Dialogue autour de « qui est mon prochain ? »

Dialogue autour de « qui est mon prochain ? »

Daniel HILLION et Charles NICOLAS*

I. Amour fraternel et action sociale

Daniel HILLION

Est-il possible d’édifier, d’approfondir et de défendre une doctrine et une pratique sociales évangéliques ? Sur quelles bases ?

Le pasteur Charles Nicolas a récemment écrit un article pour avertir contre la tendance à amalgamer l’amour fraternel et l’action sociale ou l’aide humanitaire[1]. Il y défend la thèse selon laquelle, sous le terme de « prochain », l’Ecriture désigne exclusivement des membres du peuple de Dieu et, éventuellement, des personnes en train de se rapprocher de ce peuple[2]. Il affirme que, toujours ou presque, « les pauvres dont parle la Bible sont les pauvres en Israël ou de l’Eglise[3] ». Son propos n’est pas de contester la légitimité d’une implication sociale de la part des chrétiens : il l’affirme au contraire très nettement[4]. Il s’agit, néanmoins, de souligner fortement la priorité de la solidarité entre chrétiens et de contester que l’action sociale et politique fasse partie de la vocation de l’Eglise en tant que telle.

C. Nicolas met en lumière des vérités bibliques trop souvent oubliées aujourd’hui et nous aurons l’occasion d’y revenir dans la dernière partie de cet article. Je crains, néanmoins, qu’une systématisation trop rapide de certaines idées, un manque de « tact » dans l’approche de certains textes bibliques et une discussion insuffisante des thèses de chrétiens d’autres opinions que la sienne[5] ne fragilise les conclusions auxquelles parvient C. Nicolas, au risque de faire perdre, pour beaucoup de lecteurs, les bons fruits que l’on pourrait retirer de sa réflexion sur un sujet important.

Je proposerai donc – sans chercher à répondre systématiquement à l’ensemble de l’article de C. Nicolas – de poser quelques questions pour parvenir à des distinctions supplémentaires et, si possible, apporter une pierre à l’édifice d’une doctrine sociale évangélique.

1.  Le compatriote de l’Ancien Testament est-il l’équivalent du frère en Christ du Nouveau Testament ?

C. Nicolas énonce le principe selon lequel, dans l’Ecriture, lorsque le terme de frère « ne désigne pas le frère de sang », il « désigne toujours un membre du peuple de Dieu[6] ». Attardons-nous sur cette distinction : elle mérite d’être précisée.

 

a. Frères de sang, frères en humanité ?

La fraternité charnelle peut s’entendre à des niveaux différents et ne devrait pas être restreinte à la relation avec celui qui a le même père et la même mère que moi : le sens le plus fort est celui de la famille nucléaire ; puis vient la famille élargie (Lot, neveu d’Abram, est appelé son « frère » en Gn 14.14) et divers autres cercles plus larges encore (membre d’une même tribu, par exemple en Nb 16.10) ; ensuite, vient le peuple et même les relations entre peuples aux origines ethniques communes (l’Edomite est le « frère » de l’Israélite d’après Dt 23.6) et, enfin, l’humanité entière.

C. Nicolas admet « l’égalité de condition ‹en humanité›[7] », mais il se montre réticent devant l’utilisation de l’expression « frère en humanité[8] ». A moins de nier qu’Adam soit le père[9] de tous les humains, je ne comprends pas très bien comment quelqu’un qui explique que « dans la Bible, sont frères ceux qui ont le même père[10] » puisse avoir un problème avec le fait de désigner l’ensemble des humains comme frères en humanité. C’est bien dans ce sens que l’Ecriture dit : « (…) je réclamerai à chaque homme la vie de l’homme qui est son frère. » (Gn 9.5)

Le souci principal de C. Nicolas semble être de nier que Dieu soit le Père de tous les humains : « Dieu est bien le créateur de tous les hommes, mais il est le père de ceux qui, en Christ, ont reçu l’Esprit d’adoption. »

Il n’est pas nécessaire d’affirmer que Dieu est le Père de tous les humains pour retenir la notion de « frères en humanité » : l’unité du genre humain issu d’Adam suffit pour cela. Néanmoins, on peut aussi risquer la thèse d’une paternité universelle de Dieu sans tomber, le moins du monde, dans la « confusion » que redoute C. Nicolas. Un catéchisme réformé nous met sur la voie[11] :

D. Comment le nom de Père est-il attribué à Dieu, dans l’Ecriture Sainte ?

R. De deux façons, en général à toutes les trois Personnes, et en particulier à la première Personne seulement. (…)

D. Pourquoi les trois Personnes en général portent-elles le nom de Père ?

R. Elles le portent à l’égard de toutes les créatures, lesquelles en ont reçu leur être, qui sont conservées par ces trois Personnes, et qui en reçoivent encore tous les jours, tout ce qui leur est nécessaire. (…)

D. A quel égard la première Personne est-elle appelée Père ?

R. A deux égards, premièrement à l’égard de notre Seigneur Jésus-Christ. Secondement, à l’égard de tous les fidèles.

Cette distinction me semble satisfaisante[12]. En tout cas, on ne peut pas lui reprocher de faire le moindre pas en direction de l’universalisme ou d’introduire la moindre confusion entre le sens dans lequel Dieu est le Père des fidèles et celui dans lequel il l’est de ses créatures.

b. La fraternité spirituelle

C. Nicolas utilise la notion de « membre du peuple de Dieu » pour regrouper l’appartenance à l’Israël de l’Ancien Testament et celle à l’Eglise du Nouveau Testament. C’est à ces personnes que s’appliquent les termes de « prochain » ou de « frère ». Il faut, certes, distinguer entre Israël et l’Eglise : « La nouveauté, c’est que des hommes et des femmes extérieurs au peuple d’Israël pourront être comptés, en plus grand nombre qu’auparavant, comme saints, frères, sœurs, prochains. Non par proximité géographique, mais par proximité spirituelle[13]. » Le « passage entre la réalité du peuple d’Israël et celle de l’Eglise » implique un jugement au sein du peuple de Dieu et une ouverture aux païens[14].

Ces considérations sont-elles suffisantes pour déterminer la distinction entre l’Israël de l’Ancien Testament et l’Eglise du Nouveau ? Il faudrait en ajouter une autre : Israël était un peuple au sens ethnique et politique du terme, tandis que l’Eglise est un peuple dispersé parmi tous les peuples dont tous les membres connaissent le Seigneur (cf. Jr 31.31-34). Des discussions ont, certes, lieu entre chrétiens évangéliques sur l’appartenance des enfants des croyants à l’Eglise visible et sur la question de savoir dans quelle mesure le peuple de Dieu pourrait aujourd’hui encore être désigné comme un corpus mixtum[15]. Sans ouvrir ce débat, on pourra s’accorder sur le fait que le Nouveau Testament marque, au minimum, une étape dans la purification du peuple de l’alliance et sur le fait que l’Eglise n’est pas un peuple exactement dans le même sens qu’Israël dans l’Ancien Testament.

Quel rapport avec notre sujet ? Voici : si les chrétiens sont spirituellement frères et sœurs, les Israélites de l’Ancien Testament étaient frères, aussi et d’abord, dans le sens naturel du terme. Il n’est pas correct de considérer que ce soit uniquement en tant que membres du peuple de Dieu que les enfants d’Israël sont nommés « frères » dans l’Ecriture. C’est en premier lieu en tant que descendants d’un même ancêtre : Israël.

On peut même aller plus loin : dans l’Ancien Testament, Dieu est le Père du peuple en tant que peuple (Ex 4.22) et les Israélites sont ses fils (Dt 14.1) ; il est Père du roi (2S 7.14) ; il l’est des pauvres (Ps 68.6) ; l’ensemble des fidèles peuvent être appelés ses enfants (Ps 73.15). Ce vocabulaire reste assez rare et on peut se demander s’il est permis de considérer que les fidèles de l’Ancien Testament jouissaient du privilège de l’adoption au sens du Nouveau Testament. Rien n’est moins sûr[16]. Il est donc nécessaire d’être particulièrement prudent avant de spiritualiser l’usage du mot « frère » dans l’Ancien Testament. La fraternité en Israël était avant tout charnelle[17].

C. Nicolas reproche à certains d’oublier « qu’Israël est la figure du peuple de Dieu et non celle d’une nation comme les autres[18] ». Mais pourquoi ne serait-il pas les deux, puisqu’il est évident qu’il est aussi une nation au sens ethnique et politique du mot et, à cet égard, une nation comme les autres ?

