Le pardon
Paul WELLS*
« Pardonne-nous nos offenses, comme nous
pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. »
(Matthieu 6.12)
La deuxième moitié de la prière enseignée par Jésus à ses disciples commence en évoquant notre besoin matériel le plus concret : manger pour subsister. Nos besoins spirituels concernent les hommes et Dieu : le mal que nous faisons aux autres et le péché qui conduit dans la tentation et la rupture de toute relation avec Dieu.
Dans une perspective humaine, il importe d’avoir, dans nos rapports avec les autres, des relations réconciliées et, d’une façon spéciale, envers ceux qui nous ont fait du mal. Il est plus facile de recevoir le pardon que de l’accorder à ceux qui ont mal agi envers nous, et cela dans bien des domaines différents.
Pourquoi ? Parce que pardonner implique nos sentiments à l’égard d’autrui : la peur que l’offense se reproduise, un sentiment d’injustice, la jalousie, un ressentiment pour avoir été lésé et atteint dans notre fierté… Nous pensons volontiers que nous sommes meilleurs que les autres.
Pardonner est difficile à cause du ressentiment profond envers les autres que suscitent leurs torts réels ou imaginaires. Ne pas pardonner lance un processus qui approfondit le problème : du ressentiment à la colère, de la colère à la haine et de la haine à la violence. On entre dans le cercle vicieux de la violence dans lequel la revanche semble être la seule option acceptable. Comme l’indique René Girard, la violence contre les autres naît du sentiment que l’on a d’être menacé par leurs paroles, leurs actes ou même leurs émotions visibles. La violence contre les autres peut être également passive et silencieuse.
Ce n’est pas par hasard si, à la fin du Notre Père, un commentaire est ajouté, précisément sur cette pétition : « Si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera aussi, mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père ne vous pardonnera pas non plus vos fautes. » (Mt 6.14, 15) Jésus comprenait combien il est difficile de pardonner ! Plus le préjudice est grand, plus il est difficile de recevoir et d’exercer le pardon. On nous affirme fréquemment à la télé qu’il est impossible de pardonner à un meurtrier, à un violeur ou à un pédophile, lesquels, par leurs actes, ont non seulement fait des victimes, mais blessé l’intégrité humaine de leurs victimes. Mais, bien souvent aussi, reconnaissons-le, ce sont des attitudes ou des paroles sans réelle importance ou grande conséquence que nous n’arrivons pas à accepter !
Jésus savait de quoi il parlait, lui qui a été « méprisé et abandonné des hommes, homme de douleur et habitué à la souffrance » (Es 53.3), et qui était « haï sans cause » (Jn 15.25) par ses contemporains. Il est très étonnant que Jésus ait pu, au moment même où il a été cloué sur la croix, pardonner à ses ennemis, malgré la douleur et l’injustice dont il était l’objet. Jésus prie alors sa propre prière : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » (Lc 23.34)
Jésus dévoile ainsi le mécanisme du pardon. Celui-ci peut paraître bizarre : nous avons besoin de faire la volonté de Dieu en pardonnant aux autres pour recevoir le pardon divin. Jésus nous a montré en quoi consiste une humanité authentique et, même si nous n’arriverons jamais à pardonner comme lui, il est le modèle à suivre.
C’est seulement lorsque nous nous rendons compte de la grandeur du pardon divin envers nous que nous comprenons la petitesse des pardons que nous accordons à notre prochain. « Pardonne-nous nos transgressions, comme nous pardonnons aussi… » Il ne s’agit pas d’un donnant donnant comme si le pardon de Dieu dépendait de celui que nous accordons aux autres. Si nous reconnaissons la profondeur de la grâce de Dieu, nous les enfants prodigues, nous serons alors capables de discerner le peu d’importance des fautes commises à notre endroit en comparaison de l’offense que représente notre rébellion contre Dieu.
D’une façon admirable, Dieu a ouvert le chemin du pardon en agissant d’abord lui-même. Il nous pardonne de façon coûteuse, en acceptant que son propre Fils paie à notre place le prix de nos péchés : « Il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes, le châtiment qui nous donne la paix est sur lui, et c’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris. » (Es 53.5)
Le pardon authentique accordé implique une réparation du mal fait. Telle est la condition pour que le mal soit réparé et que la guérison des relations puisse être réelle. Dieu nous a donné le moyen de guérir nos fautes lorsque Jésus a pris notre place, souffrant comme un malfaiteur la condamnation et la mort. Ainsi le pardon divin n’est pas fictif, mais bien réel et coûteux.
Face à la grâce du pardon de Dieu, pardon tellement coûteux pour lui, mais gratuit pour nous, ne serait-il pas anormal de ne pas, à notre tour, pardonner aux autres ? Si Dieu nous accepte de tout cœur, comment pourrions-nous, à notre niveau, agir autrement, même si cela nous paraît impossible ou trop dur ?
Le pardon est parfois plus difficile à accorder à ceux qui nous sont proches : les amis qui nous trahissent, la famille ou les membres de l’Eglise qui se détournent de nous, les collègues de travail qui nous tiennent à distance ou le conjoint qui s’éloigne… C’est par eux que nous devons commencer à pardonner. La bonne question est la suivante : « Aujourd’hui, envers qui suis-je appelé à exercer le pardon ? »
Deux difficultés sérieuses existent.
Que faire quand on a subi un tort et que son auteur ne le reconnaît pas et ne demande donc pas pardon ? La seule voie à suivre se trouve dans notre cœur : nous devons avoir un esprit de pardon, c’est-à-dire être disposés à pardonner si cela nous est demandé et, donc, lutter contre l’amertume et le désir de vengeance. Dieu ne nous a-t-il pas montré son amour alors que nous étions « encore pécheurs » ? (Rm 5.8)
La deuxième question est inverse : comment vivre en pensant au mal que nous avons fait aux autres, ou même, peut-être, à nos propres personnes ? Il arrive que nous portions, pendant des années, le poids d’une culpabilité qui ne fait qu’augmenter avec le temps. Dans ce cas, nous avons à considérer la grandeur de l’amour de Dieu envers nous et à décider de confesser tous nos péchés dans le détail : d’abord au Seigneur, ensuite au(x) prochain(s) en cause. Le père de la parabole n’a-t-il pas accueilli son fils prodigue et fait un festin pour lui ? A l’exemple de notre Père céleste, nous avons à tout faire, même s’il nous en coûte, pour rétablir de bonnes relations et promouvoir confiance, paix avec nous-mêmes et avec les autres.
* P. Wells a été jusqu’à cette année professeur de théologie systématique et doyen de la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.