Méditation biblique : Joseph et ses frères
Ron BERGEY*
Introduction
1. Le mal dans le monde créé bon
La Genèse ne répond pas uniquement à la question concernant les origines du monde et du peuple élu. Ce livre donne, dès le début, une réponse à la grande interrogation existentielle : d’où vient le mal dans le monde créé bon ? Ceci soulève une question importante et connexe relative à la théodicée (du grec « justice de Dieu ») : comment le mal peut-il perdurer si Dieu est juste, bon et tout-puissant ? En dépit de la présence envahissante du mal, l’histoire aboutira-t-elle au bien ? Les grands traits à l’arrière-plan du tableau de l’histoire de la rédemption, brossés déjà dans les récits de la Genèse, fournissent des éléments de réponse essentiels à ces questions. En effet, c’est un de ses buts théologiques littérairement mis en lumière. Les mots « bien » (ou bon) et « mal » (ou mauvais) reviennent fréquemment et sont souvent juxtaposés[1]. Au moyen de leurs enchâssements au début et à la fin du livre – un procédé littéraire appelé inclusion (ou inclusio) – l’auteur souligne ce thème majeur du bien et du mal.
Au premier chapitre de la Genèse, le mot « bon » (tob) est répété sept fois. Dans les deux chapitres suivants, ce mot « bon » est attelé au mot « mal » (ra‘), d’abord par rapport à l’arbre de connaissance du bien et du mal (Gn 2.9), puis dans l’interdiction d’en manger (2.17), ou encore dans la tentation du serpent d’être comme Dieu de par cette connaissance (3.5) et, enfin, en rapport avec l’accès à l’arbre de vie bloqué afin que l’homme et la femme ne vivent pas éternellement avec cette connaissance (3.22). Au travers de la mise en rapport de ces deux mots répétés aux sens opposés, l’auteur lève le rideau de scène pour la suite.
Les personnages des récits suivants incarnent le « mal », mot qui se trouve maintenant tout seul. Vis-à-vis de son frère, Dieu avertit Caïn : « si tu agis mal… » (4.7 ; litt. ‹si tu n’agis pas bien›) [2]. Ensuite, le mal dans le monde va en augmentant. Avant le déluge : « L’Eternel vit que les hommes commettaient beaucoup de mal sur la terre et que toutes les pensées de leur cœur se portaient constamment et uniquement vers le mal. » (6.5) C’est la raison pour laquelle Dieu décide de détruire le monde. Même après ce jugement, ce constat est fait vis-à-vis de l’humanité, voire de la postérité de Noé : « (…) l’orientation du cœur de l’homme est mauvaise dès sa jeunesse (…). » (8.21)
2. Le mal changé en bien
L’histoire de Joseph, le dernier récit du livre, fait ressortir une réponse importante quant au problème du mal dans le monde. La réponse est d’autant plus significative qu’elle est mise en rapport avec Dieu, ses desseins et sa grâce. Elle donne même un sens au mal. De ce point de vue, l’histoire de Joseph peut être lue comme une théodicée. Par le mal qu’il a subi à cause de ses frères[3], Joseph a pu sauver non seulement la vie de beaucoup de personnes, mais aussi celle de sa famille, voire la postérité du peuple élu, la lignée du Christ. Son témoignage à ce sujet, au dernier chapitre et dans son dernier discours, résume cette pensée : « Vous aviez projeté de [hashab ou ‹pensé à›] me faire du mal, Dieu l’a changé en [hashab ou ‹a pensé au›] bien (…) pour sauver la vie (…). » (50.20)[4] Le récit sur Joseph montre que Dieu peut faire en sorte que la méchanceté des hommes contribue au bien de ses serviteurs.
Le dénouement de l’histoire de Joseph conjugue deux circonstances principales. En premier lieu, il y a la préférence du père, Jacob, pour Joseph. Ce favoritisme paternel est à l’origine de la rivalité entre les frères et, surtout, de leur jalousie et haine pour Joseph. Cette prédilection s’explique par le fait que Joseph est le premier des deux fils de Rachel, la femme que Jacob chérit. Benjamin mis à part, les frères dont il est question sont les fils des autres femmes de Jacob. En second lieu, une famine va obliger les frères à voyager en Egypte pour acheter de la nourriture. Là, ils vont être confrontés à Joseph, gouverneur de l’Egypte, qu’ils ont impitoyablement vendu, à l’âge de dix-sept ans, comme esclave. En sa présence deux décennies plus tard, Joseph sait qui ils sont, mais ses frères ne savent pas qu’il est Joseph. Leurs vies seront entre ses mains comme la sienne a été entre les leurs il y a plus de vingt ans : ne tenant qu’à un fil. Leur seul salut – mais ils ne le savent pas encore – c’est le pardon et la réconciliation.
