Pour comprendre l’Apocalypse – Une approche possible

Pour comprendre l’Apocalypse
Une approche possible

Gordon CAMPBELL*

Les lignes qui suivent ont un objectif modeste, mais précis: encourager les lecteurs de La Revue réformée à lire l’Apocalypse de Jean et à le faire avec profit. Pour cela, nous avons choisi de dire très vite l’essentiel sur notre manière personnelle de lire ce dernier écrit du Canon biblique et de nous arrêter plus longuement sur un certain nombre de convictions que cette lecture nous a permis d’acquérir. Notre approche particulière et nos convictions personnelles sont à comprendre comme un témoignage: nous voulons rendre compte d’une expérience de lecteur assidu de l’Apocalypse de Jean et la partager avec d’autres lecteurs.

Si notre lecture personnelle de l’Apocalypse a contribué, en partie, à l’acquisition des quelques convictions que nous exprimerons dans ce qui suit, c’est une lecture sans cesse renouvelée de l’Apocalypse qui permet et permettra de les vérifier et de les corriger. Que ce bref exposé soit donc perçu comme étant, avant tout, une invitation à la lecture. A chacun(e), sa propre découverte!

A) La méthodologie

Comment lisons-nous l’Apocalypse de Jean? Nous lui reconnaissons, surtout, une profonde unité thématique que nous attribuons au génie de Jean, le voyant ou prophète, sous l’influence mystérieuse de l’Esprit de Dieu. De son inspiration prophétique et de ses connaissances profondes des écrits juifs – canoniques et intertestamentaires –, Jean a su produire une révélation littéraire de Jésus-Christ d’une grande profondeur. Nous ne croyons pas utile de chercher en dehors de l’univers du texte de quoi éclairer ce qui s’y trouve expliqué de manière adéquate. A notre avis, Jean ne décrit pas le monde autour de lui (comme s’il disait: « comprenez que ceci dans mon livre correspond à cela à l’extérieur) mais on trouve signifiées, aux confins de son texte, l’histoire du peuple de Dieu depuis toujours, ou l’histoire du monde contemporain de Jean, ou, pour ce qui nous concerne, l’histoire de notre propre existence de lecteurs modernes. Ces mondes-là sont articulés, dans le texte, sur la seule réalité, ou vérité, qui compte: celle de Dieu qui, en son Messie, vient demeurer avec le peuple qu’il a choisi. C’est dans ce monde-là que le lecteur-auditeur-spectateur de l’Apocalypse est invité à entrer.

Dans la thèse de doctorat en théologie que nous préparons actuellement sur l’Apocalypse, nous nous intéressons à l’ensemble du texte dont nous comprenons la composition de la manière suivante: l’Apocalypse acquiert sens et signification progressivement, à la manière d’une boule de neige qui grossit ou d’un puzzle qui, pièce après pièce, se construit. Ainsi, par un procédé de développement littéraire, chaque trajectoire thématique traversant le texte prend de l’ampleur et toutes se joignent pour accroître le sens. Plus l’on approche de la fin de l’Apocalypse, plus l’exégèse des textes doit être éclairée par des textes précédents qui les influencent et, même, les déterminent. Inversement, ce qui était opaque dans un premier temps devient plus limpide plus loin, car Jean en reprenant un thème déjà développé y apporte toujours quelque chose de nouveau. Ainsi, tout tend à se compléter et à devenir plus explicite.

B) Des convictions

Après ce bref aperçu méthodologique, nous évoquerons maintenant quelques-unes des convictions acquises, chemin faisant, dans notre étude de l’Apocalypse de Jean. Il y en aurait bien d’autres à évoquer et il faudrait encore creuser celles que nous allons énumérer. Celles-ci, au nombre de sept, nous paraissent, cependant, parmi les plus importantes pour la conjoncture culturelle et ecclésiale d’aujourd’hui. Nous les proposons à la réflexion de ceux qui veulent aborder le tout dernier livre canonique et qui espèrent y lire une parole vivante et édifiante pour leur foi.

i) La première conviction est un sentiment profond que tout texte biblique est à lire théologiquement, c’est-à-dire en présupposant que ce que nous interprétons nous interprète aussi. Ceci est le point de vue classique de la Réforme (entre autres de la Réforme calvinienne), position médiane, aujourd’hui, entre le fondamentalisme – qui a tendance à « diviniser » le texte – et l’orthodoxie critique – qui ne lui reconnaît aucun statut particulier. Cette conception de la nature de l’Ecriture nous paraît être particulièrement cruciale pour la compréhension de l’Apocalypse en tant que traité de la Nouvelle Alliance. Ce que nous croyons vrai pour les autres écrits bibliques ne l’est pas moins pour celui-ci: en lisant l’Apocalypse de Jean, nous nous lisons aussi; Dieu, qui nous y parle, nous parle de lui-même comme par une fenêtre ouverte, et nous parle aussi de nous-mêmes comme si nous nous voyions, pour la première fois, dans le miroir qu’il nous tend.

