Églises et histoire : un modèle pour interpréter la différence entre le catholicisme romain et le protestantisme
Paul WELLS*
Les communautés religieuses ont pour fonction de présenter un message qui offre à leurs fidèles un accès au monde invisible. Elles manifestent ce qui est divin dans le monde temporel. Leur raison d’être est de parler du monde invisible et spirituel et de le rendre présent dans la réalité matérielle et physique. Les Eglises de toutes sortes cherchent à être des passerelles entre l’ici-bas et l’au-delà.
Si le monde invisible est permanent, le monde terrestre connaît des évolutions et des changements progressifs. Tout semble être toujours en mouvement constant. Le monde a une histoire. Et dans cette histoire, les Eglises qui présentent le message du monde invisible, prennent des visages successifs et trouvent des façons différentes de présenter ce message. La relation entre le monde spirituel et matériel est sans cesse l’objet de développements destinés à exprimer toujours à nouveau comment l’homme peut accéder à l’autre monde.
Ces développements constituent ce qu’on appelle la tradition. Ce qui a été reçu est transmis à la génération suivante et lui est approprié comme à nouveau, par de nouvelles formulations ou des adaptations. Une tradition vivante s’étoffe au fil de l’histoire. Ses justifications deviennent plus complètes, les explications de ses vérités et de ses pratiques plus profondes.
Chaque groupe humain – famille, Eglise, nation ou club sportif…, – a ses traditions et ses rites. C’est inévitable, car une communauté sans tradition est vouée à disparaître.
Parfois certains catholiques romains pensent que les protestants n’ont pas de traditions et qu’ils les refusent totalement. Il y a eu des protestants qui ont, en effet, donné cette impression en disant: « Nous n’avons pas de traditions, nous sommes contre toute tradition, nous avons besoin seulement de la Bible. » Pourtant, dans le Nouveau Testament déjà, il est question de la tradition apostolique, « le bon dépôt » qu’il faut garder. Et prétendre ne pas avoir de traditions devient une attitude traditionnelle! Un tel point de vue donne naissance à des groupes sectaires.
La tradition d’un groupe religieux est donc sa façon de présenter, progressivement, dans le développement de l’histoire, le rapport entre le monde spirituel et le monde historique, matériel. Ainsi elle situe le groupe par rapport à ses origines, elle transmet des croyances et, puisqu’il s’agit de l’autre monde, elle évoque le ciel et donne une espérance.
Au sein du christianisme, si nous laissons de côté l’orthodoxie, dont l’attitude est à ce sujet, à bien des égards, proche du catholicisme romain, il existe deux façons de considérer et de représenter le rapport entre le monde spirituel et le monde matériel.
Le catholicisme romain représente le rapport entre le matériel et le spirituel comme étant comparable à la relation qui existe entre un acte et l’intention qui est derrière l’acte. Tout comme un baiser tire son sens de l’amour qu’il exprime, le monde matériel et ce qui s’y passe tire leur sens de ce qu’ils représentent et font connaître, à savoir une réalité spirituelle qui le dépasse. Ainsi pour le catholicisme, l’histoire et les développements historiques des représentations du spirituel sont très importants. La religion catholique a accentué, comme c’est le cas chez Newman, par exemple, l’importance des développements enregistrés depuis les origines. La vraie réalité se trouve dans les développements; l’original n’est pas la meilleure représentation de la chose; elle est rendue plus explicite dans ses développements. Cette conception accentue l’importance de la continuité de la tradition, la marche vers une plus parfaite expression du spirituel et l’importance de l’Eglise pour veiller à ces développements historiques.
