Jésus de Genève – Pour le rédempteur de Calvin, quelle pertinence aujourd’hui ?

Jésus de Genève
Pour le rédempteur de Calvin, quelle pertinence aujourd’hui ?

Gordon CAMPBELL*

L’année Calvin aura été l’occasion d’une redécouverte du Réformateur qu’on croyait déjà connaître. Personnellement, j’en ai tiré profit pour explorer un aspect particulier de l’héritage interprétatif légué, au christianisme réformé, par son premier et plus illustre exégète de l’Ecriture. Mon investigation a porté sur le Jésus de Calvin – le Jésus de Genève, si l’on veut – dans le but d’en évaluer la pertinence pour l’idée de Jésus que nous nous faisons, vous et moi, aujourd’hui.

Dans le Livre II de l’Institution chrétienne, Calvin développe son propos en explorant, dans l’ordre, les sujets suivants : l’humanité du Christ ; ses deux natures, divine et humaine ; son œuvre de rédempteur (en tant que prophète, prêtre et roi) ; sa mort, sa résurrection et son ascension ; son statut de sauveur. Tout cela est imprégné de sa lecture de l’Ecriture. Pour trouver le Jésus de Genève, je me suis tourné, cependant, vers son Harmonie (ou Concordance) des trois Evangiles synoptiques, ouvrage moins bien connu publié, par Calvin en 1555, en latin et en français simultanément[1].

La méthode de Calvin reproduit celle de son maître, le réformateur strasbourgeois Martin Bucer, dont les efforts, à son avis, font preuve d’« industrie » et de « diligence » (xix). Il considère que sa propre Harmonie représentera pour « les gens de moyen esprit… un grand soulagement, utile et agréable », car son récit uni et en continu leur évitera le devoir fastidieux de comparer puis réconcilier, sur tous les points, les trois Synoptiques ; n’empêche que l’Harmonie comporte plus de 750 pages ! En ce qui suit, je tâcherai de refléter le plus fidèlement possible le Jésus de Genève qui s’y révèle, ainsi que la façon dont Calvin s’y prend face à ce que l’on appelle la question synoptique.

Dans l’épître destinée aux bourgmestres de Francfort, puis dans sa préface, Calvin laisse voir ses intentions. Comme il l’explique,

« Je me suis efforcé… de faire honneur à Christ, porté et conduict magnifiquement par ses quatre chevaux de pareure royale » (Préface iii).

En parlant des évangiles de cette manière, Calvin reconnaît sa dette envers les Pères de l’Eglise qu’il appréciait tant.

Avant d’entamer son commentaire à proprement parler, Calvin focalise brièvement le thème de l’Evangile de Jésus-Christ. A la manière de l’ouverture de Romains – qu’il estime être le meilleur résumé paulinien qui soit de l’Evangile – Calvin caractérise le témoignage (ou l’ambassade) donné par l’Evangile comme étant

« une solennelle publication du Fils de Dieu manifesté en chair, afin qu’il délivrast le monde de la perdition en laquelle il estoit, et qu’il restablist les hommes de mort à vie » (xvii).

Les évangiles eux-mêmes sont « quatre Histoires qui déduisent comment Christ s’est acquitté de l’office de Médiateur » (xviii). Chacun des évangélistes synoptiques s’intéresse au même point essentiel selon lequel « nostre Christ est le Fils de Dieu, qui avoit esté promis Rédempteur du monde » et en qui « a esté accompli ce que le Père avoit promis dès le commencement. » Calvin attire souvent l’attention sur la pertinence, pour la foi, des promesses de Dieu ; c’est là un aspect de son exégèse des évangiles qui mériterait qu’on s’y attarde plus longuement une autre fois.

Selon l’Harmonie de Calvin, qui est donc ce rédempteur ? 

Pour répondre à cette question, je propose dans ce qui suit de rendre compte de la contribution significative faite, au portrait dressé par le réformateur, par cinq phases distinctes des récits synoptiques :

  1. Les récits d’enfance dans Matthieu et Luc,
  2. Les débuts du ministère public de Jésus,
  3. Le Sermon sur la Montagne (Mt) et en Plaine (Lc),
  4. Le reste de l’activité publique de Jésus (enseignement, guérisons, autres activités),
  5. La passion et la mort de Jésus.

