Christianisme et éducation

Christianisme et éducation

Mark SHERRINGHAM*

La place de l’éducation à l’intérieur des pays qu’on n’ose plus qualifier sans réserve de « chrétiens » mais qui continuent de s’enraciner dans l’héritage culturel du christianisme a quelque chose de remarquable. Non pas tant à cause du caractère central de l’éducation dans les sociétés européennes et assimilées, toute société humaine accorde une place centrale à l’éducation sous une forme ou sous une autre, mais à cause de la position stratégique que l’éducation occupe au sein même de la religion chrétienne et de l’extraordinaire créativité éducative et pédagogique qui a accompagné le christianisme tout au long de son histoire. Le christianisme en tant que civilisation, c’est-à-dire en tant qu’idéal culturel inscrit dans la réalité historique, est non seulement à l’origine du développement d’un ensemble complexe de conceptions, d’idées et de principes qui touchent autant les finalités et les contenus de l’enseignement que les méthodes pédagogiques, mais a aussi suscité directement la création d’un nombre impressionnant de réalisations pratiques et d’institutions d’enseignement dont nous vivons encore aujourd’hui malgré la laïcisation et la sécularisation de nos sociétés. Dans le domaine de l’éducation, le christianisme a constamment réalisé l’union de la théorie et de la pratique. Si l’on devait un moment faire abstraction des principes, des contenus, des méthodes et des institutions que le christianisme a directement proposés et développés en France, et en Europe, depuis deux mille ans, notre système éducatif actuel serait vidé d’une bonne partie de sa substance, et deviendrait vite méconnaissable. L’école laïque française est, et jusqu’à un certain point se sait, l’héritière de l’école chrétienne, et il n’est pas du tout sûr que la laïcisation du système éducatif français, intervenu dans le combat contre l’Eglise catholique et le pouvoir des congrégations au début du XXe siècle, marque une exclusion culturelle du christianisme hors du domaine de l’éducation dans notre pays, même s’il demeure vrai qu’on est bien souvent passé de l’explicite à l’implicite culturel, et qu’en terme de contrôle politique, l’Etat s’est substitué à l’Eglise catholique.

La question que je voudrais aborder aujourd’hui consiste à s’interroger sur la nature intellectuelle et institutionnelle de la contribution du christianisme à l’éducation. Quelles sont les caractéristiques spécifiques que l’éducation au sens européen et français du terme doit à l’influence de l’idéal civilisateur du christianisme?

Pour répondre à cette question, sans adopter le point de vue, par ailleurs légitime, de l’apologie du christianisme, je propose de suivre librement la parole d’un grand rationaliste laïc du début du XXe siècle, un des fondateurs de la sociologie moderne, Emile Durkheim. En 1904-1905 celui-ci prononce pour la première fois un cours destiné à tous les candidats à l’agrégation de l’Université de Paris sur l’Histoire de l’enseignement en France1, cours qui sera repris chaque année jusqu’à la Première Guerre mondiale.

Or il est frappant de constater qu’à cette période de notre histoire où la victoire de l’école laïque sur les congrégations religieuses vient tout juste d’être acquise, et où la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat est débattue au parlement, Emile Durkheim s’adressant aux futurs professeurs agrégés de la République laïque insiste dans chaque leçon ou chaque chapitre de son cours sur l’importance du christianisme et le caractère déterminant des conceptions religieuses dans l’évolution pédagogique de la France et de l’Europe de la fin de l’Antiquité jusqu’au début du XXe siècle. Ce faisant Durkheim ne prononce pas un magnifique éloge funèbre mais a conscience de fixer à l’école laïque l’obligation morale d’assumer l’héritage spirituel et institutionnel de l’école chrétienne.

La religion morale

Pour Durkheim, le christianisme est d’abord une religion morale, et en conséquence l’éducation chrétienne sera fondamentalement une éducation morale.

