Pensée réformée et scolastique
1. Dans un article récent[1], soulevant une question capitale, Jean-Marc Berthoud attire notre attention sur le rapport entre l’authentique pensée réformée (disons: la pensée réformée confessante) et la tradition scolastique.
En préambule, nous lisons notamment:
Dans leur saine réaction à la fois contre les erreurs accumulées au cours du Moyen Age et les déviations théologiques et philosophiques de la scolastique, les Docteurs réformés n’ont pas toujours pu (ou su) faire la différence entre ce qui, dans cette tradition, était à rejeter avec la plus grande rigueur, et ce qu’il fallait à tout prix préserver comme une lumière accordée par Dieu à l’Eglise de tous les temps au travers des Docteurs médiévaux. En rejetant justement l’influence de la pensée grecque sur la théologie chrétienne, ils ont également exclu certains éléments positifs issus du long débat médiéval entre la théologie scolastique et la pensée antique.
Il faudrait nuancer, me semble-t-il, ces affirmations, par exemple, en mettant « certains Docteurs réformés modernes » à la place de « les Docteurs réformés », et « l’influence religieuse de la pensée grecque » au lieu de « l’influence de la pensée grecque ».
Dans son Introduction à la dogmatique réformée[2], Auguste Lecerf (1872-1943), en la première moitié du XXe siècle, démontrait magistralement – beaucoup l’avaient alors oublié comme beaucoup l’oublient encore – que Jean Calvin, Jérôme Zanchi et Zacharie Ursinus, entre autres, avaient précisément fait la différence, que réclame Jean-Marc Berthoud, entre ce qui est à rejeter et ce qu’il faut préserver dans la tradition chrétienne médiévale.
De même, dans ses récents volumes sur La dogmatique réformée d’après la Réformation[3], l’historien et théologien américain Richard A. Muller démontre que tous les grands Docteurs réformés,
* aussi bien des Réformateurs tels Henri Bullinger, Wolfgang Musculus, Pierre Martyr Vermigli, Pierre Viret, Théodore de Bèze;
* que leurs successeurs immédiats, tels Lambert Daneau, Antoine de la Roche Chandieu, William Perkins, Matthieu Virel, Franciscus Gomar, Amandus Polanus, Pierre Du Moulin;
* ou encore, au XVIIe siècle, les Gisbert Voiëtius, Samuel Desmarets, John Owen, François Turretin, Hermann Witsius,
ont « fait explicitement usage d’éléments de la théologie patristique et médiévale » fidèles à la sainte Ecriture et se sont inscrits dans une « vivante tradition » multi séculaire. Et Muller de souligner que « la Réformation ne s’en est prise qu’à un spectrum (= qu’à une gamme, qu’à une série) limité de déviations doctrinales et pratiques, avec l’intention de ré-affirmer les valeurs de l’Eglise catholique historique »[4]. Muller ajoute encore que tous ces Docteurs réformés ont ainsi « fourni un modèle pour le développement d’une théologie protestante authentique tout en étant universelle ou catholique – modèle que la théologie protestante d’aujourd’hui ne peut ignorer qu’à ses risques et périls »[5].
2. Dans la première partie de son article, Jean-Marc Berthoud examine, pour nous y introduire, les quatre causes d’Aristote[6]; puis, dans la deuxième partie, il accorde « une attention toute particulière aux quatre modalités d’application de ces causes ».
Nous chercherons à montrer, dit-il, autant les bénéfices que la réflexion chrétienne, dans tous les domaines, peut tirer du respect de ces structures indispensables à toute pensée droite, que les effets pervers qui doivent nécessairement découler de leur méconnaissance.
Face à la pensée immanentiste des diverses philosophies et des sciences sécularisées modernes – pensée qui exclut, par principe, jusqu’à la possibilité d’une théologie et d’une métaphysique véritables et, ainsi, jusqu’à la moindre notion du Dieu Créateur et Recteur souverain de l’univers -, dans la droite ligne de la foi chrétienne, nous pensons que tous les divers existants, y compris l’homme, sont soumis à la Loi et aux lois de Dieu; ils sont tous « théonomes ». Dieu seul est « autonome » (loi à soi-même). L’homme a cependant le privilège magnifique et redoutable, en tant qu’image de Dieu, d’être éthiquement responsable devant le Seigneur et sa Loi.