1. Les récits d’enfance dans Matthieu et Luc

Le Christ est « Fils unique de Dieu, et seul nay du Père » (22). En examinant l’annonciation faite à Marie dans Luc 1, Calvin explique la manifestation du Fils de Dieu parmi les hommes comme un signe pour ceux-ci, « afin qu’ils le recognussent estre celuy qui jadis avoit esté promis » (22-23). Ce qui témoigne de son origine et de sa nature divine (et, par conséquent, de sa dignité et pureté), c’est sa conception par le Saint-Esprit : étranger à toute trace du péché, il est digne qu’on lui réserve le rôle du vrai médiateur (26). Dans la référence à « Jésus, qu’on appelle Christ » (Mt 1.16), le lecteur n’entrevoit « point un homme privé, et n’ayant nul estât, mais qu’il est oinct de Dieu, pour faire office de Rédempteur » (54), tandis qu’en Matthieu 1.21 « sous le nom de Jésus, le Fils de Dieu est présenté pour autheur de salut… il est notamment appelé Sauveur de l’Eglise » (p.58). Cette remarque est d’une importance capitale pour la foi :

« Le Christ n’est point de nous vrayement recognu Sauveur, jusques à ce que nous apprenions à recevoir par foy la rémission gratuite des péchez, sçachans que nous sommes réputez justes devant Dieu, d’autant que nous sommes absous de la damnation que méritions : puis après, que nous luy demandions l’Esprit de justice et droiture » (58).

Jésus sauve du péché et en vue de la sanctification par l’Esprit ; l’œuvre de rédemption accomplie par le Christ n’est jamais très loin de l’esprit du Calvin exégète.

Voici comment Calvin explique « Emmanuel », Dieu avec nous, en Matthieu 1.23 : « estans conjoints avec Christ par foy, nous possédons Dieu » (61) – une union personnelle depuis longtemps promise. Mais cela requiert un médiateur. Par les temps passés, le symbole partiel et incomplet de la médiation avait été le propitiatoire situé sur l’arche ; mais, par voie de contraste, c’est maintenant une révélation pleine et entière du Dieu véritable, qui est donnée au peuple en Christ :

« Il est vray qu’il a fait office de Médiateur dés le commencement du monde : mais pource que tout cela se rapportoit à la dernière révélation… il prend le nom d’Emmanuel… pour effacer les péchez des hommes par le sacrifice de son corps, et pour les réconcilier au Père par le prix de son sang : somme, pour faire et accomplir toutes choses requises au salut du genre humain » (61).

Lorsque Calvin se tourne vers Luc 2.11 (« en ce jour il vous est né un Sauveur, qui est Christ le Seigneur »), le lecteur commence à se rendre compte – si ce n’est pas déjà fait – qu’aux yeux du réformateur, le Christ n’est jamais autre que le Christ pour nous. Accueillir soi-même le Christ, c’est apprendre comme les bergers à l’adorer humblement et à trouver en lui le salut. C’est nous apercevoir comme eux qu’en cet enfant, il faut voir le Sauveur. Ou c’est voir, comme les mages matthéens, plus loin que celui qu’ils trouvent « en plus grande indigence et mespris que n’eust esté l’enfant du plus petit compagnon du commun populaire » (78) ; c’est déduire, de leurs présents dignes d’un roi, comment « Dieu l’a ordonné Roy » et être amené à l’adorer, à notre tour, comme notre rédempteur. Enfin, bien qu’il ne nous soit pas donné de bercer le Christ dans nos bras, il nous faut partir de là tel un Siméon pour voir le Christ « non pas en l’infirmité de la chair, mais en la vertu magnifique de l’Esprit… », en portant notre regard sur celui qui « est tellement absent d’avec nous selon le corps, que toutesfois il nous convient le contempler assis à la dextre du Père » (82).