Or la morale chrétienne ne se présente pas comme l’observation fidèle de rituels extérieurs ou l’obéissance scrupuleuse à la lettre d’une loi divine. C’est une morale de l’adhésion, de la conviction et de la conversion intérieures. On pourrait dire que la morale chrétienne n’est pas une morale de type behavioriste qui se contenterait du comportement extérieur et de la conformité à un règlement. Pour autant le christianisme, selon les paroles mêmes du Christ, ne prétend pas abolir la loi mais l’accomplir. L’accomplissement de la loi n’est donc pas abandonné, mais il est placé sous la dépendance de la vie intérieure et de l’intention morale. Comme le christianisme s’adresse à l’homme intérieur, c’est l’homme intérieur qu’il s’agit d’enseigner. Comme c’est la totalité de la personne qui doit se tourner vers le Christ, c’est la totalité de la personne qu’il convient d’éduquer. Ainsi que le souligne Durkheim, il s’agit de « former l’esprit dans sa totalité »2, c’est-à-dire l’intelligence et la volonté. L’enseignement chrétien est donc à la fois, et inséparablement, instruction intellectuelle et éducation morale. Cependant la simple juxtaposition extérieure de ces deux éléments n’est pas suffisante. Pour l’éducation chrétienne, dès les premières écoles monastiques, l’instruction intellectuelle est en elle-même une éducation morale, et l’éducation morale est en même temps une instruction intellectuelle. C’est à propos de l’Université médiévale que Durkheim note avec admiration: « Jamais peut-être les hommes n’eurent de l’instruction et de sa valeur morale une plus haute idée. »3 Il faut ajouter que cette idée n’est pas en soi nouvelle quand le christianisme la met en pratique. Mais ce qui ne fut qu’un idéal philosophique et utopique dans l’Antiquité, à la suite de Platon et d’Aristote, devient à partir de l’injonction évangélique une nécessité pratique et un système généralisé.

La seconde caractéristique de la morale chrétienne, d’après Durkheim, qui trouve ici des accents inspirés par Schopenhauer ou Nietzsche, est qu’elle se donne comme une morale du sacrifice, du renoncement et de la souffrance. Elle s’oppose sur ce point aux morales de l’Antiquité imprégnées d’esprit eudémoniste, et qui faisaient du bonheur un aspect de la vertu et du plaisir le compagnon de la sagesse. Le christianisme marque ainsi sa supériorité sur les morales antiques à travers le concept du « devoir », pur de toute concession à la sensibilité. Au terme de cette analyse de l’opposition de la morale antique du souverain bien et de la morale moderne du devoir, largement inspirée par la Critique de la Raison pratique de Kant, Durkheim souligne la nécessité pour l’éducation laïque de reprendre à son compte cette notion du devoir légué par le christianisme tout en trouvant les moyens d’en adoucir l’ascétisme et de l’adapter à l’esprit des temps nouveaux. Il appartiendra à Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion d’indiquer, justement contre Durkheim, que le christianisme n’est pas seulement la religion du devoir, mais aussi et d’abord la religion de l’amour. Pourtant par rapport à l’ascétisme ou au dolorisme des chrétiens, Durkheim résiste à la facilité d’y voir l’origine ou la justification de la pratique disciplinaire des châtiments corporels et du système de l’enfermement de la jeunesse dans des internats qui se généralisent à partir de la Renaissance. Il souligne, au contraire, que l’Université médiévale à son apogée n’a recours ni à l’un ni à l’autre de ces procédés, et que les jésuites sont très peu favorables à l’internat qu’ils n’organiseront que sous la pression des familles et des pouvoirs publics. Ce n’est donc pas au christianisme, mais à la volonté d’ordre et de contrôle d’un Etat français précocement centralisateur que Durkheim attribue la naissance et la systématisation de la répression scolaire qui a si souvent sévi dans l’histoire de notre enseignement depuis le début des temps modernes.

Bien plutôt, à travers les notions du devoir humain, de l’amour divin, de l’adhésion individuelle et de la conversion du cœur, le christianisme impose à l’enseignement de prendre en compte la liberté irréductible de l’être humain, et de construire du mieux qu’il se pourra les conditions de possibilité de l’éducation à la liberté. Plus précisément, le christianisme installe l’éducation dans la tension entre l’exigence de la vérité et la réalisation de la liberté, tension qui se surmonte dans la personne du Christ annonçant à ses disciples que « la vérité les rendra libres ». En éducation, le christianisme affirme à la fois qu’il n’y a pas de vérité sans liberté, et qu’il n’y a pas de liberté sans vérité. Il faut éviter aussi bien l’écueil du recours exclusif au principe d’autorité, que celui de la négation d’une vérité transcendante. Que le christianisme en éducation ait fait référence à la vérité, et même souvent à une conception intolérante de la vérité, est suffisamment connu pour qu’il soit inutile d’y insister. Mais le christianisme a en même temps toujours mis cette vérité face à la liberté de penser. Ainsi Durkheim insiste à juste titre sur la place centrale qu’occupent la dialectique et la disputatio ou débat contradictoire dans l’enseignement de l’Université médiévale. On pourrait dans le même esprit faire référence à la structure des grands ouvrages de la scolastique médiévale où se succèdent les questions, les objections, les réponses aux objections et les solutions. A travers cette dialectique scolastique, qui, contrairement à ce qu’avance Durkheim, ne concerne pas seulement le domaine du probable et du vraisemblable, mais bien la science suprême de la théologie, se développent une culture du libre examen et une éducation de l’esprit critique qui s’étendent jusqu’à la théologie et à la compréhension des vérités révélées. Ainsi la pratique intellectuelle du libre examen est un des acquis de l’Université médiévale, que le protestantisme et l’humanisme n’ont fait que reprendre à leur compte et généraliser au-delà même du domaine éducatif. Mais le libre examen ne doit pas devenir la valeur unique de l’éducation, et la libre pensée ne saurait non plus remplacer la démarche éducative comme écoute et accueil de la vérité. Ils doivent plutôt l’accompagner et y trouver leur place.

