Laïcité et réconciliation : enjeux et limites

Laïcité et réconciliation : enjeux et limites

Prisca ROBITZER*

I. La laïcité, objet d’histoire et de mémoire

Un consensus facile semble d’abord s’établir : l’histoire de la laïcité, quoiqu’elle vise un vivre ensemble pacifié, n’est pas sans conflit ni combat. C’est qu’en effet, bien que la République française n’ait été qualifiée de laïque qu’en 1946 (titre premier, article 1, de la Constitution), la construction française de la laïcité s’ancre dans l’imaginaire collectif de la Révolution française de 1789, alors que s’opposent l’idéal républicain d’un Etat indépendant de toute référence religieuse et la volonté conservatrice de l’Eglise catholique d’exercer un pouvoir puissant sur la France. Or, face aux prétentions englobantes de l’Eglise catholique, les premiers épisodes de la laïcisation française s’accompagnent de l’instauration d’une sorte de religion civile célébrant un culte aux déités Raison, Liberté, Patrie (dès 1792-1793). Par une forme de transfert de sacralité, la désacralisation du religieux passe à une sacralisation du politique. Ainsi, l’association de l’image de la laïcité française à une volonté anticléricale, voire antireligieuse n’est vraisemblablement pas étrangère au contexte historique révolutionnaire. Et bien que, sous la IIIe République, les hommes politiques républicains se soient éloignés des différentes politiques religieuses menées sous la Révolution[4], l’Etat était néanmoins comme investi d’une véritable mission éthique de régénération individuelle et de réforme de la société[5]. Aussi la laïcité française était-elle portée par une vision du monde alternative sacralisant la citoyenneté républicaine française (l’appartenance nationale primant sur toutes appartenances communautaires, aucune ne faisant office d’intermédiaire entre le citoyen et l’Etat français). Ainsi, l’avènement de la République française rend également compte de la connotation conflictuelle attachée à la laïcité française.

De là, il n’est pas étonnant que l’idée du combat fasse consensus dans l’histoire de la laïcité. En revanche, selon le travail de mémoire opéré, elle prendra une coloration différente : de fait, elle tend soit à exacerber l’idée d’un combat émancipateur où l’Etat se libère du pouvoir de l’Eglise catholique, soit la mémoire exacerbe la pensée d’un combat persécuteur où l’Etat relègue l’Eglise dans la sphère privée. C’est qu’en effet, et comme le rapporte P. Rosanvallon, c’est dans sa rupture avec le monde religieux (perçu comme clérical) plutôt que dans sa différence avec l’Etat que la IIIe République a fondé la société civile[6]. La construction historique et sociale de la laïcité française est donc elle-même en tension, tiraillée entre des tendances autoritaires et des tendances libérales.

Cet ensemble de considérations rend de ce fait assez complexe l’appréhension de l’histoire de la laïcité et de la mémoire qu’elle a engendrée : parce que la laïcité française relève de ce double héritage paradoxal – hostilité à la religion et séparation accommodante à son égard ; volonté de neutralité et tentation de devenir une religion civile – sa mémoire sociale elle-même est ambivalente. En un certain sens, l’instrument juridique, qui a su prendre distance avec ce contexte socio-historique marqué et constitue plutôt un outil de pacification, entre en conflit avec l’instrument idéologique dont est avide la communication politique et médiatique. Or, la traduction juridique de la laïcité française reste un objet méconnu de la majorité, et largement teintée par ces filtres de la pensée.