L’application des textes de l’Ancien Testament aujourd’hui est donc complexe. Dans la ligne de ce que nous venons de voir et en anticipant la suite de cet article, je proposerai le modèle suivant : l’application première des textes régissant la vie d’Israël, peuple de Dieu, concerne les relations à l’intérieur de l’Eglise[19]. Mais parce que Israël était aussi une nation comme les autres à laquelle Dieu avait donné une loi tenant compte de la dureté du cœur de l’homme, les textes traitant de la vie sociale de ce peuple ont une application seconde et légitime à nos sociétés contemporaines[20].

Lorsque l’Ecriture enseigne à l’Israélite comment se conduire envers son compatriote, cela doit, d’abord, me montrer ce que Dieu attend de moi dans mes relations à l’intérieur de l’Eglise et aussi, en second lieu, comment vivre avec mes compatriotes ; quand l’Ancien Testament parle de l’immigré, nous en tirons, en premier lieu, une application ecclésiale (il faudrait discuter laquelle), mais nous y trouvons, en second lieu, une instruction sur notre attitude à l’égard des étrangers dans notre pays. Nier que cette application seconde soit légitime et nécessaire, c’est aplatir la différence entre l’Ancien et le Nouveau Testament et spiritualiser à outrance ce qui est dit d’Israël.

Il y a un rapport important entre le compatriote de l’Ancien Testament et le frère en Christ du Nouveau, mais les deux ne sont pas équivalents. Par conséquent, l’application de ce qui est dit du compatriote de l’Ancien Testament au frère en Christ n’épuise pas le sens des textes pour nous aujourd’hui.

2. Le pauvre doit-il être secouru en tant que pauvre ou en tant que membre du peuple de Dieu ?

Nous avons signalé que C. Nicolas estimait que, dans l’Ecriture, le mot « pauvre » désigne toujours ou presque un membre du peuple de Dieu ou quelqu’un qui lui est plus ou moins assimilé (l’immigrant de l’Ancien Testament). Il ne conteste pas la légitimité, pour les chrétiens, de s’engager dans une action humanitaire, mais les indications bibliques pertinentes lui semblent peu nombreuses.

C. Nicolas admet, néanmoins, une exception à sa compréhension du discours biblique sur la pauvreté : il s’agit de l’enseignement du livre des Proverbes dont les sentences ont un « caractère universel[21] ».

La concession est de taille.

Pour celui qui sait la place que le thème de la pauvreté occupe dans le livre des Proverbes[22], reconnaître à ses enseignements sur le sujet une portée universelle donne à l’action sociale une assise très solide.

On pourrait sans difficulté étendre la concession à quelques autres textes : on reconnaîtra, par exemple, que le reproche adressé par Dieu à Sodome de ne pas avoir fortifié la main du malheureux et du pauvre (Ez 16.49) ne pouvait guère désigner des membres du peuple de Dieu et que la sentence d’Ecclésiaste 5.7 dépasse le cadre du peuple de Dieu.

Et que dire du livre de Job ? Son histoire se situe en dehors du contexte du peuple de Dieu. Or la question de la pauvreté y trouve une place non négligeable : le chapitre 24 dresse un tableau saisissant (et tellement actuel !) de l’exploitation des pauvres (vv. 1 à 12). L’accusation d’Eliphaz de Témân attaque Job sur son attitude à l’égard des pauvres (22.5-11) et la réponse de Job est tout aussi vigoureuse (29.11-17 et 31.16-23 ; cf. aussi le verset 32 pour l’étranger qui ne peut guère être considéré comme un prosélyte).

Si l’on se souvient de ce que nous avons vu plus haut concernant le caractère « naturel » et non pas seulement « spirituel » des relations au sein du peuple d’Israël, il n’y a pas de raison pour ne pas considérer qu’un bon nombre de textes de la loi et des prophètes concernant les pauvres ont aussi une application tout à fait légitime lorsqu’on aborde le problème de la pauvreté de manière générale. Cette remarque vaut aussi pour l’enseignement de Jésus sur l’aumône.

Quand la loi, les prophètes et Jésus parlent des pauvres, ils les voient comme des êtres humains créés en image de Dieu et pas uniquement comme des membres du peuple de Dieu. Par conséquent, même si ce qu’ils disent s’applique aujourd’hui, en premier lieu, à notre attitude envers les chrétiens pauvres, cela s’applique aussi, au moins dans un bon nombre de cas et dans un second temps, à notre attitude envers les pauvres quels qu’ils soient[23].

Lorsque l’on examine les passages qui ont certainement une portée universelle, on remarque que le contenu de ce qui est demandé envers le pauvre en général ne paraît pas si différent de ce qui concerne le membre du peuple de Dieu. En quoi le souci de Job envers la veuve, l’orphelin et l’étranger se démarque-t-il de ce qui est demandé à Israël pour les relations à l’intérieur du peuple élu ?

Plus difficile : C. Nicolas souligne, à juste titre me semble-t-il, que la parabole de Matthieu 25, qui évoque l’attitude envers « les plus petits de mes frères », désigne par cette expression des disciples du Christ[24]. « (…) ce que l’on fait à un membre (du corps) de Christ, on le fait à Christ[25]. » Oui certes. Mais, dans des « sentences à caractère universel » du livre des Proverbes, on lit aussi :

« Qui opprime l’indigent déshonore celui qui l’a fait ; mais qui a pitié du pauvre lui rend grâce. » (14.31)

« Qui se moque du pauvre déshonore celui qui l’a fait ; qui se réjouit d’un malheur ne sera pas tenu pour innocent. » (17.5)

« Celui qui a pitié de l’indigent prête à l’Eternel, qui lui rendra ce qui lui est dû. » (19.17)

Ce qu’on fait à une créature en image de Dieu, on le fait au Dieu Créateur… Le même type de raisonnement joue pour le meurtre et pour les paroles mauvaises (Gn 9.5-7 ; Jc 3.9). L’action envers le membre du peuple de Dieu et celle envers tout homme répondent à une logique assez proche.

Qu’un pauvre soit membre du peuple de Dieu nous donne donc une raison supplémentaire pour l’aider, mais nous ne manquons pas de raison pour l’aider indépendamment de cela. Les relations à l’intérieur du peuple de Dieu renforcent considérablement nos obligations à l’égard de l’autre. Mais ces obligations existaient déjà du fait de notre humanité commune et de la création en image de Dieu.

3. La Bible a-t-elle pour vocation unique de nous instruire de ce qui touche à notre rédemption ?

« (…) la vocation principale sinon unique de la révélation biblique est de nous instruire de ce qui touche notre rédemption[26]. » Cette thèse de C. Nicolas demande à être précisée et nuancée. Il ajoute : « Cela explique sans doute que de nombreux passages peuvent donner l’impression que ‹ceux du dehors› sont comme ignorés. » Même là où l’on voit généralement un non-croyant (comme dans la mention de l’ennemi dans le Sermon sur la montagne), C. Nicolas nous invite à reconsidérer notre compréhension[27].

Malgré ces affirmations un peu massives, C. Nicolas cherche à montrer l’importance du rôle du chrétien dans la cité et il mentionne plusieurs textes pertinents pour ce sujet (1P 2 ; Rm 13 ; Ph 2, etc.). Il affirme que « les Dix Commandements donnés au peuple de Dieu ont aussi une valeur universelle[28] ». Il ne semble pas se rendre compte à quel point cette concession fragilise sa thèse principale sur le prochain comme étant uniquement le membre du peuple de Dieu. En effet, selon Romains 13.8-10, la deuxième table du Décalogue se résume dans le commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

De deux choses l’une :

–  Soit les Dix Commandements traitent de nos relations avec tous les hommes et, dans ce cas, le commandement « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » les concerne également et tout homme peut être notre prochain indépendamment de son appartenance au peuple de Dieu.

–  Soit le commandement de l’amour du prochain concerne uniquement la relation avec les membres du peuple de Dieu et, dans ce cas, les Dix Commandements ont les mêmes limites.

Dans les deux cas, C. Nicolas est en difficulté.