Enfin, c’est parce que l’éducation chrétienne s’adresse à la totalité de la personne humaine et cherche l’adhésion de l’âme tout entière à la vérité de la révélation qu’elle prend la forme d’une éducation générale, et ne peut jamais se réduire à un enseignement spécialisé visant l’acquisition d’un métier ou d’une pratique sociale déterminée. Ce caractère général de notre enseignement, tourné prioritairement vers l’acquisition des finalités spirituelles et morales de la vie humaine, a été maintenu par l’école laïque. Dorénavant il s’agit de former « le citoyen éclairé », capable d’autonomie et d’esprit critique, alors qu’il fallait auparavant éduquer un « homme pieux et instruit », respectueux de ses devoirs envers Dieu et les autres hommes. Mais dans les deux cas, il s’agit bien de réaliser une idée générale de la personne humaine plutôt que de préparer directement l’individu à entrer dans la vie active. Notre enseignement primaire et secondaire reste très marqué jusqu’à aujourd’hui par cette référence à une finalité morale ou spirituelle allant de pair avec une exigence intellectuelle abstraite et généraliste.

L’éducation encyclopédique

L’éducation chrétienne ne concerne pas seulement la totalité de la personne humaine, elle vise également la totalité du savoir humain. C’est une éducation qui s’est très rapidement voulue encyclopédique, c’est-à-dire n’entendant rien laisser de côté de ce qui concerne le savoir des choses humaines et divines. Ainsi Cassiodore au VIe siècle et Isidore de Séville au VIIe siècle cherchent à embrasser l’universalité du savoir humain et passent en revue toutes les disciplines humaines. Ainsi Hugues de Saint-Victor, au XIIe siècle, dans son Didascalicon, étend la définition grecque de la philosophie à la connaissance des principes de « toutes les choses humaines et divines »4, et donc à la connaissance de « tous les actes humains », y compris « les arts mécaniques ». Là encore l’humanisme d’un Rabelais ou la soif de savoir d’un Pic de La Mirandole, et le programme encyclopédique du Siècle des lumières ne feront que pousser jusqu’à son terme une des aspirations fondamentales de l’éducation chrétienne: le souci de ne rien ignorer, non seulement des choses divines, mais aussi des activités humaines. Le projet présenté en 1759 par d’Alembert dans son Discours préliminaire de l’Encyclopédie d’un « dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers » est l’achèvement de l’ambition exprimée par Hugues de Saint-Victor, dès le XIIe siècle, d’inclure dans la philosophie la mécanique à côté de la théorique, de la pratique et de la logique, et de considérer la raison de Dieu et la nature créée par Dieu comme l’origine des sciences, des arts et des métiers. La rupture, ici, ne passe pas entre la philosophie des Lumières et la théologie chrétienne, comme on le dit encore trop souvent, mais bien entre la conception grecque du savoir comme « théorie » et la conception chrétienne du savoir comme encyclopédie de la création. Du point de vue chrétien, cette aspiration à la connaissance universelle repose sur deux principes: d’une part la notion de la souveraineté de Dieu sur la totalité de sa création et, d’autre part, le sentiment de l’unité en Dieu de la science et de la vérité. Cette origine unique de tout ce qui existe engendre à son tour l’ambition d’une unité organique de tous les savoirs. La visée encyclopédique et l’exigence du système, qui culmineront en philosophie dans l’Idéalisme allemand du début du XIXe siècle, sont des conséquences directes de la théologie chrétienne du Dieu unique, créateur du ciel et de la terre. Or, remarque Durkheim, cette visée et cette exigence ne resteront pas une conception purement théorique ou idéologique, elles seront présentes dès la création de l’Université médiévale, et en constituent une des caractéristiques essentielles.