II. Contribution de la laïcité à la pacification, voire au dépassement du conflit

En réalité, s’il y a bien eu conflit entre les « deux France », une démarche historienne permet de rendre compte du souci de ménagement et de compromis dont a aussi fait preuve la IIIe République française. Sur la période de 1882 à 1887, lors de la laïcisation de l’école, P. Cabanel dénombre, par exemple, huit accommodements laïques spontanés favorisant la réduction, voire la pacification, du conflit des deux France[7] : le fait d’instituer un jour de congé hebdomadaire pour l’instruction religieuse (1882), le fait de conserver une référence aux devoirs envers Dieu dans les programmes de morale (1882), le fait d’interrompre les classes avant l’heure habituelle dans la semaine précédant la première communion des élèves – dans un sincère désir de bonne entente et de paix (1887) –, le fait de ménager les populations lorsque les emblèmes religieux étaient retirés des salles de classe : « avec toute la prudence et le respect désirables, là où on ne risque pas de choquer ouvertement le sentiment des populations, et en ayant soin de profiter des époques réglementaires des vacances, afin d’éviter toute agitation et tout scandale[8] », et ainsi de suite. De même, une étude des archives effectuée sur cette période met en évidence que, loin d’une application intangible et homogène de la loi scolaire, le cas par cas a partout prévalu[9]. Vingt et un ans après la loi de 1882, de nombreux manquements à la laïcité étaient notamment constatés (dont la persistance d’emblèmes religieux dans les salles de classe) ; pourtant, le gouvernement s’abstint de toute action. On se souviendra également de la lettre de J. Ferry aux instituteurs (17 novembre 1883), affirmant que s’il se trouvait « un seul honnête homme qui puisse être froissé » de ce qu’ils pourraient dire, les instituteurs devaient s’en abstenir. Dans un même esprit de conciliation, le gouvernement opte pour un compromis face à la seconde querelle des manuels scolaires (1907-1913) : tout en réaffirmant, en effet, que le choix des manuels scolaires incombe strictement à l’instituteur, le gouvernement accorde aux pères de famille un rôle consultatif leur permettant de s’exprimer et de demander leur éventuelle interdiction.

Quant à la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, et contrairement à ce que donnait à penser la commémoration en 2005 du centenaire de la loi, elle n’a jamais fait l’objet d’un consensus. Elle avait plutôt, selon les mots de J. Baubérot et de M. Milot, « de quoi déplaire à tout le monde », ayant pour visée un équilibre de frustrations[10]. Pour indice de cette volonté, la loi de séparation de 1905 affirme (article 2) la prise en charge par le budget public des aumôneries. Si donc la première partie de l’article 2 est bien faite de suppressions et de négations (« La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte (…) seront supprimées des budgets de l’Etat, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice du culte »), la seconde – toute en tension – prévoit le financement des aumôneries, et par là même le financement (indirect) des cultes. C’est qu’en effet : « Rendre la laïcité patrimoniale oblige à vouloir mettre fin au conflit des deux France, à inclure le catholicisme dans la laïcité par des accommodements[11]. » A. Briand, le père de la loi de 1905, déclarait bien son intention : « En cas de silence des textes ou de doute sur leur portée, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur. »

Les lois de séparation suivantes (1905-1908) ont ensuite entériné le dépassement du conflit des deux France, grâce à l’élaboration progressive d’un pacte laïque[12]. Petite parenthèse : dans son acception idéal-typique, la notion de pacte d’un point de vue sociologique ne suggère pas un contrat de puissance à puissance, un accord négocié ou un rapport de force symétrique, mais le dépassement d’un conflit par un lent processus d’adhésion sociale. Il ne s’agit pas de douter du caractère unilatéral de la séparation. Le pacte est bien « laïque », il émane bien au départ de la volonté de l’Etat républicain de rompre avec la tradition de l’infiltration de l’Eglise catholique dans la société politique[13]. Cependant, des concessions sont faites dans chaque camp, rendant à la fois possible un vivre ensemble relativement paisible des deux France, et rendant simultanément impossible « quoi que fasse Rome et quelle que soit l’attitude qu’on adopte » l’illégalité du catholicisme au regard de la loi. (Déclaration de Briand à la Chambre et au Sénat lors de la présentation du projet de loi du 2 janvier 1907, après que le pape eut interdit aux catholiques de se conformer à la loi de séparation de 1905.)