Le protestantisme, qui représente une rupture dans le processus du développement de l’Eglise au XVIe siècle, considère le rapport entre le matériel et le spirituel comme étant comparable à la relation qui existe entre une parole et son sens. La parole est le moyen par lequel est appréhendé un sens qui dépasse son caractère symbolique. La réalité du baiser est plus grande que le mot et le mot renvoie à ce qui le dépasse. Ainsi pour le protestantisme, l’important est dans les origines. Le message renvoie à quelque chose qui est plus grand que la parole et ce qui s’exprime dans cette parole. C’est pour cette raison que le protestantisme est un retour aux sources, au sens originel et qu’il accentue la centralité de la Parole de Dieu, Jésus-Christ et les paroles apostoliques inspirées qui nous le font connaître. C’est ici l’endroit où la relation entre le monde matériel et le monde spirituel s’établit.
Nous nous proposons de faire une comparaison entre ces deux positions pour en faire ressortir l’enjeu en ce qui concerne notre thème de l’Eglise et de l’histoire en trois domaines:
– L’Eglise et les sacrements
– L’Ecriture et la tradition
– Le Saint-Esprit et la vie chrétienne
En conclusion, nous dirons pourquoi la position protestante exprimée au moment de la Réforme représente, pour nous, le christianisme authentique et comment elle est menacée aujourd’hui.
I. L’Eglise et les sacrements
La vision du rôle de l’Eglise qui s’est développée au Moyen Age était celle d’une l’Eglise suppléant à l’absence de Christ. Par elle, le Christ communique avec le monde. Elle constitue une extension historique, sous une forme différente, de l’incarnation. L’Eglise elle-même devient un instrument de la révélation et, même sans accès à la Bible, l’homme peut connaître Dieu par elle. Cette opinion, courante à l’époque de la Réforme et refusée par les réformateurs, est restée une des constantes du rôle historique de l’Eglise romaine.
A) La sacramentalité de l’Eglise
Ainsi, aujourd’hui, un théologien comme Edward Schillebeeckx peut, dans son livre Christ le sacrement de la rencontre avec Dieu, appeler Christ « le sacrement primordial » et l’Eglise « le sacrement du Christ ressuscité ». De même, dans les textes de Vatican II, la Constitution Lumen Gentium sur l’Eglise (§ 7) montre une notion très matérialiste du corps de Christ: « Dans ce Corps, la vie du Christ se répand dans les croyants que les sacrements, d’une manière mystérieuse et réelle, unissent au Christ souffrant et glorifié. »
Le frère Daniel Bourgeois commente: « Dans la perspective catholique, cette sacramentalité ne se borne pas au système de signes qui accompagnent les actes fondateurs de l’alliance entre Dieu et les hommes… le système de signes qui a accompagné le peuple de Dieu n’est pas un système clos… »1 L’Eglise et sa vie constituent « un système de signification vivant, mouvant, riche d’un dynamisme et d’une capacité inépuisable à percevoir la vérité des actes de l’alliance ». Ainsi, il y a réactualisation constante dans l’histoire de l’Eglise et de ses membres de ce qui est fondamental. Le grand exemple de cette opération est, bien sûr, la messe comme représentation non sanglante du sacrifice de la croix. Dans l’ex opere operato s’effectue, par l’acte même, ce qui est représenté. Ainsi par des actes historiques dans le monde matériel, le monde spirituel se rend présent de façon réelle et efficace.
L’Eglise comme sacrement de la rédemption est le moyen par lequel l’union entre Christ et l’homme s’effectue. Elle est aussi le lien entre l’éternel et le temporel dans tous les actes qu’elle accomplit tout au long de l’histoire. Dans ce sens, les intégristes de Mgr Lefebvre n’ont pas tort en défendant la messe en latin. Le rite agit indépendamment de la compréhension que l’on en a, selon l’intention de l’acte.
