Paul Ricœur : la critique et la conviction
Alain PROBST*
Paul Ricœur s’est rarement livré aux confidences personnelles; on possède quelques fils de conversations suivies, autobiographiques, dispersées dans des publications comme Le Monde ou Le Nouvel Observateur. Un itinéraire intellectuel rédigé pour des besoins universitaires est venu accompagner, il y a quelques mois, la sortie d’un livre sur la justice1: La critique et la conviction. Avec cet ouvrage, A. Ricœur se livre à la première personne, avec la fraîcheur de l' »oralité », moins contrôlé que l’écrit. Ce n’est pas seulement une explication autobiographique que délivrent ces entretiens avec F. Azouvi et de Launay. Ricœur regarde l’ensemble de ses livres, il en expose le fil directeur, les prolonge, parfois, dans des directions proches ou éloignées. Ainsi, le lecteur, qui commence par faire la connaissance de dates, de faits consacrant une « vie » et retrouve les influences souvent invoquées par l’auteur dans ses publications, en vient bientôt à assister à l’ultime leçon de philosophie du professeur. Ricœur, désormais privé de son auditoire d’étudiants, prend à témoin un plus large public et dresse devant lui ce qu’il faut appeler le bilan d’une œuvre. L’excellent conciliateur qu’il a été a peut-être voulu « éclairer » les futures thèses philosophiques qui lui seront consacrées. La disgrâce de l’éclectisme (les critiques d’A. Duméry et H. Clavel) ne risqueraient-elles pas, en effet, de mal orienter les chercheurs de l’avenir?
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Références et préférences sont assez connues pour qu’on ne s’y arrête pas trop longtemps:
– la philosophie allemande lue en captivité, bientôt traduite et commentée (Ideen I, de Husserl);
– l’amitié avec Gabriel Marcel;
– la visite aux existentialistes anti-sartriens comme E. Mounier;
– et, surtout, la très longue habitude de lecture, d’explication avec le néokantisme de langue française, appelé encore philosophie réflexive, illustré par P. Lachièze-Rey, Alain Lagneau et, surtout, Jean Nabert (1881-1960), dont Ricœur et Paule Levert ont présenté les livres et les inédits2.
Avec André Philip, c’est tout à la fois la découverte du socialisme et la lecture de Karl Barth. Ricœur en déduira que socialisme et christianisme ne se recouvrent pas exactement (23-24), et parlera de double allégeance. On ne tire pas facilement le socialisme de la Bible…
Le mot « double » reviendra souvent dans cette vaste leçon. Dans la suite logique de l’intitulé choisi – La critique et la conviction -, la raison et la foi, philosophie et théologie, doute et adhésion, engagement et méditation: « une tête » et « deux jambes » (211).
Précaution de principe: ne pas mélanger les genres, ne tolérer aucune intempestive intrusion du « religieux » dans le « philosophique », pratiquer, comme il est dit dans un autre livre, « l’ascèse de l’argument », ce qui suppose que la « foi » soit mise à l’écart de la philosophie; c’est la raison, l’ordre unique des propositions qu’elle avance, des faits qu’elle analyse de manière neutre, qui procure la vérité…
Le vœu d’autonomie est donc on ne peut plus intégral! La doctrine réformée, l’autorité de la Parole divine permettent-elles la réalisation de ce souhait? Ricœur ne se pose pas une telle question, la philosophie n’ayant pas pour vocation de justifier une quelconque « foi « .
Mais le ton de la confidence personnelle fait que les deux parallèles servant à illustrer, pour Karl Barth, les destins séparés du philosophe et du théologien en viennent, tout de même, à se rencontrer; les lignes convergent vers le même pôle. Alors Ricœur parlera de « contagion » ou de « contamination ».
D’ailleurs, la philosophie n’est pas uniquement négative et la religion peut procéder à sa propre mise en forme critique, affirme l’auteur. Ainsi le dualisme de la foi et de la raison, professé avec force, n’exclut pas la réunion des deux domaines dans un même individu préoccupé.
1. Ricœur procède exactement à l’inverse de philosophes comme Vellenhoven, Van Til, Dooyewerd ou même Blondel. D’emblée, la raison critique s’établit en anéantissant le lien concentrique qui unit le sujet à l’origine divine et à la révélation. La philosophie met entre parenthèses la Parole de Dieu; elle ne s’en proclame plus servante, elle éloigne toute forme de motivation biblique explicite.
2. Ricœur, en disciple de Nabert, ne renonce pas à une « mise en ordre » du religieux. Ses diverses interventions exégétiques le montrent à l’envi. Il fait un usage massif des hypothèses critiques, démonte l’ordre des textes, pratique la démythisation et aboutit, expressément, à une « foi de philosophe » quelque peu « allégée » et « épurée » (231).