Pour commencer, il est bon de se rappeler que la laïcité est à la fois objet d’histoire et objet de mémoire. Or, comme l’indique P. Nora, la mémoire « est la vie (…), elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie, inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à toutes les utilisations et manipulations, susceptible de longues latences et de soudaines revitalisations … [Elle] ne s’accommode que des détails qui la confortent[1]. » Quant à l’histoire, Nora la décrit comme « la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus. (…), une représentation du passé qui appelle analyse et discours critique. » P. Nora de conclure : alors que « La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque[2] ». Sur ce fond de raisonnement qui appelle à la prudence et à l’humilité, il s’agit donc de rendre compte de quelques traits de l’histoire de la laïcité, en tant qu’elle constitue la nécessaire instance critique de la mémoire[3].

Le pacte laïque, pour sa pérennité, devait mettre fin au conflit des deux France. Il y a relativement réussi. Mais, au final, cette focalisation sur la France catholique, de qui dépendait en grande partie la pacification des esprits, a eu pour effet de rendre la séparation plus favorable à l’Eglise catholique qu’aux autres cultes qui avaient appliqué la loi de 1905[14]. Le pacte laïque français se réalise donc, malgré le pluriel de l’intitulé de la loi de séparation (les Eglises), un peu au détriment du principe d’égalité de traitement.

III. Redéfinition des contours actuels de la laïcité

Cette dernière observation nous amène à redéfinir les contours actuels de la laïcité. D’abord, faisons quelques remarques très courtes sur les représentations qu’elle active : certes, la laïcité fait aujourd’hui l’objet d’un consensus en France, mais elle active des représentations très variées. L’identité française se sait et se veut laïque, mais elle se révèle à la fois incertaine dans la mesure où (caricaturalement) elle ne sait pas ce que laïque veut dire ou n’en a pas une version unifiée. En France, la laïcité donne cette impression qu’elle est comme le creuset d’aspirations puisant dans l’idéal d’un mode de vivre ensemble, mais qu’elle est aussi comme un miroir dans lequel chacun projette ses désirs et y est adéquatement renvoyé[15]. Nous n’emploierons pas l’expression de catégorie « fourre-tout citoyen », mais la représentation sociale de la laïcité se caractérise particulièrement par sa capacité à absorber des expériences individuelles et collectives fort variées…

Ce constat n’est certainement pas étranger à sa constitution juridique : la notion de laïcité comme principe juridique n’est jamais définie en tant que telle par un texte de droit. La loi de séparation de 1905 n’emploie d’ailleurs pas le mot laïcité. Ce n’est que dans la Constitution de 1946 que le mot apparaît explicitement, mais il n’est jamais précisé. De là, on peut considérer que la laïcité est définie par l’ensemble des textes de loi du droit français des religions. De ce point de vue, caractériser la laïcité exigerait de répondre à cette question : quels principes communs motivent l’ensemble des lois qui règlent la place du religieux dans l’espace public français depuis l’affirmation du principe de séparation des Eglises et de l’Etat ? Simultanément, l’imprécision juridique du principe de laïcité permet que prévale une interprétation libérale des textes de la séparation[16] et assure les conditions de la perduration de la laïcité, puisque ses capacités adaptatives sont par conséquent illimitées.

Au niveau académique, la difficulté à circonscrire le sens de la laïcité n’est pas moindre. Les fréquents recours à des définitions négatives du principe de laïcité en témoignent (« la laïcité n’est pas ceci… n’est surtout pas cela… »), sans toutefois que soit toujours proposée une définition positive claire du principe. P. Cabanel affirme d’ailleurs qu’elle est un des mots les plus difficiles de la langue française contemporaine[17].