B. L’histoire de l’Eglise et le royaume de Dieu
Lumen Gentium affirme que l’Eglise « pourvue des dons de son fondateur… reçoit mission d’annoncer le royaume de Christ et de Dieu et de l’instaurer dans toutes les nations, formant de ce royaume le germe et le commencement sur la terre » (§ 5). Malgré le caractère discret de cette formulation par rapport à d’autres affirmations, nous relevons toujours l’idée que l’Eglise, qui fait le lien entre ce monde et le monde spirituel, est le moyen par lequel le monde à venir pénètre dans le monde matériel et étend progressivement son influence. Cette idée, dont l’origine se trouve chez Augustin, propose que le règne de Christ sur la terre est déjà présent et se manifeste dans l’Eglise. Avant l’époque moderne, la mission du pape était d’organiser le royaume de Dieu sur la terre et d’en étendre l’influence sur toute la vie. Les agents de cette présence étaient le clergé. Cette idée, sécularisée, a donné naissance au marxisme où le parti règne sur toute la vie, par ses membres. Cette attitude englobante explique en partie pourquoi les nations catholiques ou orthodoxes ont été des bastions du marxisme-léninisme.
L’Eglise a donc la mission historique de manifester l’œuvre rédemptrice de Dieu et d’adapter la réalité de ce monde à l’autre monde, tout comme le matérialisme dialectique a annoncé la nouvelle humanité à venir. Ici, nous retrouvons la même structure que celle que nous avons vue à propos de la sacramentalité de l’Eglise.
C) L’Eglise comme témoin de la Parole de Dieu
Dans le protestantisme, nous avons une tout autre configuration, celle qui représente la relation d’une parole à son sens. Il y a là une conception différente de la relation entre le temps et l’éternité. Tout comme une parole est différente de la réalité qu’elle évoque, est autonome par rapport à elle, et ne fait que renvoyer à elle, il y a, pour le protestantisme, une distinction radicale entre le temps et l’éternité. Cette distinction n’est pas franchie par l’Eglise qui continuerait l’incarnation, mais uniquement par le Christ qui descend du ciel. Christ est la Parole de Dieu qui vient avec les paroles de révélation de Dieu aux hommes. « Dans ces jours qui sont les derniers, Dieu nous a parlé par le Fils, par qui il a créé les mondes. » (Hé 1) Cette révélation, qui est conclue dans les paroles apostoliques, est la dernière parole de Dieu aux hommes.
Nous ne sommes plus dans la période de l’incarnation et de la souffrance de Christ, mais dans celle de sa résurrection et de son règne céleste. L’Eglise ne continue pas l’incarnation, car celle-ci s’est achevée par la résurrection. Considérer l’Eglise comme continuation de l’incarnation revient à ne pas respecter l’horloge de l’histoire de la révélation en la retardant pour la mettre à une heure qui est passée. C’est pour cette raison aussi que les protestants, avec raison, ont rejeté l’utilisation du crucifix.
Le protestantisme propose un retour aux origines par la fidélité à la Parole de Dieu. L’Eglise est là où la Parole de Dieu est fidèlement prêchée. Pour Calvin, la succession apostolique ne réside pas dans des choses et des hommes, mais dans la doctrine. Calvin a refusé de croire que l’Eglise ait des pouvoirs spirituels particuliers transmis par ses « officiers ». L’Eglise est soumise à l’Ecriture et reçoit son autorité d’elle. Elle est canonisée par l’Ecriture et non l’inverse. Ainsi l’autorité de l’Eglise a son origine dans la Parole de Dieu et reçoit ses limites d’elle. Aucune nouvelle doctrine n’est permise et aucune doctrine étrangère à la Parole de Dieu n’est admise. La vraie Eglise est spirituelle et céleste. Elle inclut les élus, les enfants de Dieu connus de lui, et elle se manifeste et s’assemble là où la Parole est prêchée. Ainsi la Parole, qui rassemble les enfants de Dieu, donne son vrai sens au peuple racheté, dès avant la fondation du monde, par l’Agneau immolé.
C’est pourquoi, pour le protestantisme, les deux sacrements sont des « paroles visibles » qui accompagnent et explicitent la Parole prêchée. L’efficacité du sacrement n’y est pas dans l’acte même, mais dans la compréhension qu’on en a dans l’union avec Christ par l’instrumentalité du Saint-Esprit. La parole visible, le symbole, renvoie à son sens fondamental: la purification par la mort de Christ, la communion présente avec le même Christ et l’attente de son retour. Ainsi les sacrements protestants font appel à l’intelligence spirituelle.
