Les sept péchés capitaux

Les sept péchés capitaux

Faut-il les traiter dans l’accompagnement individuel de la souffrance ?

Paul MILLEMAN*

 

L’accompagnement de la souffrance individuelle dans le cadre de l’Eglise n’est pas nouveau, mais il suscite bien des questions tant en raison de la diversité des méthodes proposées que de leurs influences sous-jacentes. Au milieu de toutes les offres alléchantes en matière de thérapies ou de relation d’aide, même chrétiennes, l’accompagnement pastoral risque de perdre sa spécificité et de se diluer progressivement dans une méthode davantage psychologisante que biblique. Dans l’histoire de l’Eglise, l’accompagnement de la souffrance était déjà présent et mettait aussi en lumière la problématique du péché. Ainsi, dans la théologie médiévale, la dénonciation du péché originel, comme source de bien des maladies, a glissé progressivement vers une volonté de transposition des différents péchés en vices capitaux et une lutte spécifique contre ces derniers, en les remplaçant par des vertus. C’est à partir du XIIIe siècle que la lutte contre les péchés capitaux a influencé très largement l’accompagnement des personnes dans leur cheminement spirituel face au mal. D’où vient cette approche des péchés capitaux ? Est-elle une spécificité de la période médiévale ? Concerne-t-elle chaque être humain ou se limite-t-elle aux moines vivants comme ermites ou en communauté ? Quels sont les théologiens qui ont contribué à la présentation de cette approche du mal et à la mise en œuvre de solutions thérapeutiques ? Quel peut être l’impact d’une telle approche de la question dans notre compréhension de l’être humain et de son fonctionnement ? Est-il possible de dégager des applications à la pastorale chrétienne et à l’accompagnement spirituel des personnes ?

Le pape Grégoire Ier, appelé aussi Grégoire le Grand, a formalisé la classification de ces vices sous la forme d’un septénaire appelé « péchés capitaux » pour les sortir des monastères et les diffuser dans l’Eglise. Dans sa rédaction des Morales sur Job, achevées en 590, Grégoire développe sa pensée et donne un schéma des différents vices auxquels l’être humain est confronté. Il en réduit le nombre à sept principaux vices, qui regroupent l’ensemble des tentations et des péchés qui en découlent et freinent la croissance spirituelle de chacun.

I. De la lutte contre les tentations et les passions de l’âme

1. Eléments philosophiques d’arrière-plan

L’étude de l’être humain, en particulier celle du fonctionnement de son âme, lieu où se développent les passions ou les vices, selon certains théologiens, a été particulièrement marquée par l’influence de la philosophie grecque. Les Pères de l’Eglise, pour beaucoup, faisaient référence, de façon plus ou moins directe, aux idées platoniciennes. Edouard des Places précise : « Platon apparaissait comme une des sources principales de la réflexion patristique à côté, sinon même au niveau que l’Ecriture. (…) C’est particulièrement sensible pour S. Justin martyr, Clément d’Alexandrie, Origène (…)[1]. » A une époque où la doctrine chrétienne se précisait face aux attaques des hérésies, les idées platoniciennes sur l’âme et son fonctionnement ont proposé une modélisation intéressante de la vie intérieure de l’être humain. Platon affirmait : « Enfin, nous sommes venus à bout, quoique avec bien de la peine, de montrer clairement qu’il y a dans l’âme de l’homme trois principes (…)[2]. » La division tripartite de l’âme, qu’il développe dans le livre IV de La République, a été reprise par Evagre le Pontique, précurseur de la théorie des péchés capitaux. Evagre, formé par Basile le Grand et Grégoire de Nazianze, a été marqué par la conception platonicienne de l’âme et de son fonctionnement. Edouard des Places ajoute : « [Chez les Pères cappadociens] l’absence ou la rareté des citations littérales n’empêche pas que l’influence de Platon n’ait été profonde, pour les idées comme pour la forme[3]. »

 

        Si l’influence de Platon est indéniable dans la compréhension des passions de l’âme, il existe d’autres sources à ne pas négliger comme, par exemple, celle d’Aristote. En effet, celui-ci souligne clairement les relations indissociables entre l’âme et le corps : « Dans toutes les affections de l’âme, courage, douleur, crainte, pitié, joie, amour, haine, le corps a toujours sa part. Le corps agit certainement sur l’âme (…). Il serait donc possible de trouver à toutes les affections de l’âme des raisons purement matérielles[4]. » Certains de ses détracteurs verront chez lui une négation de la spécificité de l’âme par rapport au corps, ce qui ne semble pas faire honneur à sa pensée. La méthode aristotélicienne fondée sur l’observation et la classification va également jouer un rôle dans le développement de la pensée sur les vices capitaux et dans la recherche de vertus à leur opposer.

