Revue de livres

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Jean-Marc Berthoud : L’alliance de Dieu à travers l’Ecriture sainte ? Une théologie biblique (Messages, L’Age d’Homme, Lausanne 2012, 745 pp.).

Une sentence de sagesse du judaïsme dit : « Quiconque rapporte une citation au nom de son auteur amène le monde vers la rédemption. » Lorsqu’une personne attribue une idée à son auteur, il devient évident qu’il ne cherche pas à se mettre en avant, mais à faire avancer la réflexion de ses interlocuteurs. Cette réflexion empruntée à Antoine Nouis (in L’aujourd’hui de la loi, Olivétan, 2006) nous fait entrer dans le propos que développe Jean-Marc Berthoud dans le dernier ouvrage qu’il donne au public, ouvrage qui témoigne de son amour des Saintes Lettres et de l’attention qu’il porte à leurs interprètes fidèles. L’ouvrage reprend un cours donné au Collège biblique de Lausanne, avec les qualités et les défauts de ce genre littéraire. Qualités, car J.-M. Berthoud ne lâche pas son lecteur tant qu’il n’est pas certain d’avoir développé et argumenté tout son propos. Défauts, parce que l’art même du cours ex cathedra est fait de reprises et d’approfondissements ; le développement avance en spirales, pour ainsi dire : on revient à ce qui a été dit en progressant petit à petit. Conscient du fait, l’auteur propose d’ailleurs à ses lecteurs de « pénétrer dans la vaste demeure de cet ouvrage pour s’y promener à loisir » (p. 12). D’où la nécessité du remarquable index en fin de volume.

J.-M. Berthoud illustre et défend méthodiquement un certain nombre de thèses qu’il sait ne pas être dans l’air du temps. La thèse fondamentale consiste à rappeler que l’œuvre créatrice et rédemptrice de Dieu est une et qu’il s’agit de ne pas disloquer et fragmenter en alliance disparates, en dispensations qui s’abolissent en se succédant, le projet de Dieu. Toute idée d’opposition, dans ce domaine, doit faire place aux notions de révélation progressive et de développement harmonieux. J.-M. Berthoud est un théologien du cosmos, c’est-à-dire d’un univers considéré comme un système bien ordonné. La pensée humaine, lorsqu’elle se veut juste, ne peut que penser les pensées de Dieu après lui. Ainsi J.-M. Berthoud reprend à nouveaux frais la fameuse querelle des universaux qui consistait à déterminer la portée et la valeur des idées générales : correspondent-elles à des réalités hors de nous ou ne sont-elles que des noms ou des conceptions de notre esprit ? Le débat n’est pas d’arrière-garde : il touche notre façon même de comprendre le monde qui est le nôtre. Voilà pourquoi J.-M. Berthoud rappelle avec force la nécessité de revenir au principe aristotélicien selon lequel c’est l’objet lui-même qui doit déterminer la méthode à utiliser pour le percevoir exactement et l’analyser correctement. Il dénonce « la tentation de réduire toutes les réalités créées dans un seul moule, au modèle qui seul se prétendrait scientifique, celui de la méthode mathématique et expérimentale » (p. 27). De là, le refus de toute logique binaire (logique par laquelle les ordinateurs fonctionnent), la logique de l’antithèse, celle du ou bien… ou bien pour accéder à la logique du et… et qui est la description correcte des relations entre les divers ordres et aspects de la création divine. Sans avoir l’air d’y toucher, J.-M. Berthoud bouscule non seulement la méthode historico-critique, mais aussi une façon de penser qui ne vit que de tensions, d’oppositions à dépasser, de contradictions à lever. On n’étudie pas la Bible en se mettant au-dessus d’elle, mais en conformant sa lecture et son intelligence au texte.

Le texte est toujours maître de la lecture, selon Thomas d’Aquin. Il est nécessaire d’exercer un esprit de finesse, à distinguer de l’esprit de géométrie (selon les termes de Pascal), pour comprendre les vérités affirmées par la Bible et en saisir pleinement les articulations.

Sur cette lancée, J.-M. Berthoud illustre ce qu’il entend par cette interprétation qui refuse toute logique binaire. « Il existe dans les milieux chrétiens un enseignement qui conduit à développer une fausse sécurité, une sécurité spirituelle trompeuse. Cet enseignement qui, comme toute hérésie, contient une parcelle de vérité, se résume par le slogan : Une fois sauvé, toujours sauvé. » (P. 206) Cela représente le point de vue de Dieu, celui de sa fidélité envers ceux qu’il sait être ses élus. Cela n’épargne pas au chrétien la tâche de parfaire son salut avec crainte et tremblement. Le pécheur justifié doit devenir un pécheur sanctifié et le jugement de Dieu portera précisément sur les fruits de la foi. De la part de Dieu, l’alliance est souveraine, unilatérale et inconditionnelle ; par contre, du point de vue des hommes, elle est bilatérale, responsable et conditionnelle. La trop fameuse opposition Loi/Evangile est ainsi retravaillée et corrigée dans la meilleure veine calviniste qui articule ces deux dimensions.

