La souffrance physique a-t-elle un sens ?

La souffrance physique a-t-elle un sens ?

Paul WELLS*

« Si Dieu était kantien, et ne voulait de nous qu’à la condition
que nous venions à lui animés des motifs les plus purs
et les meilleurs, qui donc pourrait être sauvé? »
C.S. Lewis

La souffrance physique fait partie d’une logique de non-sens, tout comme le péché et le mal font aussi partie de cette même logique. Chercher à lui donner un sens est une absurdité, une contradiction de la normalité et du sens qu’a la santé.

Il y a une différence entre la douleur et la souffrance, qui peuvent toutes les deux exister sans l’autre, même si elles sont intimement liées1. La souffrance fait partie du fonctionnement de l’homme en tant qu’être psychosomatique intelligent. Elle peut être l’objet d’une réflexion empreinte de crainte et d’appréhension ou, au contraire, de soulagement: plus jamais ça! Lorsqu’il souffre, l’être humain espère et guette sa délivrance.

Le problème théorique de la douleur se pose en des termes divers selon les croyances. Si « dieu » était le néant, n’existait pas, la douleur relèverait de la responsabilité de la matière et serait abolie avec la disparition de celle-ci. L’extinction de toute conscience serait aussi l’annulation du karma, générateur des peines. Il en est ainsi dans les croyances orientales, qui résolvent le problème de la souffrance au prix de l’identité de l’homme. Une telle conception est attrayante pour nos contemporains, qui vivent dans l’immédiateté et cherchent donc un apaisement instantané de leur douleur.

Pour le christianisme, le problème de la douleur a une tout autre configuration. Dieu est amour, mais il est aussi le Tout-Conscient qui, pour une raison mystérieuse, permet que la souffrance, même celle de ses serviteurs comme Job, perdure. De son côté, l’homme sait qu’il n’est pas fait pour souffrir, mais pour être en bonne santé. Aussi, cherche-t-il non seulement à guérir, mais à prévenir la maladie. Souffrant, il aspire, non à perdre toute conscience de la réalité, mais à être libéré du poids de sa douleur. Souffrir n’est pas normal… Tel est le problème: comment se fait-il alors que Dieu, qui est intelligent et bon, ne nous guérisse pas? Pourquoi cette souffrance?

I. Qu’est-ce que la douleur?

Il est incompréhensible qu’un phénomène si universel, si existentiel pour chacun d’entre nous soit si mal connu! La douleur, parfois aiguë sur le plan physique, reste inexplicable en bien des circonstances. Ses origines, son développement, son soulagement suscitent, sur le plan médical, des interprétations diverses. Sensation localisée ou complexe nerveux systémique… quel sens attribuer à la relation entre l’organe pathogène et l’organisme? De telles questions nous dépassent. Les définitions, des plus simples aux plus complexes, semblent être loin de cerner le sujet. Retenons celle de l’Association internationale pour l’étude de la douleur: « La douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable liée à une lésion tissulaire existante ou potentielle, ou décrite en termes d’une telle lésion. »2

Commentaire. Le terme douleur est aussi réservé aux souffrances physiques, ressenties dans le corps. Mais la définition insiste sur l’aspect subjectif de cette « expérience désagréable ». Subjectif au sens de lié à la subjectivité, à la singularité du patient. Le médecin peut repérer la lésion tissulaire, si elle existe. Mais le patient peut éprouver une douleur physique en l’absence d’une lésion reconnaissable par le médecin3.

Il semble donc y avoir trois dimensions ou aspects à la douleur physique: celle qui est en corrélation étroite avec une lésion existante, celle qui persiste après la disparition de la lésion physique, comme l’écho d’un bruit, et les douleurs physiques « psychogènes » qui existent en l’absence de causes physiques, des « fantômes » pathogènes.