        Un troisième courant d’influence est celui de la pensée stoïcienne. Mode de pensée présent au IIIe siècle av. J.-C., le stoïcisme offre un éclairage spécifique à la sagesse. En cherchant à dominer les passions de l’âme, en renonçant, par exemple, à l’orgueil, il y a un chemin tout tracé pour construire une vie centrée sur les vertus et renoncer à la domination naturelle des passions de l’âme. Jacques Brunschwig précise :

Ce qui frappe les stoïciens dans la passion, c’est précisément son irrationalité, son imperméabilité à la parole et au raisonnement (qu’il vienne d’autrui ou de soi-même), sa déraison profonde. (…) Dire que la passion est une erreur de jugement, c’est dire qu’elle s’est emparée de la raison elle-même et qu’elle l’a investie et pervertie jusqu’aux moelles. (…) Lorsque la passion fait sa brèche, c’est le front tout entier de la raison qui est rompu et qui se désagrège, comme celui de la vérité[5].

 

Si ces différentes approches philosophiques constituent un terreau fertile pour le développement de la réflexion sur les péchés capitaux, une telle théorie peut-elle proposer une synthèse cohérente entre les données bibliques et celles de la philosophie susceptible d’offrir un système cohérent de lutte contre le mal et les tentations ? L’étude des passions de l’âme a largement ouvert la voie à une telle réflexion.

2. L’âme passionnée, synthèse biblique et philosophique ?

Les premières tentatives de synthèse entre les données de la philosophie grecque et celles de la théologie biblique vont trouver des racines dans les travaux d’Origène. Ce dernier a été marqué par la philosophie platonicienne, dont il a repris certains éléments dans sa construction théologique. Origène précise :

Chaque fois qu’elle pèche, l’âme est blessée. Elle est blessée par la langue, par les pensées mauvaises et les mauvais désirs. Les actions de péché lui sont fractures et écrasements et nous ne sentons pas quelles blessures, quelles fractures nous occasionnons à notre âme en péchant, car nous sommes égarés par les désirs du monde et enivrés par les vices. C’est pourquoi ce sera dans une proportion raisonnable, que le châtiment, c’est-à-dire les soins et le traitement, durera longtemps, adaptant cette durée à la nature de la blessure[6].

Origène fait également figure de précurseur en matière de théologie spéculative. Ses hypothèses parfois controversées ont jeté le discrédit sur une bonne partie de son œuvre, comme sur celles de plusieurs de ses disciples, ce qui n’est pas sans incidence sur la réflexion portant sur les péchés capitaux. Dans la lignée origéniste, au IVe siècle, trois hommes, Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze et Grégoire de Nysse, vont se distinguer par leurs réflexions en matière de pratiques ascétiques, méthodes qui seront employées par la suite dans la lutte contre les passions de l’âme humaine. Leur approche de la lutte contre les passions par des pratiques ascétiques va se développer en particulier dans la vie monacale. C’est toutefois Evagre le Pontique qui formalisera la première classification des passions de l’âme humaine.  