Mais à celui qui serait tenté par la deuxième branche de l’alternative, on ne pourrait que rappeler les vigoureuses paroles de Saint Augustin commentant Romains 13 :

Qui pensera donc que les commandements de l’Apôtre ne concernent pas tous les hommes devra admettre (quoi de plus absurde et de plus criminel ?) qu’aux yeux de l’Apôtre il n’y a pas de péché si l’on commet l’adultère avec la femme d’un non-chrétien ou d’un ennemi ou si on le tue ou si l’on convoite son bien ; si ce sont là propos de fou, il est clair qu’il faut considérer tout homme comme son prochain, puisqu’il ne faut mal agir envers personne[29].

La réflexion sur la « règle d’or » – « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, vous aussi, faites-le de même pour eux, car c’est la loi et les prophètes. » (Mt 7.12) – confirme une portée vaste pour le mot « prochain ». C. Nicolas explique que cet appel de Jésus a « vraisemblablement » une « valeur universelle »[30]. Pourquoi « vraisemblablement » ? Si la règle d’or a une valeur universelle (ce dont on ne peut guère douter), cela entraîne au moins deux conséquences :

–  Non seulement Jésus se soucie de nos rapports avec tous les humains, mais il affirme que c’est, là, « la loi et les prophètes », autrement dit un concentré d’enseignement biblique et pas du tout une considération restreinte, à la marge. Reconnaître une valeur universelle à Matthieu 7.12 valide donc une application des injonctions de la loi et des prophètes qui dépasse le cadre des relations à l’intérieur du peuple de Dieu.

–  Cette règle d’or, dont Jésus dit que « c’est la loi et les prophètes », peut se rapprocher du sommaire de la loi, l’amour de Dieu et du prochain, dont le Seigneur affirme : « De ces deux commandements dépendent toute la loi et les prophètes. » (Mt 22.40) Combien il devient difficile, si Matthieu 7.12 a une portée universelle, de dénier au commandement sur l’amour du prochain la même portée universelle.

La Bible a bien pour vocation principale (mais non unique) de nous instruire de ce qui concerne notre rédemption. Mais il faut immédiatement préciser que la rédemption restaure (en la dépassant) la création originelle. Cela implique une attention particulière de la part des chrétiens à tout ce qui touche à la création. Une doctrine sociale évangélique trouvera ses racines, en premier lieu, dans la doctrine de la création.

Il faut, ensuite, relever que si la rédemption a été acquise une fois pour toutes, elle est appliquée de manière progressive. C’est en espérance que nous avons été sauvés (Rm 8.24). En attendant, la grâce de Dieu nous enseigne comment vivre dans le siècle présent (cf. Tt 2.12) et sa parole a beaucoup à nous dire sur la vie au sein de la société humaine. C. Nicolas cite lui-même plusieurs des passages pertinents du Nouveau Testament. Nous venons de voir que les commandements de l’Ancien s’y appliquent aussi largement.

4. Proposition : faire de Galates 6.10 un texte clé pour l’ensemble de la réflexion sur le lien entre action sociale et amour fraternel

Et pourtant… si les affirmations de C. Nicolas appellent des nuances et des révisions, elles devraient interpeller l’Eglise d’aujourd’hui. Il est vrai que certains chrétiens engagés dans l’action sociale citent parfois l’Ecriture sans grande rigueur, en établissant des parallèles rapides avec des situations contemporaines ou en injectant, dans des mots bibliques, un sens dont on n’a pas suffisamment vérifié qu’il était bien celui que les auteurs sacrés avaient voulu leur donner.

Plus important : l’Eglise n’est plus suffisamment aimée aujourd’hui comme elle devrait l’être, elle qui est, à la fois, la Sainte Eglise universelle et la « pauvrette Eglise » ; celle qui a reçu les promesses les plus grandes et celle qui souffre, « militante », sur la terre. Ce peuple est une réalité sacrée et certains de ses membres sont atteints plus durement que d’autres sur le plan matériel. Savons-nous prendre cela suffisamment à cœur ?

On ne peut nier l’accent que l’Ecriture fait porter sur les relations à l’intérieur du peuple de Dieu. Cet accent est même plus fort dans le Nouveau Testament que dans l’Ancien.

Je propose de prendre Galates 6.10 comme principe de base permettant d’ordonner l’ensemble des données bibliques : « Ainsi donc, pendant que nous en avons l’occasion, pratiquons le bien envers tous, et surtout envers les frères en la foi. » Quel est le sens du double accent sur l’universalité sans restriction et sur la priorité affirmée ? Comment peut-on faire pleinement justice aux deux ?

Dans son ouvrage sur le début de la Genèse, Henri Blocher affirme[31] :

Que la première compagnie donnée par Dieu à l’homme pour briser sa solitude ait été de l’autre sexe rappelle que Dieu n’institue pas d’altérité abstraite : il donne un prochain et non pas seulement un « autre » ; il donne une présence concrètement qualifiée, dans l’ordre qu’il a disposé, et non pas dans le vide.

Le commandement d’aimer son prochain comme soi-même ne représente pas une maxime abstraite qui établirait un devoir à l’égard de tous les individus qui peuplent la planète terre. Il faudrait nuancer les formulations qui énoncent que le prochain, c’est « tout le monde », « tous les hommes ». Le prochain ce n’est pas, abstraitement, l’« autre ». C’est celui que Dieu met sur mon chemin.

Dieu place chaque personne dans un réseau de relations complexes et non interchangeables. Il a mis, entre tous les hommes, un lien d’humanité qui fait que je peux être amené à reconnaître en chaque être humain que Dieu place sur mon chemin un prochain. Mais il a aussi mis des liens particuliers entre certains humains qui créent des devoirs particuliers[32]. Enfin, il a mis entre les chrétiens un lien surnaturel en les baptisant tous dans un seul Esprit pour qu’ils forment tous un seul corps[33] (1Co 12.13). Ce corps est aussi la nouvelle humanité : ceci explique que, pour un chrétien, l’autre chrétien soit le prochain par excellence. C. Nicolas souligne, à juste titre, que les mots « frère » et « prochain » sont à plusieurs reprises employés de façon parallèle. Il n’est pas nécessaire d’exclure le frère en humanité du commandement de l’amour du prochain, mais le frère en Christ est bien le prochain par excellence.

La théologie chrétienne doit être « anormaliste », pour utiliser un terme qu’affectionnait Auguste Lecerf : nous ne sommes ni dans l’état d’intégrité, ni dans l’état de gloire. Ne pas vouloir que le non-chrétien puisse être mon prochain, c’est faire comme si le jugement dernier avait déjà eu lieu. Un jour viendra où s’accomplira la terrifiante prophétie d’Esaïe : « Et quand on sortira, on verra les cadavres des hommes criminels à mon égard ; car leur ver ne mourra pas, et leur feu ne s’éteindra pas ; et ils seront pour toute chair un objet d’horreur. » (66.24) Ce jour-là, l’humanité, ce sera l’Eglise et les perdus ne pourront plus d’aucune manière entrer dans la catégorie du « prochain ». Mais ce jour-là n’est pas encore arrivé ! Ne confondons pas le décret éternel de Dieu et sa réalisation et ne confondons pas les différentes étapes de la réalisation du décret divin entre elles. Cet état d’« intérim » marqué par le déjà et le pas encore de la venue du Royaume explique en partie la tension (irréductible) que l’on peut ressentir à l’étude de notre sujet.

D’autre part, ne pas vouloir reconnaître de priorité à la relation avec les frères en la foi, c’est nier l’importance objective de la chute et de la division de l’humanité, ainsi que de la rédemption. C’est faire comme si nous étions dans une situation suffisamment normale ou perfectible pour que l’action sociale soit prioritaire et réduire l’incorporation dans l’Eglise à une simple affiliation religieuse. Entrer dans la communion des saints est pourtant tellement plus !

Nous pouvons ainsi conclure en reprenant nos trois questions : ce qui est dit de l’amour pour le compatriote israélite de l’Ancien Testament peut s’appliquer à nos relations envers tous et surtout à celles envers nos frères en la foi ; nous devons secourir le pauvre en tant que pauvre quel qu’il soit, et surtout les pauvres qui sont nos frères dans la foi ; la Bible nous instruit de tout ce que Dieu veut nous communiquer et de nos relations avec tous les hommes, et surtout de la rédemption et de nos relations avec nos frères en la foi.

A celui qui se préoccupe de l’Eglise et des relations fraternelles, il est nécessaire de rappeler que l’Eglise vit au milieu du monde et que nous devons aimer nos frères en humanité : pratiquons le bien envers tous ! C’est l’un des principes fondamentaux de l’éthique biblique. Sur cette base, il est possible d’édifier une doctrine et une pratique sociales évangéliques. Cet appel à faire le bien, Paul l’adresse à des Eglises (celles de la Galatie) et il faut se garder d’être trop strict sur la distinction entre ce qui relève du chrétien individuellement et ce qui relève de l’Eglise communautairement[34].