Le vocabulaire de la douleur comporte une constellation de mots: douleur, souffrance, épreuve, peine, désagrément, gêne, mal, torture… et des adjectifs qui vont de total et maximal à marginal et minimal, sans oublier les impressions désagréables et agréables, car il existe des douleurs saines, agréables. La variété sémiologique n’est qu’une manifestation de la diversité des expériences, des formes de la souffrance humaine. Elle exprime une notion simple mais capitale: la douleur existe quand une personne est confrontée à elle dans une expérience personnelle. Il en est ainsi de la douleur physique éprouvée soi-même ou par quelqu’un de très proche. C’est pourquoi il est possible de parler de la singularité de la souffrance. D’une certaine façon, il faut avoir expérimenté la douleur pour avoir une idée de ce qu’elle est. En ce sens, chaque être souffrant est comme un îlot coupé du continent de l’humanité non souffrante. Personne ne peut vraiment « porter » les douleurs physiques de quelqu’un d’autre.

Pourtant, nous faisons tous partie de l’humanité « corporative ». La douleur de l’autre, dans sa proximité, peut être ressentie comme sym-pathie, le souffrir avec, la com-passion. La douleur physique a un aspect communautaire, l’individualité étant dépassée par la solidarité et l’accompagnement. Il n’a pas été nécessaire d’attendre l’existentialisme pour le savoir! L’apôtre Paul en parle déjà: si un membre du corps souffre, tous souffrent… (1Co 12.21ss). D’une façon limitée, très limitée, la douleur physique transcende le corporel et devient « participation-dans ». Si ce n’était pas le cas, la doctrine de l’incarnation de Dieu dans l’humanité souffrante n’aurait pas d’efficacité pour nous faire sentir la compassion de Dieu et, ultimement, pour nous soulager et nous sauver de nos douleurs. Le Messie est « l’homme de douleur ». « Ce sont nos maladies qu’il supportait, c’est de notre souffrance qu’il s’est chargé… c’est par ses blessures que nous sommes guéris. » (Es 53.4, 6)

Cette perspective de la douleur physique, si elle est recevable humainement parlant, est « naïve » et difficilement acceptable pour la mentalité médicale « scientifique ». L’objectivité de l’approche médicale de la douleur, la distance entre le médecin et le patient, la recherche de l’origine de la douleur par une analyse non holiste sont autant de difficultés pour la médecine moderne. L’approche neutre de la science convient-elle à ce qui est vécu, sur le plan personnel, de façon intensément subjective? C’est peut-être la raison pour laquelle le développement d’une approche « palliative » de la douleur physique en est, encore aujourd’hui, au stade de l’enfance. La souffrance d’un malade n’est pas un symptôme comme les autres. Elle a besoin d’être traitée non comme un phénomène isolé mais en tenant compte aussi de la situation dans la vie et de l’expérience du malade. Dire du malade qu’il est « en observation », « sous traitement » marque déjà une sorte d’aliénation du patient. Celui-ci est comme objectivé et dévalorisé dans sa personne par l’utilisation des prépositions « en » et « sous » aussi bien que par sa douleur; son statut de vis-à-vis est amoindri.

Il est certain que, de nos jours, la « médecine de la douleur » – ce que l’on appelle « les soins palliatifs » – demeure « marginale à l’intérieur du système sanitaire ». Pour que celle-ci se développe, il conviendrait de prendre conscience que « les dimensions de l’expérience personnelle et de conviction éthique se sont révélées plus importantes que le savoir théorique, si bénéfique que soit celui-ci »4. La foi en la technique toute-puissante de l’homme moderne n’est pas préparée à relever le défi que représente le caractère personnel et subjectif de la douleur.

II. Le caractère complexe de la douleur relationnelle

Il faut reconnaître que la plupart de nos souffrances ne sont pas seulement physiques et qu’un fort pourcentage de nos peines ne sont pas intrapersonnelles, mais proviennent des autres. L’homme fait le mal et les souffrances humaines qui en découlent sont loin d’être uniquement physiques. La douleur physique est une partie du « système tribulationnel » que subit l’homme5.

Toute douleur n’est pas destructrice. Ce qui nous préoccupe est la douleur qui avilit. D’un point de vue médical, les douleurs peuvent avoir des origines différentes et, selon les personnes, des répercussions variées. La même douleur peut être ressentie de façon différente en fonction des histoires personnelles de ceux qui l’éprouvent. La nature, l’intensité, la durée, le « vécu » constituent un ensemble complexe de paramètres. « La » douleur n’est qu’une abstraction. Elle n’existe pas dans la réalité. Seules existent les douleurs qui font partie du champ de conscience des individus et qui, par la nature des choses, appartiennent à leur champ herméneutique personnel.