II. L’approche d’Evagre le Pontique

1. Repères biographiques

Evagre est né en 345 à Ibora, dans la région du Pont. Très jeune, en raison des fonctions ecclésiales de son père, Evagre a été mis en contact avec la foi chrétienne. Enseigné dans la foi nicéenne, il a eu un contact privilégié avec Basile de Césarée et Grégoire de Nazianze. A la mort de Basile en 379, Evagre assiste Grégoire de Nazianze en 381, au concile de Constantinople, pour défendre l’orthodoxie. Peu après ce concile, Evagre est confronté à une difficulté personnelle qui va le conduire à quitter très précipitamment la ville impériale. Tombé amoureux de la femme d’un haut dignitaire de la ville, elle-même sensible à son charme, et pour éviter de basculer dans une passion coupable qui jetterait le discrédit sur sa personne comme sur la foi qu’il professe, Evagre va chercher asile dans un monastère à Jérusalem, où il aura l’occasion de cheminer, pendant quelque temps, avec Rufin d’Aquilée et Mélanie. Il renonce alors à ses biens et prend l’habit de moine à Pâques en 383, puis se rend, ensuite, en Egypte pour y finir sa vie, en se consacrant à l’étude des Ecritures, la prière et la transmission de la foi et de son expérience aux autres moines. Resté pendant deux ans sur le site monastique des montagnes de Nitrie, Evagre va rejoindre, ensuite, en 385, le désert des Kellia ; il y restera pendant quatorze ans, jusqu’à sa mort en 399, dans un semi-érémitisme, pratiquant l’ascèse, encourageant les autres moines dans leurs progrès spirituels, dans la recherche de l’impassibilité par la lutte contre les passions de l’âme.

2. Description des huit passions génériques

Evagre catégorise la pensée humaine sous la forme de huit passions ou pensées génériques, qui regroupent l’ensemble des tentations qui assaillent l’être humain. Il souligne en effet :

Huit sont en tout les pensées génériques qui comprennent toutes les pensées : la première est celle de la gourmandise, puis vient celle de la fornication, la troisième est celle de l’avarice, la quatrième celle de la tristesse, la cinquième celle de la colère, la sixième celle de l’acédie, la septième celle de la vaine gloire, la huitième celle de l’orgueil. Que toutes ces pensées troublent l’âme ou ne la troublent pas, cela ne dépend pas de nous ; mais qu’elles s’attardent ou ne s’attardent pas, voilà qui dépend de nous[7].

        Dans la suite de son étude, Evagre procède à une description détaillée de ces huit pensées génériques[8]. La gourmandise affecte le moine dans sa volonté de vivre l’ascèse, mais elle devient également tentation pour les autres lorsque le moine raconte à ses pairs son échec dans sa pratique ascétique. La fornication est caractérisée par la volonté de posséder le corps de l’autre en pensée ou en action. L’avarice suppose l’envie de posséder de plus en plus ou l’amour de l’argent. La tristesse est associée à l’incapacité de gérer les frustrations et le rappel du renoncement aux biens matériels pris par le moine. La colère est le fruit d’une impossibilité de prendre du recul face au mal subi, aux ressentis que ce dernier opère. L’acédie, ou démon de midi, ressemble beaucoup à la dépression ou à la mélancolie. La vaine gloire correspond à une mauvaise orientation des désirs, dans la mesure où ce n’est plus l’œuvre de Dieu qui prend la première place, mais celle de l’homme. Elle prépare le terrain à l’orgueil, qui est l’expression même de la volonté d’indépendance, héritée de la chute et de l’habitude humaine de fonctionner de manière autonome. Pour Evagre, ces huit passions de l’âme sont aussi appelées pensées génériques ou démons. Elles freinent la croissance spirituelle d’un individu et empêchent le moine de vivre dans l’impassibilité. Selon lui, en effet, c’est uniquement dans l’idéal monastique que la lutte contre les passions de l’âme permettra à l’homme de progresser dans la connaissance de Dieu et l’obéissance à ses commandements.

 

3. Le monachisme érémitique comme solution préconisée

Dans le cadre du monachisme de type semi anachorétique dans lequel il a vécu, Evagre va s’appuyer sur son expérience et ses erreurs pour montrer à ses pairs le chemin vers l’impassibilité. Il devient possible de ne pas se laisser dominer par des vices grâce à la méthode antirrhétique qu’il définit ainsi : « Notre Seigneur Jésus-Christ, qui a tout donné pour notre salut (…) a montré ce qu’il a fait lorsqu’il a été tenté par Satan (Mt 4.1-11, Lc 4.1-13). Dans le combat, quand les démons nous font la guerre (…) répondons-leur avec les Saintes Ecritures[9]. » Evagre présente, dans la suite de l’ouvrage appelé Antirrhétikos, dans chacun des huit chapitres, un classement catégoriel de versets bibliques pour faire face aux passions de l’âme et éviter de chuter. Bien qu’il reconnaisse que n’importe quel humain est confronté aux huit passions, Evagre ne va envisager la lutte contre les passions que dans le cadre du monachisme, propice à la croissance spirituelle. S’il fait figure de précurseur dans la théorie des péchés capitaux, Evagre va cependant considérer que la corruption de l’homme affecte son âme et que les luttes doivent se faire au niveau des pensées, sans prendre en considération l’impact que cela peut avoir sur le corps. Sa vision de l’importance de la paternité spirituelle va prendre son sens dans le cadre d’une relation de discipulat, mais ne va pas forcément mettre en avant l’importance du soutien qu’apporte la dimension communautaire dans la prière et dans la lutte contre les passions de l’âme. Cependant de telles idées seront développées par l’un des pères du monachisme occidental, Jean Cassien, contemporain d’Evagre.