2. Les débuts du ministère public de Jésus

Lorsque Jésus est baptisé par Jean, les temps sont accomplis et le Christ est « présenté tout notoirement Rédempteur du monde » (99). C’est par obéissance au Père qu’il se soumet au baptême ; lorsque le ciel s’ouvre et que l’Esprit descend (Mt 3.16), ces actions s’appliquent à « l’office de Rédempteur [pour lequel] il est revestu de nouvelle force de l’Esprit » (114). A quelles fins la voix céleste parle-t-elle ? Calvin de résumer : « Dieu nous proposant Christ Médiateur sous ce nom de Fils, se déclare estre nostre Père à tous » et ce, pour que « nous puissions sans crainte aucune nommer Dieu nostre Père » (115) – le Christ pour nous, encore une fois.

Par la suite Calvin continue à souligner la carrière du Rédempteur, dans son exégèse des tentations en Matthieu 4 et Luc 4. Comment expliquer la soumission du Christ à cet endroit ?

« [Le satan] « a donc lors combatu nostre salut en la personne de Christ… [mais] le Fils de Dieu s’est de son bon gré présenté pour soustenir les tentations desquelles il est yci parlé… afin de nous acquérir le triomphe par sa victoire » (118).

En somme, le Christ « a voulu soustenir les mesmes assaux que nous sentons en nous, afin qu’estans munis des mesmes armes (de l’Ecriture)… nous [ayons] la victoire en main » (119).

3. Le Sermon sur la Montagne (Mt) et en la Plaine (Lc)

Matthieu 4 et Luc 4 font surgir plusieurs problèmes d’ordre chronologique. Plus haut, Calvin a alerté le lecteur que le fait que les évangélistes ne se préoccupaient pas de « l’ordre des jours, » ne s’intéressant pas à une mise en récit des faits « en laquelle l’ordre des temps fust distinctement observé » (135). A présent, le double phénomène du Sermon sur la Montagne de Matthieu et de son équivalent dans Luc, lui inspire le commentaire suivant :

« L’intention de tous les deux Evangélistes a esté de recueillir une fois en un lieu les principaux poincts de la doctrine de Christ … [dans] un brief sommaire de la doctrine de Christ, recueilli de plusieurs et divers sermons d’iceluy » (146).

Au cours de l’exposé, Calvin ne se lassera pas de rendre son lecteur attentif aux « sentences coupées » du Sermon, « lesquelles il ne faut pas prendre comme si elles s’entretenoyent tout d’un fil » (197) mais qui sont à comprendre, au contraire, comme « un sommaire de la doctrine de Jésus-Christ, recueilli de divers propos par luy » (200-01).

D’un bout à l’autre, le commentaire du réformateur présuppose que l’évangéliste voulait rassembler les enseignements de Jésus par thèmes : « j’ay mieux aimé avoir esgard à la doctrine qu’au temps, dit-il, pource que c’est une grande aide pour bien entendre les choses, de lire tout d’une suite les passages qui se rapportent à un mesme sens » (203).

On comprend mieux alors trois choses : pourquoi Calvin fournit si souvent des parallèles thématiques empruntés à l’apôtre Paul ; son manque d’intérêt pour toute recherche d’une situation d’origine pour les énoncés épars de Jésus, incrustés désormais dans le Sermon ; et probablement, aussi, son inattention aux traits qui caractérisent l’un ou l’autre des évangélistes, comme généralement à toute similitude ou différence dans les mots que ceux-ci emploient.

Plus important, néanmoins, pour nos besoins présents est le fait que, dans l’exposé de Calvin, la personne du Christ se fait largement éclipser par son enseignement. Car le Christ du Sermon ravive la Loi par l’Esprit et lui redonne sa pureté :

« Il ne nous faut pas prendre Christ pour un nouveau législateur, qui adjouste quelque chose à la justice éternelle de son Père : mais il nous le faut escouter comme un fidèle expositeur,afin que nous sçachions quelle est la Loy, à quel but elle tend, et jusques où elle s’estend » (159, en rapport à Mt 5.21ss). 

Avant tout, le Christ du Sermon se porte garant, aux yeux de Calvin, de l’emploi éthique de la Loi dans l’Eglise réformée.