Ainsi, la douleur n’est pas la maladie elle-même, mais une expérience intense qui est analogue à la maladie mais qui peut être pire6. La douleur est relationnelle et fait partie d’un syndrome global de la souffrance qui comporte des aspects physiques et mentaux ainsi que des références à soi et aux autres. La douleur physique avec sa spécificité se trouve au centre du syndrome de la souffrance, comme l’œil du cyclone.

On peut illustrer ainsi le complexe de la douleur physique:

la douleur physique

Au centre se situe la douleur physique, génératrice du mal-être.

Pour le malade (le niveau soi-même), sur le plan corporel, la douleur est épuisante et alimente la crainte de souffrir encore plus; cela conduit à la lassitude et au désir de ne plus lutter mais de succomber sous la force de la douleur, comme le naufragé finit par se résigner face à l’emprise des flots.

Au niveau psychique, la douleur physique conduit à l’angoisse et au désespoir qui se manifestent par un enfermement du malade sur lui-même. Celui-ci est introverti et « s’ausculte » constamment, interrogeant le baromètre de la douleur. Cette attitude d’intériorisation rend pénible toute communication avec autrui, le malade vivant de plus en plus pour sa douleur au point d’en être obsédé.

Au plan spirituel, la douleur profonde (total pain) conduit au désir de ne plus vivre afin de ne plus souffrir. Le souhait du malade n’est plus de guérir, car tout espoir s’est évanoui et, dans le contexte actuel, l’euthanasie, la bonne fin, peut sembler souhaitable et préférable à continuer à vivre dans la douleur.

Quant à l’entourage du malade (le niveau des autres), aux accompagnants, le syndrome de la douleur physique a d’autres effets. Il suscite la compassion et la sympathie. Non seulement le cœur du proche est touché mais, parfois, il ressent comme la même douleur en lui-même et se demande s’il ne débute pas la même maladie.

Au plan mental, les autres éprouvent crainte et angoisse, appréhension quant à l’avenir étant donné l’épuisement résultant d’une lutte trop longue. Le désir de voir la fin, lié à la crainte de ce qui peut et va arriver, produit un complexe de culpabilité. Les proches peuvent avoir honte de leur bonne santé.

Au plan spirituel, le désespoir face à l’inévitable efface toute perspective positive et la vie paraît, dans son ensemble, sous le jour négatif de la fatalité, de l’irréversible. Il peut arriver que, chez les croyants, l’espérance de la vie éternelle est comme gommée par l’incertitude qui pèse sur l’avenir terrestre.

La douleur, quel que soit son degré d’intensité, produit une attitude d’exclusion, physique et mentale, à laquelle est lié un « pouvoir absorbant ». Il en est ainsi, physiquement et mentalement, dans le cas des maladies incurables ainsi que chez des personnes handicapées. Ce n’est que dans les années récentes, à propos des maladies en phase terminale et lorsque la personne souffrante « n’est plus que douleur », que le concept de « douleur totale » (total pain) a été formulé et qu’on a commencé à rechercher des réponses palliatives appropriées.

III. Causes et effets

Les causes de la douleur restent mystérieuses, difficiles à déterminer dans leur profondeur. La douleur est un phénomène plus complexe qu’une simple sensation spécifique. Il paraît difficile d’expliquer tous les phénomènes douloureux par la seule théorie spécifique, en particulier chez les patients atteints de douleurs provoquées par la lésion de conducteurs nerveux. Mais que dire des effets de la douleur, tels qu’ils sont exprimés dans les réponses faites par ceux qui souffrent?

A ce sujet, le christianisme a trop longtemps joué avec le mythe de la douleur rédemptrice comme si la douleur, par un effet a contrario, pouvait produire des résultats bénéfiques. Que penser de la phrase: « Je suis le froment de Dieu. Puissé-je être moulu par les dents des bêtes pour devenir un pain digne d’être offert à Jésus-Christ »7? Le mal est transformé en bien, le vil devient noble et l’intolérable est accueilli avec enthousiasme. La douleur, sanction de la faute originelle et liée au péché, pouvait avoir une fonction rédemptrice si elle était acceptée, voire recherchée. Cette conception morale a imprégné la relation de l’homme à la douleur8.