Un peu contre-intuitivement, ce n’est que lorsqu’elle est dégagée du contexte d’émergence français, conçue comme une réalité internationale et comprise comme un processus dynamique, que la laïcité devient un objet d’étude plus accessible. Dans cette approche qui rompt avec une acception figée, intemporelle ou absolutisée de la laïcité, il est alors possible d’attribuer une définition (presque) structurelle à la laïcité, c’est-à-dire faisant sens en dehors des conjonctures particulières dans lesquelles elle prend socialement forme. Cette dernière considération exige de rompre avec une définition très populaire de la laïcité qui la résume à une séparation des Eglises et de l’Etat[18].  Quelques précisions concernant la caractérisation de la laïcité sont donc utiles, travaillant à ne pas confondre l’ordre de la visée et l’ordre des moyens du régime laïque.

Dans la perspective défendue par J. Baubérot et M. Milot, la laïcité, en tant que mode d’organisation politique, peut se définir à partir de quatre principes fondamentaux : l’égalité de traitement entre religions, la liberté de conscience (de croire ou de ne pas croire), la neutralité étatique (entendue comme l’« impartialité de la gouvernance à l’égard des divers groupes convictionnels de la société civile ») et la séparation des religions et de l’Etat[19]. Ces composantes, dans leur interprétation, leur mise en œuvre et leur aménagement, sont ensuite modulées dans le temps, selon les divers contextes sociopolitiques des pays qui les mettent en œuvre et les enjeux sociaux qui y sont attachés. Mais un examen des racines historiques des divers régimes laïques, notamment en France, fait émerger une constante, essentielle pour notre réflexion : alors que l’égalité de traitement entre religions et la liberté de conscience ont valeur de finalité pour la laïcité, la neutralité étatique et la séparation des religions et de l’Etat apparaissent comme les moyens qui en garantissent le déploiement.

Partant de cette caractérisation, ces chercheurs décrivent six idéal-types de la laïcité c’est-à-dire six portraits possibles de la laïcité, selon que l’on insiste sur tel principe ou plutôt sur tel autre (au gré des valeurs dominantes, des impératifs politiques, des imaginaires sociaux d’une époque)[20] : une laïcité séparatiste, une laïcité anticléricale, une laïcité autoritaire, une laïcité de foi civique, une laïcité de reconnaissance et une laïcité de collaboration. Or, la laïcité française prend elle-même, selon les périodes, tantôt les traits typiques d’un régime de laïcité, tantôt d’un autre.

Dans le premier portrait de la laïcité, la séparation des Eglises et de l’Etat apparaît comme une norme surdéterminante par rapport aux trois autres principes. Visée comme une finalité, elle a alors tendance à radicaliser la rupture entre la sphère privée et la sphère publique. En France notamment, bien que la loi de séparation de 1905 n’ait pas suivi la logique radicale séparatiste et qu’elle autorise les manifestations extérieures de la religion, on la confond périodiquement avec l’idée d’une séparation absolue entre le public et le privé (relayée par la radicalité de la conception de la citoyenneté de la Révolution française, mais ni exigée par la loi 1905, ni exigée par le principe d’autonomie du politique et du religieux).

Dans le second portrait-robot réalisé, la laïcité est dite autoritaire au sens où l’Etat pourra avoir tendance à exercer une surveillance à l’égard de la religion et à s’ingérer dans ses affaires, en limitant, par exemple, sa liberté d’expression. En agissant ainsi, l’Etat aura pris le risque de stigmatiser certaines expressions du religieux et de s’en faire l’interprète (donc de se faire théologien). Les principes de neutralité, de séparation mais aussi la liberté de conscience et de religion s’en trouvent affaiblis.

