Peut-on aimer sans sacrifice ?
Jean-Philippe Bru1
Introduction
Peut-on aimer sans sacrifice ? Nous allons voir qu’amour et sacrifice sont souvent liés dans l’Écriture, même si l’amour est toujours premier. L’amour rend capable des sacrifices les plus nobles, mais le sacrifice accompli sans amour ne sert à rien. Nous jetterons un regard particulier sur le sacrifice de la croix comme preuve de l’amour divin et modèle de la vie de disciple et de l’amour du prochain.
Voyons pour commencer comment amour et sacrifice sont compris dans notre culture occidentale.
I. Amour et sacrifice dans la culture occidentale
Si le sacrifice en tant qu’offrande rituelle à un dieu a quasiment disparu de la culture occidentale, il conserve toute sa place dans son sens figuré en tant que renonciation volontaire à un bien pour un bien estimé plus grand. Ainsi le soldat qui se sacrifie pour sa patrie ou les parents qui se privent de tout pour permettre à leurs enfants de réussir. On trouve de nombreux exemples de sacrifices par amour en littérature et au cinéma. Dans le film catastrophe L’aventure du Poséidon, qui brosse l’histoire d’un paquebot de croisière retourné en pleine mer par une lame de fond, un pasteur sacrifie sa vie pour permettre à une poignée de survivants de regagner la surface.
Du fait que nous vivons dans un monde déchu, l’amour à l’origine du sacrifice est parfois ambigu. Il peut devenir étouffant et ne pas respecter la liberté de l’autre. Ainsi les parents qui ont beaucoup sacrifié ont parfois du mal à accepter que leurs enfants suivent une autre voie que celle qu’ils avaient envisagée pour eux. Dans une relation fusionnelle, l’amour de l’autre et l’amour de soi ne sont pas faciles à démêler. Pour recruter leurs adeptes, les sectes ont recours à une méthode appelée love bombing (« bombardement d’amour »), qui consiste à flatter les personnes en recherche et à les « bombarder » de paroles et gestes d’affection, afin de les rendre émotionnellement dépendantes du groupe et de les amener à tout sacrifier pour le groupe ou ses dirigeants. Comme le dit Pascal Zivi :
il est parfaitement normal qu’une Église ou une communauté accueille les gens avec gentillesse et amour et essaie de répondre à leurs problèmes, mais cela devient problématique lorsque ce comportement est motivé par l’intention de manipuler et de contrôler2.
Voyons maintenant comment amour et sacrifice s’articulent dans les récits bibliques.
II. Amour et sacrifice dans la Bible
Si on comprend le sacrifice comme une renonciation, alors celui-ci est déjà lié à l’amour avant la chute. Dieu commande à Adam et Ève de renoncer au fruit de l’arbre de la connaissance. Ils doivent prouver leur amour pour lui en renonçant à certains biens pour un bien plus grand : la communion avec leur Créateur.
Dieu, quant à lui, leur a déjà prouvé son amour en les plaçant dans un jardin de délices et en respectant leur liberté. Satan les détourne du droit chemin en les faisant douter de l’amour de Dieu et en les flattant (« Vous serez comme des dieux », Gn 3.5). Il les pousse à sortir du rang que Dieu leur a assigné, ce qui entraîne la chute de l’humanité.
Toutefois, l’amour de Dieu n’a pas dit son dernier mot : il annonce le futur sacrifice de la descendance de la femme et leur confectionne des habits de peau, ce qui implique le premier sacrifice sanglant.
À partir de là, le sacrifice en tant qu’offrande rituelle fait partie de la religion biblique. Le sacrifice est ce qui permet d’obtenir le pardon de Dieu ou de lui dire sa reconnaissance. Mais le sacrifice n’agit pas de manière automatique, comme le montrent le récit de Caïn et Abel et, plus tard, la critique du culte par les prophètes et Jésus lui-même.
Henri Blocher considère que ce qui manque à l’offrande de Caïn, c’est « l’esprit de l’offrande »3. Au lieu de se reconnaître le débiteur de Dieu, il espère par son sacrifice « se constituer une créance sur Dieu »4, c’est-à-dire le manipuler et obtenir de lui ce que son cœur désire. Ce faisant, il sort de son rang et n’obtient que sa défaveur. Dieu dévoile l’égocentrisme de Caïn qui affecte tout ce qu’il fait, sa relation avec Dieu et sa relation avec son frère qu’il finit par tuer.