Nous avons des sentiments mélangés. On peut admirer la noblesse d’esprit, la force du courage humain, mais… Pour un protestant, exalter le caractère rédempteur de la souffrance frôle la perversité. Tout d’abord, parce que ce sont, le plus souvent, les bien portants qui parlent ainsi. Ceux qui sont aux prises avec les affres de la douleur physique peuvent-ils exalter cette expérience? Après trois demandes pour être libéré de son écharde dans la chair, l’apôtre s’entend répondre: « Ma grâce te suffit. » (2Co 12.9) Il convient, en outre, de distinguer entre la douleur agréable – l’effort intellectuel ou sportif, par exemple – et la douleur occasionnée par la maladie inattendue et non acceptée. La maladie avec ses douleurs fait partie de l’ensemble « désorienté » imputable aux vices de fonctionnement de la création déchue. Directement ou, le plus souvent, indirectement, cette situation est due au fait que « la création a été soumise à la vanité » (Rm 8.20-25) et exprime le jugement de Dieu contre le péché déstructurant de l’homme.

La douleur physique liée à la maladie est une réalité négative, une « possibilité impossible » qui affecte l’homme. Elle est ennemie de sa santé, de sa sécurité et n’a, en elle-même, rien de productif. Elle ne mène nulle part, si ce n’est à la mort. En tant que phénomène, il n’y a rien de positif à trouver dans la douleur physique. Les tentatives faites pour l’ennoblir sont exaspérantes pour ceux qui souffrent réellement et qui ont perdu tout espoir de guérir. De plus, le mythe de la douleur rédemptrice est en contradiction avec le caractère unique des souffrances, physiques et mentales, que Christ a acceptées tout au long de sa vie. Les souffrances uniques en leur nature, assumées une fois pour toutes comme conséquence du péché de l’homme, n’ont pas besoin d’analogies, d’échos, de miroir dans nos souffrances. Nous ne complétons pas les souffrances de Christ par nos propres souffrances9. Les souffrances de Christ sont pleinement suffisantes; leur terminus n’est pas la mort sur la croix mais la résurrection.

Autrement dit, Dieu ne veut pas que nos souffrances, physiques ou non, soient comme une preuve de notre foi, comme une offrande que nous lui présenterions afin d’être agréés. Il n’y a pas de souffrances physiques surérogatoires. Nos souffrances, à cause de l’œuvre de Christ, doivent être considérées comme un mal incompréhensible, inutile et improductif que ne sanctifie pas la douleur elle-même. Seule la résurrection, objet de notre foi et de notre espérance, en est, en quelque sorte, l’antidote. Face à la douleur, physique ou non, le questionnement ne doit pas être « pourquoi? » mais « pour quoi? », ce qui nous invite, de façon spirituelle et morale, à regarder au-delà de nous-mêmes, à considérer les promesses de la vie en Christ: telle est la bonne attitude dans la tourmente.

La douleur physique en tant que telle est incapable de créer quoi que ce soit, sinon plus de douleur. Elle n’est pas la cause de la foi et de l’espérance, mais son occasion. La foi n’est pas produite par la douleur, mais la conséquence d’un regard hors de nous-mêmes porté vers le Christ, qui est la résurrection et la vie. « Celui qui relève de la mort, c’est moi. Je suis la vie. Celui qui croit en moi aura la vie, même s’il meurt. » (Jn 11.25) Le relèvement de la douleur physique est comme une résurrection. Il vient du regard à l’extérieur, vers celui qui est la Vie. Cette expérience de foi est certes ni naturelle ni facile; elle est toujours difficile, mais elle n’est pas impossible. Elle relève du don de la foi.

