Liberté ou libertarisme ?

Liberté ou libertarisme ?

Roger BARILIER*

Ce soir, j’ai regardé à la télévision suisse romande le dernier film sur Farinet. Le dernier, car il y en avait eu un autre, dans les années 40 ou 50, avec pour protagoniste le grand acteur français J.-L. Barrault. Celui-ci s’était dit fasciné par le personnage qu’il incarnait, et avait établi à l’occasion du tournage des liens vivaces avec la République et Canton du Valais, patrie dudit Farinet. A côté de ces deux films, il y a eu plusieurs adaptations théâtrales. Et auparavant, le roman de C.F. Ramuz. Et à l’origine de toute cette littérature et de tous ces spectacles, la légende, elle-même brodée sur l’histoire authentique, de ce faux-monnayeur vagabond, dont on a fait un des types de l’homme libre.

Mais je n’en suis pas à croire que ce personnage, célèbre en terre romande, est aussi bien connu de mes lecteurs français. Il faut donc que j’explique qui était Farinet. Reportons-nous au début du siècle dernier, où le Valais venait d’entrer dans l’alliance confédérale helvétique (1815). De bonne souche valaisanne, Farinet avait appris tout jeune à parcourir la montagne et à frauder la loi en faisant de la contrebande avec l’Italie, ce qui lui avait valu un premier emprisonnement, suivi d’une première évasion. De retour au pays, il avait joint à la contrebande la fabrication de fausse monnaie, qu’il distribuait d’ailleurs généreusement aux gens de son village. Seconde incarcération, et seconde évasion. Il n’en avait pas la conscience troublée, et ne se considérait pas comme menteur, ni voleur, estimant que le gouvernement, avec ses impôts, volait le monde plus que lui. Echappatoire habituelle: quand on n’est pas seul à pécher (si l’on peut nommer péché la levée des impôts!), on est blanchi.

Le gouvernement, c’était l’ennemi; la loi, les règlements et les sanctions contre ceux qui les enfreignent, c’était la servitude. En revanche, narguer la police et la justice, n’avoir ni principes, ni scrupules – sur un autre chapitre, Farinet était aussi un fameux coureur de jupons -, être sans papiers d’identité, sans foyer, sans épouse, être indifférent au préjudice qu’on faisait subir à autrui, cela c’était être roi, c’était la liberté. Et comme en tout individu sommeille un enfant prenant plaisir à voir Guignol rosser le gendarme, et que les Valaisans sont plutôt frondeurs de nature, Farinet trouvait chez plusieurs de ses compatriotes approbation et appui.

Eh bien! cet insoumis, ce rebelle, réfractaire à tout ordre social, la légende et les commentateurs en ont fait une sorte de héros populaire, un champion de la justice, un valeureux apôtre de la libération sociale et politique. Cette vision-là du personnage, guère présente dans la nouvelle écrite par Ramuz, a été bien développée dans les réinterprétations qu’on en a faites depuis. Ramuz voyait en Farinet un homme proche de la nature, un caractère fruste, un être n’ayant jamais réfléchi au rôle bienfaisant et nécessaire qu’ont les lois et les principes moraux pour permettre la vie en société et une paix au moins relative entre les humains. Mais pour les publicistes et artistes d’aujourd’hui, modeleurs de l’opinion publique, et en particulier pour l’auteur du film que j’ai vu ce soir, cette allure héroïque et révolutionnaire de Farinet est lourdement soulignée.

Par exemple, un des adversaires du rebelle, soutenant le gouvernement dans sa poursuite du faux-monnayeur, et qui chez Ramuz et dans la réalité était un paysan comme les autres habitants de son village, est transformé en aristocrate à particule, regardant de haut le menu peuple et le traitant comme un seigneur du Moyen Age (du moins tel qu’on se le représente communément), au surplus homme d’affaires habile et peu scrupuleux, gagnant un argent pas très propre avec une maison de jeu. Sa fille, jeune personne pudique et rougissante chez le romancier, est présentée ici comme une militante avant l’heure des droits de la femme. Les amis de Farinet, séduits par son esprit d’indépendance, deviennent dans ce film des émeutiers réclamant bruyamment la libération de leur idole incarcérée. Et Farinet lui-même, après sa seconde évasion, se mue en un tribun au verbe agressif, incitant ses partisans à la haine de l’Etat et de ses suppôts, oppresseurs féroces du bon peuple. La chose est claire, et l’on est en plein manichéisme renversé: les méchants, les affreux, ce sont les hommes au Pouvoir, censés s’engraisser avec la sueur des pauvres, bien qu’ils ne cherchent qu’à faire respecter l’ordre, tandis que les bons, les exemples à suivre, dignes de sympathie et d’admiration, ce sont Farinet et ses amis. Or non seulement on oublie que Farinet, avec son tempérament de farouche indépendance, se souciait fort peu de s’embrigader dans la révolution, lui l’homme sans attache, mais pour comble, on fait s’évanouir dans l’épaisseur de la nuit les délits de fausse monnaie et de soustraction à la justice, pour lesquels leur auteur était à bon droit poursuivi.