Remarquons, ici, que « l’explicitation de la pensée causale d’Aristote et son adaptation » (on pourrait dire: sa conversion, P. C.) à la foi chrétienne « ont été faites par la scolastique médiévale, tout particulièrmeent par Thomas d’Aquin », et que « si nous ne pouvons accepter les fondement religieux païens de la pensée philosophique antique (ni ceux d’une scolastique à cheval intellectuellement entre philosophie grecque et pensée biblique), nous nous devons, en revanche, d’utiliser pour notre compte les découvertes métaphysiques et logiques vraies » – c’est-à-dire conformes au critère de la Vérité qu’est l’Ecriture du Christ – que nous pouvons trouver dans la tradition aristotélo-scolastique. Ainsi, tout en rejetant carrément
* le dieu premier moteur non mû,
* le caractère éternel de la matière,
* le motif-de-base religieux païen « forme-matière »
de la philosophie d’Aristote, nous devons recevoir avec gratitude, comme un don de la grâce générale de Dieu (en distinction de sa grâce particulière rédemptrice) qui a conduit le Stagirite dans son observation attentive de la réalité concrète du créé, certains éléments de sa pensée, au reste précisés et affinés par la scolastique et, entre autres, par l’Aquinate.
3. Compte tenu de ce que dit Aristote dans sa Physique et sa Métaphysique[7], et de ce qu’en reprend et développe Thomas d’Aquin dans les siennes[8], la tradition scolastique, du XIIIe au XVIIe siècle et au-delà, définit quatre espèces de causes fonctionnant ensemble:
* les causes finales (ou premières) ordonnées à des fins déterminées (par exemple, « dans la construction d’une maison, le but pour lequel la maison est construite, le fait qu’on va l’habiter »);
* les causes formelles qui déterminent la matière (par exemple, « la forme que prendra la maison, ici le plan de l’architecte »);
* les causes efficientes qui confèrent l’existence en acte (« le travail, la force nécessaire pour la construction de la maison: les maçons, les menuisiers, l’électricité, le carburant, etc., utilisés pour le fonctionnement des machines, etc. »);
* les causes matérielles désignant ce dont une réalité est faite (« la matière brute nécessaire à la construction de la maison »).
Ces quatre espèces de causes expliquent le devenir de tout existant.
Or, dans leur conception ou vision du monde, les philosophies et les sciences « immanentistes » modernes, en raison de leur rejet du Dieu vivant et vrai et, par suite, de leur refus de l’univers cohérent (un-et-divers), réalisation du dessein, du décret, éternel de Dieu, amenuisent jusqu’à les éliminer les deux premières espèces de causes (les finales et les formelles) pour ne plus considérer alors, par réductionnisme, que les deux dernières, les efficientes et les matérielles; ce qui a « pour effet de châtrer spirituellement les hommes…, de les couper de leurs dimensions théologiques, métaphysiques et morales »; … « la réflexion sur le sens, le pourquoi, l’essence des choses est remplacée par celle sur le fonctionnement, le comment » … « Finalement, c’est la réduction d’un cosmos en chaos, et la destruction radicale de la pensée dans ses rapports avec la réalité qui semblent être les marques épistémologiques de cette fin du XXe siècle… (mais) le Dieu qui est à l’origine de toute chose, qui soutient l’univers tout entier, et qui est la fin ultime de tout ce qui existe ne peut pas être ainsi éliminé du discours scientifique sur la nature sans que s’ensuivent des conséquences dramatiques. L’exclusion a priori, du discours sur la nature, de tout sens métaphysique[9] et théologique est lourd de conséquences, même matérielles, d’où la crise moderne bien réelle de l’écologie… »; « l’étude de la nature était désormais méthodologiquement coupée de tout sens moral, de toute signification spirituelle »… « L’analogie entre le monde de la création et les réalités spirituelles était désormais évacuée. Le langage imagé ou parabolique de la Bible en perdait ainsi largement sa justification épistémologique, sa crédibilité… La Bible n’avait plus rien à dire à la science. Le corollaire évident se manifestera avec le temps: c’est cette science rabougrie qui en viendra elle-même à dicter aux exégètes et aux théologiens leur façon de lire la Bible. »
4. Aux quatre espèces de causes de la bonne tradition scolastique tant médiévale que réformée[10], puis moderne, qui court du XIIIe au XXe siècle, il faut ajouter – nous abordons maintenant le point capital – les « différentes modalités selon lesquelles fonctionnerait la causalité »:
1. les causes concourantes partielles;
2. les causes réciproques et totales;
3. les causes subordonnées totales.