IV. Dieu, la douleur pourquoi?

En permettant la douleur, physique ou non, Dieu veut-il nous apprendre quelque chose? D’un point de vue biblique, il convient d’admettre que, comme toutes les autres réalités adverses de ce monde, cette douleur n’est pas due au hasard. A contrario, il faut reconnaître que, bien qu’improductive en elle-même, elle peut avoir une utilité. Cette utilité nous apprend quelque chose sur le caractère de Dieu, sur notre situation d’êtres humains et sur les conditions de la relation qui existe entre Dieu et l’humanité souffrante.

Il y a deux manières de considérer cela: d’une part, en partant des dispositions de l’homme aux prises avec la douleur et, d’autre part, en partant des circonstances par lesquelles Dieu lui parle. « Dieu nous parle à voix basse dans nos plaisirs, à haute voix dans notre conscience, mais sa voix devient une clameur dans nos peines. Elle sont le porte-voix dont il se sert pour éveiller un monde sourd. »10

1. Les dispositions

Quatre aspects de la personnalité humaine peuvent être atteints par la douleur physique: la volonté, la liberté, les émotions et l’intelligence. Comment Dieu parle-t-il lorsque l’un ou l’autre de ces aspects est concerné par la douleur physique?

– Personne, à moins d’être anormalement constitué, ne choisit ni ne souhaite la souffrance physique. Peut-on désirer avoir mal aux dents? Notre volonté est opposée à la douleur et aspire à la bonne santé. C’est pourquoi on recherche la guérison. Le désir d’être en bonne santé est une manière concrète de démontrer que nous vivons dans un monde déchu, qui a perdu son intégrité. La douleur est la manifestation d’une réalité désorganisée et nous rappelle que la destination de ce qui n’est pas sain – ce qui est son cas – est la mort. A l’exception des actes extraordinaires de sacrifice, personne ne choisit la mort, à moins d’être dépressif et suicidaire. La Bible nous apprend que le péché, qui est un facteur déstructurant de la bonne création de Dieu, est contraire à sa volonté. La douleur physique est l’expression, dans notre expérience, de l’opposition qui sépare les volontés divine et humaine. Elle fait partie du processus de rétribution par lequel Dieu nous indique, jusque dans notre chair la plus intime, combien notre situation en est atteinte. La douleur physique, la mort nous empêchent d’en oublier la dramatique anormalité. Ainsi la douleur, physique ou non, signe négatif et destructeur, a une fonction d’alerte: elle est comme un barrage sur la route de la destruction, comme une invitation à vérifier notre direction et notre destination.

Comme élément du processus de rétribution, la douleur physique fonctionne comme signal d’alerte ou d’alarme. A un niveau très simple, elle est la conséquence d’un comportement ou d’action à changer. C’est ainsi que les publicités signalent les dangers du tabac, de l’alcool en trop grande quantité ou de la vitesse sur la route! Celui qui sème le vent risque de récolter la tempête! Avoir expérimenté la douleur ou la redouter permet de se réformer ou d’adopter une manière plus saine de se comporter11. La douleur, même par son intensité, n’est ainsi ni une punition, ni une vengeance, ni un signe de destruction; elle est plutôt de nature prophétique et exhortative. Elle appelle à une illumination dans la réflexion, à un changement de volonté, à une réformation. Elle est un mal qui peut exister pour un bien, pour quelque chose de vivifiant.

– La douleur physique porte atteinte à la liberté. La mort en est l’ultime manifestation puisqu’elle dépossède du bien fondamental, à savoir la vie. Les atteintes à la liberté sont aussi diverses que les formes de souffrance physique. La douleur physique rend incapable d’accomplir certaines actions et suscite soit une simple gêne, soit un handicap avec, entre les deux, tous les stades intermédiaires. Elle supprime aussi la liberté mentale, celui qui souffre n’ayant plus de désir pour ceci ou cela. Si on a mal à l’estomac, la nourriture n’a plus d’attrait. Un exemple de douleur physique extrême est celle que le Christ a endurée pendant sa crucifixion, où il a été privé non seulement de sa liberté de mouvement, mais aussi de sa liberté psychologique. Le Fils du Béni a pris la place du maudit et la détresse de l’abandon physique dont il est l’objet envahit sa conscience. Le manque de liberté physique est vécu comme un abandon moral et psychologique.