En conséquence, les connaissances ne seront pas simplement juxtaposées, mais elles seront hiérarchisées et organisées en une série cohérente et interdépendante, dont l’arbre des connaissances de Descartes est un exemple célèbre. De plus, à chaque époque un genre de connaissance est privilégié et appelé à jouer le rôle intellectuel central pour relier les savoirs entre eux et pour joindre la connaissance de l’homme à la connaissance de Dieu. Ainsi se succèdent dans le champ de l’éducation, l’âge de la grammaire du VIIe au XIe siècle, l’âge de la dialectique du XIIe au XVe siècle, et l’âge de la rhétorique et des belles lettres du XVIe au XVIIIe siècle. Durkheim remarque qu’à chacune de ces époques la connaissance fondamentale demeure une science formelle ou abstraite qui ne porte pas directement sur les choses, mais sur le langage ou la pensée, l’argumentation ou l’éloquence, et dont le champ d’application s’étend du même coup à la totalité des savoirs humains. Jusqu’au XVIIIe siècle, le recours à l’abstraction permet seul de réaliser l’unité du champ éducatif voulu par la théologie chrétienne. A partir de la Révolution française, et tout au long du XIXe siècle, et pourrait-on ajouter jusqu’à nos jours, on assiste à la lente montée en puissance de la connaissance scientifique, revendiquant face à la culture littéraire classique le rôle de principe « architectonique », pour parler comme Kant, capable de réaliser l’unité de tous les savoirs humains. Durkheim, et avec lui tous les tenants de la pensée laïque ont à cet égard l’impression de rompre avec le christianisme éducatif, au nom de l’opposition entre la science et la théologie, sans se rendre compte qu’ils continuent de se situer dans le cadre imposé par la croyance chrétienne en l’unité systématique de tous les savoirs. On notera que, là encore, la prétention des sciences de type mathématique à jouer ce rôle unificateur se fonde sur leur formalisme abstrait.

Pourtant il semble qu’une autre voie a été également ouverte par le christianisme pour réaliser l’unité systématique de tous les savoirs à travers la référence à la révélation de la vérité dans l’histoire. Comme l’a bien vu Hegel, tirant la leçon philosophique de cet aspect du christianisme, l’histoire peut seule réaliser l’universalité concrète du savoir absolu. On sait que l’événement central de la foi chrétienne se présente comme un fait historique transmis aussi fidèlement que possible par des témoignages qui se veulent véridiques. Personne n’ignore non plus que s’attaquer à l’historicité de la vie du Christ ou à la véracité des témoignages apostoliques revient à interroger la vérité du christianisme. On sait aussi que l’éducation à la foi chrétienne est orientée vers la réception et la compréhension du message évangélique, c’est-à-dire vers l’accueil d’événements historiques, qui prétendent donner sens à toute l’histoire humaine, et à chaque vie individuelle. On sait encore que le christianisme conçoit l’histoire comme une révélation de la vérité dont il s’agit de discerner l’accomplissement dans la vie personnelle. Il semble donc que le formalisme abstrait des disciplines intellectuelles pratiquées dans le cadre de l’école chrétienne renvoyait toujours à la révélation historique concrète de la vérité en Jésus-Christ. Contrairement à ce que pense Durkheim, ce n’est pas le christianisme qui est congénitalement menacé par le formalisme abstrait, mais bien la laïcité scientifique, même soutenue par la référence, pour le coup abstraite, au devoir kantien, à la nature ou à la société humaine.