i) Les causes concourantes partielles sont « aisément observables dans la vie de tous les jours. L’exemple le plus simple est celui de deux chevaux qui tirent un char. Leur effort est concourant, c’est-à-dire que l’effort de chaque cheval concourt au but recherché, faire avancer le char. Leur effet est partiel, car chaque cheval fait une partie du travail… Les causes sont interchangeables à volonté. C’est ce système de causes que l’on voit partout dans le domaine de la mécanique, de la chimie, de la physique. La science moderne s’est cantonnée dans le domaine des causes concourantes partielles qui est essentiellement celui du monde inanimé… Répétons-le: l’analyse de la réalité par les causes concourantes partielles s’applique tout à fait légitimement (mais non pas exhaustivement) au domaine des causes matérielles. Car ces causes doivent être considérées essentiellement sous l’angle mécanique, physique et chimique. C’est le domaine par excellence (et quasi exclusif) de la science moderne. Son tort a été d’exclure de sa description de la réalité l’ensemble des quatre causes. »
ii) Les causes réciproques et totales.
« Dans un organisme vivant, la forme de l’organisme, sa structure fondamentale (Aristote aurait dit son âme; nous dirions son code génétique, par exemple) est inséparable des éléments chimiques dont sont constituées ses molécules et ses cellules. L’un va nécessairement avec l’autre. On ne peut remplacer la forme ou les matières chimiques qui le constituent sans changer totalement d’organisme.
Sans sa forme spécifique et les matériaux précis qui lui sont indispensables pour vivre, l’organisme ne peut exister.
Sans matière, l’organisme n’est qu’une idée. La forme et les matériaux sont l’un pour l’autre des causes réciproques totales.
Seul, en réalité, existe l’organisme concret, forme et matière, unité et diversité réunies ensemble dans un être concret unique. Sans son âme, sa forme spécifique, un être vivant n’est qu’un amas inerte d’éléments chimiques. Mais sans matière à laquelle donner une forme, l’organisme vivant ne peut exister. Le corps matériel et la forme ont ainsi un rapport mutuel réciproque et total… Appliquer à un organisme vivant le schéma mécanique des causes concourantes partielles réduirait la vie biologique à un pur mécanisme où n’agiraient que des forces matérielles. Ce réductionnisme causal (dans le mécanisme du XVIIIe ou dans le positivisme scientifique du XIXe siècle) a engendré bien des dommages dans l’étude des phénomènes biologiques et sociaux, et a longtemps rendu incompréhensible leur structure propre. »
Jean-Marc Berthoud en vient alors à aborder un certain nombre de questions dont l’actualité est évidente.
a. A propos de la relation de l’âme à son corps, il montre que la norme absolue qu’est la Révélation scripturale impose des limites « aux meilleures constructions de l’esprit humain ». Si le schéma causal de réciprocité totale s’applique fort bien tant que l’homme demeure vivant ici-ba, il ne peut aucunement « rendre compte de la pérennité de l’âme après la mort », ni de la mystérieuse persistance de l’identité personnelle du corps jusqu’à la résurrection de celui-ci. « Dans le repos de Dieu, (l’âme) attend la résurrection de son corps et sa réunion définitive avec lui au dernier jour. »
b. A propos du mariage, Jean-Marc Berthoud souligne que la conception moderne nouvelle n’en considère les éléments que comme de simples partenaires interchangeables et naturellement concurrents selon le schéma des causes concurrentes partielles, sans plus saisir que le mari et la femme constituent l’un par rapport à l’autre des causes réciproques et totales ayant à développer ce bien commun qu’est la vie du couple.