III. Les apports de Jean Cassien

1. Eléments biographiques

Jean Cassien est né en 365, au nord de la mer Noire, dans une région où la langue latine comme la langue grecque étaient présentes. Il a entendu assez tôt un appel à la vie monastique et s’est formé en Palestine, au monastère de Bethléem, avant de se rendre, avec un compagnon nommé Germain, en Egypte, lieu privilégié de la vie cénobitique et de la vie anachorétique au IVe siècle. Au désert d’Egypte, Jean Cassien a été en contact avec Evagre le Pontique et a bénéficié de son enseignement. Après la mort d’Evagre, en 399, les moines d’Egypte vont commencer à être discrédités en raison d’un attachement trop fort aux doctrines d’Origène. Jean Cassien et son compatriote Germain vont se rendre ensuite à Constantinople, où ils vont côtoyer Jean Chrysostome, qui ordonnera Germain comme prêtre et Cassien comme diacre. Ce dernier quittera la ville pour Rome en 405, où il séjournera pendant une dizaine d’années, avant de se rendre à Marseille et y fonder deux monastères, un pour des moines, l’autre pour des moniales. Il deviendra l’abbé du monastère marseillais de Saint-Victor et rédigera les Institutions cénobitiques, dont la date de publication se situe autour de 424-426. Il y présente les « huit vices » qui entravent le chemin de la perfection. Il meurt en 434, mais son expérience cénobitique fera école, comme le précise Marcel Pacaut :

Par la parfaite connaissance qu’il a des expériences érémitiques et cénobitiques de l’Orient, par la longue réflexion qu’il a conduite sur l’ascèse monastique et qu’il expose dans ses écrits (…) ce personnage, à l’existence à première vue effacée, tient une place importante dans l’histoire du monachisme occidental, dont il peut être considéré comme l’un des fondateurs les plus éminents, saint Victor devenant un modèle auquel se référer ou se comparer[10].

Jean Cassien va donc diffuser cette théorie des huit vices dans le monachisme occidental.

2. Huit vices, comme obstacles à la perfection

Jean Cassien évoque la réalité d’un combat contre huit vices principaux regroupant, à ses yeux, l’ensemble des tentations qui assaillent le moine dans sa quête de la perfection. Dans les Institutions cénobitiques, les livres I à IV sont consacrés à la vocation monastique et à la prise de l’habit de moine, et les livres V à XII présentent en détail les huit vices capitaux et la manière de lutter contre eux. Dans la présentation succincte qu’il fait de l’octonaire des vices qui entravent le chemin de la perfection, Jean Cassien souligne :

Ce sont : 1° la gastrimargie – qui signifie concupiscence du manger –, 2° la fornication, 3° la philargie – qui signifie avarice, ou, pour parler plus exactement, amour de l’argent –, 4° la colère, 5° la tristesse, 6° l’acédie – c’est l’anxiété ou le dégoût du cœur –, 7° la cénodoxie –, qui signifie vaine gloire –, 8° l’orgueil[11].

Le comparatif avec la liste d’Evagre ne laisse entrevoir que très peu de différences. Même si Jean Cassien emploie un synonyme pour gourmandise et avarice, les huit vices correspondent aux passions de l’âme selon Evagre. Jean Cassien place cependant la colère avant la tristesse et l’acédie. Carla Casagrande et Silvana Vecchio rappellent :

Pour Evagre et Cassien, la distinction entre les péchés spirituels et les péchés charnels ne fixe pas seulement un principe hiérarchique fondamental dans la gravité des fautes, mais établit un parcours obligé : s’il ne se laisse pas attirer par la tentation de la gourmandise, jamais le moine ne succombera aux fautes plus graves. Le premier des péchés est certes le plus léger, mais il est aussi, en ce sens, le plus insidieux parce qu’il est la tête de série de tout l’octonaire. La distinction entre les vices de la chair et les vices de l’esprit marque cependant une césure nette dans la structure psychologique qui pousse au péché[12].