I. Joseph et ses frères chez eux
Très vite, dès le début du récit (chap. 37), se pose le problème fondamental qui va déclencher le déroulement des événements suivants. Trois circonstances y contribuent. D’abord, Joseph est souvent en compagnie de ses frères, les fils de Bilha et de Zilpa, servantes de Rachel et de Léa ainsi que femmes-concubines de Jacob. Ils prennent soin des troupeaux. Joseph tient à leur père de mauvais propos (ra’ah) au sujet de ses frères. Le texte ne commente pas son comportement en rapporteur. Mais le mentionner montre qu’il s’agit d’une provocation. Puis Jacob aime Joseph plus que tous ses autres fils. Il lui fait cadeau d’un habit spécial de plusieurs couleurs. Cela n’échappe pas au regard des frères. Leur réaction est dans un premier temps double. Ils commencent à « le haïr ». Cette haine est viscérale, comme l’indique leur façon de parler : ils ne peuvent plus « lui parler sans agressivité » (litt. « paisiblement », shalom, 37.2-4). En dernier lieu, Joseph fait des rêves qui augmenteront les tensions. Dans un rêve, les gerbes de ses frères se prosternent devant la sienne, qui est debout. Dans un autre, c’est le soleil, la lune et les étoiles qui se prosternent devant lui, signifiant son père, sa mère (qui est morte !) et ses frères respectivement. Ses frères, qui le haïssent déjà, deviennent aussi jaloux (37.9-11).
Un jour, Jacob envoie Joseph du sud au nord du massif central pour avoir des nouvelles de ses fils qui s’occupaient du troupeau dans la région de Sichem[5]. En le voyant arriver de loin, ses frères décident de le tuer[6]. Ruben, fils de Léa et l’aîné de tous les fils de Jacob, fait objection à leur projet meurtrier et propose de jeter Joseph dans une citerne. Il compte le délivrer et le faire retourner vers son père (37.18-22)[7]. Dès qu’il arrive, les frères enlèvent l’habit spécial de Joseph et jettent celui-ci dans la citerne. Après avoir mangé, ils voient une caravane de marchands en provenance de Galaad pour l’Egypte[8]. Juda, le quatrième fils de Léa, a une autre idée : « Que gagnerons-nous à tuer notre frère (…) vendons-le (…). » (37.26)[9] Les frères vendent Joseph pour 20 pièces d’argent[10]. Malgré les machinations impitoyables des frères, Ruben et Juda sauvent la vie de Joseph. Les marchands d’esclaves vendent Joseph, en Egypte, à Potiphar, un officier du pharaon, capitaine des gardes (37.23-36).
II. Juda et Tamar
Il est évident que l’insertion du récit sur Juda et Tamar (chap. 38) interrompt l’histoire de Joseph (chap. 37-50). Le récit commence par l’installation de Juda dans le Shéphéla[11] où il « vit » et « prit » pour femme Shua, une Cananéenne, verbes qui renvoient aux récits précédents de la tentation et de la chute, des fils de Dieu et des belles filles, et de Sichem qui a violé Dina (cf. Gn 3.6, 6.2, 34.2). La récurrence de ces verbes ici, mots clefs dans les récits précédents, est comme un témoin qui clignote sur un tableau de bord. Ce signal d’alarme anticipe la fin. Le récit se termine par la mise au monde des jumeaux de Juda, Zérach et Pérets, nés de sa belle-fille, Tamar, déguisée en prostituée pour piéger son beau-père, afin d’avoir un fils héritier de son mari décédé. On se demande : quel rapport y a-t-il entre ce récit et l’histoire de Joseph ?