A celui qui se préoccupe d’action sociale, il est nécessaire de rappeler que notre citoyenneté principale est céleste et que la société dont nous devons nous préoccuper en premier est l’Eglise : pratiquons le bien surtout envers les frères en la foi !

Dans toutes les situations, recherchons la grâce de Dieu pour apprendre à vivre dans le siècle présent d’une manière sensée, juste et pieuse. L’expérience de la réalité de la grâce est, en effet, la source de l’énergie nécessaire pour vivre aussi bien l’amour fraternel que l’action sociale.

II. Amour fraternel et action sociale

Réponse de Charles NICOLAS

Je remercie Daniel Hillion d’avoir pris le temps de rédiger des remarques constructives sur un sujet qui mérite à la fois du courage et de la précaution. Je n’ai pas caché, me semble-t-il, que ma réflexion était en cours et, si j’ai accepté qu’elle soit publiée, c’est parce que j’ai considéré qu’elle avait besoin du regard des autres pour progresser. Je mentionne le courage, car le courant « universaliste » est aujourd’hui quasi général, s’imposant dans tous les milieux… chrétiens comme non-chrétiens. Oser affirmer que tous les hommes ne sont pas frères dans le sens biblique et spécialement néotestamentaire du terme, c’est au mieux prendre le risque de n’être pas compris, au pire de se faire de sérieux ennemis. Je mentionne aussi la précaution, car les questions théologiques concernées ne sont pas toutes simples, D. Hillion le relève et je le reconnais bien volontiers.

Le risque que j’ai cherché à éviter – mais peut-être n’y suis-je pas totalement arrivé – c’est celui de prendre le contre-pied d’un courant de pensée estimé erroné. Prendre le contre-pied fait rarement avancer les choses. Par contre, il y a un tel désir de consensus aujourd’hui, de tenir compte de tout ce qui a été écrit (on trouve toujours une citation qui exprime fortement ce que l’on croit juste), que finalement tout devient possible ou relatif, la voie de la sagesse étant la voie médiane, la voie qui concilie tout le monde… Or, cette voie-là ne permet pas, non plus, d’aller tellement loin, finalement.

Pour plus de clarté, je reprends les quatre points retenus par D. Hillion.

1. Le frère dans l’Ancienne et dans la Nouvelle Alliance

Le juste rapport entre l’Ancien et le Nouveau Testament fait partie de ces questions sensibles qui ont donné lieu, au cours de l’histoire de l’Eglise, à des positions diverses qui, pour certaines, ont pu être jugées hérétiques. Dans la pensée calviniste, sans nier qu’il y a une progression dans la révélation du dessein de Dieu, on affirme l’unité de cette révélation et de ce dessein : la grâce et la foi sont présentes dès les premières pages de la Bible, la loi n’est pas abolie par l’Evangile. Et cependant un accomplissement majeur s’opère avec la venue du Sauveur. Sur ces points, je pense que nous serons pleinement d’accord. Nous serons d’accord aussi pour reconnaître que l’Ancien Testament doit être éclairé par le Nouveau, bien que tout ce qui est dans le Nouveau soit déjà contenu ou du moins préfiguré dans l’Ancien. Il reste à trouver la juste mesure de la différence et de la continuité et la juste utilisation des instructions de l’Ancien Testament.

Ce qu’écrit D. Hillion dans la quatrième partie de sa réflexion répond en grande partie – et de manière excellente, je trouve – à la question. Quand il rappelle que nous ne sommes « ni dans l’état d’intégrité, ni dans l’état de gloire », cela vaut pour l’Ancien comme pour le Nouveau Testament, finalement. Le déjà et le pas encore sont donc repérables tout au long du récit biblique. Abraham, par la foi, a déjà vu le Christ et la bénédiction des nations, et il s’en est réjoui. Rahab la prostituée de Jéricho, Ruth la Moabite et la veuve de Sarepta sont déjà ces brebis « qui ne sont pas de cette bergerie » et nous, qui avons beaucoup plus reçu, ne sommes pas encore parvenus à la perfection. Israël en tant que nation constituait bien une réalité temporelle et donc provisoire, au sein de laquelle étaient contenus la promesse, le germe et déjà une mesure d’accomplissement du salut de Dieu. Mais ne peut-on pas dire la même chose de l’Eglise visible ? Ainsi, quand D. Hillion dit que « la fraternité en Israël était avant tout charnelle », je me demande si cela n’occulte pas la vocation de ce peuple, affirmée dès le départ, comme il le reconnaît lui-même dans sa note 18.

Certes Israël était une nation, une race, et les Israélites constituaient la postérité d’Abraham « selon la chair » pour reprendre l’expression de Paul aux Galates. Il n’en est plus de même aujourd’hui pour l’Eglise de Jésus-Christ. C’est une différence de taille. Ainsi, quand les Edomites sont appelés « frères » (Dt 23.6, 7 ou 8 selon les traductions), c’est à cause d’Esaü leur père, frère de Jacob. Ils n’étaient pas membres du peuple de Dieu mais ne pouvaient pas non plus être considérés comme des étrangers au même titre que les autres peuples. Mais, contrairement à ce que semble dire D. Hillion, je ne vois nulle part que le terme « frère » soit utilisé dans un sens universel. Adam est bien désigné comme la tête de l’humanité tout entière, mais c’est pour affirmer la servitude du péché et la condamnation qui s’ensuit (Rm 5.17-18). Paul affirme bien que nous sommes tous issus « d’un seul sang » (Ac 17.26) et cela n’est pas rien, mais jamais Adam n’est appelé « père de tous les humains ». De même, jamais il n’est question de « fraternité en humanité » dans la Parole de Dieu. Cette notion est, de mon point de vue, étrangère à la mentalité biblique et cela devrait nous contraindre à une certaine réserve.

Je ne nie pas qu’en certaines circonstances l’unité du genre humain doive être rappelée. Ce sera le cas dans le domaine social, éthique, juridique et politique notamment. Cela aurait dû être le cas en Afrique du Sud au moment de l’apartheid, par exemple. La Bible n’est sans doute pas indifférente à ces dimensions (ce sera le sujet du troisième point abordé), mais force est de reconnaître que ce n’est pas son propos central. Je maintiens que l’expression « frère en humanité » devrait être évitée, car elle suppose fondamentalement une autre révélation que celle qui est annoncée à Abraham, un autre Evangile et une autre espérance que ce qui nous est accordé en Jésus-Christ. En conséquence, je m’étonne que D. Hillion plaide pour le maintien de cette notion équivoque alors qu’il reconnaît – à la fin de ses notes – les dérives auxquelles elle donne accès. Quand l’apôtre Jean écrit qu’un chrétien doit ouvrir ses entrailles pour « son frère dans le besoin » (1Jn 3.17), il n’empêche pas de le faire aussi pour les non-chrétiens, mais il commande de le faire pour les autres chrétiens, cela devrait être clair. Je reconnais que cela n’est pas aisé à affirmer dans le contexte actuel. Pourtant, c’est l’identité du peuple de Dieu qui est en jeu, avec le témoignage qui lui est attaché.

Si Israël en tant que nation a si souvent failli dans la mission qui lui était confiée, c’est qu’il a oublié qu’il n’était pas une nation comme les autres. Des mises en garde solennelles lui avaient été formulées : ne pas oublier l’alliance, les commandements et la promesse, se garder des compromis avec les autres peuples et notamment de l’idolâtrie, se garder des fausses alliances… Cela demeure actuel pour nous. Les Psaumes mentionnent souvent les justes, « ceux qui craignent l’Eternel et espèrent en sa bonté » (Ps 33.18) : c’était déjà le format du peuple de Dieu qui est manifesté en Jésus-Christ, avec sa portée eschatologique. Redisons ici que l’Eglise de Jésus-Christ a aussi – et bien plus encore – le caractère d’un peuple eschatologique. A force de dire que les chrétiens sont comme tout le monde (ce qui ne peut être entièrement nié), on a mis en oubli cette dimension qui pourtant conditionne la vision et l’équipement chrétiens. Quand Paul écrit à l’Eglise qui se trouve ici ou là, il écrit aux élus, même s’il n’ignore pas qu’il se trouve « beaucoup de loups dedans et beaucoup de brebis dehors », comme le dira Jean Calvin plus tard[35]. Il manque aujourd’hui au peuple de Dieu la conscience qu’il devrait avoir d’être le peuple des derniers temps. Chrétiens et non-chrétiens semblent avoir aujourd’hui la même espérance…

A vrai dire, je me retrouve assez exactement dans ce que D. Hillion écrit à la fin de cette première partie : « L’application première des textes régissant la vie d’Israël, peuple de Dieu, concerne les relations à l’intérieur de l’Eglise. Mais parce que Israël est aussi une nation comme les autres à laquelle Dieu avait donné une loi tenant compte de la dureté du cœur de l’homme, les textes traitant de la vie sociale de ce peuple ont une application seconde et légitime à nos sociétés contemporaines. » Il n’est donc pas si étonnant que cela que j’accorde aux Dix Commandements cette double portée également. Il me semble seulement que, aujourd’hui, le sens second est devenu premier pour beaucoup, pour diverses raisons dont beaucoup me paraissent suspectes.