La douleur physique, en portant atteinte à la liberté, rappelle que la mort n’est ni plus ni moins que ce que mérite notre rébellion contre Dieu. L’homme a voulu la liberté, mais ce faisant, il l’a perdue! La douleur physique nous rappelle notre esclavage du péché ainsi que le caractère inéluctable de la mort. Elle nous enlève l’illusion que nous nous appartenons, que nous sommes maîtres de notre destin et de notre vie. La vie ne nous appartient pas; elle est un don qui nous est confié. Elle est courte et nous avons à apprendre à compter nos jours (Ps 90). A un moment inconnu, elle nous sera redemandée, car elle ne nous appartient pas. Nous n’avons rien apporté en ce monde et nous en partirons aussi démunis. La douleur physique détruit toute prétention humaine à l’autonomie. La guérison n’est jamais que temporaire. Comme Augustin l’a dit des nouveau-nés: « Ils ne s’en remettront pas! » L’eugénisme et certaines pratiques médicales visant à prolonger la vie sont incapables, malgré leur désir ou leur prétention, d’alimenter l’illusion que nous nous appartenons.

– La douleur physique domine les émotions. Plus la souffrance est forte, apparaît imméritée et déraisonnable, plus elle est jugée scandaleuse. Le souffrant n’a pas mérité cela et l’incompréhension face au caractère insupportable de la douleur, à l’évolution irréversible de la maladie, suscite la révolte. La durée indéterminée de la douleur, la faiblesse de l’organisme désormais incapable de réagir minent toute espérance. Si le malade est désespéré, ses proches vivent dans une sorte d’état second, comme si l’existence était en suspens et les sentiments amortis. On observe comme un refus de toute émotion face à la souffrance et la conscience que la vie ne sera jamais plus comme avant conduit au désespoir. La sévérité de la douleur blesse profondément. Dieu serait-il capricieux, méchant, indifférent?

– L’intelligence peut-elle prendre ses distances vis-à-vis des émotions? Jésus ne se montre pas choqué par la sévérité des jugements de Dieu: le déluge, la souffrance de Job ou d’autres saints de l’Ancien Testament, la tour de Siloé (Lc 13.4). Ce dernier épisode montre que ceux qui souffrent ne sont pas pires que les autres et qu’il est même étonnant que leur sort ne soit pas celui de tous. La sévérité de Dieu rappelle sa justice et souligne la grandeur de sa miséricorde. Notre vie est une vie déchue, sujette à la vanité (cf. l’Ecclésiaste). L’étonnant, le merveilleux n’est-il pas que la rétribution divine ait été suspendue aussi longtemps? Dans les ténèbres de la douleur physique ou non, seul le rappel de l’amour de Dieu peut rétablir l’équilibre au sein des émotions perturbées.

Notre intelligence est tenue en échec face à toute douleur, physique ou non. Il n’y a rien à comprendre. L’intelligence ne sert à rien et ne peut éclairer ni les causes, ni la durée de la souffrance. La recherche des causes ne conduit à rien de concluant et risque de culpabiliser ou de susciter de faux espoirs. Dieu n’a promis à personne, ses enfants ou les autres, la santé ou la guérison; il les a assurés de sa présence dans la souffrance et de sa grâce qui rend serein. Il n’y a rien à comprendre, il y a seulement à se confier. Existe-t-il plus grande offense à l’intelligence, à la technique? La seule solution est d’admettre notre incapacité. La souffrance nous humilie. Le malade se livre aux mains du médecin, mais, au-delà des soins de celui-ci qui peuvent entretenir son espoir de guérison, se place-t-il entre les mains de Dieu? Son indépendance est détruite par la douleur physique, son intelligence est mise en échec. Peut-on renoncer à soi-même et se tourner vers Dieu?

Le chrétien, à la différence du bouddhiste et de sa renonciation, a un exemple, celui de Jésus-Christ qui a tout accompli pour lui. « En vue de la joie qui était devant lui, Jésus a souffert la croix. » (Hé 12.2) La renonciation chrétienne n’est pas une résignation à la souffrance, mais une réorientation de la vie, un retour à Dieu. Face à l’absence de compréhension de notre part, Dieu nous présente une chance inouïe de le retrouver et de retrouver un sens à notre vie par cette expérience incompréhensible de la dépendance à son égard.