L’attaque contre l’alliance mosaïque est d’ailleurs le plus grand contresens de l’interprétation chrétienne. L’œuvre de Dieu est la même dans toute la Bible. Elle départage l’humanité en deux voies qui s’opposent et s’excluent : voie de la piété et voie de l’impiété, de la fidélité et de l’apostasie, de la vraie religion biblique et de sa contrefaçon.

En marge de la défense et de l’illustration de ces thèses fondamentales, J.-M. Berthoud se livre à toute une série d’analyses qui ne sont pas tant des digressions que des modulations sur les thèmes essentiels. Relevons l’interprétation toute en nuances de la loi donnée à Moïse, reflet de sa sainteté et de la vie divine, type d’une réalité à venir ; type dont la plénitude s’accomplit avec la venue du Messie. Grâce et vérité sont venues en Jésus, c’est en lui que se trouve la réalité promise tout entière. J.-M. Berthoud se risque à reprendre la formule qui qualifie Israël de peuple déicide pour redéfinir le rôle et la place du peuple élu. Cela tout particulièrement dans le contexte d’imprécision, voire de confusion qui caractérise la pensée chrétienne au sujet d’Israël. Pourquoi s’obstine-t-on constamment à minimiser le témoignage des évangiles sur l’hostilité terrible des dirigeants d’Israël à l’égard de leur propre Messie ? J.-M. Berthoud nous livre quelques réflexions sur l’acte même du sacrifice qui ouvre la voie à la restauration de l’alliance. Il traque les présuppositions qui sous-tendent les multiples et contradictoires interprétations de la Bible, en rappelant que ce n’est pas à l’être humain de critiquer la Parole de Dieu, mais que c’est à lui de s’exposer au feu roulant de la critique que lui adresse cette Parole.

En conclusion, J.-M. Berthoud veut apprendre à ses lecteurs à respecter les diverses profondeurs de sens des textes bibliques sans les forcer à entrer dans le moule d’une interprétation unilatérale. Cette exigence renvoie dos à dos la lecture fondamentaliste de la Bible et l’exégèse historico-critique. Autant dire que J.-M. Berthoud se tient en délicat équilibre sur le fil du rasoir. « Il nous faut citer la Bible de manière appropriée, dans le sens propre de l’Ecriture que l’on utilise. » (P. 373) J.-M. Berthoud procède – tel un peintre – par couches successives pour rendre la profondeur de sa pensée. Il se plaît à énumérer les noms et les propos de ses devanciers dont il se réclame et accumule les citations de textes bibliques. J.-M. Berthoud milite pour une vision cohérente et globale de l’Ecriture sainte qui tient compte de toutes ses données de manière équilibrée. Ce postulat explique et justifie jusqu’au style de l’ouvrage qui doit retenir toute notre attention et qui nous conduit à parcourir le témoignage biblique au gré de longues et passionnantes pérégrinations.

Yvan Bourquin,
pasteur de l’Eglise réformée évangélique
du canton du Jura (Suisse),
paroisse de Porrentruy

 

Anne-Frédérique Mochel-Caballero, L’Evangile selon C.S. Lewis. Le dépassement du masculin/féminin dans la quête de Dieu (Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2011, 298 pp.)

C.S. Lewis, l’un des plus grands apologètes du XXe siècle et l’un des auteurs les plus connus du monde chrétien anglo-saxon, trouve dans l’ouvrage d’Anne-Frédérique Mochel-Caballero une place originale. Mais que le lecteur ne se laisse pas tromper : L’Evangile selon C.S. Lewis n’est pas un énième ouvrage parlant de la théologie de Lewis ou de sa compréhension de l’Evangile. Le sujet de cette étude est beaucoup plus original et fascinant.

Si Lewis est l’un des apologètes les plus connus, son nom suscite pourtant la méfiance dans certains milieux, voire une certaine misogynie patriarcale héritée d’une vision dépassée du monde biblique. Après avoir brièvement, mais avec succès, réglé leurs comptes aux arguments en faveur de cette misogynie supposée et après avoir indiqué que la méfiance de Lewis concernait les « femmes dominatrices » (pp. 39s.), l’auteur s’attarde sur la distinction masculin/féminin, aspect de l’œuvre de Lewis qui est au centre de sa recherche. Comme il l’indique, « cette étude a précisément pour but de montrer que Lewis explique quel parcours devrait suivre selon lui l’être humain, homme ou femme, désireux de s’approcher de Dieu, en passant par ce qu’on pourrait appeler un processus de féminisation » (p. 19). A.-F. Mochel-Caballero précise que son but n’est pas de faire une description émotionnelle ou psychologique. Elle ne cesse de rappeler que la condition nécessaire à la description de ce processus de féminisation dans l’œuvre et la théologie de Lewis consiste premièrement à formuler la définition de « masculin » et « féminin » selon Lewis.