On verra, plus loin, que son Christ a assez peu de rapport, non seulement avec celui que présente « l’orthodoxie chrétienne », mais avec l’irréductible figure biblique! Une sorte de critériologie du divin d’ordre spéculatif – qui fait jouer ensemble, outre la critique biblique (jamais oubliée!), les philosophies des Alain, L. Brunschvicg, Nabert et autres kantiens – tend à rapprocher le Christ de l’auteur de celui qui est vanté par Kant… ou Spinoza. Le Christ d’une certaine raison morale vient emplir l’aspiration éthique du sujet en lui parlant d’exemples. Ce Christ n’est pas Dieu et Sauveur; il n’y a rien en lui de surnaturel.
La dualité profonde éclate quand Ricœur traite de la réalité sacrificielle de l’œuvre de Christ. Cette réalité, si présente dans la théologie de l’ancienne alliance (les textes abondent…) et qui constitue la lettre même des explications tant johanniques que pétriniennes et pauliniennes3, s’efface… Et Ricœur oppose, très artificiellement, une christologie sacrificielle et pénale à une christologie du don (229-231), sans voir que l’évangile de Jean, loin de les opposer, les réconcilie en toute clarté. Le Fils vient donner sa vie en sacrifice expiatoire pour nos fautes.
3. L’image biblique d’un sacrifice expiatoire offert à Dieu dans la réalité de ce « Fils victime pour nos fautes » en appelle trop à la structure création-chute-rédemption rejetée par la « modernité herméneutique », de même qu’à la notion de pacte trinitaire, ou de plan de salut en Dieu, idées « inassimilables » à la « conscience critique » du philosophe.
On ne sera pas surpris de voir Ricœur réduire la philosophie à… l’anthropologie (thèse déjà affirmée dans Soi-même comme un autre et sous-jacente à Temps et récit). L’auteur précise qu’il ne se pose pas la question « Qu’est-ce que la philosophie? », question classique, pourrait-on dire, de Hegel à Heidegger et Sartre. Il récuse le discours uni-total à la façon des postmodernes, et cette forme de dénégation indirecte lui épargne de poser le problème de la philosophie chrétienne et de ses présupposés indispensables, question préjudicielle qui aurait permis, si elle avait été correctement traitée, d’intégrer les grandes affirmations inhérentes à la révélation.
L’auteur préfère se référer à des instances critiques. Elles font autorité. Elles constituent une obligation de pensée, ceci avec Lucrèce, Nietzsche, Spinoza, Hume et Voltaire (221). De la même façon, le philosophe soumet à son lecteur une bibliographie ou liste minimale, « la même pour tous » (212), de Platon et Aristote aux modernes.
L’apôtre Paul4 avait certainement conscience des choses faisant autorité, ou prétendant à l’autorité, dans « l’univers culturel athénien ». Il possédait aussi la liste minimale, disons « de fait », des grands noms de la philosophie antique. Il a assisté in situ aux discussions d’écoles… rivales (épicuriens et stoïciens) et, sans céder sur le fond, il a apporté, dans le débat, sa liste maximale! Le discours aux Athéniens demeure – avec quelques autres chapitres du Nouveau Testament – un modèle du genre, dans la mesure même où Dieu a permis, dans sa grâce, que Paul préfère sa liste maximale de thèmes à la prestigieuse bibliographie (« critique »…, en son temps) des païens5. Cette conscience critique chrétienne « existe » dans des ouvrages aussi différents que ceux de Blondel, Maritain, Garrigou-Lagrange, Dooyeweerd, Vollenhoven ou Schaeffer. Elle est absente chez Ricœur, tragiquement absente!
De la même manière, le problème fondamental du point de départ radical d’une philosophie accordée à l’Ecriture n’est pas posé! (Comment un philosophe faisant vœu d’autonomie pourrait-il considérer qu’un accord de cette sorte puisse avoir de l’importance?)
4. Fort d’une idée critique « indépassable » à son point de vue, l’auteur se livre à des exercices herméneutiques, qui prolongent ceux qui ont été réunis dans Le conflit des interprétations (1969) et Du texte à l’action (1986).
On apprendra ainsi que la résurrection de Christ n’a pas de fondement objectif, que la victoire du Fils sur la mort n’est que la réunion de la collectivité chrétienne… (1 Corinthiens 15 dit tout le contraire.)
De même, la survie de l’individu post mortem ne doit pas se situer dans le désir d’une autre existence. Comme dans la fameuse « Process theology », illustrée par les livres de Cobb, Whitehead et Hartshorne, la survie s’identifiera plutôt à l’idée d’une « mémoire » de la personne morte en Dieu. Le décédé « recueilli » en une pensée divine survit… Il « crée » même, en Dieu, une « différence » selon Hartshorne (328-329). Ici, Ricœur entre en contradiction avec l’un des thèmes les plus remarquables de l’œuvre de Calvin. Le réformateur avait certainement vu la tendance moniste-panthéistique qui animait prophètes et « sectaires » défendant la thèse dite du « sommeil des âmes humaines » après la mort. Certes, ces déviants du XVIe siècle ne sont pas assimilables aux théologiens du « Process ». Mais les sectaires ont eu Spinoza en leur postérité et c’est bien d’un certain panthéisme rénové, animé et dynamique que se « réclament » les gens du « Process ».