Dans l’octonaire des passions de l’âme ou des vices, la progression n’est donc pas anodine : le premier provoquant le second, le second le troisième, et ainsi de suite, à l’exception peut-être des trois derniers, acédie, vaine gloire et orgueil, pour lesquels le lien dans la progression semble plus ténu. Des passions de l’âme excitées par les démons dans la vision évagrienne, nous passons aux vices qui semblent faire partie, chez Cassien, de la nature humaine corrompue. Si la lutte contre les passions vise à atteindre l’impassibilité chez Evagre, la compréhension des vices et la manière de les réprouver permet, chez Cassien, de dépasser les obstacles dans une volonté de perfection. En passant de l’octonaire des passions ou des vices au septénaire des péchés capitaux, Grégoire le Grand va sortir des monastères cette approche de la lutte contre le mal pour la transposer à l’Eglise. C’est dans son commentaire sur le livre de Job que la réflexion morale de Grégoire se construit.

IV. Les Morales sur Job de Grégoire Ier, prémisses des péchés capitaux

1. Circonstances de la rédaction des Morales sur Job

La vie de Grégoire Ier  se situe dans un contexte de transition entre deux périodes historiques. Claude Dagens note en effet :

Sa personne, son œuvre littéraire, son action politique illustrent de manière exceptionnelle le passage qui s’effectue alors en Occident de l’Antiquité au Moyen Age. Si bien que son pontificat (590-604) constitue pour les historiens un point de repère idéal qui aide à baliser aussi bien la fin de l’ère patristique que l’émergence de la chrétienté. (…) le Moyen Age regarde Grégoire comme un de ses maîtres presque à l’égal d’Augustin[13].

 

La rédaction des Morales sur Job s’étend sur une période de plus de cinq ans. Commencée en 579, à l’époque où Grégoire était moine, la rédaction s’est prolongée jusqu’au début de son pontificat. Inspiré par des discours oraux faits au monastère, les Morales ont été développées par écrit pour rendre cet enseignement accessible à la chrétienté. Plus qu’une exégèse détaillée du livre de Job, les Morales visent à donner une instruction pratique au lecteur. Les Morales se construisent autour d’un triple sens donné au texte (littéral, allégorique et moral) déjà présent dans la théologie de certains Pères, comme Origène. Job est parfois perçu comme une figure de l’Eglise, une figure de Christ ou un athlète qui affronte le démon. Dom Robert Gillet précise à ce propos : « Saint Grégoire, c’est la doctrine chrétienne orientée vers la pratique. L’analyse psychologique le détourne des vastes synthèses et la lecture des Morales comporte un risque : celui d’un exclusif regard sur soi[14]. » Ainsi, il devient aisément compréhensible que l’intérêt de Grégoire le Grand se soit porté aussi sur des questions anthropologiques, comme celles des passions de l’âme définie par Evagre. Marqué par l’influence de ce dernier, aussi limitée soit-elle, et surtout par l’étude des Institutions cénobitiques de Jean Cassien, Grégoire a tenté, à son tour, une nouvelle synthèse appelée « les sept péchés capitaux ». Les Morales, avec leur dimension pratique et leur apport psychologique, vont lui donner l’occasion de creuser cette question.

2. Des huit vices aux sept péchés capitaux

La liste des vices capitaux va ainsi comprendre sept péchés, la grande modification opérée par Grégoire se situant au niveau de la place donnée à l’orgueil, aussi appelé « superbe », fondement sur lequel se construit l’ensemble des autres vices. Grégoire le Grand affirme :

En effet, parmi les vices qui nous tentent et mènent contre nous un combat invisible au service de l’orgueil, qui règne sur eux, les uns marchent en tête, ainsi que des chefs, et les autres suivent comme la troupe. (…) Lorsque celui même qui règne sur tous les vices, l’orgueil, a assujetti un cœur et en a pris pleinement possession, il le livre aussitôt aux sept vices capitaux comme à ses chefs d’armée, pour qu’ils le dévastent. (…) La racine, en effet, du mal tout entier est l’orgueil, comme l’atteste l’Ecriture : le commencement de tout péché, c’est la superbe. Les premiers rejetons qui sortent de cette racine empoisonnée sont assurément les sept vices capitaux : c’est-à-dire la vaine gloire, la jalousie, la colère, la tristesse, l’avarice, la gourmandise, la luxure[15].