De même, le royaume de Dieu est rendu présent, pour le protestantisme, non par l’Eglise, mais par la pratique de la Parole. Il a, à sa façon, un caractère englobant, mais qui se distingue de l’emprise de l’Eglise sur la société et de ses « officiers » sur les laïcs. Chaque chrétien est prêtre de la nouvelle alliance et sa mission est de servir Dieu dans tous les aspects de la vie. Il obéit à Dieu dans la famille et dans le monde du commerce autant que dans l’Eglise.
La perspective aussi est différente. Il ne s’agit pas du royaume futur qui se manifesterait dans le monde, l’éternité dans le temps. Le royaume à venir, ce sont « les nouveaux cieux et la nouvelle terre où demeurera la justice ». Ce royaume est annoncé dès lors que la Parole vécue par le chrétien libère l’ancienne création de la servitude du péché. C’est ici le sens de la parole célèbre de Luther: « Si je savais que Christ revenait demain, je planterais un arbre aujourd’hui. » Planter un arbre n’a pas d’incidence sur la venue du royaume futur, mais il l’annonce dans la création actuelle.
Pour le protestant, la venue du royaume ne concerne pas la « surnature » qui envahit et métamorphose la nature, mais la justice qui anéantit le péché. C’est la grâce de la justification, annoncée dans la Parole, complète en Christ pour nous, qui accomplit cette libération.
Dans cette perspective, le protestantisme a interprété l’histoire très concrètement par le schéma: création, chute et rédemption. Toute la vie, religieuse, sociale, politique, familiale et personnelle est créée par Dieu, soumise au péché, mais rachetée par la Parole de Dieu. L’Eglise a pour fonction de mettre en évidence cette situation par la Parole qu’elle annonce.
II. L’Ecriture et la tradition
Il est bien compréhensible que le catholicisme romain, avec son accentuation sur le rôle central de l’Eglise comme pont, dans l’histoire, entre ce monde et le monde à venir, ait conçu l’idée de développement du dogme. La continuité est assurée par l’autorité de l’institution historique de l’Eglise. La justification ultime du développement de la tradition à côté de l’Ecriture réside dans la conviction que l’Eglise est la continuation de l’incarnation sous la direction de l’Esprit. Ainsi l’Eglise réglemente la foi de ses membres par l’Ecriture, mais aussi par la tradition qui est également la vérité. L’Eglise interprète, augmente et complète la Bible par ses traditions.
A) L’autorité de la tradition
Ainsi l’Eglise a développé des enseignements au-delà de ce qui est enseigné par la Bible. Avant 1500, la tradition, que le père Gabriel Moran appelle « constitutive » dans son livre Ecriture et Tradition, est devenue autonome en son propre droit. Ces traditions concernent des enseignements qui sont reçus par l’Eglise et qui sont normatifs pour la foi. Parmi leur nombre, on peut indiquer aujourd’hui le purgatoire, la transsubstantiation, les doctrines mariologiques, la primauté du pape, la prière aux saints, etc.