2. Le pauvre en tant que pauvre ou en tant que frère pauvre ?

J’entends bien les remarques de D. Hillion sur la préoccupation en faveur des pauvres dans les livres de Job, des Proverbes ou de l’Ecclésiaste, c’est-à-dire dans une perspective qui paraît (plus) universelle. Elles ne me gênent nullement. Je crois cependant que le style littéraire (et donc l’intention) de ces livres les situe sur un plan qui n’est pas identique à celui qui touche l’accomplissement du dessein de salut[36]. Je tente une comparaison qui, je l’espère, ne choquera personne. Matthieu et Luc rapportent les propos de Jésus concernant le prix des petits oiseaux : ils ne valent presque rien. Cependant, chacun d’eux a une valeur véritable aux yeux de Dieu. Ce n’est pas rien. Personnellement, cela me touche beaucoup. C’est une véritable information qui pourrait nourrir un programme de préservation de l’environnement. Je ne m’y opposerais pas le moins du monde ! Mais est-ce là la pointe de ce que Jésus veut dire ? Non. Son intention est d’exhorter ses disciples à ne pas craindre les hommes mais Dieu seul, et de placer en Dieu une totale confiance. Il y a donc deux enseignements contenus dans ces paroles de Jésus, mais ils ne peuvent en aucun cas être placés sur le même plan[37].

De même, quand Dieu reproche à Sodome de ne pas avoir secouru les malheureux (Ez 16.49), il dénonce le péché tout simplement, les cœurs endurcis, idolâtres, notamment, comme on le voit en Romains 1.18ss. Bien que corrompus et sans révélation, les habitants de Sodome auraient dû avoir des égards pour leurs pauvres, de même que les parents, même incroyants, prennent soin de leurs enfants. Ici, la pointe du message, c’est qu’Israël n’a pas agi différemment qu’eux. Ils ont même été pires. Ce passage ne parle pas de la responsabilité d’Israël envers les pauvres d’une manière générale, mais du mauvais usage de la grâce au sein du peuple de Dieu.

Je veux bien croire, comme D. Hillion le demande, que lorsque la Bible parle des pauvres, elle les voit comme des êtres humains créés à l’image de Dieu et pas uniquement comme des membres du peuple de Dieu. C’est assez évident d’ailleurs. Mais, comme cela a été rappelé plus haut, les deux plans ne sont pas d’égale importance. D. Hillion en convient quand il introduit l’expression « dans un second temps ». Je ne demande rien de plus. Les deux plans sont importants, mais pas de manière égale. Il est bien vrai que l’ordre de la création n’est pas le moins du monde aboli : nul ne peut s’en abstraire le moins du monde (!). Et cependant, l’ordre du Royaume de Dieu l’emporte dans le message chrétien : à cause de la chute et de ses conséquences, à cause de la rédemption et de l’espérance qui y est attachée. Cela, il est vrai, est irrecevable en dehors de la foi[38].

Quand D. Hillion écrit que nous avons une raison supplémentaire d’aider le pauvre qui est membre du peuple de Dieu, je souscris. Sans cette raison, il y a déjà beaucoup à faire, il est vrai. Mais cette raison-là, c’est toute la dimension prophétique de notre témoignage ! Cette raison-là, c’est Christ ![39] Cette raison-là, c’est l’espérance qui la crée, la nourrit et lui donne son sens. Cette raison-là est en rapport avec les choses éternelles. On ne la soulignera donc jamais suffisamment, quelles que soient l’incompréhension ou l’opposition que nous pourrions rencontrer – dans l’Eglise et hors d’elle.

3. La perspective biblique touche-t-elle autre chose que le salut ?

J’apprécie le tact et le désir d’objectivité dont fait preuve D. Hillion dans le traitement de ma position et du sujet lui-même. Difficile de reprendre chaque point de son argumentation de manière lapidaire. Ces questions ne sont pas simples.

La notion de salut, par exemple, peut revêtir plusieurs dimensions. On peut être sauvé devant un ennemi (Ps 33.16 ; 44.4, 7) ou de la détresse (Ps 4.2 ; 34.7). Dans un même chapitre, Paul écrit que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés (1Tm 2.4) et que la femme sera sauvée en devenant mère (2.15). Dire cela ne relativise pas le salut opéré par Jésus-Christ à la croix, mais cela révèle que Dieu prend en compte la réalité du monde pécheur dans la diversité de ses situations globalement dramatiques.

Il me semble que la juxtaposition des deux alliances (l’alliance traitée avec Noé et celle qui est traitée avec Abraham) peut nous aider à comprendre. Ces deux alliances coexisteront jusqu’au dernier jour. L’une ne remplace pas l’autre. Ce sont deux alliances de grâce puisque, en aucun cas, l’homme ne mérite quoi que ce soit. En un sens, l’alliance avec Noé concerne le salut de l’humanité. C’est un salut dans un sens existentiel, temporel, dans le registre de la patience de Dieu et de la survie de l’homme (et de tout ce qui vit). C’est un salut par rapport au jugement qui pourrait s’exercer contre le péché, par rapport à la capacité de l’homme de s’autodétruire, et ainsi de suite. Dieu freine les effets du mal, comme le dit Calvin. C’est une forme de salut pour laquelle nous rendons grâce, pour laquelle tout homme devrait rendre grâce ! Mais c’est un salut sans réconciliation, sans espérance – et j’ai envie de dire sans amour[40]. C’est aussi un salut (l’alliance avec Noé) en ce sens qu’elle va rendre possible l’annonce et l’accomplissement dans le temps de l’autre alliance, celle avec Abraham et sa descendance, ce qui comprend Jésus-Christ et ceux qui lui appartiennent.

Ainsi, il n’est pas étonnant que le texte biblique, en maints endroits, donne le reflet de ces deux dimensions du salut. Romains 12.13 dit : Pourvoyez aux besoins des saints et 12.18 : Soyez en paix avec tous les hommes. Romains 13 s’adresse aux membres d’une Eglise et parle de soumission aux autorités civiles. C’est bien une sorte de salut qui est en cause avec le ministère d’un magistrat intègre et cela vient aussi de Dieu. C’est pourquoi cela justifie de la part du chrétien une soumission, de la reconnaissance et son intercession. Mais aussi importante que soit cette dimension, qui dira que c’est là une préoccupation majeure ou centrale du message apostolique ? Le message apostolique n’est pas sans cette dimension des relations temporelles avec le monde qui nous entoure, mais cette dimension ne constitue qu’un aspect de l’engagement chrétien. Je vois une preuve à cela dans le fait que des tensions graves sont annoncées avec les autorités et avec les impies – non pas du fait de l’infidélité du peuple de Dieu mais, au contraire, du fait de sa fidélité[41].

A plusieurs reprises, D. Hillion met des textes en parallèle pour tenter de démontrer – le texte le plus explicite éclairant celui qui l’est moins – que la dimension universelle de l’amour chrétien est bien présente, notamment dans le sommaire de la loi. C’est une bonne méthode mais qui a ses limites, comme toutes les méthodes et tous les raisonnements. Pour ma part, je crois pouvoir confirmer que les Dix Commandements ont bien été donnés au peuple de Dieu à cause de la sainteté morale que ce peuple devait préserver, en plus de sa sainteté rituelle. La finalité n’est pas principalement le bon ordre ou la félicité : la génération qui a reçu cette loi est morte dans le désert. La finalité, c’est la préservation du peuple d’où sortira le Messie. Dire cela n’empêche aucunement que cette loi bonne pour Israël soit aussi bonne pour tous les hommes. Déduire de cela que le mot prochain doit donc désigner tout homme quel qu’il soit me paraît abusif. Par le même type de déduction, les universalistes concluent que tous les hommes seront sauvés, Israël constituant le prototype ou les prémices de l’humanité tout entière.