Malgré la coupure visible, ce récit concernant Juda et Tamar est lié aux éléments de l’histoire de Joseph. D’abord, ce récit prolonge le thème du mal. L’aîné de Juda, Er (‘er, consonnes inversées du mot « mal » !), se marie avec Tamar. Il meurt, car il était méchant (ra‘) aux yeux de l’Eternel (38.6-7). Le cadet, Onan, va aussi mourir pour avoir fait le mal (ra‘a‘, 38.10). Au lieu de féconder Tamar pour donner une descendance (zera‘) à son frère défunt, il perdra sa semence (zera‘) par terre (38.8-9). La promesse de Juda, qu’il ne tiendra pas, de donner Shéla, son troisième fils, à Tamar pour qu’elle ait un fils (38.1) introduit l’élément suivant. Juda est pris à son propre piège. Tamar lui demande, en guise de preuve de qui est le père de l’enfant qu’elle porte, « reconnais donc » (hakker-na’) les effets personnels qu’il avait laissés le jour où il avait couché avec elle (38.25)[12]. Avant, Juda et ses frères avaient demandé à leur père « reconnais donc » (hakker-na’) si l’habit trempé dans du sang était celui de Joseph (37.32). C’est la justice immanente. Plus particulièrement, un lien est noué par ce récit avec la suite de l’histoire de Joseph. Il va rendre témoignage du changement radical intervenu dans la vie de Juda. Il jouera un rôle prépondérant dans le reste du récit. Le fruit de la repentance dans sa vie sera évident et va amener Joseph à pardonner à tous ses frères. En conséquence de leur réconciliation, toute la famille sera invitée à s’installer en Egypte et, de cette façon, sera délivrée de la famine[13].
III. Joseph et ses frères en Egypte
Après avoir interprété les rêves du pharaon, songes signifiant sept années d’abondance agricole qui seront suivies de sept années de famine, le conseil donné par Joseph concernant la mise en gérance des récoltes pendant les bonnes années plaît (litt. « est bon ») au pharaon[14]. Il met tout, sauf le trône, sous l’autorité de Joseph[15]. A l’exception du pharaon, il devient l’homme le plus puissant en Egypte avec l’anneau du roi au doigt (41.41-44)[16]. Joseph a trente ans lorsqu’il accède à la fonction de gouverneur (41.46) [17]. Il y a donc douze ou treize ans qu’il est en Egypte (cf. 37.2). Pendant les premières sept années, Joseph fait amasser les céréales et les entrepose dans les villes (41.47-49).
1. Joseph met ses frères à l’épreuve
La famine touche maintenant la famille de Joseph en Canaan. Jacob envoie dix des frères de Joseph. Il garde le cadet, Benjamin, de peur « qu’il ne lui arrive un malheur » (litt. « accident mortel », ’ason ; 42.4 ; cf. 42.38, 44.25 ; Ex 21.22-23). « Les fils d’Israël » viennent en Egypte avec d’autres arrivants pour acheter du blé (42.1-5)[18]. Comme dans son rêve, les frères se prosternent devant Joseph. Il fait semblant de ne pas les reconnaître et leur parle durement. Il les accuse d’être venus espionner le pays (42.9). Les frères clament leur innocence. Pour convaincre Joseph, ils divulguent des détails sur leur famille. Ils sont dix frères, fils d’un seul homme ; autant de membres d’une seule famille ne s’impliqueraient pas ensemble dans l’espionnage ! Joseph réitère son accusation. Désespérés, ses frères ajoutent un autre détail ; il y a onze fils, le plus jeune étant avec son père. Et encore : « il y en a un qui n’est plus là » (42.13).
Faisant semblant de vérifier leurs prétentions, Joseph décrète l’incarcération de Siméon, le deuxième fils de Léa. Les autres retourneront avec de la nourriture, mais ils doivent revenir avec le jeune frère pour prouver (ou « appuyer » de ’aman) leurs affirmations (42.19-20). Ce geste reprend leur traitement qu’il a subi. Pour sauver leur peau, vont-ils abandonner leur frère en prison comme ils l’ont fait avec Joseph dans la citerne ?
Les frères commencent à chercher le rapport entre ce dilemme et leurs actes contre Joseph plus de vingt ans auparavant. C’est la conséquence, se disent-ils, de leur culpabilité (’asham) et de ce qu’ils ont vu sa détresse et n’ont pas écouté quand il leur demandait grâce (42.21). Selon Ruben, le frère aîné, c’est parce qu’ils ne l’ont pas écouté quand il leur avait dit de ne pas commettre ce péché (hata’) contre l’enfant. Et maintenant, c’est son sang qui leur est redemandé (42.22). Ils ne savent pas que Joseph les écoute, car il se sert d’un interprète. Touché par leur remords, il s’éloigne d’eux pour pleurer.