En ce qui concerne l’origine de ces traditions reconnues par l’Eglise comme ayant autorité, différentes propositions ont été formulées: le pape parce qu’il représente Christ pour l’Eglise, les conciles de l’Eglise ou la tradition orale véhiculée depuis l’époque apostolique. Quant aux deux questions fondamentales – celle du rapport entre la Bible et la tradition et celle de savoir laquelle a l’autorité ultime -, la position de Rome n’a pas beaucoup varié au cours des siècles. Le père Yves Congar a affirmé que la position romaine, à ce sujet, reconnaît l’insuffisance des Ecritures seules. Le père Georges Tavard, dans son livre Sainte Ecriture ou Sainte Eglise, dit ceci: « L’Ecriture et l’Eglise se complètent mutuellement. A l’Ecriture s’attache une primauté ontologique et à l’Eglise une primauté historique, car c’est seulement dans sa réceptivité que les hommes prennent conscience de la Parole. »
Ainsi, historiquement, l’Ecriture et la tradition viennent toutes les deux de l’Eglise. L’Eglise transmet l’Ecriture d’une génération à une autre avec une connaissance approfondie de son sens. La tradition est essentiellement l’interprétation de l’Ecriture à laquelle s’ajoutent des enseignements qui vont au-delà des affirmations claires de l’Ecriture. Le Concile de Trente a répondu aux réformateurs en affirmant l’autorité de l’Ecriture et de la tradition. Congar commente: « En affirmant, en effet, la valeur normative des traditions apostoliques non contenues dans les Ecritures, le Concile a fait de la tradition un principe formel autre que les Ecritures, sinon autonome par rapport à elles. »
Nous n’entrerons pas, ici, dans la discussion récente de l’interprétation des textes de Trente. Il suffit de dire qu’en fait, beaucoup de protestants ont adopté, en principe, la notion de l’insuffisance de l’Ecriture, comme le montrent les discussions de la Conférence de Foi et Constitution à Montréal sur « La tradition et les traditions ». Un consensus actuel entre catholiques modernistes et protestants libéraux affirmerait la position suivante: « L’Ecriture est le premier maillon de la tradition chrétienne. Comme toute tradition humaine, elle est faillible et insuffisante. L’Ecriture et les traditions sont toutes les deux susceptibles d’errer. » On peut appeler cette position traditio sola.
B) La position des réformateurs
Les réformateurs n’ont pas débuté leur conflit avec l’Eglise médiévale en s’attaquant à la tradition. C’est lorsque Eck a dit à Luther que sa doctrine de la justification était en accord avec le Nouveau Testament, mais non avec la tradition de l’Eglise, que le problème de l’autorité de la tradition a surgi. En 1518, à Leipzig, Eck a obligé Luther à admettre que ni les Pères, ni le droit canon, mais seules les Ecritures ont l’autorité ultime dans l’Eglise.
On a accusé les réformateurs de ne pas avoir d’antécédents historiques: d’être en rupture avec tout ce que l’Esprit a fait pour conduire le peuple de Dieu. Contre l’argument selon lequel l’Eglise romaine avait le soutien des Pères des cinq premiers siècles, Calvin a répondu que leur autorité ne provenait pas de leur ancienneté, ni de leur reconnaissance par l’Eglise, mais qu’elle dérivait de l’Ecriture. Calvin a honoré Augustin en le citant quelque trois mille fois dans son Institution chrétienne, mais il l’a également critiqué pour ses idées sur le célibat, le purgatoire, l’autorité ecclésiastique et son interprétation allégorique de l’Ecriture. Pour Calvin, les Pères de l’Eglise peuvent être reconnus en tant qu’ils restent fidèles à l’Ecriture et leur autorité est toujours subordonnée à celle-ci. Calvin s’est senti libre de refuser des traditions romaines non bibliques – ses cérémonies, doctrines, sacrements et ministères – pour deux raisons. Premièrement, les Pères de l’Eglise ont constamment affirmé que l’Eglise doit être soumise à la seule Parole écrite, mais l’Eglise romaine a constamment été attirée dans le sens contraire. Deuxièmement, les Pères ont fait des erreurs et, dans ce domaine, l’Eglise les a souvent suivis contre l’enseignement de l’Ecriture.
Comme Luther, Calvin a pris comme principe d’autorité, pour la vie de l’Eglise, l’Ecriture seule.
C) Le principe du sola Scriptura contre « Ecriture et tradition »
La rupture entre les protestants et Rome concerne la question fondamentale: où se situe l’autorité finale en matière de foi et de pratique? La position de Calvin à ce sujet se résume en quelques points:
– Quand on lit l’Ecriture, on entend la voix même de Dieu. Rien d’origine humaine n’y est mélangé. Sans l’inspiration du Saint-Esprit, Esaïe ou Jérémie auraient prononcé des paroles souillées et folles. Mais quand ils ont commencé à être les instruments de l’Esprit, leurs lèvres sont devenues pures et saintes.