4. Le reste de l’activité publique de Jésus (enseignement, guérisons, autres activités) 

Plus loin, le point de mire devient toutefois Jésus enseignant. En Matthieu 13, lorsque Jésus explique à ses apôtres l’énigmatique parabole du semeur (Mt 13.16), les yeux illuminés de ceux-ci…

« voyent et apperçoyvent en luy une gloire convenable au Fils unique de Dieu, pour le recognoistre le Rédempteur : d’autant qu’ils voyent reluire en luy la vive image de

Dieu, en laquelle ils soyent faits participans de salut et de la vraye béatitude » (330).

En tant qu’œuvres de puissance, les miracles sont à considérer en tandem avec l’enseignement. « Jésus-Christ, en proposant devant les yeux des hommes la vertu du Père, n’a pas eu cependant la bouche close : mais au contraire, les miracles ont esté conjoints avec l’Evangile, afin de rendre les hommes attentifs à ce que Christ disoit » (285); de cette manière « la vertu du S. Esprit reluisoit magnifiquement en tous les dits et faits de Christ » (305). Bien plus, les miracles ont eu « ce but de monstrer qu’il estoit le Fils de Dieu, et envoyé Rédempteur au monde » (301).

Sur ce sujet, Calvin n’ignore pas la contribution de chaque évangéliste. Il reconnaît, par exemple, à la fois une concordance entre les trois récits consacrés à Jésus qui calme les eaux (Mt 8.23-27/Mc 4.35-41/Lc 8.22-25), et leurs particularités (242). Il défend comme trois perspectives sur un seul incident, les récits où figure le démoniaque de Gadara (Mt 8 toujours, et parallèles). Et puisque le même Esprit conduit chacun des évangélistes, Calvin préfère expliquer leurs différences en termes de complémentarité, sans pour autant vouloir résoudre à tout prix tout désaccord : « Les Evangélistes ne se sont pas guères arrestez à observer l’ordre des temps, ou à réciter par le menu tout ce que Christ a dit ou fait » (319).

A certains moments au cours de son exposé du ministère de Jésus, Calvin porte plus particulièrement son regard sur la face humaine de Jésus. Tel est le cas en Matthieu 8. Par « affection de miséricorde et compassion », Jésus touche un lépreux (Mt 8.1-4), ce qui est loin de nous surprendre puisqu’il « a bien voulu vestir nostre chair, afin de nous nettoyer de tous péchez » (212). Puis, lorsque Jésus s’étonne de la foi du centurion en Mtatthieu 8.10, cela aussi lui ressemble « entant qu’avec nostre chair il avoit vestu les affections humaines » (216). Le résumé conclusif de Matthieu 9.35-38 focalise la compassion du Christ, et Calvin de le baptiser « fidèle ministre du Père à avancer le salut du peuple, pour lequel il avoit prins nostre chair » (239).

A d’autres moments, Calvin est frappé de voir apparaître la nature divine de Jésus. Dans les trois évangiles indifféremment, la guérison du paralysé (Mt 9.1-8/Mc 2.1-12/Lc 5.17-26) est un miracle dont la gloire est « merveilleuse » (223) : « tous ont esté soudain saisis d’une grande admiration, en sorte que ils estoyent contraints de donner gloire à Dieu » (225). Tous, à l’exception toutefois des scribes ; ceux-ci ont raison de penser que seul Dieu peut remettre les péchés, mais ils ont tort « en disant que cela n’appartient point à Christ, veu qu’il est Dieu manifesté en chair » (224). Jésus connaît leurs pensées (p. ex. Mt 9.4) et c’est là, aux yeux de Calvin, « un tesmoignage évident de sa Divinité. » Par rapport à une même connaissance plus loin (en Mt 12.25/Lc 11.17), il conclura : « Christ a cognu ce qui estoit caché dedans leurs cœurs… [il] a cognu par son Esprit de Divinité, de quelle affection ils estoyent poussez à le diffamer » (306-07).