Retournant vers ces frères, Joseph prend Siméon et le fait enchaîner sous leurs yeux (42.23-24). Par cette action, Joseph fait le rapprochement entre Siméon et Benjamin. Siméon est le frère cadet de Ruben, l’aîné de Léa. Benjamin est son frère cadet à lui, l’aîné de Rachel. C’est Benjamin que les autres frères doivent amener en Egypte pour racheter Siméon de la prison. Joseph les avertit : s’ils ne remplissent pas cette condition, ils mourront de faim. A leur retour en Canaan, les frères découvrent une somme d’argent dans chacun de leurs sacs de blé (42.25-35). Ils sont déjà accusés d’être des espions et maintenant ils risquent d’être pris pour des voleurs. Ils racontent à leur père tout ce qui leur est arrivé et qu’ils doivent repartir avec Benjamin pour libérer Siméon.
2. La deuxième mise à l’épreuve des frères de Joseph
Le blé que les frères de Joseph ont ramené d’Egypte est épuisé. Aussi Jacob leur donne-t-il l’ordre de retourner pour en acheter à nouveau (43.2). Mais il refuse d’envoyer Benjamin (42.38). Comme Ruben avant lui, Juda se porte garant (’arab, 43.9 ; cf. 38.17, 18, 20) de Benjamin. Juda est désormais le porte-parole à la place de Ruben dont, dans ce récit, plus rien ne sera dit. Juda rappelle à son père qu’ils ne peuvent pas être admis en la présence de « l’homme » sans leur frère (43.1-5). S’il ne le ramène pas à son père, Juda sera « coupable » (hata’) pour toujours (43.9). Ce verbe signifie normalement « pécher » (contre) mais ici il semble signifier « porter le péché » (cf. aussi 44.32)[19]. La portée de ces propos deviendra claire plus tard. Juda lui-même ne sait pas encore quelles seront les conséquences de ce geste (44.32-34). La situation étant désespérée, Jacob donne enfin son consentement à ses fils (43.11). Ils partent avec Benjamin.
Une fois en Egypte, les frères se présentent à Joseph et se prosternent devant lui, encore une fois comme dans son rêve (43.11-26). Joseph voit Benjamin pour la première fois depuis plus de vingt ans. Joseph est si ému qu’il doit quitter la pièce (43.27-30). Il revient et ordonne qu’on serve à manger. Les frères remarquent un détail étonnant : leurs places à table sont arrangées selon leur âge. Puis Joseph fait porter les plats à leur table et donne à Benjamin, son frère cadet, cinq fois plus qu’aux autres (43.31-34). Pourquoi ce geste démesuré ? Peut-être parce que Joseph voulait tester la réaction de ses frères, nés des autres femmes que Rachel, en particulier Juda, fils de Léa, qui a eu l’idée de le vendre aux marchands d’esclaves (Gn 37.26-27). Le favoritisme que son père lui avait montré a suscité la jalousie et la haine chez ses frères.
Pour préparer le retour de ses frères en Canaan, Joseph ordonne à son intendant qui remplit les sacs de mettre l’argent au-dessus du blé et sa coupe en argent dans le sac du plus jeune (44.1-2). Le lendemain, les frères quittent la ville et ne sont pas très loin lorsque Joseph donne l’ordre à son intendant de les poursuivre. Lorsqu’il les rattrape, il les questionne, selon les ordres de Joseph, au sujet de la coupe dont son « seigneur » se sert pour deviner l’avenir : «Pourquoi avez-vous rendu le mal (ra‘ah) pour le bien (tobah) ? » (44.4-5) Les frères nient toute responsabilité en ajoutant que la personne dont la coupe sera trouvée dans le sac mourra et que les autres deviendront esclaves du seigneur. L’intendant répond que celui qui aura cette coupe sera esclave. Il commence à fouiller dans le sac du plus âgé et finit par le plus jeune. La coupe se trouve dans le sac de Benjamin (44.6-12).
Les frères déchirent leurs vêtements et retournent à la ville. « Juda et ses frères » (44.14) entrent dans la maison de Joseph et se prosternent devant lui. La mention de Juda à part anticipe sur son rôle prépondérant dans la suite de l’histoire. Joseph leur demande s’ils ne savent pas qu’il est une personne ayant le pouvoir de deviner l’avenir. Parce que la vie de ses frères est entre ses mains et qu’ils doivent de nouveau se prosterner devant lui, il sait que ses rêves sont en train de se réaliser.