ii) Une seconde conviction prolonge la première, à savoir que l’Apocalypse mérite pleinement son statut canonique dans le Nouveau Testament et que nous pouvons le lire avec profit pour notre foi. Ce faisant, on s’inscrit en désaccord avec, par exemple, Martin Luther, qui le déconsidérait, ou avec le protestantisme libéral qui, sur ce point précis, est tributaire de Luther. Face à ses détracteurs, nous considérons que négliger l’Apocalypse ne pourrait être qu’au détriment de sa foi et qu’au contraire, s’en nourrir est un moyen certain d’affermir sa confession chrétienne. Ce livre mérite bien la place qu’il occupe en tant que couronnement de la révélation néotestamentaire. S’il demande un effort particulier aux lecteurs que nous sommes, il nous récompense par une bénédiction, elle aussi, particulière.

iii) Troisièmement, nous croyons que l’Apocalypse contribue à, participe de, la prédication apostolique, en continuité avec les évangiles ou les épîtres de Paul. Aussi, ne partageons-nous pas les quelques réserves émises par Jean Calvin qui, devant la difficulté particulière que soulevait l’exégèse de ce livre, n’a pas entrepris de le commenter. Pour notre part, nous sommes convaincus qu’au cœur de l’Apocalypse se trouve Jésus-Christ: incarné, crucifié, ressuscité, régnant auprès du Père, s’apprêtant à venir pour son épouse. Nous souscrivons ainsi à une interprétation qui, bien que souvent perdue de vue dans l’histoire de l’Eglise, remonte aux origines. En bref, au cœur de l’Apocalypse se trouve le Crucifié-Ressuscité. Le Christ de l’Apocalypse porte de nombreux titres de gloire, il jouit de la seigneurie sur l’univers, mais toujours comme celui qu’on connaît dans la prédication apostolique, celui qui s’est donné pour la rédemption de son peuple, celui que Dieu a ressuscité, celui qui est comme nous et à qui, un jour, nous ressemblerons.

iv) Quatrièmement, l’Apocalypse, comme les autres écrits de la Nouvelle Alliance, n’a pas de sens sans le Premier Testament, dont il est véritablement saturé. En d’autres termes, l’Apocalypse est à interpréter en rapport avec l’histoire, c’est-à-dire l’histoire sainte ou l’histoire de l’alliance du salut. En cela, nous nous distinguons des chercheurs qui favorisent son rapport à l’histoire romaine et, plus encore, de ceux qui veulent replacer l’Apocalypse dans l’histoire des religions. L’Apocalypse de Jean, tout autant que l’évangile de Matthieu, la lettre de Paul aux Romains ou la lettre aux Hébreux, devient incompréhensible lorsqu’on le dissocie de l’Ancien Testament. A vrai dire, le rapport si étroit entre l’Apocalypse et les Ecritures juives, dont il est saturé, est une des raisons du désenchantement de certains chrétiens face à ce livre: nos difficultés se mesurent, souvent, à l’aune de nos ignorances du Premier Testament, entre autres des prophéties d’Esaïe, d’Ezéchiel et de Daniel.

v) Un cinquième point concerne la fin des temps. Il n’y a guère plus dans l’Apocalypse que dans le reste du Nouveau Testament sur la fin ultime (c’est-à-dire sur la phase dernière de l’histoire de ce monde), si ce n’est qu’on y trouve comme projeté sur grand écran ce qui se dessine ailleurs, notamment dans le discours, dit apocalyptique, de Jésus1. Cette compréhension du texte nous différencie de nombreux évangéliques qui en font une lecture surtout eschatologique, voire millénariste (beaucoup diraient prémillénariste), et même, pour certains, alarmiste.

A cet égard, notre perspective sur le Nouveau Testament est la suivante: il convient de tenir en équilibre deux grands « moments » lors de la fin des temps: celui de l’inauguration et celui de la consommation ou de l’accomplissement; ou, pour le dire autrement, « le début de la fin » et « la fin de la fin ». Notre conviction profonde est que le Nouveau Testament, y compris donc l’Apocalypse, se préoccupe surtout « du début de la fin ». Et dans la mesure où la lecture de l’Apocalypse a été longtemps dominée par la conviction inverse – à savoir qu’il serait question de « la fin de la fin » –, notre démarche sera comprise comme un correctif. Nous n’entendons pas atténuer la force de tout ce qui, dans l’Apocalypse, parle de « la fin de la fin »; nous proposons seulement de rétablir un équilibre en faisant précéder l’eschatologie par la protologie, en rattachant résolument l’ultime retour de Jésus à sa première venue.