« Les deux arches du couple constitué selon l’ordre créationnel se soutiennent mutuellement. Ensemble, elles forment un organisme naturel unique, irremplaçable, dont chaque élément est différent de l’autre et joue le rôle qui lui est propre, rôle défini en fin de compte par la Loi de Dieu. »
c. A propos des relations économiques et politiques des hommes entre eux, Jean-Marc Berthoud démontre que si leur est appliqué le schéma des causes concourantes partielles se développent inévitablement, et comme par principe, des conflits permanents d’intérêts antagonistes aboutissant soit à des impasses inextricables, soit aux victoires injustes de ceux qui sont les plus forts par la puissance de leurs pouvoirs, par l’argent ou par le nombre. Une telle destruction de l’ordre social créationnel – qui comporte les éléments divers de couples appelés, selon le schéma de la causalité réciproque et totale, à s’épauler en vue du bien commun – est inévitable et va se poursuivre tant que la Loi divine, ayant établi et défini ces couples avec leur diversité d’éléments aux vocations différentes, est oubliée, méconnue, méprisée. Cette destruction ne peut être stoppée, et la reconstruction reprendre que par « un retour à Dieu, dans la repentance des hommes et dans leur volonté de revenir à l’ordre créationnel défini par la Loi de Dieu ».
iii) Les causes subordonnées totales. La tradition chrétienne, normée par l’Ecriture sainte et jalonnée progressivement, sur ce point, par des Docteurs tels S. Augustin, Thomas d’Aquin et Jean Calvin, met en avant une troisième modalité causale: celle des causes subordonnées totales.
La Parole de Dieu nous demande tout au long de bien considérer et de tenir ensemble la souveraineté absolue de Dieu et la responsabilité de l’homme (cf. entre autres Ac 2:23 et 4: 27-28; Ph 2:12-13, par exemple). Il est clair, face à la Révélation divine, qu’il est impossible au fidèle d’atténuer soit la première, soit la seconde; autrement dit, de souligner soit la souveraineté de Dieu aux dépens de la responsabilité humaine, soit la responsabilité humaine aux dépens de la souveraineté de Dieu. C’est pourquoi, au Ve siècle, saint Augustin, et aux XVIe et XVIIe siècles, les Docteurs réformés ont combattu le pélagianisme et tout semi-pélagianisme (Pélage, 360-422, exaltait les capacités de l’homme au mépris de la grâce souveraine de Dieu), tout en démontrant la réelle et totale responsabilité des créatures humaines. Il est clair aussi que ces fidèles Docteurs ont dû et su rejeter le synergisme des disciples d’Arminius (1560-1609) qui affirmaient, contre l’Ecriture sainte, une action partielle de la souveraineté de Dieu coopérant avec une action également partielle de la responsabilité de l’homme (ah! ces fameuses causes concourantes partielles!). Lecerf a justement écrit que pour les synergistes il est
« deux grandeurs opposées l’une à l’autre et qui se limitent mutuellement: Dieu et la créature libre. Ce que l’on donne à l’une, on l’ôte à l’autre. L’essence de la liberté créée, c’est l’indépendance. Dans l’avenir, c’est la futurition d’une réalité qui sera ce que décrétera l’arbitraire souverain de l’homme. La toute-puissance de Dieu est une virtualité qui ne devient jamais un acte quand elle se trouve en présence de la liberté créée »[11].
C’est pour suivre humblement l’Ecriture sainte que les Docteurs réformés confessants, comme avant eux, puis avec eux, les thomistes ont rejeté, quand il s’agit des rapports personnels entre Dieu et les hommes, la validité du schéma causal concourant partiel.
Pour la tradition chrétienne fidèle à l’Ecriture, le Dieu trinitaire est Cause première souveraine au-dessus de (et en) toutes créatures, dominant la responsabilité humaine qu’il a établie et qu’il maintient « sans pour autant jamais ni la diminuer, ni l’amoindrir. »[12]
C’est à un autre niveau que s’exerce la réalité de causes subordonnées totales (secondes et non pas égales). S' »il ne nous est pas possible, vu le caractère limité (et peccable;P. C.) de notre intelligence, d’articuler les liens logiques reliant ces deux ordres de manière à satisfaire aux exigences de notre raison (pour ce faire il faudrait disposer de la pensée de Dieu lui-même) », décrire les causes subordonnées totales sans prétendre les expliquer est « ce qui paraît le mieux rendre compte de cette question difficile ».
Suivant fidèlement la sainte Ecriture[13], Thomas d’Aquin[14] au XIIIe siècle comme le réformé Turretin[15] au XVIIe ont solidement maintenu que si la liberté humaine se meut elle-même, c’est parce qu’elle est mue par un Autre dont elle reçoit le pouvoir même de se mouvoir elle-même; et que la Providence ne consiste pas seulement en la conservation et au soutien des existants mais aussi à leur gouvernement.