Juda prend la parole. Ils sont tous sans défense, dit-il, car c’est Dieu qui a découvert leur faute (‘avon, 44.16). Il la confesse sans chercher à se justifier. Bien que la faute ne soit pas nommée, il pense à ce qu’ils ont fait à Joseph et non à l’accusation du vol de la coupe. Ils sont tous esclaves de leur seigneur. Malgré cette confession, Joseph ne se montre pas clément et répond qu’il ne veut que celui sur qui on a trouvé la coupe. Juda « monte au créneau » : si ce jeune fils ne rentrait pas, dit-il, leur père en mourrait. Juda explique qu’il se porte garant de son jeune frère. S’il ne le ramène pas, il sera pour toujours « coupable » (hata’, 44.32), c’est-à-dire il portera le péché (cf. 43.9). Il précise ce qu’il entend. Juda demande « de rester à la place du garçon comme esclave » (v. 33).
C’est à ce moment que la profondeur de la repentance de Juda se révèle. Quel contraste ! Avant, son idée avait été de vendre Joseph aux marchands d’esclaves au lieu de le tuer et d’en tirer profit (37.26-27). Puis son caractère peu respectable a été mis en évidence par son comportement déshonorant avec sa belle-fille, Tamar (chap. 38). Pourtant, le changement dans sa vie se dévoile peu à peu après. Juda aurait pu voir cette situation différemment, comme une occasion à ne pas manquer. Il savait quelle conclusion tirer par rapport à sa mère qui n’a pas été aimée par son père[20]. Jacob n’a pas respecté les droits matrimoniaux de Léa qui les a vus bafoués par son mari. En tant que matriarche légitime, Léa a été supplantée par Rachel, la femme que Jacob aimait (29.18). De ce fait, ses fils, y compris Juda, ont été écartés de l’héritage qui aurait dû leur revenir[21]. Son père n’a-t-il pas déjà clairement montré sa préférence pour le fils aîné de Rachel, Joseph, aux dépens de tous ses autres fils ? Mais son père pense que Joseph est mort et le droit d’aînesse reviendra donc à Benjamin, qui sera l’héritier de son père. Or, si Benjamin disparaissait comme Joseph, il n’y aurait aucun héritier du côté de la femme favorite de son père. Tout l’héritage reviendrait aux fils de Léa ou plutôt à lui ! Ses aînés, Ruben, Siméon et Lévi, ont tous perdu successivement leurs droits d’héritage à cause de leurs propres actes. Par élimination et pour revendiquer ses droits d’héritier, Juda n’aurait eu qu’à abandonner Benjamin en Egypte. Pourtant, Juda est prêt non seulement à sacrifier son gain personnel, mais aussi sa propre vie en devenant esclave à vie pour et à la place de son frère, né d’une mère qui n’est pas la sienne. Maintenant il est prêt à tout perdre pour sauver la vie de Benjamin, frère de Joseph[22].
IV. La réconciliation de Joseph et ses frères
Joseph reconnaît en Juda un esprit de vraie repentance et se met à pleurer. Alors il laisse échapper: « Je suis Joseph ! » (45.1-3) Il dit à ses frères de s’approcher de lui, en ajoutant « celui que vous avez vendu ». Il met en mots leur faute, celle qu’ils ressentent et ne peuvent peut-être pas avouer. Mais il les rassure en leur disant de ne pas être attristés, ni fâchés contre eux-mêmes, « car c’est pour vous sauver la vie que Dieu m’a envoyé ici avant vous » (45.4-5) et « Dieu m’a envoyé ici avant vous pour vous permettre de subsister » (litt. « vous établir un reste », she’erit, 45.7). Il va jusqu’à dire : « Ce n’est donc pas vous qui m’avez envoyé ici, c’est Dieu. » (V. 8)[23] Joseph ne cherche pas à cacher ou à minimiser le mal que ses frères lui ont fait mais à le mettre en perspective par rapport aux desseins éternels de Dieu. Dieu peut et va se servir même de la méchanceté des hommes pour accomplir sa volonté.
Joseph embrasse Benjamin et tous ses frères en pleurant. Ses frères « parlent avec lui » (45.15). Cela fait plus de deux décennies qu’ils ne lui ont pas parlé paisiblement à cause de leur haine (37.4). Invités même par le pharaon à venir s’installer en Egypte, Joseph envoie ses frères chez eux en les encourageant à ne pas se quereller en chemin (45.13-24). Joseph sait que ses frères ont peur, car ils pensent qu’un jour il pourra se venger, peut-être après la mort de leur père, comme Esaü a projeté de le faire vis-à-vis de son frère Jacob après le décès de leur père, Isaac (27.41). Il est bien vrai que les frères redoutent cette réaction de Joseph après le décès de Jacob (50.15-21)[24]. Ceci fournit l’arrière-plan de la suite.