La connaissance de l’homme

La troisième caractéristique du christianisme en éducation consiste dans le privilège accordé à la connaissance de l’homme par rapport à la connaissance de la nature. Durkheim oppose là encore le mouvement de la culture grecque à celui de la culture chrétienne. Il constate que la pensée grecque commence avec les présocratiques par la connaissance de la nature, et que ce n’est que relativement tardivement, avec Socrate, et faut-il ajouter les sophistes, que la connaissance de l’homme devient un sujet de préoccupation central pour la philosophie. La pensée chrétienne, au contraire, est immédiatement une connaissance de l’homme. Durkheim souligne que la différence de perspective est de nature théologique: le divin, pour les Grecs, est la nature, ou se trouve dans la nature, comme le premier moteur immobile d’Aristote, alors que le Dieu chrétien n’est pas du tout une force naturelle, mais se manifeste immédiatement comme volonté personnelle surplombant une nature qui n’est que sa création. Pour compléter l’analyse de Durkheim, il faut encore ajouter que le thème chrétien de l’homme « à l’image de Dieu » facilite le passage de la connaissance d’un Dieu personnel à la connaissance de sa créature spéciale, faite à son image, et explique suffisamment le privilège chrétien de la connaissance de l’homme sur la connaissance de la nature. Durkheim note que ce n’est qu’avec la Réforme luthérienne prolongée par l’œuvre de Coménius et les réflexions de Leibniz que la science de la nature et le contact direct avec les choses naturelles parviennent à s’introduire dans les préoccupations des éducateurs. L’humanisme de la Renaissance, y compris celui d’un humaniste protestant comme Jean Sturm à Strasbourg et l’éducation des jésuites ne lui font aucune place. En France, ce sera la Révolution qui accomplira pour quelques années avec la création des « écoles centrales » ce que la Réforme luthérienne avait réalisé pour l’Allemagne avec les Realschulen: mettre « les sciences du réel », pour parler comme Leibniz, au centre du programme éducatif.

Pour Durkheim, c’est ici que le christianisme traditionnel, à l’exception de sa version luthérienne moderne, montre ses limites: l’accentuation de la connaissance de l’homme, qui le caractérise, lui fait préférer l’alliance avec les belles-lettres de l’Antiquité plutôt que l’ouverture à la science des modernes. Ce faisant, Durkheim partage le présupposé positiviste qui croit déceler un conflit entre la théologie chrétienne et la science moderne, la condamnation de Galilée en étant un épisode exemplaire.

L’histoire des sciences ne confirme plus tout à fait aujourd’hui cette vision des choses. L’émergence de la science moderne de la nature en Europe suppose en réalité trois conditions, toutes les trois préparées par la théologie chrétienne: tout d’abord, ce que je propose d’appeler la « laïcisation » de la nature, ensuite la confiance en la capacité de la raison humaine à pénétrer les lois de la nature, enfin la revalorisation des arts mécaniques. Le premier principe exige de rompre avec la notion grecque de la nature divine, c’est-à-dire avec l’autorité de Platon et d’Aristote par rapport à la science de la nature. Comme les livres saints du christianisme ne contenaient pas de référence précise à la science de la nature, et comme l’essentiel demeurait la science de Dieu et de l’homme, il n’y avait aucun inconvénient immédiatement visible à se placer sous l’autorité de la physique de Platon et d’Aristote par rapport à la science de la nature. Il faudra attendre la Renaissance pour que le dogme chrétien de la séparation entre Dieu et la nature commence à produire ses effets. La seconde thèse qui postule le caractère rationnel de la nature repose sur l’idée chrétienne de la création de la nature par l’intelligence divine et sur l’idée de la parenté entre l’intelligence humaine et l’intelligence divine. C’est elle qui fonde l’audace de la science moderne à vouloir arracher ses secrets à la nature. Le troisième principe réside dans la revalorisation des arts mécaniques, et surtout leur intégration au processus même de la science. Cette transformation, qui là encore suppose la capacité de rompre avec l’idée grecque de la science comme « contemplation théorique » et de la remplacer par l’idée chrétienne de la connaissance comme action sur les choses et travail sur la matière, ne prendra pleine conscience d’elle-même qu’aux XVIe et XVIIe siècles. Il apparaît aujourd’hui de plus en plus clairement que la rupture dont est issue la science moderne fut moins une rupture avec la théologie chrétienne qu’une rupture avec la « théoria » des Grecs finalement rendue possible par la théologie chrétienne.