A d’autres moments encore, l’une et l’autre nature, ou les deux côtés de son office de Médiateur et Rédempteur, entrent en jeu simultanément, comme c’est le cas, par exemple, avec l’incident de la tempête apaisée (Mt 14.22-33/Mk 6.45-52). En tant que Fils de Dieu, il savait qu’une tempête surviendrait mais ne l’empêchait pas, pour faire place au miracle qui suivrait ; en même temps, « il s’est monstré homme quant à prier » (406). De même, dans la guérison du sourd-muet (Mt 15.29-39/Mk 7.31 – 8.10), son côté divin s’exprime, car « nous tenons de Christ et la parole et l’ouye, entant qu’il inspire sa vertu en nos langues, et perce de ses doigts nos aureilles » et, en pareille mesure, son côté humain transparaît sachant « combien singulière a esté son amour envers les hommes, des misères desquels il a eu si grande compassion » (426).

On le voit bien, le Christ pour nous n’est jamais très loin ; le commentaire sur l’appel de Lévi / Matthieu offre une nouvelle indication de cela :

« Pourquoy donc est-ce que Christ luy-mesme a esté faict exécration et malédiction,

sinon afin de tendre la main aux povres pécheurs maudits? » (228) 

C’est précisément pour appeler à la repentance des pécheurs – des pécheurs comme nous – que le Christ est venu (p. ex. Mt 9.13). Dans le même ordre d’idées, lorsque Jésus dîne chez Simon le pharisien (en Lc 7.36-50), celui-ci « ne le recognoist point estre le Médiateur, duquel le propre office est de réconcilier les povres pécheurs avec Dieu » (345). Nous, par contre, en sommes conscients :

« Christ a esté donné pour libérateur au genre humain misérable et perdu, afin de le délivrer de la mort, et luy rendre la vie » (346).

Dans sa démonstration, Calvin ne cesse de viser un même but : « que nous apprenions de regarder Christ avec les yeux de la foy » (320). Cela ressort au plus clair du récit où Pierre, à Césarée de Philippe (Mt 16.13-19/Mc 8.27-29/Lc 9.18-20), répond à la question de Jésus « qui dit-on que je suis ? » (Mt 16.15) Pierre, par révélation, a su identifier Christ (Mt 16.16) au « Rédempteur, [venu] du ciel, estant authorizé par l’onction de Dieu. » Calvin trouve que sa réponse « comprend en soy tout le sommaire de nostre salut » et poursuit en expliquant clairement, à son lecteur, tout ce que Pierre aurait voulu dire :

« Sous ce titre de Christ est comprise la dignité de Roy et Sacrificateur éternel, afin qu’il nous réconcilie à Dieu, et qu’ayant par son sacrifice fait la satisfaction de nos péchez, il nous acquière parfaite justice. En après, que nous ayant receus en sa protection et sauvegarde, il nous maintiene, enrichisse et remplisse dé toutes bénédictions » (436).

Dans l’épisode de la Transfiguration, enfin (Mt 17.1-8/Mc 9.2-8/Lc 9.28-36), le réformateur décèle la majesté du Christ à peine voilée sous la faiblesse de sa chair. Seule la résurrection ôtera, plus tard, ce voile mais, dans l’intérim, le Christ « n’a point laissé… d’avoir sa divinité entière, combien que elle fust cachée sous le voile de la chair” (451). Aux trois disciples, le Christ fait « gouster en partie… sa gloire infinie » ; ils voient sa face resplendir comme le soleil, alors que « maintenant elle surmonte de beaucoup la clarté du soleil » (447).

5. La passion et la mort de Jésus 

L’entrée triomphale inaugure les derniers jours de Jésus à Jérusalem, « quand le povre simple peuple, en coupant les rameaux, et estendans leurs vestemens par le chemin, luy bailloit un titre de Roy en l’air » (529). Aussi insuffisante soit-elle, même cette acclamation-là est pour nous : car, encore aujourd’hui, le Christ qui siège désormais « à la dextre du Père, de son thrône céleste… envoye de povres gens mesprisez, par lesquels sa majesté est célébrée par une façon contemptible ». Le « joyeux recueil à Christ » fait par le peuple, ce jour-là, anticipe là encore notre joie devant un Médiateur qui nous libère, tandis que leur acclamation, sous l’impulsion de l’Esprit (« béni soit le règne de notre père David »), préfigure notre propre prière lorsque nous prions le Père « ton règne adviene… [ou] qu’il maintiene son Fils Roy sur nous » (529-30).