A cause du mal (ra‘ah) qu’ils lui ont fait, les frères craignent « la haine » (satam) de Joseph (50.15), comme Jacob a craint cette même réaction d’Esaü une fois leur père mort (27.41). C’est pourquoi les frères « firent dire à Joseph » ce que leur père, Jacob, leur avait dit avant sa mort en l’implorant: « Oh ! » ou « s’il te plaît (’ana’…na’), pardonne le crime de tes frères et leur péché, car ils t’ont fait du mal (ra‘ah). » (50.17)[25] Ce langage relie l’histoire de Joseph avec celle des deux frères, Caïn et Abel, dans laquelle le mal est qualifié de « péché » (hatta’t) pour la première fois (4.7)[26].
Joseph réconforte ses frères, leur disant de ne pas avoir peur car il n’est pas à la place de Dieu (50.19). En effet, la raison pour laquelle il peut leur pardonner n’est pas seulement liée à leur repentance. Il en est ainsi grâce à sa manière de voir tout ce qui s’est passé à la lumière des desseins de Dieu et de sa souveraineté. Il l’exprime de la façon suivante : « Vous aviez projeté (hashab, ‹compté›) de me faire du mal (ra‘ah), Dieu l’a changé (hashab, ‹compté›) en bien (tobah) pour accomplir ce qui arrive aujourd’hui, pour sauver la vie à un peuple nombreux. » (50.20)
Conclusion
On s’arrête parfois sur certains aspects de l’histoire de Joseph, tels que l’habit de plusieurs couleurs, les rêves de Joseph, la femme de Potiphar qui veut le séduire, ou son emprisonnement[27]. Ce sont certes des détails marquants quoiqu’un peu secondaires par rapport au grand thème mis en exergue littérairement par l’enchâssement des mots « bien » et « mal » juxtaposés au début et à la fin de la Genèse. Dans l’histoire de Joseph, l’ordre est inversé, voire bouleversé, car le mal des hommes est changé en bien selon les desseins de Dieu. Cette parole de Joseph résume donc bien toute l’histoire de la rédemption. Selon l’Evangile, cette dernière est aussi l’histoire de la réconciliation.
Cette parole fournit aussi la réponse définitive à la question concernant la théodicée. Dieu est juste et bon, tout-puissant et souverain. Le mal n’enlève rien à ses attributs et, au contraire, devient la preuve de sa bonté. Selon Paul, il peut faire en sorte que « (…) tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qui sont appelés conformément à son plan » (Rm 8.28). Certes, la famille de Jacob a pu échapper à la famine comme beaucoup d’autres. De plus, sur le plan de l’histoire de la rédemption, grâce à la fidélité de Dieu à son alliance, le peuple élu a été délivré de l’anéantissement qui non seulement le menaçait, mais empêcherait aussi la venue de celui qui vaincra définitivement le mal dans le monde, Christ en qui sont, selon l’Evangile, le pardon et la réconciliation.
Comment le mal projeté par les hommes peut-il faire partie des desseins de Dieu et même contribuer au bien de son peuple est une vérité certaine mais, en même temps, reste un mystère qui relève de ses décrets éternels. La croix de Christ en est le plus grand exemple (Ac 2.23-24, 4.10). Puis le peuple de Dieu est, dans sa vie de tous les jours, appelé à surmonter le mal par le bien (Rm 12.21) ou à présenter l’autre joue (Mt 5.39). Dans les rapports les uns avec les autres, ceci nécessite la repentance et la confession de la part de l’offenseur et le pardon et la consolation de la part de celui qui a été offensé[28]. Encore une fois, le pardon de Dieu et la réconciliation avec lui en Christ en sont le fondement (Rm 5.11 ; 2Co 5.18 ; Ep 4.32). L’histoire de Joseph l’illustre admirablement.
* Ron Bergey est professeur d’hébreu et d’Ancien Testament à la Faculté Jean Calvin à Aix-en-Provence.
[1] Les mots « bien » (tob) et « mal » (ra‘) se trouvent dix fois ensemble dans le même verset en Gn 2.9, 17, 3.5, 22, 24.50, 26.29, 31.24, 29, 44.4, 50.20 (cf. 4.7) et ailleurs dans le Pentateuque, Lv 5.4 ; Nb 24.13 ; Dt 1.39, 30.15.
[2] La version citée dans ce texte est la Segond 21.
[3] Leur agir est qualifié de « mal » (Gn 43.6, 44.5, 50.15, 17, 20).