De même, quand les prophètes critiquent le culte israélite, ce n’est pas le système sacrificiel en tant que tel qu’ils rejettent, mais l’hypocrisie du peuple qui loue Dieu des lèvres tout en ayant le cœur très éloigné de lui. Si Dieu n’a rien à faire de leurs nombreux sacrifices, c’est parce que leurs mains sont pleines de sang (Es 1.11-15). Le sacrifice accompli sans amour ne sert à rien (1Co 13.3). C’est ainsi qu’il faut comprendre la parole d’Osée citée à deux reprises par Jésus : « Je veux la compassion, et non le sacrifice » (Os 6.6 ; Mt 9.13 ; 12.7). Jésus, à la suite d’Osée, établit une hiérarchie dans les commandements de Dieu : le commandement d’amour doit gouverner tous les autres, et en particulier les règles relatives aux sacrifices rituels.
Un exemple, bien connu dans l’Ancien Testament, de sacrifice pour Dieu accompli par pur amour est celui d’Abraham. Ce dernier est prêt à sacrifier Isaac alors que Dieu ne lui a rien promis en retour. C’est une des différences avec le sacrifice d’Iphigénie dans la mythologie grecque, dont l’enjeu est une victoire militaire. Une autre différence est que Dieu ne permet pas à Abraham d’aller jusqu’au bout de son sacrifice :5
Abraham ! Abraham ! […] Ne porte pas la main sur le garçon et ne lui fais rien : je sais maintenant que tu crains Dieu et que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton fils unique. (Gn 22.11-12)
Il s’agissait donc d’un test, et non d’une approbation divine du sacrifice humain. Celui-ci sera d’ailleurs clairement interdit par la loi mosaïque. Il faut également souligner la docilité surprenante d’Isaac, qui se laisse ligoter sans rien dire. Lui aussi a réussi le test : il est bien le fils de la promesse.
Un autre exemple de sacrifice dont la seule intention a été suffisante pour débloquer une situation douloureuse est celui de Juda, qui propose à Joseph de rester comme esclave en Égypte à la place de Benjamin, afin d’épargner à Jacob la perte du deuxième et dernier fils de Rachel. Juda a bien changé depuis le jour où il avait proposé à ses frères de vendre Joseph comme esclave aux Ismaélites. C’est cet altruisme de Juda qui décide Joseph à se faire reconnaître par ses frères et à leur pardonner. Le sacrifice est ici source de réconciliation.
Après l’épisode du veau d’or, Dieu se met en colère contre Israël et propose à Moïse d’exterminer ce peuple rétif et de faire de lui un nouvel Abraham, le père d’une grande nation. Moïse tente d’apaiser Dieu et lui dit que si Israël doit être effacé de la terre, lui aussi veut être effacé du livre que Dieu a écrit. Dieu refuse le sacrifice de Moïse, mais il se laisse émouvoir et épargne le peuple infidèle. Toutefois, la question demeure : « Comment un Dieu saint pourra-t-il demeurer au milieu d’un peuple pécheur ? » Dieu choisit de dresser sa tente royale hors du camp, à une certaine distance du peuple. Cette solution ne convient pas non plus à Moïse, qui prie Dieu de marcher au milieu de son peuple. En guise de réponse, Dieu lui fait voir sa gloire et proclame :
L’Éternel, l’Éternel, Dieu compatissant et qui fait grâce, lent à la colère, riche en bienveillance et en fidélité, qui conserve sa bienveillance jusqu’à mille générations, qui pardonne la faute, le crime et le péché, mais qui ne tient pas (le coupable) pour innocent, et qui punit la faute des pères sur les fils et sur les petits-fils jusqu’à la troisième et à la quatrième génération ! (Ex 34.6-7)
C’est donc par grâce que Dieu va revenir au milieu de son peuple. Et le système sacrificiel permettra au peuple de se maintenir dans un état de sainteté compatible avec la présence d’un Dieu saint.
Le vœu inconsidéré de Jephté, au chapitre 11 du livre des Juges, apporte un éclairage supplémentaire sur la nature du sacrifice. Il s’est engagé devant Dieu, s’il revenait vainqueur de la bataille, à lui sacrifier la première personne qui sortirait de sa maison pour aller à sa rencontre. Malheureusement pour lui, c’est sa fille unique qui s’approche la première. Il a donné sa parole à l’Éternel, il n’est donc pas question qu’il revienne sur sa promesse. Si l’attitude de Jephté est plus que douteuse, celle de sa fille est très intéressante. Elle ne cherche pas à s’enfuir, mais par amour pour son père et plus encore par amour pour Dieu elle accepte son triste sort : « Père, tu t’es engagé devant le Seigneur ; agis envers moi selon l’engagement que tu as pris, maintenant que le Seigneur t’a vengé de tes ennemis, les Ammonites. » (V. 36) Elle exprime toutefois une dernière volonté : aller pleurer sa virginité sur les montagnes avec ses amies. Ce qui rend son sort particulièrement tragique, c’est qu’elle n’a pas de descendance, donc personne à qui transmettre son patrimoine. Son nom et celui de son père vont disparaître de la terre des vivants.