La Bible ne cessant d’affirmer une causalité personnelle comprenant la liberté, première et souveraine, de Dieu et la liberté, seconde mais réelle et responsable, de l’homme (cf. Es 58 avec ses trois parties 1-2, 3-7 et 8-14, autre exemple) et révélant ainsi, à la fois et dans leur rapport, le Seigneur Dieu trinitaire, Cause première, permanente et omniprésente, et l’homme, cause seconde et responsable, les Confessions réformées affirment:
Nous croyons non seulement que Dieu a créé toutes choses, mais qu’il les gouverne et les conduit, disposant de tout ce qui arrive dans le monde, et réglant tout selon sa volonté.
Certes, nous ne croyons pas que Dieu soit l’auteur du mal ou que la culpabilité puisse lui être imputée, puisqu’au contraire sa volonté est la règle souveraine et infaillible de toute droiture et justice vraie. Mais Dieu dispose de moyens admirables pour se servir des démons et des impies, de telle sorte qu’il sait convertir en bien le mal qu’ils font et dont ils sont coupables.
Ainsi, en confessant que rien n’arrive sans la providence de Dieu, nous adorons avec humilité les secrets qui nous sont cachés, sans nous poser de questions qui nous dépassent. (Confessio Gallicana, 1571, article 8.)
De toute éternité et selon le très sage et saint conseil de sa propre volonté, Dieu a librement et immuablement ordonné tout ce qui arrive; de telle manière cependant que Dieu n’est pas l’auteur du péché, qu’il ne fait pas violence à la volonté des créatures, et que leur liberté ou la contingence des causes secondes sont bien plutôt établies qu’exclues. (Confession de Westminster, 1643-1689, article III, paragraphe 1.)
5. Dans un dernier paragraphe, Jean-Marc Berthoud, d’un point de vue qui me semble très biblique (et réformé), avance l’idée de Dieu comme Cause unilatérale totale, c’est-à-dire « uniquement divine et totalement divine, à l’exclusion de toute autre cause ». Il donne alors des exemples, tels:
* la création ex nihilo;
* l’instauration de l’Alliance de grâce;
* des miracles comme la création du vin aux noces de Cana;
* la régénération, ou nouvelle naissance, des élus;
* la transfiguration finale de l’univers.
Et notre auteur de conclure par deux citations. La première, du prophète Daniel qui « a fort bien exprimé l’action magnifique de cette Cause unilatérale totale lorsqu’il adressa au roi Neboukadnetsar ces paroles qui décrivent de façon imagée l’avènement du règne de Dieu:
Tu regardais, lorsqu’une pierre se détacha sans le secours d’aucune main, frappa les pieds de fer et d’argile de la statue et les réduisit en poussière. Alors le fer, l’argile, le bronze, l’argent et l’or furent pulvérisés ensemble et devinrent comme la balle qui s’échappe d’une aire en été; le vent les emporta, et nulle trace n’en fut retrouvée. Mais la pierre qui avait frappé la statue devint une grande montagne et remplit toute la terre. (Dn 2:34-35)
La seconde, du « prince des apologètes chrétiens » en notre XXe siècle, Cornelius Van Til:
Quelle est la plainte de Pighius contre Calvin? C’est que, sur la base de la théologie du Réformateur, les causes secondes, et en particulier la liberté humaine, n’ont aucune véritable signification. Que répond Calvin?
En premier lieu, il affirme maintes fois, comme l’ont fait Bavinck et bien d’autres après lui (et Augustin avant) qu’il ne fait autre chose que croire ce que lui dit la Bible. Les croyants doivent avant tout porter leur attention à ce que Dieu nous a révélé en Christ. Il se refuse en conséquence à toute espèce de spéculation purement rationnelle. Il sentait clairement que la position de Pighius était spéculative. Car Pighius affirmait que l’homme ne pouvait être tenu pour responsable de ses actions à moins d’être l’unique et ultime cause de ses propres actes, ou en bien ou en mal. (…) Selon l’argumentation de Calvin, Pighius ne ferait que réduire l’homme et Dieu à un même niveau. Plutôt, dit-il, nous devrions nous rendre compte qu’il nous est impossible de pénétrer pleinement le mystère de la relation entre les desseins de Dieu, décrétés en son conseil secret, et les actions des hommes. Calvin en revient constamment à la nécessité de reconnaître ce mystère.