Dans sa forme anticléricale, la laïcité vise les autorités religieuses qui tendent à influer directement ou indirectement sur le pouvoir politique. De prime abord, la laïcité anticléricale n’a donc rien d’antireligieux puisqu’elle ne vise que l’emprise que la religion prétend exercer sur l’Etat. Mais elle peut, cependant, devenir antireligieuse en cherchant à imposer à l’ensemble de la société civile la norme de la sécularisation de la société moderne et à ôter toute légitimité à la religion, surtout lorsqu’elle encadre de manière importante les différentes expressions de la vie sociale.

Dans la laïcité de foi civique, la logique dominante est une logique d’allégeance, de loyauté à l’égard des valeurs communes dominantes. Les minorités peuvent alors être incitées à modérer l’expression de leur différence religieuse afin de prouver leur allégeance à la nation et à ses valeurs civiques. D’où le risque de faire de l’abdication de la liberté d’expression religieuse le critère d’intégration du bon citoyen. En nourrissant une conception de l’égalité qui signifierait conformité de la conduite sociale, la neutralité et la liberté de conscience et de religion se trouvent simultanément affaiblies.

La laïcité de reconnaissance prône, au contraire, en premier lieu la justice sociale et le respect des choix individuels. Elle repose sur le postulat de l’autonomie morale de chaque individu dans la conduite de sa vie et dans le choix de ses conceptions du monde. De là découle que « toutes les conceptions de la vie (hormis celles qui briment les droits d’autrui) méritent la même protection de la part de l’Etat[21] ». Principale difficulté, l’action de l’Etat en vue du bien commun et la protection de la liberté de conscience se trouvent en tension.

Dans la laïcité de collaboration enfin, l’Etat – bien qu’indépendant des autorités religieuses – a la volonté affirmée de solliciter la collaboration de groupes de sensibilité religieuse ou philosophique de la société civile (dans certains domaines, éthiques, éducatifs…). Le régime des « cultes reconnus » en est un exemple. Mais là encore, si le critère d’ancienneté historique ou la norme du religieux acceptable priment, l’égalité et la neutralité peuvent se trouver affaiblies selon le poids institutionnel que l’Etat reconnaît ou accorde à chaque groupe.

Comme le montre cette typologie, la laïcité incarne à la fois des réalités et des représentations différentes, plus ou moins dogmatiques, de ce qu’elle devrait être et de ce que devrait être sa (ses) finalité(s) et son (ses) moyen(s). D’où la difficulté, quand bien même tous s’en réclameraient, à s’entendre sur l’art du vivre ensemble laïque.

En ce sens, la laïcité française invite à être perçue comme une tour de Babel contemporaine, à la différence près que nous pensons souvent toujours parler le même langage à son évocation, alors qu’il est généralement brouillé. La laïcité française, forte d’un héritage historique complexe et ambivalent, se révèle donc simultanément facteur d’identité (à la moindre menace, la laïcité française est brandie tel un étendard) et facteur de dissonance. En réalité et en représentation. A ce stade, il importe donc de déterminer les conditions dans lesquelles elle est un vecteur de paix et les conditions dans lesquelles elle est un vecteur de division.

IV. La laïcité, potentiel de réconciliation et de division

En tant qu’elle est une réalité sociale, la laïcité n’est pas de nature, elle est un produit de culture. Aussi est-elle un processus sans cesse reconstruit. Des réalités plurielles, mais également des représentations plurielles incarnent la laïcité. Dans ce sens, il serait insensé d’affirmer de manière manichéenne qu’elle ne porte ou n’a porté que la paix ou la guerre. La visée idéologique qui l’entoure ou non suffit à affirmer qu’elle porte en elle les germes de la réconciliation et ceux de la division.