vi) Sixièmement, nous discernons dans l’Apocalypse une espérance à vocation universelle, celle-là même qu’exprime Paul en s’attendant à ce que toute langue confesse la seigneurie de Jésus et que tout genou fléchisse devant lui2. La proclamation de l’Evangile doit être universelle et l’espérance chrétienne est de pareille envergure. Nous ne voyons pas pourquoi le nombre des élus de Dieu serait forcément restreint, même si la notion de « reste » est bibliquement importante. Certaines lectures de l’Apocalypse s’inspirent d’une vision pessimiste de notre histoire, au cours de laquelle les choses iraient inéluctablement de mal en pis et, dans laquelle être chrétien consisterait à se sauver du monde ambiant et à pratiquer tout au plus le sauvetage de quelques rares compagnons. Nous n’avons pas trouvé cette perspective – appelée par quelqu’un pessimillénariste – dans l’Apocalypse de Jean; bien au contraire, le Christ de cet écrit est celui qui rachète pour Dieu un immense peuple de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliance, peuple issu de tous les pays, nations, tribus et langues.

vii) Septièmement, nous formulerons quelques remarques sur le symbolisme. Cette conviction, dont la compréhension est d’une importance cruciale, est plus difficile et plus longue à expliquer. Une lecture saine et juste de l’Apocalypse de Jean dépend d’une reconnaissance de la valeur symbolique de nombreux éléments de son décor et de sa mise en scène. Le langage hautement poétique serait déformé, trahi, par une interprétation « littéraliste »: vouloir reformuler en propositions prosaïques le message symbolique de l’Apocalypse reviendrait, au fond, à chercher à le vider de son vrai sens et à lui en imposer un autre, arbitraire. La démarche « littéraliste » est, heureusement, très difficile à maintenir jusqu’au bout; elle aura, tout de même, permis de formuler bien plus d’interprétations fantaisistes de ce texte qu’il n’existe de fantaisie dans le livre.

Une bonne démarche ne consiste donc pas à vouloir décoder l’Apocalypse prétendument « encrypté », mais à sensibiliser son lecteur. Il ne s’agit pas tant de décrypter un texte supposé obscur, hermétique, que d’exciter l’imagination en état de veille des lecteurs que nous sommes. Pour ceux qu’un tel recours à l’imaginaire rendrait méfiants, quelques garde-fous peuvent être énoncés. Un symbole ne doit pas faire peur, comme s’il pouvait signifier n’importe quoi. Au contraire, c’est lorsque l’interprète s’arroge le droit de réduire, d’adapter une valeur symbolique, en la remplaçant par une équivalence plus précise mais réductrice, qu’il y a trahison. C’est au texte de nous enseigner sa symbolique en trois dimensions et non pas à nous de la remplacer par des platitudes.

Dans le monde, certes étrange, que reflète l’Apocalypse, les symboles ont tous leur place, bien assortis les uns aux autres, bien agencés entre eux; ils participent à la construction de tout un monde symbolique. Aussi, la compréhension d’un symbole n’est pas à chercher dans un dictionnaire des symboles, mais dans le rôle qu’il a dans le texte, en lien avec d’autres éléments, au sein de l’action qui se déroule et au cœur du tableau qui est brossé. Il en est ainsi pour les chiffres de l’Apocalypse (3,5 ou 42 ou 1260, 4, 666, 7, 10, 12 ou 24, 1000, 144 000), pour les couleurs (blanc, rouge feu, or…), ou pour les animaux et les oiseaux (agneau, monstre, aigle…), etc.

On ne comprendra rien aux symboles de l’Apocalypse tant qu’on ne se sera pas aventuré dans son univers. Pour ceux qui les connaissent, les Chroniques de Narnia de C. S. Lewis peuvent servir d’analogie. Dans cette œuvre littéraire, des enfants de ce monde sont appelés à devenir des protagonistes dans un autre. Parce qu’ils sont des enfants, parce qu’ils ont encore les yeux pour voir et les oreilles pour entendre, ils sont accueillis dans le monde d’Aslan: dans l’autre monde, le vrai, où Dieu est chez lui. De même, Jean, le voyant, invite son lecteur à voyager, à quitter tel un enfant notre monde des apparences pour pénétrer dans la vérité de Dieu qui se trouve au-delà des apparences, dans le monde invisible mais vrai, dans la création nouvelle où il n’y a plus aucune barrière entre le ciel et la terre.

Ce périple est un voyage de foi, c’est-à-dire de confiance en Jésus-Christ, à la fois sujet et objet de la révélation qui nous est faite. Si nos propos peuvent inciter à aller à la rencontre du Christ de l’Apocalypse qui, selon une parole bien connue, « se tient à la porte et frappe »3, et, comme le dit une autre moins connue mais tout aussi engageante, nous ouvre « une porte que nul ne peut fermer »4, alors notre témoignage aura été utile. Et, pour changer d’image comme cela se fait si souvent dans ce beau livre: « Que celui qui a soif vienne; que celui qui veut prenne de l’eau de la vie gratuitement! »5


* G. Campbell est professeur de Nouveau Testament à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

1 Mt 24; Mc 13; Lc 21.

2 Ph 2:10, 11.

3 Ap 3:20.

4 Ap 3:20.

5 Ap 22:17.

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