– Puisque Dieu parle ici et nulle part ailleurs, on n’entend sa Parole d’aucune autre source.
– A cause de leur origine unique, les Ecritures ont l’autorité et la suffisance de Parole de Dieu. Elles contiennent tout ce que Dieu veut dire à l’homme.
– Elles ont une autorité suprême dans la vie du chrétien.
– Nous pouvons augmenter nos connaissances sur Dieu en étudiant la nature ou l’histoire uniquement parce que nous avons d’abord été illuminés par la Parole biblique.
C’est ainsi que la doctrine protestante classique formule la finalité des Ecritures. « Après avoir parlé lui-même, dit Calvin, Dieu ne laissa rien à ajouter aux autres. » La Parole forme le lien entre le temps et l’éternité, parce que, par elle, nous entendons Dieu s’exprimer dans notre langage humain. Ici, nous voyons que la conception protestante implique que ce lien soit de l’ordre d’une parole qui véhicule le sens de la réalité.. Cette perspective est critique par rapport à la notion selon laquelle les actes et les traditions de l’Eglise représentent l’intention divine dans le salut.
Pour cette raison aussi, Calvin rejette le système catholique dont les apparences extérieures sont, pour lui, une usurpation de l’autorité de Christ, avec pour résultat que l’Eglise est devenue une fausse Eglise. Par conséquent, loin d’être un péché, s’en séparer est l’occasion de retrouver, par la Parole, la vraie Eglise des origines.
III. Le Saint-Esprit et la vie chrétienne
Pour le catholicisme romain, l’histoire représente une succession d’actes qui réalisent l’intention divine. Ce monde est en relation organique avec l’autre. Dieu utilise les réalités externes comme des instruments efficaces. C’est pour cette raison que le schéma nature et grâce est capital dans la pensée catholique, en particulier depuis le Moyen Age. La grâce est l’acte divin qui vient compléter la nature et la préparer pour sa transfiguration finale.
A) Incarnation et vie chrétienne dans le catholicisme romain
Dans ce sens, l’incarnation de Jésus-Christ présente une forme nouvelle d’humanité qui réalise l’intention de la création. La venue de Jésus Christ rend l’humanité complète. L’Eglise, comme continuation de l’incarnation, est une nouvelle humanité sous la direction spéciale du Saint-Esprit. Ceci constitue l’ultime justification du développement du dogme et de la pratique de l’Eglise au cours de l’histoire.
Les conséquences sont importantes pour la vie chrétienne. Au sein de l’Eglise, l’individu réalise progressivement sa nouvelle humanité dans un processus où l’homme se prépare pour l’autre monde en recevant la grâce surnaturelle par les sacrements. En dehors de l’Eglise, il n’y a pas de salut, et la grâce est reçue par la non-résistance de l’individu. Ce processus de perfectionnement se continue même dans l’au-delà, dans le purgatoire.
B) Saint-Esprit et vie chrétienne dans le protestantisme
Dans le protestantisme, avec son modèle parole/sens, l’incarnation est la révélation de la Parole de Dieu. Loin de compléter l’humanité, cette révélation de Dieu en chair est nécessaire parce que la nature est déchue et que l’homme est incapable de plaire à Dieu. Dieu se révèle en Christ et, en particulier, se révèle à la croix comme Sauveur en abolissant le péché par son sacrifice. Pour cette raison, le protestantisme a souligné le « une fois pour toutes » de l’épître aux Hébreux.
En rejetant la hiérarchie romaine, Luther et Calvin ont démoli la notion de sacramentalité de l’Eglise. Comment la grâce est-elle reçue? Le Saint-Esprit parle au croyant de façon directe par la Parole de Dieu. L’Evangile dit que nous sommes pécheurs, mais justifiés par la justice de la croix – « Christ à notre place » – quand nous croyons en lui. Ainsi l’Esprit de Dieu effectue la nouvelle naissance de l’individu, qui devient uni à Christ par la foi et une nouvelle création. C’est par la Parole et par l’Esprit que l’on se convertit.