J’aimerais, pour illustrer cette pensée, suggérer un parallèle possible avec le serpent d’airain mentionné dans Nombres 21.8-9 et 2 Rois 18.4. Participant tantôt au salut, tantôt à la perte du peuple d’Israël, la composition objective du serpent d’airain n’a pas changé, mais sa composition subjective a été modifiée en profondeur. Non qu’il n’ait pas été un objet de culture dès l’origine, ni qu’il n’ait pas induit une représentation dès son érection. L’élément de changement est ailleurs : en ce que la représentation mentale du serpent d’airain outrepasse la vocation de son être. Il était emblème, moyen, image, figure, signe de… Dans 2 Rois, il existe à présent pour lui. Perverti, il n’est plus perçu comme préfigurant une autre réalité. Devenu l’objet d’un culte, le serpent prend mentalement les traits d’un absolu, existant indépendamment de sa vocation première. Autrement dit, sa raison d’être n’étant plus subordonnée à une réalité ultime à laquelle il serait soumis, le serpent d’airain n’existe plus comme support, mais comme finalité. Ce n’est plus un support du culte mais l’objet du culte, l’objet adoré. C’est-à-dire que la conscience humaine vise cet objet comme  possédant les caractéristiques d’être nécessairement et d’être indubitable. Elle en fait l’objet d’une croyance idéologique. Le serpent d’airain finit d’ailleurs par être appelé Nehouchtân, signe de cette distance psychique prise avec son être originel.

De même, la laïcité (comme tout autre objet de représentation de forte valence culturelle) est susceptible d’être le lieu de stratégies idéologiques de naturalisation. Ainsi, l’hypothèse pouvait être faite qu’en France la représentation de la laïcité serait construite telle qu’intouchable, engendrée et construite à l’image d’un absolu, à toute fin de garantir sa perduration dans le temps et dans l’espace français : ni construit de l’homme, ni repérable empiriquement. Selon cette hypothèse, toutes informations qui seraient susceptibles de mettre en cause le caractère d’être nécessairement de la laïcité seraient l’objet de filtres cognitifs infléchissant ces informations, les occultant, les recomposant.

Dans les faits, les travaux de recherches effectués vérifient cette hypothèse[22]. Le traitement des informations relatives à la laïcité se révèle être la cible de mouvements d’occultation, d’exacerbation et de recomposition à la faveur de la préservation de la laïcité et de l’identité française. Par exemple, après l’affirmation du fait que des départements français dérogent à la laïcité, on assiste à une forme de durcissement de l’opinion selon laquelle la France est laïque ; et tandis qu’une transgression réelle de la laïcité (statut dérogatoire à la laïcité de départements français) apparaît comme minorée, l’on observe que la menace ressentie et l’impact d’une transgression fictive de la laïcité sont au contraire exacerbés. Entre le jeu de filtres cognitifs et l’usage de stratégies de résistance socio-cognitive se confirme la pensée qu’en France la représentation sociale de la laïcité est construite telle qu’elle échappe à toute mise en cause ou mise à l’épreuve de la réalité empirique à toute fin de préserver l’idée d’un absolu culturel. Comme si la construction mentale de la laïcité française était le lieu du passage d’une ontologie contingente à une ontologie nécessaire – l’objet de culture devenant objet de nature. Le relatif devenant absolu.

Or, élevée par l’entremise de stratégies idéologiques au rang d’absolu social, la laïcité peut constituer un vecteur de division particulièrement résistant, mais aussi un vecteur de coalition particulièrement efficace. Vecteur de division ? Oui, en ce que, au nom de cette laïcité absolutisée, l’individu dont les convictions et les conduites sociales ne sont pas conformes aux valeurs dominantes communes (dites républicaines) peut ne plus apparaître comme un vis-à-vis potentiel et comme un sujet libre. Ainsi, les polémiques portant sur le voile ou la burqa ont mis en évidence cette tendance générale à considérer ces tenues comme imposées à des victimes soumises à une autorité aliénante, et manipulées par l’obscurantisme religieux[23], quand enfin elles ne sont plus considérées autrement que sous le prisme d’une religiosité intégraliste et déloyale à la citoyenneté. Déconsidérées comme sujet autonome susceptible de rationalité, comment alors ne pas réaliser les attentes tant exprimées et ne pas se replier sur sa communauté culturelle ou religieuse d’identification, qui, pourtant, n’englobe ni ne résume leur identité individuelle ? Dans une laïcité érigée en valeur républicaine au même titre que l’égalité de traitement ou la liberté de conscience, l’impasse se profile. Car, détournée des finalités qu’elle sert en devenant une sorte de « supra-religion », elle n’offre plus un espace politique capable d’accueillir la pluralité des croyances et des appartenances. Aussi cette laïcité devient-elle un vecteur de division et d’exclusion particulièrement résistant et efficace, parce que tentée par la « normalisation » de la citoyenneté et par l’uniformisation du rapport à la croyance, tentée par le relativisme et le confinement de la foi dans la sphère privée.