 

Il convient de remarquer que, par rapport à ses deux précurseurs, un nouvel ordre est donné dans ce septénaire. Grégoire fait également disparaître l’acédie, qu’il considère comme un mal spécifique du moine ascète, et l’associe à la tristesse, alors que la jalousie fait son entrée dans le septénaire. L’orgueil en tant que racine de l’ensemble des maux produit un arbre couvert de vices, tandis que l’humilité peut être considérée comme la racine d’un arbre produisant des vertus à opposer dans la lutte contre les péchés capitaux. L’approche grégorienne, dont le but était de sortir des murs du monastère pour donner à l’Eglise un système précis de lutte du bien contre le mal, a pu trouver des applications pour la foi chrétienne. Carla Casagrande et Silvana Vecchio précisent :

(…) à partir du XIIIe siècle, le thème du péché envahit la prédication et le septénaire des vices trouve dans la chaire une caisse de résonance d’une extraordinaire puissance : de longs sermons sont consacrés ou à l’un d’entre eux, ou même des cycles entiers de prédications suivent le cours ordonné par le système grégorien[16].

   

Si, avec les sept péchés capitaux, la démarche diagnostique de la lutte contre les tentations est devenue particulièrement détaillée, la méthode proposée en réponse ne s’en est malheureusement pas trouvée simplifiée. Face aux vices, des vertus sont préconisées en miroir, mais le danger n’est-il pas justement d’avoir oublié la nécessité de la transformation du cœur, plutôt que l’éradication de certains comportements ? Est-il légitime de vouloir simplement changer de comportement, sans tenir compte de la nécessaire transformation de notre mentalité intérieure ? Dans ce contexte, bien que la confession des péchés soit encouragée, la lutte contre les péchés capitaux va supposer des protocoles spécifiques selon le type de péché à réprimer. Et la théologie pénitentielle, associée à la volonté de plus en plus forte de lutter contre les hérésies et toutes formes de péchés, va intégrer les données du septénaire des péchés capitaux, modèles d’expression par excellence de toutes formes de maladies spirituelles. Au-delà des représentations artistiques des péchés, des supplices spécifiques vont progressivement apparaître comme le moyen de combattre le mal. Le discours théologique fait alors l’amalgame entre influence ou domination des esprits mauvais et possession par le malin. Le combat spirituel passe  dans le monde matériel du quotidien avec la chasse aux sorcières et la stigmatisation des fous, qui ne sont plus considérés comme des malades mentaux, mais comme des personnes possédées qu’il faut exorciser[17]. La torture devient alors le moyen par excellence d’éradiquer le malin. Dès lors, la lutte contre les péchés capitaux investit le domaine du corps en plus de celui de l’âme, la répression du corps venant assurer le salut de l’âme, renforçant l’idée d’un salut par les œuvres et non par grâce !

Conclusion

Le septénaire des péchés capitaux, même s’il apparaît complexe par certains côtés, ne néglige pas la plupart des tentations qui assaillent l’âme humaine. L’idée d’une hiérarchisation des vices et le souci d’apporter une réponse par le biais de vertus spécifiques vont progressivement faire leur chemin dans la réflexion théologique. Si la classification ternaire des vices de ce monde a été proposée dans le Nouveau Testament (cf. 1 Jean 2.16, avec la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de la vie), si des catalogues de vices et de vertus sont mentionnés dans les épîtres pauliniennes[18], cela ne justifie pas pour autant la construction d’un système aussi complexe et hiérarchisé que celui proposé par Grégoire. Le nombre des vices capitaux réduit à sept est un nombre particulier, car sept vertus sont opposées aux vices : les trois vertus théologales ou spécifiquement chrétiennes (foi, espérance et charité) et quatre vertus de tradition classique (prudence, justice, force et tempérance). Dans la mesure où il existe sept vertus et pas une de plus, il a semblé nécessaire de les présenter en réponse adaptée aux sept péchés capitaux[19].