L’union des deux cultures

La quatrième caractéristique de l’éducation chrétienne, d’après Durkheim, est qu’elle cherche à réaliser l’union de deux cultures. Ceci tient d’abord aux conditions mêmes de l’apparition du christianisme dans un univers culturel hautement élaboré, l’Antiquité gréco-romaine, et à partir d’un contexte qui lui était demeuré en grande partie volontairement fermé, à savoir le monde du judaïsme. Dès le départ, le christianisme a dû s’engager dans la voie de la conciliation du judaïsme avec la civilisation gréco-romaine. Cette voie de la conciliation n’a pas été suivie sans difficultés ni remords. Souvent résonnèrent les appels à la rupture avec la culture classique et au recentrage sur la pureté du message évangélique. Mais force est de constater qu’ils furent rarement suivis d’effets. Nous savons aujourd’hui, encore mieux qu’à l’époque de Durkheim, à quel point les moines d’Europe s’efforcèrent de préserver et de transmettre les œuvres de l’Antiquité, et nous connaissons la volonté de la scolastique médiévale d’unir la philosophie grecque et la théologie chrétienne. La référence humaniste de la Renaissance à l’Antiquité et aux belles-lettres classiques n’est pas en soi une rupture avec le christianisme médiéval. Comme le souligne Durkheim, ce n’est pas la référence aux œuvres de l’Antiquité qui est nouvelle, c’est l’usage qui en est fait. Pour l’Université médiévale, les œuvres classiques sont une référence scientifique et philosophique, pour l’humanisme, elles deviennent une référence esthétique et rhétorique. Sur ce point, les jésuites, comme les humanistes protestants, concilieront sans trop de difficulté apparente la piété chrétienne et la rhétorique classique, même si cette union ne va pas sans poser des problèmes de compatibilité entre la vision chrétienne et la vision païenne du monde. Ils en feront même le nouvel idéal de l’éducation chrétienne. « Il s’agit de former des hommes pieux, instruits et éloquents »5, disait Jean Sturm, en parfait accord sur ce point avec les jésuites, dont il n’hésite pas à saluer l’œuvre éducative.

Finalement, à travers la conciliation des deux cultures, c’est bien à une éducation qui aspire à l’union de la raison et de la foi qu’on a affaire. Saint Augustin l’affirmait déjà dans une formule restée justement célèbre: « Comprendre pour croire, et croire pour comprendre. » A chaque époque de son histoire culturelle et éducative, le christianisme devra se situer à l’intérieur de cette tension féconde de l’intelligence humaine et de la révélation divine.

C’est dire que l’éducation, au sens chrétien de ce terme, s’est vécue et établie, et a toujours prospéré dans la tension, et dans l’effort pour accueillir et accepter les contradictions. Tension et contradictions entre la culture antique et la foi nouvelle, entre les belles-lettres et l’Evangile, entre l’histoire et la vérité, entre la science et le sens, entre la raison humaine et la révélation divine. Le grand mérite du christianisme a été, à mon sens, d’installer l’éducation dans cette tension fondatrice et fondamentale. Le péril consiste à tenter de supprimer la tension et d’éviter de se confronter aux contradictions. Historiquement ce péril a pris deux formes: d’une part la volonté récurrente de purifier l’éducation chrétienne de tous les « éléments ou rudiments du monde », que ce soit la culture antique, les belles-lettres classiques ou la science moderne. Fort heureusement cette volonté purificatrice, qui a accompagné le christianisme éducatif tout au long de son histoire, n’a jamais réussi à s’imposer sauf dans des contextes sectaires et minoritaires, finalement marginaux. D’autre part, l’espoir tout aussi vain, même s’il s’est imposé dans une conception militante et positiviste de la laïcité, de couper l’éducation de la référence à la foi, à l’Evangile et en général à la dimension transcendante de la vie humaine. Le danger qui guette aujourd’hui l’éducation, que l’on cherche d’un côté à y purifier le christianisme, ou de l’autre à la purifier du christianisme, est toujours le même: ne retenir qu’un des deux termes de la tension constitutive et aboutir par là à une éducation unidimensionnelle, qui devient incapable d’accueillir dans sa difficulté humaine la question du sens. A partir de là, l’alternative est de sombrer dans la dérive éducative sectaire de l’extrémisme religieux, ou inversement de faciliter la prolifération des phénomènes sectaires par l’exclusion laïque de la question de la transcendance. On pourrait retracer les tentatives de la laïcité éducative française pour échapper à cette dérive vers l’unidimensionalité, que ce soit à travers la notion kantienne du devoir, censée maintenir la tension entre la réalité et l’idéal, ou à travers la référence durkheimienne au sentiment de « dépendance morale » fondée sur le rapport de l’homme à une nature et à une société qui le dépasse et l’englobe de toute part, ou à travers le culte de la Révolution française et de la République, ou enfin avec la foi positiviste dans la science chargée d’ouvrir la voie d’un progrès régulier de l’humanité. Malgré tout, il me semble qu’aujourd’hui une des grandes faiblesses de notre éducation laïque, et une des causes de la crise de notre système éducatif, consiste justement dans cet enfermement dans l’immanence intellectuelle et idéologique. Sur ce point la laïcité a volontairement abandonné l’héritage du christianisme des deux cultures, et c’est justement ce qui l’affaiblit et la rend moins crédible.