En même temps, crier au loup a la vertu avantageuse de provoquer la formation de coalitions et d’en minimiser les éléments problématiques. Mais coalition ne signifie pas réconciliation. L’induction de menaces et de dangers compte, en effet, parmi les plus fidèles serviteurs… de la perduration et de la reproduction idéologique de l’institué politique, savoir de l’objet laïcité absolutisé et du groupe référent français. Or, que la laïcité puisse mentalement prendre les traits caractéristiques d’un dieu implique qu’elle puisse se viser elle-même comme étant cet « au-delà » auquel aspirer au lieu d’être le support d’une finalité qui la transcende. Non subordonnées à la réalité ultime de la réconciliation, la laïcité et l’identité française manquent ainsi de se trouver. De même que la recherche du bonheur lorsqu’elle n’est pas subordonnée à sa finalité transcendante détourne du bonheur, la laïcité et l’identité nationale française, non subordonnées à l’esprit de la réconciliation sociale – sous-tendant la liberté de conscience et de culte et l’égalité de traitement entre individus ou entre groupes quelles que soient leurs appartenances – s’écartent vraisemblablement de leur vocation et manquent d’atteindre leur destination. Pareillement, la liberté et l’égalité, la séparation de l’Etat et des Eglises et la neutralité étatique considérées pour elles-mêmes et indépendamment l’une de l’autre manqueraient d’atteindre leur destination.

A ces considérations, dans quelle mesure le fait d’associer les termes laïcité et réconciliation a-t-il du sens ? Faudrait-il réserver le même sort à la laïcité qu’au serpent d’airain (mis en pièce par Ezéchias) ? Ce n’est pas la ligne que nous préconiserons. En revanche, il est vrai que déconstruire efficacement une représentation idéologique implique de viser une autre cible. Il ne suffit pas, comme l’avait fait Jehu, de bâtir des toilettes publiques sur un lieu d’idolâtrie (temple érigé pour le culte de Baal) pour rétablir l’ordre des choses (c’est efficace pour être ramené à l’idée que « ça empeste », mais ce n’est pas suffisant). Avant toute chose, il importe de prendre acte du fait que la laïcité, prise comme mode de régulation politique du vivre ensemble, s’applique à des individus et à des groupes qui entretiennent des rapports très différents à la sécularisation. Ensuite, il s’agit d’entendre que rapportée à la visée de réconciliation sociale et détachée de ses prétentions d’absolu, la laïcité devient, par l’entremise de la séparation des instances politiques et religieuses et par la volonté de neutralité de l’Etat, le support possible de la protection de la liberté de conscience et de culte et de la non-discrimination entre citoyens. En tant qu’aménagement politique et juridique, la laïcité peut, à sa mesure, être l’instrument d’une réconciliation sociale, comme elle a pu l’être par le passé. A sa mesure, car cette réconciliation sociale ne repose pas sur la puissance de la réciprocité du pardon, mais sur l’affirmation thétique de l’égalité et de la liberté de tous les citoyens, entendant que tout individu est un vis-à-vis (égal) pour son prochain, mais également qu’il est un être responsable (libre). La réconciliation est simultanément à la mesure de la laïcité dans le sens où elle est un aménagement de l’existant. Ce faisant, elle n’est pas en marche vers un nouvel Eden ou vers un Eden perdu, mais tente d’offrir une réponse politique pertinente à la difficulté du vivre ensemble.