Qui es-tu, ô homme? Par de telles questions l’apôtre pousse l’homme à considérer qui il est et quelles sont les véritables capacités de son intelligence. C’est un puissant argument exprimé en peu de mots, mais il représente une réalité capitale. Car quel est celui qui, ne comprenant pas l’appel de l’apôtre, peut répondre à Dieu? Et quel est celui qui le comprenant peut trouver quelque chose à lui répondre? Ici, Calvin ne fait que citer Augustin.
En second lieu, Calvin démontre à chaque point de sa discussion avec Pighius que, d’une part, l’homme reste toujours responsable de ses actes (tout spécialement en ce qui concerne ses péchés) et, de l’autre, que Dieu contrôle parfaitement tout ce qui se passe. (…)
En troisième lieu, Calvin nie que la foi ait un caractère irrationnel. Il insiste donc sur le fait que tout ce que le Christ enseigne à son peuple dans les Ecritures doit être accepté par lui sur sa seule autorité. Il insiste, en conséquence, sur le fait qu’il est impossible à l’homme de comprendre de manière satisfaisante les rapports entre le conseil de Dieu et la responsabilité des hommes. Mais il n’en affirme pas pour autant, bien plutôt il nie, que la foi ait un caractère irrationnel.[16]
Pierre COURTHIAL
Doyen honoraire de la Faculté libre de théologie réformée
Appendice
Théodore de Bèze (1519-1605); Henri Bullinger (1504-1575); Jean Calvin (1509-1564); Lambert Daneau (1530-1595); Samuel Desmarets (1599-1673); Pierre Du Moulin (1568-1658); Franciscus Gomar (1563-1641); Wolfgang Musculus (1497-1563); John Owen (1616-1683); William Perkins (1558-1602); Amandus Polanus (1561-1610); Antoine de la Roche Chandieu (1534-1591); François Turretin (1623-1687); Zacharie Ursinus (1534-1583); Pierre Martyr Vermigli (1500-1562); Matthieu Virel (1561-1595); Pierre Viret (1511-1571); Gilbert Voëtius (1589-1676); Hermann Witsius (1636-1708); Jérôme Zenchi (1516-1590).
Si je me suis permis, exprès, de citer, avec leurs dates, les noms d’un bon nombre des Docteurs réformés des XVIe et XVIIe siècles – Docteurs réformés protestants, au sens de confessants -, c’est qu’ils ne doivent plus être oubliés, c’est qu’ils doivent être repris, relus, republiés, en notre aujourd’hui tout ensemble si difficile et, grâce à Dieu, si plein de promesses! Quel rafraîchissement, quels bienfaits, quelles lumières à recevoir, par exemple, de l’Instruction chrétienne en la doctrine de la Loi et de l’Evangile, de Viret; de la Confession de la Foi, de Bèze; du Bouclier de la Foi, de Du Moulin; de l’Institution de la théologie, de Turretin, ou de l’Economie des Alliances entre Dieu et l’homme, de Witsius!
Le discours scientifique envahit notre vie: il n’est aucun secteur du quotidien qui désormais ne soit concerné par la mise en oeuvre explicite d’une approche scientifique. La métaphysique n’y échappe pas; les modèles nouveaux qui ont renouvelé au XXe siècle la connaissance de l’univers sont souvent proposés comme des modes d’explication. Il ne s’agit plus seulement d’une description, d’un modèle possible, mais le pas est franchi de conférer au discours scientifique le statut d’un discours de vérité, donnant raison du réel. Mathématiciens, physiciens, biologistes accumulent des publications pour montrer que leur technique permet de décrire et d’expliquer tous les phénomènes du monde et de l’homme. (…) Ensuite elles procèdent par un glissement de leurs recherches à des conclusions métaphysiques ou théologiques: un tel passage gagnerait à être légitimé.
J. Vauthier, Lettre aux savants qui se prennent pour Dieu (Paris: Criterion, 1991), 7.
[1]« Les différentes formes de la causalité et la pensée de la Bible », ]in Positions créationnistes, n° 25, septembre 1996 (Lausanne: ACB S). Sauf indication, toutes les citations sont tirées de cet article.