Pour terminer, je voudrais encore ajouter deux caractéristiques supplémentaires de l’éducation chrétienne, qui sans être complètement absentes de l’Histoire de l’enseignement en France, n’y occupent pas la place centrale qu’elles auraient méritée.

L’éducation universelle

La première de ces caractéristiques est la volonté chrétienne d’une éducation universelle, touchant tous les hommes. Cette exigence d’universalité est présente dans les Evangiles et les lettres de saint Paul. Elle repose sur le commandement christique: « Allez et faites de toutes les nations des disciples », et sur l’audacieuse affirmation paulinienne: « Il n’y a plus ni homme, ni femme, ni esclave, ni homme libre, ni Juif, ni Grec, mais vous êtes tous un en Jésus-Christ. » L’Evangile s’adresse à tous les humains, et suppose une éducation universelle. La religion chrétienne se doit de proposer à tous un enseignement qui exprime sa plus haute vérité. Ce faisant le christianisme rompt avec l’ésotérisme caractérisant les religions à mystère ou les écoles philosophiques, ou avec l’exclusivisme du judaïsme. Un remarquable témoignage de cet universalisme éducatif se trouve dans la fameuse lettre du pape Grégoire à l’évêque Serenus s’élevant contre la destruction des images. Lorsque Grégoire le Grand affirme que « les images peintes sont la lecture de ceux qui ne savent pas lire »6, il ne faut pas y voir un quelconque mépris pour les ignorants. Au contraire, ce qui est ici mis en avant est le souci d’éduquer tous les hommes: ceux qui savent lire, et qui ont la possibilité de se procurer des livres, au moyen des livres saints, et ceux qui ne savent pas lire, ou qui ne peuvent avoir accès à des livres, au moyen des images représentant les histoires saintes, et placées à cet effet dans les Eglises. La première justification romaine des images est donc une justification éducative, et un certain iconoclasme protestant du XVIe siècle a pu se donner d’autant plus facilement libre cours qu’il était contemporain de l’extension de l’écrit rendu possible par l’invention de l’imprimerie. A partir du moment où potentiellement tout le monde pourra avoir accès à l’écrit, l’image n’est plus indispensable, et peut même devenir un obstacle à la compréhension des textes bibliques. Mais là encore l’accord portant sur la finalité qui est que tout le monde a droit à la connaissance de la révélation divine l’emporte sur le désaccord sur les moyens, c’est-à-dire le livre ou l’image comme support de l’enseignement et de la prédication. L’histoire montrera que le christianisme restera globalement fidèle à cet universalisme éducatif, et qu’il cherchera progressivement à étendre les écoles au plus grand nombre, et à y inclure les filles. Les résistances à l’extension de l’éducation au plus grand nombre en France ou en Europe ont été moins le fait des Eglises chrétiennes que des pouvoirs politiques traditionnels, parfois inquiets des conséquences de l’éducation sur la docilité des populations, ou des familles elles-mêmes poussées par la nécessité économique de faire travailler les enfants. Et quand la République de Jules Ferry proclame « l’instruction obligatoire et gratuite », elle ne fait que mener à son terme l’universalisme chrétien en éducation, même si cet accomplissement passait par la substitution de l’Etat aux Eglises, et la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