Le père Tavard affirme que le calvinisme est une pneumatologie. Il a cerné là un point important. Pour Calvin, l’Eglise doit abandonner sa propre sagesse et se placer sous la direction de l’Esprit par les Ecritures. Les deux marchent toujours ensemble. L’Esprit, en tant qu’Auteur des Ecritures, est leur interprète ultime, et non le magistère de l’Eglise. C’est lui qui illumine l’intelligence du chrétien qui reçoit l’offre du salut, et qui lui fait reconnaître la vérité de la Parole de Dieu. L’Esprit ne se dissocie jamais de la Parole biblique et ne la contredit pas, car c’est sa Parole.
L’Esprit a une activité par rapport à l’Eglise. Par la Parole, il vivifie les chrétiens et ainsi il assemble en corps de Christ ceux qui croient. C’est en ce sens, affirme Calvin, qu’il faut comprendre « en dehors de l’Eglise pas de salut ». Par sa Parole, l’Esprit règne aussi sur l’Eglise et la conduit. Pour qu’une Eglise soit authentique, il faut qu’elle vive de la vie de l’Esprit qui ne vient que par la Parole. Ainsi, la Parole et l’Eglise sont unies par la puissance de l’Esprit. L’Eglise résulte donc de l’œuvre de la Parole et de l’Esprit. Elle vient d’eux et se trouve en situation seconde par rapport à eux. La Parole et l’Esprit sont divins; l’Eglise visible est humaine.
Conclusion
Pourquoi suis-je protestant? Parce que je crois que la pensée protestante se tient au plus près de la simplicité du donné biblique, en particulier sur son point central. Jésus-Christ est la Parole-révélation de Dieu pour notre salut, sous une forme limitée et méprisée: la chair humaine. L’incarnation représente l’abaissement de Dieu qui se révèle comme serviteur, jusqu’à la mort de la croix. Dieu le Fils subit la conséquence de notre faute. Limitation, obéissance et service sont les mots d’ordre de l’Eglise, soumise à la Parole de Dieu. L’Eglise est placée non sous le signe de la domination divine et de la gloire, mais sous la croix. Pour comprendre la relation de notre monde avec l’autre, Dieu nous appelle à considérer: le sacrifice, l’abandon même, de sa Parole incarnée. C’est là le centre de l’histoire et son sens. Nous sommes aux antipodes d’une succession d’actes divins réalisant progressivement l’intention de Dieu.
Cependant, un danger existe. Aujourd’hui, la crise provoquée par la critique rationaliste de l’Ecriture a miné, dans le christianisme, la foi en l’Ecriture comme Parole de Dieu. L’Ecriture est considérée, de toutes parts, comme insuffisante, parce qu’elle est reconnue seulement comme un témoignage humain rendu à une révélation qui le dépasse. Quand il en est ainsi, la Bible est soumise au jugement d’une autorité supérieure: la raison, les sentiments, les traditions historiques ou l’immédiateté d’une rencontre avec Dieu. La Bible n’est plus alors l’autorité ultime pour l’Eglise ou le chrétien: elle est seulement un des faits constitutifs de la vie chrétienne.
La question fondamentale, mise en honneur par les réformateurs, reste toujours: « Est-ce biblique, oui ou non? » Tout ce qui n’appelle pas une réponse affirmative doit être écarté de notre vie. Le dire et le répéter, telle est la vocation historique de l’Eglise2.
* P. Wells est professeur de théologie systématique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.
1 D. Bourgeois, « Essai d’analyse théologique de l’intégrisme catholique » in La Revue réformée, n° 174 (1992), 41.
2 En dehors des auteurs catholiques romains auxquels je me réfère, j’ai profité de l’analyse de deux protestants oubliés aujourd’hui: Karl Heim, Das Wesen des Evangelischen Christentums (1929), titre anglais Spirit and Truth (Lutterworth, 1935), et Oliver C. Quick, Catholic and Protestant Elements in Christianity (Longmans, Green, 1924).