2. Les circonstances de la grâce

La grâce ou la miséricorde de Dieu se manifeste aux yeux de la foi, même au sein de la plus grande douleur physique, de trois façons au moins.

La douleur a des limites en degrés dans le temps et selon les individus. Pour C.S. Lewis, la douleur est « un mal stérilisé, désinfecté »12. Le corps ne supporte qu’un certain taux de souffrance, dont, aujourd’hui, tiennent compte les soins palliatifs en plein développement. Il a une durée limitée dans le temps, même si cette limite est, exceptionnellement, déplacée très loin. De plus, pour un individu, sa propre souffrance physique prend le pas sur toutes les autres souffrances endurées dans le monde. Certes, les souffrances de l’Holocauste ou du tsunami sont considérables, écrasantes… pourtant, ma souffrance physique, celle que j’endure, les dépasse.

La notion d’un « monde de douleur » ou de « souffrance planétaire » est une pure abstraction. Si quelqu’un perd sa famille dans un désastre, sa souffrance est « x »; si 250 000 personnes traversent la même épreuve, leur souffrance n’est pas « 250 000 x ». Pour chacune, la souffrance est « x », c’est-à-dire totale. Les images de la télévision nous font parfois oublier cela! Mais « une somme de souffrance est une chose qui n’existe pas, car personne ne la subit »13.

Autre grâce, la douleur physique repousse, en quelque sorte, le moment de la fin de la vie pendant un temps de durée très variable (quelques minutes, heures ou jours). Sur le plan moral, cela peut être le moment du réajustement; sur le plan spirituel, celui de la préparation, de la confession, de la purification. La douleur physique a été l’occasion d’une réorientation morale et spirituelle. Elle est une manifestation de la patience de Dieu. Le temps de Dieu peut nous paraître bien long, comme les martyrs l’ont éprouvé: « Combien de temps, Seigneur? » (Ap 6.10) Pourtant, le temps accordé est signe de la miséricorde et de la patience de Dieu. Le report dans le temps du jugement – même des jugements de la justice humaine – est, en effet, une grâce.

En définitive, dans les cas de douleur physique, la grâce de Dieu manifeste de façon spécifique sa grâce en général, celle du temps de sa patience (2P 3.9). L’Evangile enseigne qu’« à chaque jour suffit sa peine », qu’il faut vivre au jour le jour et laisser le lendemain à Dieu. La douleur, physique ou non, qu’il faut supporter est celle de ce jour. Celle de demain appartient à Dieu, non à nous. Et, avec les peines et les douleurs de ce jour, il accorde les grâces de ce jour et, avec elles, l’amour, la foi et l’espérance qui y correspondent.

V. La douleur physique, ses finalités

Dans une vision chrétienne du monde, la douleur physique, qui n’apporte rien de positif en soi, fait partie d’un bien complexe. Pour le croyant, elle pose le problème du mal; pour le non-croyant, elle pose le problème du bien. Si un bien ultime n’existe pas, le mal est-il le mal? Peut-on même poser la question du bien et du mal?

Dans le cadre du bien complexe (mais non opaque, comme le mal!) de Dieu, de sa création et de ses actes de providence et de salut, le croyant réagit à la souffrance – y compris la douleur physique – de façon paradoxale. Il accepte cette souffrance en lui-même, les jours mauvais, sans jamais la rechercher, et il lutte contre elle. Sa réaction n’est pas celle de la résignation quand il s’agit d’autrui, mais de combat avec les autres. Principalement pour suivre l’exemple de Jésus présenté en Hébreux 12.5-13, texte qui exhorte à œuvrer dans la souffrance. Le croyant est invité à apprendre, les yeux fixés sur Jésus, une discipline spirituelle à l’école de la douleur14.

– Cette discipline selon Dieu, apprise dans la souffrance, permet de lutter contre le péché: « En combattant contre le péché, vous n’avez pas encore résisté jusqu’à la mort. » (12.4) N’étant pas martyr pour Christ, il y a encore des progrès à faire dans le témoignage et la lutte contre le péché.