Tel fut donc Farinet: un champion de la liberté, pour les uns; en réalité, une tête brûlée, un capricieux libertaire. Car ce n’est pas la liberté qu’il défendait, mais sa liberté à lui. Une liberté à sa convenance. Une liberté sans limite, ne cédant ni devant les droits du prochain, ni devant le service du bien public. Une liberté ne reconnaissant aucune obligation, aucun devoir, aucune volonté autre que la sienne propre. La liberté d’agir à sa guise, de suivre sa nature, ses penchants, ses pulsions, ses conceptions personnelles de l’existence. La liberté de ne se soumettre à aucune autorité extérieure à la sienne, à commencer, bien sûr, par celle de Dieu – lequel, par ses ordonnances, n’a pourtant en vue que le bien des hommes.

C’est la liberté ainsi comprise qui fut le drapeau de bien des zélateurs de la Révolution française, et qui est finalement celui de l’homme naturel, inconverti. Une liberté ne reculant devant aucune injustice sous prétexte de défendre la justice, devant aucun mensonge pour défendre la vérité, devant aucune exaction pour défendre la vertu. On connaît l’apostrophe de cette activiste de la Révolution qui finit comme tant d’autres à en être la victime: « Liberté, liberté, que de crimes on commet en ton nom! »

Plus près de nous, une attitude semblable, quoique aux conséquences moins violentes, n’en a pas moins ébranlé notre société: je veux parler de l’insurrection étudiante de mai 1968. Attitude typiquement adolescente, de permissivité totale. « Nous refusons, disait une inscription de l’Odéon, d’être HLMisés, recensés, endoctrinés, sarcellisés, sermonnés, télémanipulés, fichés. » En bref, selon une autre formule de ce mouvement: « Il est interdit d’interdire. »

Inutile de dire que par le mot de liberté,l’Evangile de Jésus-Christ entend tout autre chose. Il n’y a de liberté que pour le bien et pour la vie. Etre libre, c’est être délivré de l’esclavage du péché et de la mort, et recevoir de la grâce de Dieu la capacité de faire le bien et d’obtenir la vie éternelle. Ce n’est pas le droit de faire ce qu’on veut, mais la possibilité surnaturelle de faire ce que Dieu veut. La liberté n’est pas là où l’homme est son propre guide, mais là « où est l’Esprit du Seigneur » (2 Co 3:7). Elle n’est pas là où l’homme cherche son bonheur dans l’autonomie, mais là où « il le trouve dans l’obéissance » (Jc 2:12).

Il n’y a de liberté que chrétienne. Saint Paul n’hésitait pas à dire: « Tout m’est permis », en ajoutant aussitôt: « Mais tout n’est pas utile,… mais tout n’édifie pas,… mais je ne me laisserai asservir par rien » (1 Co 6:12; 10:23). Le Christ, de son côté, déclarait: « Si vous demeurez dans ma Parole, vous serezvéritablement libres… Si le Fils vous affranchit, vous serezréellement libres » (Jn 8:32, 36). Il y a donc une condition à remplir pour accéder à la vraie liberté – une condition que tous les Farinet du monde, d’hier ou d’aujourd’hui, ne remplissent pas, et qui est donc d’être greffé sur la Parole du Christ, le Libérateur par excellence, et de se laisser affranchir par lui « de la servitude de la corruption » qui a pris possession de nos coeurs, « pour avoir part à la liberté glorieuse des enfants de Dieu » (Rm 8:21). Alors, si cette condition est remplie, si nous sommes intérieurement transformés, nous serons « véritablement » et « réellement » libres. Ces deux adverbes laissent entendre que, hors de Jésus-Christ, nous ne sommes libres que faussement, mensongèrement, en apparence ou en imagination.

Revenons, en effet, à Farinet. Pouvait-on le considérer comme libre, alors qu’il était obligé – obligé, lui qui refusait toute obligation – de se cacher et de se déplacer sans cesse pour échapper à ses poursuivants, d’habiter le plus souvent dans le total inconfort d’une grotte, de souffrir de la solitude, du froid et de la faim, de vivre en marge de la société. Esclave, bien plutôt! Esclave de ces nécessités qui lui étaient imposées, esclave aussi de ses penchants, de ses idées sur la vie, et de sa conception même, de sa conception faussée de la liberté. Tout cela pour finir son existence, en pleine jeunesse, sous les balles des gendarmes venus pour l’arrêter.

Farinet, et tous ses semblables, loin d’être les héros qu’on veut nous faire croire, sont sans doute autant à plaindre qu’à blâmer. Ils ne sont en tout cas pas à imiter. « Ils nous promettent la liberté, alors qu’ils sont esclaves de la corruption; car on est esclave de ce qui nous domine » (2 P 2:19).

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* Ce texte est le deuxième d’une série de trois de Roger Barilier, ancien pasteur de la cathédrale de Lausanne, sur le thème « Liberté, égalité, fraternité ». Voir le premier dans le numéro 97:2 de La Revue réformée: « Egalité ou équité? ».

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