Le deuxième chapitre explore les visions traditionnelles du masculin/féminin dans lesquelles Lewis a puisé certaines de ses intuitions, comme la distinction platonicienne entre Forme masculine et Matière féminine, ou encore une certaine hiérarchie des sexes, qui serait due à Aristote. Au-delà de ces vues traditionnelles, Lewis procède à un premier dépassement de la dichotomie masculin/féminin qui se réfère à une identification évangélique entre le « Dieu masculin » (qui se présente dans une position masculine) et l’homme (l’humanité) qui se présente, face à Dieu, dans une position féminine de « désirant » (pp. 104 s.). L’auteur démontre que Lewis a su éviter à la fois l’idéalisation de la femme et la dévalorisation courante de la féminité.  

L’origine de cette étude est exposée, dans le troisième chapitre, dans l’association du sentiment mélancolique de la joie au désir de transcendance, au désir de Dieu. Cette recherche intense de Dieu reflète, pour Lewis, la relation platonicienne entre beauté terrestre et beauté divine. C’est ainsi que Lewis associe désir humain et désir divin, amour naturel et amour spirituel. En explicitant l’attachement de Lewis à une religion de l’Agapé, A.-F. Mochel-Caballero essaie de démontrer que, pour Lewis, ce désir de Dieu constitue comme une preuve ontologique de son existence. Dans cette « ascendance » de l’homme vers Dieu, l’homme est élevé par Dieu vers lui-même.

Ce mouvement ascendant de conversion et de réception de Christ, Lewis le décrit comme un processus de « féminisation », ce qu’il ne faut pas, bien sûr, comprendre au sens sexuel du terme. C’est sur ce point précis que se fait la réelle originalité de cette étude sur Lewis : la description de la conversion et de l’incarnation comme processus de symbolique « féminisation ». Consciente qu’une telle présentation peut être a priori mal comprise, l’auteur rattache ce processus spirituel de féminisation au fait que Lewis s’est référé à un grand nombre de passages bibliques ainsi qu’à la littérature chrétienne médiévale (Thomas a Kempis, John Donne, par exemple). L’union de l’âme avec Christ est analogiquement semblable à la relation masculin/féminin. « Pour Lewis, l’expérience de féminisation doit être vécue par tout être humain désirant connaître Dieu. L’être humain se trouve dans une religion de l’Eros pure dans une position masculine, étant actif, en recherche de la divinité. » (P. 123)

La description de la conversion comme féminisation est assez surprenante, à savoir un positionnement de réceptivité passive de l’homme par rapport à Dieu, semble bien soutenue dans l’œuvre de Lewis. La description parallèle de l’incarnation comme processus de féminisation est moins convaincante, probablement à cause d’une lecture particulière de l’œuvre de Lewis. Cependant, ce point particulier de l’interprétation « lewisienne » de l’œuvre de rédemption est bien résumé lorsque A.-F. Mochel-Caballero indique que Christ « a accepté de prendre un corps fait de matière, de passer par la naissance, l’enfance, la souffrance, l’obéissance et finalement la mort, expériences ayant toutes un lien plus ou moins marqué avec le symbolisme attaché à l’image de la femme » (p. 282). Ainsi, l’argument liant chez Lewis cette « féminisation » à une prise de la chair humaine possède une base légitime pour qualifier l’incarnation de processus de féminisation. Si cette présentation de l’incarnation n’est pas traditionnelle ou théologiquement répandue, elle n’en est pas moins « lewisienne » .

La pertinence de l’argument est renforcée par le lien opéré, dans les chapitres 5 et 6, entre le dépassement de l’opposition féminin/masculin avec l’obéissance à travers la souffrance et le thème cher à la littérature néotestamentaire de la mort à soi-même. En réalité, indique l’auteur, « les notions d’humilité et de dépendance sont au cœur du processus de féminisation et imprègnent littéralement l’œuvre de Lewis » (p. 225). L’homme, désirant Dieu, est donc en position d’être transformé d’Eros en Agapè par son union avec Christ, de recevoir la grâce. Lewis, utilisant au mieux la symbolique féminine de l’Ancien et du Nouveau Testament, montre que l’Evangile est essentiellement affaire de renoncement, de service et de don (pp. 282s.).

On pourrait regretter, dans cette étude, le peu de références théologiques, non seulement à des théologiens contemporains de Lewis, mais aussi à des études théologiques sur Lewis, notamment lorsque l’auteur se risque à des applications contemporaines. Une telle recherche, au titre ambitieux, aurait gagné à plus d’approfondissement théologique et à ne pas se limiter à une démarche dans les domaines psychanalytique et littéraire. Cela n’enlève rien au grand intérêt de cet ouvrage au croisement de plusieurs disciplines.

Yannick Imbert,
professeur à la Faculté Jean Calvin
d’Aix-en-Provence

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