Le sentiment de Calvin selon lequel l’accomplissement de la mission et de l’office du Christ se fait proche, gagne en importance au fur et à mesure que se déroule le récit de la passion. Lorsque Jésus purifie le Temple, c’est « qu’il s’est monstré Roy et souverain Sacrificateur, gouverneur et conducteur du temple, et du service de Dieu » (534). Opérer des guérisons dans la cour du Temple, c’est donner la preuve que les droits et privilèges du Messie lui reviennent (536-37). Au cours des controverses qui l’opposent à ses détracteurs, et spécifiquement dans la parabole des méchants vignerons (Mt 21.33-46/Mc 12.1-12/Lc 20.9-19), le Christ emprunte le discours des prophètes qui l’ont précédé pour présager sa mort prochaine ; sa perception du mal que ses opposants lui veulent (Mt 22.18) offre un témoignage de sa divinité : « il a jette son regard jusques aux fons de leurs cœurs » (553).

La dernière prédiction du Christ concernant sa mort (Mt 26.1/Mc 14.1) montre à la fois comment « le Fils de Dieu venoit à la mort de sa franche volonté, pour réconcilier le monde envers le Père » et aussi « qu’il vient de propos délibéré en Jérusalem, afin que là il souffre mort. » A l’approche de sa mort (Mt 26.18), le Christ de Calvin se montre désireux de faire la volonté de son Père.

N’empêche que Gethsémané attend Jésus (Mt 26.36-44/Mc 14.32-40/Lc 22.39-46), étape toute marquée de panique et d’angoisse : « je nomme donc hardiment Tristesse, ce qu’il a senti, pource que je presche sa croix » avait dit Ambroise de Milan. Calvin approuve cela, ajoutant avec Cyrile d’Alexandrie que la peur du Christ devant la présence palpable de la mort montre comment il est véritablement le Rédempteur, « estant vrayement homme, » néanmoins (poursuit Calvin) « sans aucune tache de vice » (663-64). Lorsque Jésus demande, si possible, que la coupe lui soit enlevée, c’est sa lutte humaine pour se soumettre à la volonté du Père dont nous sommes témoins, car…

« la frayeur de la mort se présentant l’a aussi esblouy… en sorte qu’en cest instant il ne pensoit point à ce qu’il estoit envoyé Bédempteur du genre humain » (666).

Plus effrayant, pour sa nature humaine, que la terreur de la mort est le fait d’être « saisi d’une frayeur et espovantement de la malédiction de Dieu » (668). Cependant, le Christ lutte pour vaincre et obtient une réussite qui vaut, à nouveau, pour nous : « il a voulu travailler avec peine et effort fascheux et difficile, sous l’infirmité de la chair, laquelle il avoit prinse volontairement, afin de nous acquérir victoire en sa personne » (671).

Le principe herméneutique du Christ pour nous mène Calvin toujours plus loin. Jésus accepte d’être arrêté (Mt 27.56-61/Mc 14.53-59/Lc 22.54) et de porter des chaînes « afin d’exempter nos âmes d’autres liens beaucoup pires et plus dangereux » (678). Les mauvais traitements et les injures auxquels aboutit l’audience devant Caïphe (Mt 26.62-68/Mc 14.60-65/Lc 22.63-71) devraient nous faire réfléchir à la manière, dans la providence de Dieu, dont « la face de Christ polluée et deshonorée des crachats et soufflets, a restauré en nous ceste image qui avoit esté desfigurée, et mesme du tout effacée par le péché » (682). Quant au verdict livré par le tribunal juif (Mt 27.1), « il faloit que le Fils de Dieu fust condamné par un juge terrien… afin qu’il effaceast et abolist nostre condamnation au ciel » (688). Et en pesant le spectacle de Jésus qui se tient devant Pilate (Mt 27.11-14/Mc 15.2-5/Lc 23.2-12)… 

« en contenance triste et abjecte, prenons de là matière d’asseurance, afin que nous tenans fermes sur luy, qui est nostre intercesseur, nous venions devant Dieu joyeux et alaigres » (692).