– A la lumière de Proverbes 3.11-12, la souffrance montre que Dieu éduque ses enfants, sa discipline étant acceptée comme bénéfique (cf. 2Co 12.7-9). Notre révolte contre la leçon est le signe que nous avons encore à apprendre (Hé 12.5-6).

– La confiance de l’enfant de Dieu dans la souffrance témoigne de son état spirituel (12.8) et de sa conviction que rien n’échappe à la souveraineté du Père.

­- La souffrance, y compris physique, est une occasion de participer à la sainteté de Dieu (12.10) et de comprendre son intention à notre égard. Au-delà de la révolte ou de l’acceptation passive, le chrétien acquiesce et accueille la pédagogie dont il est l’objet15.

– L’angoisse que cause la souffrance et les désagréments qui l’accompagnent ne produit ni la résignation, ni le doute. La douleur peut faire surgir notre impatience à la manière de la crème sur le lait afin qu’elle soit ôtée16. La tristesse est momentanée, car la souffrance n’est jamais agréable, mais « ceux qui sont formés de cette façon deviennent justes et trouvent la paix » (12.11).

C’est ainsi qu’on apprend à rejeter, dans des situations diverses de souffrance, « tout ce qui empêche d’avancer et le péché qui nous enveloppe si facilement » et à « courir jusqu’au bout de la course… regardant à Jésus qui fait naître la foi et qui la rend parfaite » (12.1-2). C’est ainsi qu’on imite le Christ et qu’on suit son exemple.

Conclusion

Si « l’être humain se distingue par des désirs et des espérances infinies et sa nature consiste essentiellement en une futurisation, un système ouvert vers la réalisation des possibilités infinies »17, ceci ne peut être vrai que si le futur a déjà été décidé dans le passé.

Le patient qui endure une douleur, même atroce, n’est pas le premier et son avenir est déjà déterminé par le passé de Jésus-Christ… s’il peut saisir l’occasion de sa douleur pour le comprendre. « Puisque c’est Jésus qui sauve, il fallait que Dieu le rende parfait au moyen de la souffrance. » (Hé 2.10)

La douleur invite le croyant souffrant à changer de programme. Sa priorité ne doit plus être le confort maximal ou un simple soulagement, mais une sécurité fondée sur une espérance qui lui est extérieure. « La souffrance rend patient… et l’espérance ne trompe pas (car) Dieu a répandu son amour dans nos cœurs par l’Esprit Saint qu’il nous a donné. » (Rm 5.3-5)

1 J. Hick, Evil and the God of Love (Londres: Macmillan, 1975), chap. XV sur la douleur, 329.

2 P. Verspieren, « Médecine et soulagement de la souffrance humaine », Laval théologique et philosophique 54 (1998:1), 25.

3 Ibid., 25-26.

4 Ibid., 36.

5 J.W. Wenham, The Goodness of God (Leicester: IVP, 1974), chap. 5-6.

6 P. Verspieren, op. cit., 38.

7 Ignace d’Antioche, Lettres aux Eglises, T. Camelot, F. Youvel, éds (Paris: Cerf, 1975).

8 Sur le lien entre le péché et la maladie, voir J.-C. Larchet, Dieu ne veut pas la souffrance des hommes (Paris: Cerf, 1999), chap. 2-3, et Le chrétien devant la maladie, la souffrance et la mort (Paris: Cerf, 2002), chap. 4.

9 Colossiens 1.24 ne veut pas dire que les souffrances de Christ sont incomplètes. On peut comprendre ce texte à la lumière de 2 Corinthiens 4.10 et 2 Timothée 2.11.

10 C.S. Lewis, Le problème de la souffrance (Paris: Desclée de Brouwer, 1976), 128.

11 J.W. Wenham, op. cit., 54ss.

12 C.S. Lewis, op. cit., 156.

13 Ibid.

14 D.A. Carson, Jusques à quand? Réflexions sur le mal et la souffrance (Cléon d’Andran: Excelsis, 2005), chap. 5.

15 P. Marcel, Souffrir… Mais pour quoi? (Lausanne: L’Age d’Homme, 1994), 146-147.

16 J.W. Wenham, op. cit., 79.

17 P. Verspieren, op. cit., 22.

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