Le texte ajoute pourtant que « chaque année les filles d’Israël s’en vont célébrer la fille de Jephté, le Galaadite, quatre jours par an » (v. 40). Dieu a donc récompensé son abnégation en lui accordant en quelque sorte une descendance spirituelle qui célèbre son nom.
On trouve la même idée dans le quatrième chant du Serviteur souffrant en Ésaïe 53. La mort du serviteur est présentée comme un sacrifice volontairement assumé : « Il s’est livré lui-même à la mort » (v. 12). Son exclusion prématurée de la terre des vivants implique normalement la privation de descendance. Ce n’est pas seulement l’arbre que l’on coupe, mais aussi tous les fruits qu’il aurait pu porter. Le verbe hébreu gazar, traduit par « exclu » au verset 8 (« dans sa génération, qui s’est soucié de ce qu’il était exclu de la terre des vivants »), a un sens presque identique au verbe plus courant karath, qui est utilisé pour parler non seulement de la mort de quelqu’un, mais de l’élimination de sa postérité actuelle ou potentielle, comme dans le cas de Jérémie, que ses ennemis envisagent d’éliminer : « Détruisons l’arbre avec son fruit [c’est-à-dire sa descendance] ! Retranchons-le de la terre des vivants, et qu’on ne se souvienne plus de son nom ! » (Jr 11.19) Le verset 8 d’Ésaïe 53 pourrait d’ailleurs être traduit : « qui s’est soucié de sa génération [c’est-à-dire de sa descendance], de ce qu’il était exclu de la terre des vivants ». Autrement dit, qui s’est inquiété de ce que le Serviteur souffrant n’aurait jamais de postérité et que son nom serait rapidement oublié ?
Or, contre toute attente, le chant continue en disant au verset 10 qu’« il verra une descendance et prolongera ses jours ». Il s’agit d’une descendance spirituelle qui célébrera son nom.
Les chrétiens interprètent ce chant du Serviteur souffrant comme une anticipation du sacrifice de la croix, preuve de l’amour de Dieu et moyen de notre rédemption. C’est sur ce sacrifice que nous allons maintenant concentrer notre attention, en évaluant deux explications actuelles de la croix, l’une catholique, l’autre protestante.
III. Le sacrifice de la croix comme preuve de l’amour de Dieu
1) L’explication de la croix par le seul amour de Dieu
Il ne fait aucun doute que le sacrifice de la croix est motivé par l’amour de Dieu, les témoignages bibliques à l’appui de cette affirmation étant nombreux. Une question plus controversée est de savoir s’il faut expliquer l’œuvre rédemptrice par le seul amour divin ou si d’autres attributs de Dieu sont également concernés, comme sa colère ou sa justice.
Le théologien catholique Jean Galot reproche aux réformateurs protestants d’avoir poussé jusqu’à des conséquences extrêmes la théorie selon laquelle, irrité par les péchés de l’humanité, Dieu aurait fait retomber sa colère sur le Christ. Selon lui, « l’identité divine de Jésus, Verbe incarné, ne permet pas de penser qu’il ait pu être victime de la colère divine »6.
Il considère la théorie des réformateurs comme une « interprétation excessive de la substitution »7 et s’efforce de montrer que « dans le message du Nouveau Testament le sacrifice est attribué au seul amour divin, celui du Fils et celui du Père »8.
Il est facile de suivre Jean Galot lorsqu’il commente les passages qui mettent l’accent sur l’amour du Père et du Fils comme explication de la rédemption, mais il est moins convaincant lorsqu’il traite les textes plus difficiles « qui semblent introduire dans la considération de l’œuvre rédemptrice des exigences de justice ou de colère »9.