La question se pose de la même manière avec la fameuse règle d’or : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux, car c’est la loi et les prophètes. » (Mt 7.12) Je reconnais une difficulté ici. Si, comme Matthieu 22.40 le dit, le sommaire de la loi résume « la loi et les prophètes », on peut déduire que le terme « prochain » pourrait s’étendre à tous les hommes. Mais pour en arriver là, il faudrait être sûr de bien comprendre la véritable portée de cette règle d’or. Or, à mes yeux, c’est elle le texte difficile, malgré les apparences, et c’est donc elle qui doit être éclairée par les textes parallèles plutôt que le contraire[42]En effet, les passages bibliques qui confirment cet impératif de faire du bien à tous les hommes me paraissent beaucoup plus rares que les passages qui en imposent l fapplication au sein du peuple de Dieu, Israël, puis l fEglise. Que faire de tous les passages où le sort des autres peuples semble compter pour peu de chose ?[43]Que faire des passages où le terme « prochain » désigne explicitement les frères en la foi (Rm 15.2 ; Ep 4.25 c) ? Dira-t-on que la raison invoquée (en vue de l fédification, « car nous sommes membres les uns des autres ») vaut aussi pour tous les hommes ? Il est indéniable aussi que l fexpression « les uns les autres » s fapplique toujoursaux relations au sein du peuple de Dieu. Pourtant, en elle-même, cette expression semble bien englober les hommes en général. Il en est de même pour d fautres expressions encore, qui ne se comprennent qu fen prenant en compte la vision christocentrique et donc « ecclésiocentrée »[44]des apôtres.

Je voudrais illustrer mon propos avec un exemple simple. En Romains 13.8, nous lisons : « Ne devez rien à personne si ce n’est de vous aimer les uns les autres. » La première partie du verset semble bien avoir une portée universelle, et cela d’autant plus qu’on vient de parler du rôle du magistrat dans la cité. Mais la fin du verset nous montre que la préoccupation de Paul est encore et toujours la santé spirituelle au sein de l’EgliseQuelqu’un cependant pourrait dire : il est évident que la première partie a une dimension universelle ; donc l’expression « les uns les autres » concerne tous les hommes. Or, il est clair que l’expression les uns les autres désigne toujoursles membres du peuple de Dieu. Cela signifie que, contrairement à l’apparence, la première partie du verset doit se situer aussi dans ce cadre-là. Notons que ce verset peut aussi être lu et compris de manière profane ! On pourrait, par exemple, l’écrire sur le fronton d’une mairie. Mais sa portée ne serait alors plus la même, chacun le comprend.

La question n’est donc pas seulement : que semble dire ce texte ? A quoi pourrait-il servir ? Mais que dit-il exactement dans le contexte biblique ? Or, le contexte biblique impose un sens qui diffère grandement de celui qui prévaut généralement.

4. La notion de « priorité fraternelle » constituerait-elle la clé de la question ?

J’accepte la proposition de D. Hillion de faire de la notion de priorité fraternelle contenue en Galates 6.10 une clé pour l’ensemble de cette réflexion. « Ainsi donc, pendant que nous en avons le temps, pratiquons le bien envers tous et surtout envers les frères en la foi. » On retrouve une pensée similaire en 2 Corinthiens 1.12.

Quelques remarques à ce sujet.

Il semble clair qu’ici le mot tous désigne les hommes en général – alors qu’en maints autres passages il désigne les frères dans la foi : tous mais eux seulement. Dans ce même sens, 2 Corinthiens 1.12 dit « dans le monde, et surtout à votre égard ». Voir 1 Pierre 2.15 (mais aussi Tt 2.7-8), qui parle de « réduire au silence les hommes ignorants et insensés en pratiquant le bien ».

L’expression « pratiquer le bien » pourrait être entendue de diverses manières quand on considère les passages similaires. On pourrait la limiter à la paix préservée, comme en Romains 12.18 « être en paix avec tous », ou au « bon témoignage », comme en 2 Corinthiens 1.12, Philippiens 2.15 (se préserver pour être irréprochable et pur), 1 Pierre 2.12 (avoir une bonne conduite, ne rien faire qui contredise le témoignage) ou encore 1 Timothée 3.7 (recevoir un bon témoignage de ceux du dehors). Il semble que l’expression dise davantage et parle d’actes produits volontairement au bénéfice des autres. Je ne reprendrais pas à mon compte, cependant, ce qu’écrivit John Wesley sur ce verset : « Fais tout le bien que tu peux, à tous les gens que tu peux, aussi longtemps que tu peux. » Notamment parce que l’expression traduite par « tant que nous en avons l’occasion » comporte en grec le mot kairos, qui désigne l’occasion que Dieu montre et qu’il convient de discerner[45].

Philippiens 2.12 emploie une expression semblable (« Mettez en œuvre votre salut ») avec cet éclairage : « Car c’est Dieu qui produit en vous le vouloir et le faire selon son bon plaisir. » Voilà qui nous rappelle l’impératif d’entrer dans « les œuvres préparées d’avance » (Ep 2.10) plutôt que de chercher à répondre à tous les besoins qui peuvent se présenter autour de nous. J’espère que personne ne verra dans mes propos une quelconque invitation à la passivité.

Le mot grec traduit par « le bien » (« pratiquer le bien ») est agathos, qui évoque les œuvres de la grâce, le fruit de l’Esprit qui agit dans l’être intérieur – et pas seulement « du bien » (en grec : kalos). Cela nous renvoie au début de 1 Corinthiens 13 avec sa fameuse expression : « donner tous ses biens pour la nourriture des pauvres… sans amour ».

Le mot traduit par « surtout », nous l’avions dit, est malista, qui a un sens fort : avant tout, principalement. Je crois que tout se trouve dans la portée que l’on donnera à cette priorité. A mes yeux, elle rejoint les deux plans évoqués plus haut : l’alliance avec Noé et l’alliance avec Abraham. Deux alliances de grâce qui se côtoient et même se superposent, mais deux alliances de nature différente et ayant une portée… sans commune mesure ! Elles sont toutes les deux provisoires, en quelque sorte, mais l’une a pour fin le jugement et la mort, et l’autre la rédemption et la vie éternelle. Cette différence de perspectives considérable est contenue et préservée par ce « avant tout ». En d’autres termes, ce n’est pas à nous de trancher de manière définitive entre ces deux administrations de la grâce de Dieu (car nous sommes solidaires de ce que vit l’humanité présente de multiples manières ; et puis, parmi les hommes en général, il se trouve beaucoup d’élus que nous ne connaissons pas), mais ce serait mentir que de donner à penser qu’il n’y a plus de différences (la même destinée pour tous les hommes), comme cela est suggéré de plus en plus souvent[46].

Voilà pourquoi le discernement évoqué ci-dessus me paraît si important, discernement impensable dans le cadre de la mentalité laïque ou républicaine dans laquelle nous baignons.

J’accepte la proposition de D. Hillion, mais je pense que d’autres clés devraient compléter le trousseau. Et je propose, ici, celle qui nous est donnée en 1 Pierre 2.17 : « Honorez tout le monde ; aimez vos frères ; craignez Dieu ; honorez le roi. »

Ce verset a la particularité d’avoir une structure simple, facile à explorer. Je ne veux pas en faire l’exégèse ici, mais simplement suggérer une ou deux pistes de réflexion.

Nous retrouvons chez Pierre la juxtaposition des deux horizons : les hommes en général, les frères dans la foi. Il faut donc les garder et les rappeler tous les deux[47]. Les hommes en général, dans les milieux tentés par un séparatisme excessif ou une attente excessive des temps de la fin ; les frères en la foi, dans les milieux tentés par la vision humaniste.

Honorer, ce n’est pas rien, c’est reconnaître la valeur. Bien que déchu, objet de colère et de condamnation, l’homme (tout homme) conserve une valeur inestimable. Cette valeur (cet honneur) est inconditionnelle[48]. Il y a là, je crois, une indication pour discerner « le bien » qu’il convient de pratiquer envers les hommes d’une manière générale. Cette pensée est actuellement partagée par la quasi-totalité des hommes sur la terre.