Maintenant, il me semble qu’il ne tient qu’à l’Eglise de Christ d’initier le processus de réconciliation, non à partir de l’affirmation thétique désincarnée de la liberté et de l’égalité des citoyens, mais à partir de la révélation biblique incarnée de l’amour du prochain… Entendant que si Dieu a accordé à l’homme la responsabilité de ses choix, comment – quand bien même cela semblerait parfois légitime – ne pas la respecter ? Et, si Dieu a souverainement déclaré de création, dans la réciprocité du vis-à-vis, que l’autre humain est un égal à soi, comment ne pas se soumettre par un consentement libre à cette relation d’égalité et d’aide mutuelle – alors que Jésus lui-même n’a pas estimé comme une proie à arracher le fait d’être considéré comme l’égal de Dieu ?


* P. Robitzer est docteur de l’Ecole des hautes études et chercheuse en psychosociologie.

[1] P. Nora, Les lieux de mémoire, I, La République, Paris, Gallimard, 1984, 19.

[2] Loc. cit.

[3] J. Baubérot, « La séparation et son contexte historique », De la séparation des Eglises et de l’Etat à l’avenir de la laïcité, sous dir. J. Baubérot et M. Wieviorka, Editions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2005, 61-74.

[4] J. Baubérot, L’intégrisme républicain contre la laïcité, Editions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2006.

[5] J.-P. Willaime, « Etat, éthique et religion », Cahiers internationaux de sociologie, 88, 1990, 189-213.

[6] P. Rosanvallon, Le modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Seuil, Paris, 2004.

[7] P. Cabanel, Entre religions et laïcité : la voix française : XIXe-XXIe siècles, Privat, Toulouse, 2007.

[8] F. Buisson, « Laïcité », Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, 2, Hachette, Paris, 1887, 1473-1474.

[9] J. Baubérot et M. Milot, Laïcités sans frontières, Seuil, Paris, 2011.

[10] Ibid., 274.

[11] Ibid., 259.

[12] J. Baubérot, Vers un nouveau pacte laïque ? Seuil, Paris, 1990.

[13] J. Boussinesq, La laïcité française, Seuil, Paris, 1994.

[14] A. Boyer, Le droit des religions en France, PUF, Paris, 1993.

[15] P. Robitzer, La construction mentale de la laïcité : étude de représentation et mise en évidence de mécanismes cognitifs constitutifs de l’idéologie, thèse de doctorat, Ecole pratique des hautes études, Paris, 2008.

[16] P. Mazet, « La construction contemporaine de la laïcité parle et juge la doctrine », La laïcité : une valeur d’aujourd’hui ? Contestations et renégociations du modèle français, sous dir. J. Baudouin et P. Portier, PUR, Rennes, 2001, 263-283.

[17] P. Cabanel, Les mots de la laïcité, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 2004.

[18] Une illustration de ce que laïcité et séparation ne se recouvrent pas : alors qu’aux Etats-Unis elle a servi à garantir l’autonomie des Eglises et la liberté de conscience, la séparation dans l’ancien bloc communiste a justifié la persécution des religions.

[19] J. Baubérot et M. Milot, Laïcités sans frontières, 77.

[20] Ces portraits-robots ne sont pas des descriptions historiques des formes que la laïcité a objectivement prises. D’ailleurs, plusieurs peuvent interférer et coexister les uns avec les autres selon les enjeux, les contextes ou les acteurs en présence.

[21] Ibid., 111.

[22] P. Robitzer, ibid.

[23] R. Liogier, Une laïcité « légitime » : la France et ses religions d’Etat, Editions Médicis-Entrelacs, Paris, 2006.

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