Concernant Romains 3.23-26, où Paul établit un lien entre le sacrifice expiatoire de Jésus et la manifestation de la justice divine, Jean Galot reconnaît que « le projet en vertu duquel le Christ a été constitué d’avance propitiation est animé par la volonté divine de justice. Mais il ne s’agit pas de justice punitive ou vindicative ; il serait erroné de penser que le Christ a dû s’acquitter de l’expiation parce que la ‹justice divine› exigeait de lui une peine pour le péché. »10 En quoi consiste donc pour lui la volonté divine de justice ? À « rendre justes » les pécheurs, sans exiger aucune compensation pour leurs péchés, ni de leur part, ni de celle de Jésus en tant que substitut.
Une telle interprétation ne me semble pas rendre justice au texte. Le mot hilastèrion, qui signifie moyen d’expiation ou propitiatoire, implique que le sang de Jésus a été versé pour apaiser la colère de Dieu. Paul dit clairement que si Dieu a offert son Fils en sacrifice, c’est parce qu’il ne pouvait pas laisser impunis les péchés commis auparavant. S’il s’est montré patient, ce n’est pas parce qu’il prenait le péché à la légère, mais parce qu’il savait que lorsque les temps seraient accomplis il enverrait son Fils pour nous racheter. Le seul moyen pour Dieu d’être juste tout en justifiant des pécheurs était de punir un innocent à leur place après lui avoir imputé leurs péchés.
Concernant 2 Corinthiens 5.21, où Paul dit que le Christ a été fait par le Père péché pour nous, Jean Galot interprète cette attribution du péché comme le simple fait que « le Christ a porté les conséquences pénibles du péché, la souffrance et la mort »11. Le Christ n’aurait donc pas subi la colère de Dieu à notre place sur la croix, après que nos péchés lui auraient été imputés, mais seulement la violence des hommes par amour pour nous.
Il est vrai que l’affirmation « Celui qui n’a pas connu le péché, pour nous [Dieu] l’a fait péché » n’est pas claire. Calvin admet que « péché » peut être compris ici comme « victime effaçant le péché », Paul empruntant aux Hébreux cette manière de parler. Mais il ajoute qu’on comprend mieux l’expression « faire péché » en la comparant à l’expression opposée « devenir justice » dans le même verset. La justice dont il est question ici n’est pas une qualité que Dieu produirait en nous, mais la justice de Jésus-Christ qui nous est imputée. De même le péché attribué au Christ n’est pas le sien, mais le nôtre qui lui est imputé.
Comment sommes-nous justes devant Dieu ? Certes tout ainsi que Christ a été pécheur. Car il a pris en quelque sorte notre personne, afin qu’il fût fait coupable en notre nom, et fût jugé comme pécheur, non pas pour ses péchés, mais pour les péchés des autres, vu qu’il était pur et exempt de toute iniquité, et portait la peine qui ne lui était point due, mais à nous. Certes de la même façon nous sommes maintenant justes en lui, non pas que nous satisfassions au jugement de Dieu par nos propres œuvres, mais parce que nous sommes considérés selon la justice de Christ, que nous avons vêtue par la foi, afin qu’elle soit faite nôtre12.
2) L’explication de la croix comme antidote contre la violence
De nombreux théologiens protestants interprètent le sacrifice de la croix comme un antidote, non seulement contre la violence humaine, mais également contre la violence divine. Élian Cuvillier va jusqu’à suggérer qu’à la croix Jésus lui-même aurait « abandonné » une certaine idée de Dieu, celle d’un Dieu vengeur qui réclame justice. Il fait remarquer qu’après sa résurrection « Jésus ne prononce aucune parole de vengeance ou d’appel au jugement »13. Ce qui le préoccupe, c’est uniquement de faire des disciples. Cette remarque n’est pas tout à fait exacte, puisque le soir même de sa résurrection, Jésus confirme ses disciples dans leur fonction de portiers du royaume : « à qui vous pardonnerez les péchés, ceux-ci sont pardonnés ; à qui vous les retiendrez, ils sont retenus. » (Jn 20.23 ; voir Mt 16.19) Si les péchés de certains sont retenus, c’est que Dieu n’a pas renoncé à juger ceux qui n’obéissent pas à l’Évangile.