Aimer, c’est autre chose (le verbe agapaô désigne l’amour qui vient de Dieu). Pierre aurait pu dire : Aimez tous les hommes et surtout les frères en la foi. Mais il utilise deux verbes différents et le verbe aimer est réservé aux chrétiens. C’est un constat. En un sens, honorer, c’est aimer aussi, si on veut. Mais le texte utilise intentionnellement deux mots différents pour éclairer ces deux types d’engagements qu’on ne peut pas confondre. Je crois que l’enjeu est très grand et qu’il n’est pas convenable de le relativiser.

Dieu est amour, de manière absolue, parfaite, continue. Mais ceux que Dieu aime, ce sont ceux qu’il sauve d’une manière certaine. Il n’y a personne qui soit aimé par Dieu et qui puisse se perdre. L’amour de Dieu est un amour électif (Ep 5.25). Les écrits de Jean (particulièrement) développent cela de manière trop évidente et trop abondante pour citer tous les passages concernés. Je reconnais que c’est une vérité qui ne peut se concevoir en dehors de la foi. Mais Dieu nous a donné la foi pour la recevoir. Notre manière d’aimer ne devrait pas différer de celle de Dieu. Elle différera en ce que Dieu est parfait et connaît ceux qui lui appartiennent ; mais elle ne doit pas différer en ce sens qu’elle ne doit pas transmettre un autre message que celui que Dieu a révélé[49]. La fidélité au message de l’Evangile est en jeu. Jean écrit que « celui qui aime son frère demeure dans la lumière » (1Jn 2.10). Cette expression désigne le cœur de la marche des disciples, la spécificité même du Royaume de Dieu. Elle ne peut souffrir aucune atténuation. Si on lit ce verset en imaginant que tous les hommes sont frères, on perd le message initial et on en invente un autre. C’est ce à quoi on assiste aujourd’hui d’innombrables fois[50].

Alors, oui : la notion de « priorité fraternelle » constitue bien une clé, davantage encore qu’on pourrait le penser, et je suis reconnaissant que D. Hillion retienne ce principe. Et 1 Pierre 2.12 confirme ce principe et y ajoute même celui d’une distinction significative. Cette distinction est une odeur de mort pour les uns et une odeur de vie pour les autres, car, comme le message de l’Evangile lui-même, elle a une dimension prophétique. Oui, l’Eglise n’est pas assez aimée, car l’Eglise et Christ, c’est un tout. Oui, l’Eglise, c’est l’ensemble des rachetés et c’est aussi la « pauvrette Eglise » qui doute d’être aimable.

Cependant, je ne dirai pas que « je reconnais en chaque être humain un prochain ». Je m’attends à ce qu’il le soit, je guette le signe qui pourrait me donner de croire qu’en effet telle rencontre n’est pas fortuite, en dépit de toutes les apparences. Je n’exclus personne, mais personne n’y est inclus d’emblée.

Merci à Daniel d’avoir écrit que « le frère en Christ est bien le prochain par excellence ». Le texte biblique nous a permis de nous trouver en réelle proximité, je crois. Et cette proximité nous permet de donner à l’action sociale un sens qui n’est pas équivalent à celui qu’a l’amour fraternel. Important sans aucun doute, mais en aucun cas équivalent. Oui, il y a un lien entre les deux, mais ils ne devraient pas être confondus. Oui, « entrer dans la communion des saints est tellement plus », et cela ne se réduit pas à chanter des cantiques ensemble le dimanche matin !

Je suis pleinement d’accord avec les derniers paragraphes de D. Hillion, sauf pour ce qui est de l’expression « frères en humanité » ! Est-ce un détail ? Je crois que cette belle expression est la porte ouverte à un autre Evangile, dans le monde sécularisé qui est le nôtre.


[1]C. Nicolas, « Qui est mon prochain ? Action sociale et amour fraternel… », La Revue réformée 73 (2012/2-3), 1-42. – <http://larevuereformee.net/articlerr/n262/qui-est-mon-prochainaction-sociale-et-amour-fraternel>

[2] Ibid ., 2. Voir 13-15, une section sur l’étranger dans l’Ancien Testament.

[3] Ibid ., 12.

[4] Voir, en particulier, ibid., 29-34, les pages sur l’Eglise dans la cité.

[5] Il est étonnant qu’un article de plus de 40 pages ne comporte guère plus de six ou sept références bibliographiques. C. Nicolas aurait pu confronter son interprétation des textes bibliques avec celle d’autres commentateurs ou se demander pourquoi, dans la tradition calviniste dont il se réclame, on trouve sans difficulté une définition du prochain bien différente de la sienne. Le Catéchisme de Genève (écrit par Calvin), 32e dimanche, question 221, définit les prochains comme étant « non seulement nos parents et amis, ou ceux qui ont accointance avec nous, mais aussi ceux que nous ne connaissons pas, et même nos ennemis ». La question suivante précise en évoquant la conjonction « que Dieu a mise entre tous les hommes de la terre » (je souligne). Cf. Confessions et catéchismes de la foi réformée, sous dir. O. Fatio, Genève, Labor et Fides, 1986, 2005, 72. F. Turretin, qu’on a appelé le Thomas d’Aquin réformé, s’emploie à montrer que dès l’Ancien Testament le mot « prochain » vise tous les hommes : il ne semble pas imaginer qu’on puisse contester que ce soit le cas dans le Nouveau ! Il convient d’enregistrer ces positions incompatibles avec la thèse de C. Nicolas dans des « monuments » d’orthodoxie réformée. Cf. Institutes of Elenctic Theology, trad. G.M. Giger, ed. J.T. Dennison Jr., Phillipsburg, Presbyterian and Reformed Publishing, 1994, volume 2, loc. XI, qu. III, § XX, 25.

[6] C. Nicolas, « Qui est mon prochain ? », art. cit., 11.

[7] Ibid ., 26.

[8] Ibid ., 10-11, notes 13 et 26, note 46.

[9] On sait que, dans la Bible, le mot « père » peut désigner très largement un ancêtre (voir Jn 8.53) et que l’expression « fils de » peut vouloir dire « descendant de » (voir Mt 1.1).

[10] Ibid ., 10.

[11] Catéchisme de Heidelberg avec une courte explication par demandes et par réponses, ajoutée à chaque article, pour lever les principales difficultés, et pour étendre davantage les matières les plus importantes , cinquième édition, augmentée et corrigée, avec privilège du souverain, Berne, dans l’imprimerie de Leurs Excellences, 1753, 69-70. J’ai légèrement modifié l’orthographe de certains mots et la typographie.

[12] Il faudrait discuter les textes bibliques pertinents pour parler d’une paternité universelle de Dieu. Le catéchisme cité en mentionne deux : Deutéronome 32.6 (le texte porte 33 par erreur) et Malachie 1.6. Henri Blocher se réfère plutôt à Actes 17.28s, Jacques 1.17, Malachie 2.10, Ephésiens 3.15 et Luc 3.38 : voir La doctrine du péché et de la rédemption, Vaux-sur-Seine, Edifac, coll. Didaskalia, 2001, 298, note 1. H. Blocher commente également la liste de textes cités par J. Murray.

[13] C. Nicolas, « Qui est mon prochain ? », art. cit., 17.

[14] Ibid ., 11 et 23.

[15] Sur ce sujet, cf. H. Blocher, « Old Covenant, New Covenant », in Always Reforming, Explorations in Systematic Theology, IVP, 2007, 240-270 (en particulier 248).

[16] Et même si on voulait l’admettre, cela ne concernerait que les fidèles au sein du peuple et non pas tous les membres du peuple, eux qui sont pourtant tous « frères ».

[17] Cette thèse, qui porte sur la fraternité en Israël, ne remet absolument pas en cause le fait qu’Israël était un peuple saint au milieu duquel Dieu résidait.

[18] Ibid ., 14.

[19] Cf.  E. Nicole, « Israël comme modèle ? », in Laïcités, Enjeux théologiques et pratiques, Cléon d’Andran et Vaux-sur-Seine, Editions Excelsis, coédition avec Edifac, coll. Terre Nouvelle, 2002, 33-46.

[20] Le plus étonnant est que Charles Nicolas arrive très près de cette thèse lorsqu’il écrit que « les Dix Commandements donnés au peuple de Dieu ont aussi une valeur universelle » (« Qui est mon prochain ? », 33). S’il s’en tenait à cette logique, il resterait très peu de désaccords entre nous.