[4] La Nouvelle Bible Segond : « Le mal que vous comptiez me faire, Dieu comptait en faire du bien… »
[5] L’histoire de Joseph commence avec le rappel de l’installation de Jacob en Canaan après son séjour prolongé en Mésopotamie du nord (37.1 ; cf. 33.18). Ceci passe sous silence les événements depuis son retour, au nord à Sichem, puis au sud dans la région d’Ephrata. Dix-sept ans se sont écoulés depuis son arrivée en Canaan. C’est aussi l’âge de Joseph, né juste avant le départ de la famille de la Mésopotamie du nord-ouest (33.2, 30.25).
[6] Les instigateurs semblent être les fils de Zilpa et de Bilha, servantes de Léa et de Rachel. Ce sont ces fils dont Joseph rapporte les mauvais propos à son père (37.2).
[7] Ruben veut, paraît-il, regagner la faveur de Jacob après avoir perdu son droit d’aînesse car, après le décès de Rachel, il avait couché avec Bilha, la servante de Rachel, qui était aussi la femme-concubine de Jacob (cf. 35.22-23 ; 1Ch 5.1). Le but de son acte était, sans doute, de revendiquer sa légitimité au droit d’hériter en tant que premier-né de Léa, la première femme de Jacob, qui a été supplantée par sa sœur, Rachel, devenue matriarche au lieu d’elle. Quand il revient à la citerne et ne trouve pas Joseph, il est désespéré (37.29-30), peut-être parce qu’il n’aura pas la possibilité de regagner la faveur de son père en lui renvoyant Joseph sain et sauf.
[8] Il s’agit des Ismaélites (descendants d’Abraham par Agar) et des Madianites (descendants d’Abraham par Ketura). La mise en rapport de ces deux peuplades est significative. De cette façon, ce récit condamne la polygamie de l’arrière-grand-père de Joseph en mettant en évidence les dégâts subis par sa postérité.
[9] L’interrogation « que gagnerons-nous ? » peut être traduite mot à mot « quel profit ? », car c’est un nom (betsa‘). Ce mot se réfère à un profit acquis de façon malhonnête ou violente (Ex 18.21 ; 1S 8.3).
[10] La somme indiquée pour un esclave dans certains documents mésopotamiens varie entre 15 et 30 shekels ; dans le code d’Hammourabi, elle est de 20 shekels.
[11] Il s’agit des contreforts à l’ouest de la « montagne de Juda » (Jos 20.7) donnant sur la plaine côtière.
[12] Tamar s’est déguisée en prostituée pour séduire Juda, car elle voyait qu’elle n’aurait pas Shéla comme il l’avait promis. Ce geste montre aussi qu’elle devait avoir des informations sur la nature de certaines fréquentations de Juda.
[13] En effet, l’histoire de Joseph est aussi l’histoire de la montée en prééminence de Juda. D’abord, le récit du chapitre 38 prépare le terrain en ce qui concerne la réalisation de la promesse vis-à-vis des rois qui seront issus de la descendance d’Abraham (Gn 17.6, 16, 35.11). La bénédiction de Jacob, à la fin de l’histoire de Joseph, prédit la prééminence de Juda : « Le sceptre ne s’éloignera pas de Juda (…). » (49.10) Enfin, Tamar figure dans la généalogie de David (1Ch 2.4 ; Mt 1.3). Son premier-né, Pérets, deviendra le père éponyme de la dynastie davidique (Rt 4.18-22). A cela s’ajoute le fait que Juda est le patronyme de la tribu qui abritera la capitale et le temple à Jérusalem. Juda et le royaume du sud sont synonymes. Après le schisme de la royauté, Juda, le royaume du sud, sera rivalisé au nord, notamment par les tribus de Joseph, Ephraïm et Manassé. Samarie, la capitale du royaume du nord, se situe dans la montagne d’Ephraïm.
[14] Le roi reconnaît la source de la sagesse et de l’intelligence de Joseph comme étant l’Esprit de Dieu (41.37-39).
[15] Tout le monde aura à obéir à ses ordres, litt. « l’embrasser sur la bouche » (41.40b ; cf. Ps 2.12 « Embrassez le Fils »).
[16] Cet anneau a probablement un sceau qui autorise les transactions au nom du pharaon et tamponne des objets comme étant la propriété du roi.