Même si peu de théologiens protestants suivent Élian Cuvillier dans son interprétation de l’abandon de Jésus sur la croix, beaucoup parviennent à la même conclusion : « Le silence de la croix nous convoque à faire le deuil d’un Dieu violent. »14 Ce genre d’affirmations est très bien accueilli dans notre contexte d’attentats meurtriers commis au nom d’un Dieu vengeur. Et il est vrai que l’attitude de Jésus sur la croix, son absence de rancœur à l’égard de ceux qui l’ont crucifié et se moquent de lui, est ce qui donne au christianisme sa saveur particulière. Les chrétiens sont appelés à suivre son exemple, à aimer leurs ennemis, à bénir ceux qui les persécutent, à ne pas rendre le mal pour le mal. Mais c’est aller trop loin que d’exclure toute forme de violence divine. Ce qui fait de la croix le point culminant des souffrances du Christ, c’est que les tourments qu’il y éprouve pendant les trois heures de ténèbres ont une origine céleste, et ne sont pas le simple fait de la violence humaine. De plus, même si le pardon est disponible pour tous pendant le temps de la grâce, Dieu continue d’exercer ses jugements au moyen des magistrats et de sa providence. Et celui qui refuse de changer s’amasse, dit l’apôtre Paul, « un trésor de colère pour le jour de la colère et de la révélation du juste jugement de Dieu » (Rm 2.5). Il y a donc de la colère en Dieu, mais c’est une colère maîtrisée et juste.
Voyons maintenant ce que le sacrifice de la croix apporte de nouveau dans le domaine de l’amour de Dieu et du prochain.
IV. Aimer à la lumière de la croix
1) Le sacrifice de la croix nous rend capables d’aimer
Jean Galot dit que « la libération opérée par le Christ est une libération de l’amour, en ce sens qu’elle délivre les hommes des obstacles à l’amour et permet aux forces de l’amour de se développer en eux. C’est une libération qui rend l’être humain capable d’aimer. »15 Il s’agit « d’une libération de l’amour, parce qu’elle s’opère dans une réconciliation. Elle délivre l’homme de la situation conflictuelle où le péché l’avait placé à l’égard de Dieu et à l’égard d’autrui. »16 Étant réconciliés avec Dieu, les barrières qui séparaient les hommes tombent et la haine fait place à l’amour. Un seul peuple nouveau est créé, composé de Juifs et de non-Juifs unis au Christ.
L’histoire de Joseph et de ses frères est une belle illustration de la libération de l’amour produite par le sacrifice. C’est quand Juda s’offre comme esclave à la place de Benjamin que Joseph se laisse reconnaître par ses frères et se réconcilie avec eux.
2) Le sacrifice de la croix nous est donné comme modèle de la vie de disciple
Celui qui veut venir à la suite de Jésus doit l’aimer plus que tout : plus que son père ou sa mère, plus que son fils ou sa fille, plus que sa propre vie (Mt 10.37-39). De même que Jésus a obéi à son père jusqu’à la mort, nous devons être prêts à donner notre vie pour lui.
Comme le montre l’exemple d’Abraham, renoncer à soi-même signifie « être prêt » à renoncer à ce que l’on a de plus cher ici-bas. Et il se peut que Dieu teste de temps à autre notre degré de consécration en nous demandant un sacrifice important. Mais, le plus souvent, renoncer à soi-même signifie se détourner de l’idolâtrie de l’égocentrisme et se débarrasser de tout ce qui fait obstacle au service de Jésus-Christ.
3) Le sacrifice de la croix nous est donné comme modèle de l’amour des ennemis
Comme nous l’avons déjà mentionné, de même que Jésus a prié son Père de pardonner à ceux qui l’avaient crucifié, nous devons aimer nos ennemis et vaincre le mal par le bien. Il ne s’agit pas de renoncer à la justice, mais de laisser à Dieu le soin de faire justice :
Mes amis, ne vous vengez pas vous-mêmes, mais laissez agir la colère de Dieu, car il est écrit : « C’est à moi qu’il appartient de faire justice ; c’est moi qui rendrai à chacun son dû. » Mais voici votre part : « Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger. S’il a soif, donne-lui à boire. Par là, ce sera comme si tu lui mettais des charbons ardents sur la tête. » Ne te laisse jamais dominer par le mal. Au contraire, sois vainqueur du mal par le bien. (Rm 12.19-21)
La théologie de la croix est ce qui fait la spécificité du christianisme, ce qui lui permet d’être une religion évangélisatrice, conquérante, sans pour autant être agressive.
Lorsque le christianisme s’écarte de la croix, plus rien ne le distingue des religions qui font avancer leur cause par la violence. Celui qui se tient à l’ombre de la croix ne traite pas son ennemi avec mépris, mais avec une bienveillance infatigable, jusqu’à ce que Dieu adoucisse son cœur. Celui qui se tient à l’ombre de la croix ne se venge pas lui-même, et il ne cherche pas non plus à venger l’honneur de Dieu, mais il brandit l’épée de l’Esprit, qui est la Parole de Dieu, pour abattre les forteresses spirituelles. Il s’arme de bonté et de patience pour faire triompher la vérité. Et s’il lui arrive de consentir au sacrifice suprême, celui de sa vie physique, c’est toujours par amour et sans rancœur à l’égard de ses persécuteurs.