[2] Deux volumes publiés le premier en 1932, le second en 1938 (Paris: « Je sers »). Cf. volume I, pp. 13, 127, 133, 137, 138 et 222, par exemple.
[3]Post-Reformation Reformes Dogmatics (Grand Rapids: Baker, volume I en 1987, volume II en 1993).
[4]Op. cit., 1, 63.
[5]Op. cit., 1, 73
[6 ] Aristote (384-322 avant notre ère).
[7] Aristote, Physique, I, c. 3-5, 8; II, c. 3, 5-7; Métaphysique, I, c. 2-4; V, c. 1-4, 15.
[8] Thomas d’Aquin, Physique, II, lect. 5-6, 10-11; Métaphysique I, lect. 4; V, lect. 1-4; et opuscule Deprincipiis naturae.
[9] Note 18 de J.-M. B.: « La métaphysique est la connaissance des êtres qui ne tombent pas directement sous l’expérience des sens, la connaissance de ce que sont les choses en elles-mêmes. Dans la pensée chrétienne, la métaphysique ne peut être séparée de la théologie et cette dernière de la Bible. »
[10 ] a)Muller, op. cit., volume I, p. 233: « Il est impossible d’affirmer que la Réformation a mis fin à l’hégémonie d’un aristotélisme christianisé. Aucun des Réformateurs, pas même Luther ou Calvin, n’a cessé de voir le monde comme ordonné selon la quadruple causalité. »
b)Calvin, entre autres, parle souvent aussi bien des « quatre causes que les philosophes mettent » (encore qu’il nomme cause instrumentale la cause formelle) que de la Cause première et des causes secondes (Institution I, XVI, 3 à 9; XVII, 1, 6, 9; XVIII, 2 à 4; II,IV, 2 à 8;XVII, 2; III,XIV, 17;XXIII, 2 et 8; ]XXIV, 14 par exemple).
c)Lecerf écrit: « En créant et en conservant, Dieu constitue des êtres réels, irréductibles à lui, et parmi ces êtres, il en est qui sont des causes secondes certes, mais des causes efficientes et réelles douées de spontanéité, et parmi ces causes spontanées, il en est qui sont morales et dont l’action traduit l’état et la valeur morale de la personnalité qu’est chacune d’elles. » Etudes calvinistes (Delachaux & Niestlé, 1949), 17.
d)Comme le dit un théologien contemporain dont l’oeuvre remarquable commence à porter des fruits dans le monde entier : Rousas John Rushdoony, Systematic Theology(Vallecito, USA, 1994), 829: « Pour la Bible, la causalité est un fait allianciel et eschatologique. Si la prédestination est, de toute éternité, le projet de Dieu, nous avons cependant, à chaque instant, notre responsabilité devant Dieu et sa justice… La Bible affirme une relation causale personnelle entre la liberté première de Dieu et la liberté seconde de l’homme… Les vues matérialistes de la causalité nous laissent en un monde non personnel de boules de billard atomiques; la foi biblique rend justice à la réalité du monde autour de nous comme à l’expérience que nous en avons. »
[11]Op. cit., 13.
[12] Sur ce point, Jean-Marc Berthoud invite, à juste raison, ses lecteurs à méditer les pages magnifiques de Pierre Marcel sur « L’éclairage d’une logique chrétienne » in Face à la critique: Jésus et les apôtres (Aix-en-Provence/Genève: Kerygma/ Labor & Fides, 1986), 102 à 117. Pierre Marcel se réfère là à L’Institution de Calvin (II, ]III, 5 et IV, 2) citant saint Augustin et Bernard de Clairvaux.
[13]Cf. entre autres, 1 S 2:7-9; Né 9:6; Jb 37, 38, 39; Ps 36:6; 104; 147; Pr 21:1; Es 10:15, 26; Mt 10:30; Ac 17:28 et 27:34; Rm 11:36; 1 Co 4:7 et 12:6; Ph 2:13; Col 1:17; Hé 1:3; Jc 1:17.
[14]Somme théologique I, Qu. 83, article 1.
[15]Institution de la théologie, Loc. VI, Qu. I à IX.
[16] In the Theology of James Daane (Philadelphie: Presbyterian and Reformed, 1959), 50-53.