[21] Ibid ., 13, note 18.

[22] Pour une petite liste, on peut consulter Proverbes 13.7, 8 ; 14.20, 31 ; 17.5 ; 18.23 ; 19.1, 4, 7, 17, 22 ; 21.13 ; 22.2, 9, 16, 22 ; 28.3, 11, 27 ; 29.13 ; 31.9, 20.

[23] Inversement, il est tout à fait admissible de considérer que les sentences à caractère universel des livres sapientiaux trouvaient leur première application à l’intérieur du peuple de Dieu (à qui ces livres étaient destinés). Mais ce qu’elles enseignaient était d’abord un devoir d’humanité et n’avait donc pas à être limité de quelque façon que ce soit.

[24] Il ne faut cependant pas oublier que l’autre interprétation a des défenseurs évangéliques compétents. Cf. S. Bénétreau, « Ces plus petits de mes frères. Etude de Matthieu 25.31-46 », Ichthus (1970/8), 21-27.

[25] C. Nicolas, « Qui est mon prochain ? », art. cit., 6.

[26] Ibid ., 27.

[27] C. Nicolas soutient que l’appel à aimer son ennemi pourrait concerner un membre du peuple de Dieu, parce que Jésus a parlé, un peu plus haut, de l’appel à se réconcilier avec son frère (voir ibid., 15). Certes, il peut (hélas !) arriver que nous ayons un ennemi à l’intérieur du peuple de Dieu et C. Nicolas a raison de souligner que « le peuple de Dieu est tout sauf un rassemblement d’amis ». Mais il est impossible de restreindre l’application des paroles du Christ à ces situations. Jésus vient de parler de la non-résistance au méchant. L’un des exemples qu’il donne est le suivant : « Si quelqu’un te force à faire un mille, fais-en deux avec lui. » (V. 41) L’allusion est aux réquisitions forcées par les occupants romains (donc, pas du tout des membres du peuple de Dieu) qui étaient très certainement considérés, par les auditeurs de Jésus, comme les ennemis par excellence. Le Seigneur continue en parlant de Dieu qui « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons » et « fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes » (v. 45). Il serait quand même un peu violent de restreindre cela aux méchants et aux injustes membres du peuple de Dieu… (Cf. Ac 14.15-17) Jésus demande même explicitement : « (…) si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? » (V. 47)

[28] Ibid., 33. 

[29] S. Augustin, Enseigner le christianisme, § 32. Cité d’après Saint Augustin, Philosophie, catéchèse, polémique, Œuvres III, édition publiée sous la direction de Lucien Jerphagnon, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, 25-26. Romains 13.8-10 présente une difficulté d’interprétation : le passage commence par exhorter à s’aimer les uns les autres, expression qui nous place dans le cadre de l’Eglise. A ne considérer que la structure logique du texte, on s’attendrait à ce qu’il s’en tienne à cette perspective. Néanmoins, le contenu n’encourage pas cette interprétation. Outre les remarques de Saint Augustin, on retiendra le commentaire de Samuel Bénétreau, qui pense que Paul commence par l’Eglise au début du verset 8, puis va plus loin : « (…) l’amour déborde les frontières ; le cadre de l’Eglise est dépassé par la mention de l’amour de l’autre (v. 8b), du prochain (v. 9) (…). » L’épître de Paul aux Romains, tome II, Commentaire évangélique de la Bible, Vaux-sur-Seine, Edifac, 1997, 192. Il mentionne, dans le même sens, le grand exégète calviniste J. Murray : « Si l’amour dont il parle est l’accomplissement de la loi, alors l’amour doit être aussi large que la loi elle-même et la loi concerne nos relations avec tous les hommes. »

[30] C. Nicolas, « Qui est mon prochain ? », art. cit., 33.

[31] H. Blocher, Révélation des origines, Le début de la Genèse, Lausanne, Presses Bibliques Universitaires, 1979, 1988, 91.

[32] Cf . C. Nicolas, « Qui est mon prochain ? », art. cit., 27, note 47, pour une remarque pertinente sur la famille.

[33] Ce lien n’existait pas entre les Israélites de l’Ancien Testament.

[34] Même si l’on peut discerner dans le Nouveau Testament un noyau dur indiquant ce qu’est censée faire l’Eglise rassemblée. Actes 2.42 me semble en donner une synthèse.

[35]  J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, IV, i, 8, citation libre.

[36] Cela sera repris dans le point suivant : la question du salut est-elle la seule qui compte ?

[37] Pour revenir sur les livres sapientiaux (Pr, etc.), une question peut se poser : étaient-ils lus avec une pensée universelle ou leur horizon (malgré des formules qui semblent universelles) correspondait-il aux limites du peuple élu ? J’avoue ne pas pouvoir répondre très précisément à cette question. Nous l’avons aussi évoquée pour ce qui est des Dix Commandements. J’aime lire le Ps 33 (12-18), qui semble attester (si les traductions habituelles sont correctes) que ces deux dimensions se côtoient sans se confondre : Dieu observe tous les habitants de la terre ; son œil est sur ceux qui le craignent, sur ceux qui espèrent en sa bonté. Est-ce contradictoire ? En un sens, Dieu aurait donc deux regards, conformément aux différentes alliances par lesquelles il s’est engagé.

[38] Je crois à la pertinence de ces trois motifs principaux que sont la création, la chute et la rédemption. Toute la théologie dépend du maintien et de la juste articulation qui leur sont accordés. Mon sentiment est que les conséquences de la chute sont trop souvent minimisées aujourd’hui, ce qui affecte la portée de l’œuvre de la rédemption.

[39]  En écrivant cela, je ne nie pas que Christ soit aussi en rapport (et comment !) avec l’ordre de la création.

[40] Car l’amour de Dieu est un amour électif. Il ne sauve pas temporellement seulement. Il élit, rachète et sauve pour toujours. C’est là le sujet d’une prochaine étude.

[41] Voir par exemple Actes 4.19-21, 5.29-32, qui parlent de priorité et de rupture.

[42] La même précaution s’impose avec la parabole du bon Samaritain et celle du jugement dernier dont on s’est servi – à partir d’une apparente évidence – pour soutenir un sens contraire à celui dont le texte est porteur. Le risque est constant d’interpréter la Bible à partir d’évidences qui ne sont pas bibliques.

[43] Ils sont très nombreux, dans le Nouveau comme dans l’Ancien Testament.

[44] Je crois que je viens d’inventer un terme. Il me paraît dire quelque chose d’important et donc être utile !

[45]  Dans ce même sens, on a souvent compris le « rachetez le temps » d’Ep 5.15 comme une invitation à faire le maximum possible… alors que le mot kairos, là aussi, réclame que l’on traduise plutôt : saisissez l’occasion. Cette compréhension est très nettement confirmée par le contexte : « Prenez garde de vous conduire avec circonspection et non comme des insensés, comprenez quelle est la volonté du Seigneur… » Il ne s’agit pas de « faire le maximum » au risque de tomber dans un activisme insensé, mais de se laisser conduire pour suivre la direction que Dieu indiquera selon son dessein souverain. Le contexte de ce passage montre d’ailleurs l’importance de se préserver tout autant que de s’impliquer activement. Voir dans ce sens Jc 2.27, qui présente un résumé de l’engagement chrétien avec ces deux axes : se préserver et soutenir les membres fragiles de la communauté chrétienne (je crois que c’est d’eux qu’il est, en effet, question).

[46] Dans les milieux évangéliques, cela est assez rarement suggéré… mais assez rarement démenti aussi.

[47]  C’est sans doute ce qu’a voulu réaliser la Déclaration de Lausanne en 1974. Mais c’était peut-être sous-estimer l’influence de la pensée humaniste de la fin du XXe siècle.

[48] Cela est particulièrement vrai pour les parents que tout enfant est appelé à honorer, quels qu’aient été leurs mérites ou leurs défaillances. Il semble qu’il en est de même pour le roi. Disons qu’honorer n’implique pas nécessairement approuver. On pourrait dire : même un prisonnier, même un condamné à mort devrait encore être honoré.

[49] En amont de cette compréhension se trouve la doctrine de l’expiation définie : Christ a aimé les siens (Jn 13.1, 17.23) et a offert sa vie pour ceux que le Père lui a donnés (17.6), pour son peuple (Lc 1.77).

[50] En réalité, je me demande s’il existe un texte biblique qui suggère que Dieu aime tous les hommes dans le sens plein et fort du verbe aimer.

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