4) Le sacrifice de la croix nous est donné comme modèle de l’amour fraternel
Je vous donne un commandement nouveau : Aimez-vous les uns les autres. Oui, comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres. (Jn 13.34)
Ce qui est nouveau par rapport à l’ancien commandement d’amour, c’est le modèle proposé : « comme je vous ai aimés ». « Il s’agit pour les chrétiens d’aimer comme le Fils a aimé. Le modèle est plus précisément l’amour manifesté dans le don de la vie, car Jésus ne dit pas ‹comme je vous aime›, mais ‹comme je vous ai aimés›, et il vise son sacrifice : ‹Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis› (Jn 15.13). »17
Jean ne se lasse pas de répéter cet enseignement. Dans sa première épître, il affirme que c’est l’obéissance à ce nouveau commandement qui distingue les vrais chrétiens des faux chrétiens. Les faux chrétiens visés par l’apôtre sont des proto-gnostiques qui non seulement nient l’incarnation du Christ, mais prétendent qu’il existe deux catégories de chrétiens : les illuminés et les non-illuminés, cette deuxième catégorie étant l’objet de leur mépris. Ignace d’Antioche dit à leur sujet que « de la charité, ils n’ont aucun souci, ni de la veuve, ni de l’orphelin, ni de l’opprimé, ni des prisonniers ou des libérés, ni de l’affamé ou de l’assoiffé »18. De même Jean souligne que l’imitation de Jésus-Christ doit se traduire concrètement par des gestes de compassion :
À ceci, nous avons connu l’amour : c’est qu’il a donné sa vie pour nous. Nous aussi, nous devons donner notre vie pour les frères. Si quelqu’un possède les biens du monde, qu’il voie son frère dans le besoin et qu’il lui ferme son cœur, comment l’amour de Dieu demeurera-t-il en lui ? (1Jn 3.16-17)
C’est ce genre de sacrifice qui rend l’amour de Dieu visible et fait savoir à tous que nous sommes les disciples de Jésus-Christ. Chaque fois que nous donnons la priorité aux intérêts des autres pour faciliter la résolution d’un conflit, que nous cherchons à servir, plutôt qu’à être servis, nous imitons le Christ qui s’est dépouillé lui-même afin de nous réconcilier avec Dieu et les uns avec les autres.
Dans un monde en proie à la violence et à toutes sortes de conflits humainement insolubles, le sacrifice de la croix est comme une source à laquelle nous pouvons nous désaltérer, comme un flambeau à la lumière duquel nous pouvons apprendre à aimer en action et en vérité.
-
Jean-Philippe Bru est professeur-coordinateur de théologie pratique à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩
-
Pascal Zivi et Jacques Poujol, Les abus spirituels, Paris, Empreinte Temps Présent, 2006, p. 22.↩
-
Henri Blocher, Révélation des origines, Plan-les-Ouates, Presses Bibliques Universitaires, 2001 (1979/1988), p. 195.↩
-
Ibid.↩
-
Notons toutefois qu’au moment du sacrifice, Artémis aurait, suivant certains écrits, remplacé Iphigénie in extremis par une biche.↩
-
La libération de l’amour, Paris, Éditions Parole et Silence, 2001, p. 189.↩
-
Ibid., p. 190.↩
-
Ibid., p. 191.↩
-
Ibid., p. 197.↩
-
Ibid., p. 198-199.↩
-
Ibid., p. 201.↩
-
Jean Calvin, Commentaire sur la deuxième épître aux Corinthiens, Aix-en-Provence/Marne-la-Vallée, Kerygma/Farel, 2000, p. 90.↩
-
« Jésus aux prises avec la violence dans l’évangile de Matthieu », ETR 1999/3, p. 346.↩
-
Daniel Marguerat, « Jésus, Dieu et la violence », dans Daniel Marguerat, sous dir., Dieu est-il violent ?, Paris, Bayard, 2008, p. 76.↩
-
La libération de l’amour, p. 95.↩
-
Ibid., p. 96.↩
-
Ibid., p. 102.↩
-
« Lettre aux Smyrniotes », dans Les Pères apostoliques, Paris, Cerf, 1991, p. 207.↩