La célèbre Psychopannichia de Jean Calvin n’est plus du tout en dehors de l’actualité des idées. L’étrange conception de la survie du mort par « mémoire » en Dieu, qui se répand par l’intermédiaire des écrits de Hans Jonas, Ricœur ou des théologiens du « Process », est réfutée par Calvin. Elle n’est pas compatible avec la doctrine biblique de la création!
5. Dans une ligne doctrinale conforme aux choix précédents, Ricœur affirme, avec une vigueur renouvelée, la thèse de « la bonté originaire du tout ». Seule compte à ses yeux – elle est antérieure au « mal » – l’existence vivante à laquelle il faut participer jusqu’à l’ultime seconde et qui demeure dans le prolongement des vivants. « L’affirmation originaire » de Nabert et le Conatus de Spinoza rejoignent une sorte de fond « judaïque » selon lequel la première « éternité » donnée à l’homme réside en sa descendance. Ricœur ne réclame, à titre personnel, aucune « survie » (239).
Ainsi, parti, comme il l’enseigne dans un autre livre, de « l’ascèse de l’argumentation » ou de « l’autonomie du philosophe », l’auteur n’atteint à terme qu’une vision immanentiste de l’existence (à bien des égards, celle d’un Gilles Deleuze, officiellement antichrétienne et antibiblique, paraîtra au lecteur « avide de sens cohérent » moins « religieuse » mais plus « sereine »).
Ricœur ne pratique pas, comme les philosophes postmodernes, la dénégation de l’être ou la récusation de Dieu. L’interprétation qu’il propose du texte d’Exode 3:14-15 n’en est pas moins aussi destructrice que les pires refus des philosophes de la « différence ». La fameuse révélation du Dieu qui est n’est pas, comme telle, infirmée par le philosophe réflexif. Elle se trouve d’emblée soumise à l’hypothèse critique corrosive qui exige, en une curieuse dérive herméneutique, que le récit biblique soit exclusif de toute spéculation métaphysique. Ainsi, la « science » critique (incontournable!) refuse tout discours mixte; elle exige que le récit demeure le récit, que les textes dits de « vocation » demeurent tels, sans mélange avec des contenus métaphysiques, ce qui autorisera à affirmer, ensuite, qu’il existe bien une « pensée biblique », inassimilable, naturellement, à la philosophie. Dès lors, le philosophe défendra l' »agnosticisme de la réflexion ». Juste prudence (225-227).
Les évangéliques se consolent de ces décisions peu fondées de notre herméneute en sachant que des philosophes chrétiens de très grand renom, tels Tresmontant, Blondel, Dooyeweerd, Van Til ou Gilson, n’ont jamais défendu des vues aussi « réductionnistes » et ont respecté la Bible à titre de révélation. Le choix de ces auteurs n’est pas « irrationnel »: tous sont au moins réunis autour de l’idée selon laquelle la révélation doit inspirer l’analyse du philosophe.
6. La philosophie enseignée par Paul Ricœur passe, au yeux du public, pour « protestante ». Cette opinion est très répandue. S’agit-il du vrai protestantisme ou d’une croyance protestante diluée en une religiosité vague?
Une philosophie protestante n’est pas immédiatement en place parce qu’un auteur intègre, en ses conclusions, la nécessité d’un « acte de foi » au sens existentiel de l’expression. Les païens ont aussi leurs visitations, leurs moments mystiques. La philosophie réformée pose le problème des principes les plus élevés à partir desquels une vue totale du réel est possible. En rapport avec cette réflexion, le philosophe se prononce sur un problème essentiel: y a-t-il une révélation divine? Dieu nous a-t-il communiqué des vérités? C’est à cette étape initiale de la mise en œuvre des justifications qu’une philosophie va se caractériser par l’opinion théiste ou l’option antithéiste. Faisant vœu d’indépendance, il est à craindre qu’une philosophie ne s’empare d’un aspect fini, limite du réel, et qu’elle en soit alors réduite à porter à l’absolu un élément du monde ou un aspect purement psychique de la vie humaine. A défaut de loi divine et d’une idée correcte de l’origine, c’est alors tout le champ de l’expérience temporelle qui est subjective. L’éloge des philosophies réflexives du sujet chez Ricœur se place dans la ligne d’une puissante absolutisation, et donc d’une idolâtrie, car quantité d’aspects résistent à l’interprétation subjective et ne sont donc pas pris en charge par la réflexion.
* A. Probst est professeur de philosophie à Paris.
1 P. Ricœur, La critique et la conviction ( 2001).
2 J. Nabert, Le désir de Dieu (1964).
3 2 Co 5!
4 Ac 17.
5 Voir sur ce point C. Van Til, The Defense of the Faith et Paul et Athens.