déchirures, sans risque de se changer en haine. Il y a quelque part comme un noeud, comme un corps étranger qui vient gripper les rouages de leur fraternité et la rendre impossible. Il faut donc trouver le moyen de défaire ce noeud, de dégripper ce mécanisme. Il ne suffit pas de l’huiler. Ni de faire comme s’il fonctionnait, en pensant qu’un peu de bonne volonté et de générosité suffirait à le remettre en marche. Foin des beaux discours et des folles embrassades! La difficulté surmonte les forces humaines, l’obstacle est rédhibitoire.

* * *

Alors, que faire? Rien, à proprement parler. Rien d’autre que d’accueillir ce qu’un Autre a fait pour nous. Je prêche à des gens bien informés, et n’ai pas besoin d’insister lourdement. Celui qui seul est en mesure de lever l’obstacle rendant impossible la fraternité humaine, c’est notre Seigneur Jésus-Christ. En vivant lui-même avec nous une fraternité réelle, en clouant sur la Croix notre impossibilité de nous aimer les uns les autres, il nous a rendus capables, sinon de vivre pleinement cette authentique fraternité, du moins d’en prendre le chemin.

En vérité, nous avions tort de parler de fraternité à propos du genre humain tout entier. Tout au plus pouvions-nous parler de frères ennemis et de leurs luttes fratricides. Mais relisez le Nouveau Testament: il réserve le terme de « frères » à ceux que Jésus-Christ a adoptés comme tels, à ceux qui lui ont donné leur confiance, à ceux qui, par un retournement intérieur à cent quatre-vingts degrés, ont troqué l’esprit du monde contre le Saint-Esprit. Ils ne sont plus seulement les créatures de Dieu, mais ses enfants bien-aimés. Tout en étant « dans le monde », ils ne sont plus « du monde ». « Qui sont mes frères? » demandait um jour Jésus. Et il répondait lui-même, étendant la main sur ses disciples: « Les voici! Car quiconque fait la volonté de mon Père est mon frère ou ma soeur. » (Mt 12:48-50)

Le pasteur Pierre Marcel, dans l’un des nombreux et solides articles qu’il a écrits dans cette revue-ci qu’il avait fondée, a soigneusement distingué ces deux notions que l’on confond généralement sans sourciller: celle de frère, précisément, et celle de prochain[1]. Le prochain est cet être dont nous parlions en commençant, semblable à moi par son origine divine et d’ailleurs aussi par son péché, et que je dois sans doute aimer et respecter en raison de cette origine commune: le mépriser et le haïr seraient mépriser et haïr Dieu lui-même, qui l’a créé comme moi. Mais le frère est celui que nous venons de dire, qui partage la même foi que moi-même, qui a passé par la même conversion, qui a part au même salut, et qui est membre de la même famille spirituelle. C’est dans l’Eglise de Jésus-Christ qu’on est frères et soeurs les uns des autres. Le prochain est à l’image de Dieu créateur; le frère, à celle de Dieu sauveur.

« Chers frères et soeurs », déclare le pasteur au début de son sermon. La formule est usée, et a perdu de son pouvoir, mais elle n’en est pas moins une vérité profonde. Ces frères et ces soeurs, je dois les aimer plus encore que mon prochain, d’un amour surnaturel, d’un amour « qui surpasse toute connaissance » (Ep 3:20), d’un amour nouveau par rapport à ce que notre humanité peut produire en fait de fraternité. « Je vous donne un commandement nouveau, dit Jésus: Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés. C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres que tous connaîtront que vous êtes mes disciples. » (Jn 13:34-35) « C’est un commandement nouveau que je vous écris, vraiment nouveau, et en Christ et en vous, parce que les ténèbres se dissipent et que la vraie lumière luit déjà. » (1 Jn 2:8) Ainsi, « faisons du bien à tous, mais surtout à nos frères en la foi » (Ga 6:10).

Certes, ce n’est pas à dire que cet amour fraternel, avec tout ce qu’il implique de dévouement, d’abnégation, de sacrifices, d’oubli des offenses, d’attention portée aux malheureux, soit pratiqué dans sa perfection toujours et par tous les chrétiens. Jésus et les Apôtres nous parlent de fidèles qui se mettent en colère contre leurs frères (Mt 5:22), qui sont en procès avec eux (1 Co 6:6), qui blessent la conscience des faibles (1 Co 8:12), qui ont la foi sans les oeuvres et laissent leurs frères dans le dénuement (Jc 2:14-15), qui négligent de secourir ceux qui ont besoin de l’être (Mt 25:40 et 45)[2], ou qui ne savent pas régler leur conduite (2 Th 3:6) et vivent dans une immoralité pire que celle des païens (1 Co 5:1). Sans doute, mais ce sont alors de faux frères (2 Co11:26), qui ont renié leur foi et trahi leur Maître: des Judas en quelque sorte (1 Tm 5:8). Leur faute est d’autant plus grave qu’on pouvait attendre d’eux davantage, et qu’ils étaient appelés à faire ce que le monde immergé dans le péché ne peut pas faire. Ceux-là recevront leur lot avec les infidèles: « A quiconque il aura été beaucoup donné, il sera beaucoup redemandé; et l’on exigera davantage de celui à qui l’on aura beaucoup confié. » (Lc 12:46,48)

L’avantage que nous avons, comme croyants, de pouvoir vivre une fraternité réelle et non idéologique comme celle de l’orateur cité en tête de ces lignes, serrant dans ses bras l’humanité tout entière, cet avantage se paie aussi d’une responsabilité d’autant plus grande et, en cas de trahison, d’un châtiment d’autant plus rigoureux (Mt 23:14). Soyons donc sur nos gardes!

Reste que cette vraie fraternité, cette communion, est en germe, mais en un germe qui donne déjà du fruit dans ce monde et qui promet un épanouissement merveilleux dans le Royaume, chez tous les membres du Corps du Christ. Et ce germe nous est signifié et communiqué par le sacrement de la sainte Cène.

« Puisque Notre Seigneur n’a qu’un corps, duquel il nous fait participants, il faut nécessairement que par cette participation nous soyons faits aussi tous ensemble un seul corps; laquelle unité nous est représentée par le pain qui nous est offert pour sacrement. Car comme il est fait de plusieurs grains de blé, qui sont tellement mêlés et confus [confondus] ensemble, qu’on ne pourrait discerner ni séparer l’un de l’autre, en cette manière nous devons aussi être par accord de volonté tellement conjoints et assemblés entre nous, qu’il n’y ait aucune noise [querelle] ni division […] Le pain de bénédiction que nous rompons, est la participation du corps de Christ. Donc nous sommes un même corps, nous tous qui participons d’un même pain. » [3]


* Ce texte est le troisième et dernier d’une série de R. Barilier, ancien pasteur de la cathédrale de Lausanne, sur le thème « Liberté, égalité, fraternité ». Voir les deux premiers textes respectivement dans les numéros 97:2 et 3 de La Revue réformée.
[1] La Revue réformée, 39 (1988:3), 71ss.
[2] Remarquons que, contrairement à l’usage humanitariste qui est fait aujourd’hui de ce texte, c’est bien à ses frères malheureux, et non à tout homme souffrant en général, que Jésus s’identifie.
[3] J. Calvin, Institution IV, XVII, 38.

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