Objet de nombreux commentaires dans les prédications, source d’expressions très diversifiées dans le domaine de l’art, comme la peinture ou la sculpture, le septénaire des péchés capitaux s’est imposé comme l’archétype de la lutte contre le mal à la période médiévale. Dès lors, en admettant les liens entre le péché originel et les péchés pratiqués par les hommes – une conséquence logique de la nature dépravée de l’homme, marquée par le premier péché – une voie s’impose pour promouvoir une guérison du cœur meurtri par le péché. Une telle approche ne vise pas le remplacement d’un péché par une vertu spécifique qui serait révélatrice d’un changement profond de l’individu. Ce n’est pas non plus la raison qui domine les passions, ni l’ascèse corporelle, comme cela existe dans certaines conceptions de relation d’aide qui, ne serait-ce qu’implicitement, reconnaissent la théorie des péchés capitaux comme étant un fondement solide. Avec l’accent sur l’œuvre de Christ à la croix, comprise par le moyen de la foi, comme une pure grâce, les réformateurs ont su rappeler l’incidence réelle de l’œuvre rédemptrice sur le problème du péché originel, comme source de changement en profondeur et pas simplement comportemental par le remplacement d’un vice par une vertu. L’accompagnement pastoral peut s’appuyer sur une réelle transformation du cœur de l’homme dont les effets sont visibles dans un changement de comportement durable en raison du renouvellement de notre mentalité intérieure. Une telle approche, qui ne nie pas certaines réalités psychologiques, a le mérite de présenter un ancrage biblique bien plus solide que celui des sept péchés capitaux.


* P. Milleman est pasteur de l’Association évangélique d’Eglises baptistes de langue française (AEEBLF) à Valentigny dans le Doubs.

[1] E. des Places, Etudes platoniciennes, 1929-1979, Brill, Leyde, 1981, 249.

[2] Platon, L’Etat ou la République IV, Lefevre et Charpentier, Editeurs, Paris, 1840, 187.

[3] E. des Places Etudes platoniciennes, 250.

[4] Aristote, Le Traité de l’âme, in Jules Barthélemy Saint Hilaire, Psychologie d’Aristote, Librairie Philosophique de Ladrage, Paris, 1846, 4.

[5] J. Brunschwig, Les stoïciens et leur logique, collection Histoire de la philosophie, Vrin, 2006, 249.

[6] Origène, « Dieu guérit » n° 54, in Pierre Prigent, Au nom des Pères, florilège de textes chrétiens des premiers siècles, Olivetan Lyon, 2008, 71.

[7] Evagre le Pontique, Traité pratique ou le moine II, Sources chrétiennes n° 171, Le Cerf, Paris, 1971, 507-509.

[8] Ibid., 509-535.

[9] Evagrius of Pontus, Talking Back, Antirrhêtikos, Translated by David Brakke, Cistercian Publication, Collegeville, Minnesota, 2009, 49.  

[10] M. Pacaut, Les ordres monastiques et religieux au Moyen Age, collection Histoire Fac, Armand Colin, Paris, 2005, 18.

[11] J. Cassien, Institutions cénobitiques, Sources chrétiennes n° 109, Le Cerf, Paris, 2011, 191.

[12] C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Age, collection Historique, Aubier & Flammarion, Paris, 2009, 277.

[13] C. Dagens, Saint Grégoire le Grand, culture et expérience chrétienne, Etudes Augustiniennes, Paris, 1977, 13.

[14] Dom R. Gillet, « Introduction », in Grégoire le Grand, Morales sur Job, livres I-II, Sources chrétiennes n° 32bis, Le Cerf, Paris, 2011, 7.

[15] Grégoire le Grand, Morales sur Job, livres XXX-XXXII, Sources chrétiennes n° 525, Le Cerf, Paris, 2009, XXXI, XLV, 87, 339.

[16] C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Age, op. cit., 301.

[17] Cette question est explicitée dans le livre d’E. Pewzner, Le fou, l’aliéné, le patient, naissance de la psychopathologie (38-42), qui en offre une perspective critique.

[18] Voir, par exemple, Romains 1.16-32, Galates 5.13-26, Ephésiens 4.17-31, Colossiens 3.1-17.

[19] C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Age, op. cit., 294.

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