[17] Le pharaon donne à Joseph un nom égyptien, Tsaphnath-Paenéach, et pour femme Asnath, fille d’un prêtre d’On (41.45). La ville d’On est le lieu cultuel dédié à l’adoration du soleil, en grec Héliopolis, « ville du soleil ». Ce mariage fait de Joseph un allié des prêtres d’On, les plus importants de tous les prêtres. En vue de la grande crise socio-économique à venir, le pharaon s’assure l’approbation des puissants dirigeants religieux. Ceux-ci bénéficient déjà des avantages en nature qu’il leur accorde (cf. 47.22). Pendant la période de prospérité agricole, Joseph et Asnath ont deux fils, Manassé et Ephraïm (41.50-52).
[18] C’est la première mention des « fils d’Israël » (42.5, 45.21, 46.8, 50.25), mis à part celle qui figure dans une note d’éditeur (32.33).
[19] La Traduction œcuménique de la Bible « porter la faute » ; cf. le nom hatta’t « sacrifice/compensation pour le péché » (p. ex. Lv 4.3 ; Ps 40.7) et le verbe hata’ au piel « compenser/payer le dommage » (Gn 31.39) ; « présenter un sacrifice pour le péché » (Lv 6.19). Avec son complément, l’expression de Juda peut se traduire « je porterai le péché par égard pour/pour l’amour de mon père ».
[20] En fait, elle a été littéralement « haïe » (senu’ah, 29.31). Dans le langage juridique d’alliance, ici l’alliance de mariage (berit, cf. Mal 2.14 ; Pr 2.17 ; Ez 16.8), haïr et aimer sont les termes qui décrivent le non-respect et le respect de part et d’autre des droits de mariage.
[21] Selon la loi deutéronomique promulguée ultérieurement, le père n’a pas le droit de circonvenir le droit d’aînesse de l’aîné d’une femme « haïe » pour le transférer au premier fils d’une femme « aimée » (Dt 21.15-17).
[22] Par sa volonté de faire ce sacrifice et son intercession, Juda joue le rôle de médiateur, dans l’histoire de Joseph, qui anticipe l’abolissement du sacerdoce temporaire lévitique et l’établissement de celui issu de Juda en Christ (Hé 7.14).
[23] A l’âge de trente ans, il est établi gouverneur sur tout le pays d’Egypte (41.46). Les sept ans d’abondance ont cédé la place aux sept années de famine. C’est maintenant la deuxième année de disette (45.6). Il reste encore cinq ans de famine (45.9-13). Joseph a donc trente-neuf ans, il est en Egypte depuis vingt-deux ans.
[24] Selon la loi de Moïse promulguée des siècles après cette histoire, kidnapper un homme pour le faire esclave ou le vendre est passible de la peine de mort (Dt 24.7 ; cf. Ex 21.16). Elle reprend la jurisprudence en la matière du Proche-Orient ancien. C’est également la peine préconisée pour ce crime dans le code très ancien mésopotamien d’Hammourabi (§14).
[25] Ce verbe renvoie, semble-t-il, au geste des frères qui ont levé (nasa’) les yeux et vu une caravane en route pour l’Egypte (37.25). Le sens concret du verbe traduit « pardonner » (nasa’) est « lever, emporter, ôter ». Il signifie ici enlever les conséquences pénales du crime. Comme indiqué (note précédente), la peine de mort est prescrite pour cet acte. Le langage de Jacob suggère qu’il veut que Joseph regarde leur crime (pesha‘), ostensiblement impardonnable, comme un péché (hatta’t) pardonnable. Si oui, ceci représenterait un cas, parallèle aux lois sur le sacrifice pour le péché (hatta’t, p. ex. Lv 4.2-3), le sacrifice pour l’expiation des péchés involontaires. Au moyen de la confession (repentance), une faute délibérée peut être considérée comme un péché expiable et donc pardonnable (Lv 5.5-6 ; Nb 5.5-8).
[26] Les deux mots, « mauvais » et « pécher », se trouvent dans la description du comportement des habitants de Sodome et de Gomorrhe (Gn 13.13).
[27] Quant à l’emprisonnement de Joseph (Gn 39.20-41.14), le Psaume 105 en relate quelques détails: « On a attaché ses pieds avec des chaînes, on a enserré son cou dans du fer. » (V. 18)
[28] 2 Corinthiens 2.7-8 précise que le réconfort de l’offenseur repenti doit accompagner le pardon. Bien que les mots « pardonner » (salah) et « (se) réconcilier » (Hi de shalam) ne se trouvent pas dans cette histoire, il est clair que c’est cela qui s’est passé entre Joseph et ses frères.