L’éducation de l’individu

Enfin, et ce sera la dernière caractéristique que j’évoquerai, l’éducation chrétienne est une éducation du sujet et de l’individu. Sur ce point, Durkheim note que les premières tentatives d’individualiser l’enseignement de masse sont le fait des jésuites, dans un souci de mieux diriger et toucher leurs élèves. Il note aussi que l’éducation française classique des XVIIe et XVIIIe siècles marquée par la référence humaniste aux lettres gréco-romaines aboutit à un individualisme abstrait auquel échappent davantage les pays protestants, plus proches de la tradition évangélique. Ces deux remarques vont dans le même sens. Le christianisme est d’abord une religion de la personne divine individuelle depuis le Dieu personnel de l’Ancien Testament, qui se présente à Moïse comme le sujet absolu, « Je suis celui qui suis », jusqu’au dogme chrétien de la Trinité des trois personnes divines, en passant par la figure unique et radicalement individuelle du Christ. Mais le christianisme est tout autant une religion de la personne humaine individuelle appelée par son nom à répondre à la Parole divine et à s’inscrire dans le projet de Dieu. Est-il besoin de rappeler que, depuis les Confessions de saint Augustin jusqu’au cogito de Descartes, s’élaborent une théologie et une philosophie chrétiennes de la subjectivité à la fois universelle et individuelle? Est-il besoin de rappeler que toute philosophie moderne du sujet et de l’individu s’enracine d’une manière ou d’une autre dans la subjectivité chrétienne? Il serait en conséquence étonnant qu’un trait culturel aussi essentiel du christianisme ne produise pas ses effets dans le domaine de l’éducation.

Prendre en compte la dimension individuelle en éducation signifie au moins trois choses: préférer dans toute la mesure du possible la persuasion à la contrainte, parce que l’individu est une intériorité subjective irréductible et que la répression peut éventuellement briser une personne, mais ne peut jamais produire d’adhésion authentique, viser le développement de la personne totale, parce que l’individu est une unité dont toutes les composantes sont solidaires et interdépendantes, enfin prendre en compte le processus d’apprentissage de l’élève et tenir compte des différences individuelles, parce que chaque individu a des caractéristiques spécifiques et une histoire propre. Ces préoccupations qui ouvrent l’espace moderne de la pédagogie ne sont nullement en rupture avec la tradition chrétienne, à condition de ne pas isoler l’individu, mais de rapporter l’individualité à son fondement en Dieu, c’est-à-dire à la transcendance, et à sa liaison nécessaire à la société humaine et à la communauté ecclésiale, c’est-à-dire à l’interdépendance. L’étude du fonctionnement de l’Université médiévale, dont Durkheim souligne le caractère extrêmement libéral, comme les conseils pédagogiques contenus dans le Didascalicon de Hugues de Saint-Victor sont deux exemples de la préoccupation pour les droits des individus et de la prise en compte des différences individuelles dès le Moyen Age. A partir de la Renaissance, l’individualisme pédagogique s’affirme avec force à travers les écrits des humanistes chrétiens comme Jean Sturm, Montaigne, ou Comenius, et trouvera ses premières réalisations dans les collèges des jésuites ou les établissements scolaires de la Réforme protestante. Nombreux seront, du XVIIe au XIXe siècle, les religieux catholiques ou les pasteurs protestants, comme Oberlin par exemple, qui illustreront en théorie et en pratique le souci de l’humain et de l’individu en éducation. Ainsi les pédagogies dites nouvelles, les pédagogies non directives, ou encore les efforts contemporains pour différencier la pédagogie sont moins en rupture qu’en continuité avec une tradition éducative d’origine et d’inspiration chrétienne, qu’ils ignorent d’ailleurs le plus souvent au nom de la laïcité.

La finalité morale de l’éducation, l’ambition encyclopédique, la priorité accordée à la connaissance de l’homme, mais aussi l’ouverture sur les sciences de la nature, la tension entre la raison et la foi, et le refus de l’unidimensionalité, l’exigence du droit universel à l’éducation, comme le souci de l’individu et des innovations pédagogiques qui en découlent, sont autant d’éléments essentiels que le christianisme a apportés au développement de l’éducation dans notre pays, et en Europe. Pour faire face aux défis qui attendent nos sociétés contemporaines, il faut engager le débat par rapport aux fondements de l’action éducative. Le déficit de compréhension actuel porte en effet moins sur les moyens que sur les fins de l’éducation. Pour en sortir, le moment n’est-il pas venu de réintroduire explicitement le christianisme dans le champ des questions éducatives les plus actuelles, s’il demeure vrai qu’on ne peut pas construire durablement l’avenir sur l’oubli du passé?


* M. Sherringham est directeur de l’IUFM d’Alsace et maître de conférences de philosophie. Il a été président du conseil de la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence de 1989 à 1998.

1 E. Durkheim, L’Evolution pédagogique en France (Paris: PUF, 1990).

2 Ibid., 57.

3 Ibid., 193.

4 H. de Saint-Victor, L’art de lire (Paris: Cerf, 1991), 75.

5 J. Sturm, Classicae epistolae (Droz, 1938), Introduction, XIII.

6 D. Menozzi, Les images (Paris: Cerf, 1991), 75.

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