Des souffrances du Christ, Calvin déduit notre profit : bien qu’abaissé et avili « mesme au-dessous d’un brigand et homicide » (Mt 27.24-32/Mc 15.15-22/Lc 23.24-32), le Christ « en s’abaissant si fort… nous feist monter en la gloire céleste… afin qu’il nous assemblast au rang des Anges de Dieu » (696). Lorsque Pilate le condamne malgré son innocence puis s’en lave les mains, Calvin raisonne que « si le Fils de Dieu n’eust esté pur de tout péché, il ne nous faudrait pas chercher en sa mort expiation et satisfaction » (700). Par leur représentation de la croix,

« les Evangélistes nous proposent le Fils de Dieu despouillé de ses habillemens, afin que nous sçachions que par ceste nudité nous sont acquises des richesses lesquelles nous rendent honorables devant Dieu… Christ luy-mesme a souffert que ses robbes fussent mises en pièces, comme une proye, afin qu’il nous enrichist des richesses de sa victoire » (706).

Contemplant le Christ crucifié entre deux malfaiteurs, « on voit aussi l’amour inestimable de Christ envers nous, lequel afin de nous mettre avec les saincts Anges, n’a point refusé d’estre tenu pour un des meschans » (708). Ne devrions-nous pas, par conséquent, prendre modèle sur le bon larron qui, à l’approche de la mort (Lc 23.35-37, 39-43), « adora en qualité de Roy, Christ estant au gibbet : il magnifie et exalte son royaume en cest anéantissement estrange et plus que difforme : il recognoist et avoue pour autheur de vie celuy qui s’en alloit mourir » (713). Le lecteur se sent concerné jusqu’à la fin.

* * 

Je me dois de conclure ici, par manque de temps, cette esquisse du Jésus de Genève, en me contentant des mêmes limites que se donnent, de nos jours, les études du Jésus de l’histoire qui s’arrêtent d’ordinaire à la mort de Jésus.

Maintenant la question devient, quelle pertinence peut avoir pour notre temps le rédempteur de Calvin, ou sa conception du Jésus synoptique ? Chacun verra cela à sa façon ; pour ce qui me concerne, la présentation qui précède m’inspire quatre remarques :

Interprète engagé Trop souvent froide, sèche et enfermée dans une horizontalité interprétative, l’exégèse des évangiles au XXe siècle ne se montrait pas assez engagée, enthousiaste, ouverte à leur dimension verticale. Au XXIe, par contre, il est à nouveau admis (voire bienvenu) que le bibliste chrétien conjugue sa science et sa foi en pleine connaissance de cause. Dans ce contexte, la lecture de Calvin exégète redevient rafraîchissante et actuelle. L’exégèse pratiquée avec énergie compte, car toute théologie a sa source dans l’interprétation de l’auto-révélation de Dieu. Je dois avouer que l’engagement avec lequel Calvin s’adonne à l’exégèse m’a beaucoup inspiré, même lorsque son interprétation me semble passer à côté du sens d’un texte (comme, par exemple, quand il néglige l’unique apport de l’un ou l’autre évangéliste ou que son verbe, taché des controverses du XVIe siècle et rempli de leur venin, ne me parle plus dans le monde que j’habite). 

Christ pour nous Nous l’avons vu, Jésus de Genève a probablement pour principale caractéristique d’être le Christ pour nous. Aucun propos concernant le Jésus du témoignage évangélique n’a de sens, pour Calvin, tant qu’il ne sera pas devenu une vérité subjectivement appropriée. On ne se renseigne pas sur un médiateur, on lui confie sa vie. Un rédempteur n’est pas un héros qu’on admire de loin mais un sauveur qui vous accueille personnellement. Jamais, pour Calvin, les évangiles ne pourraient être soustraits à la foi en Jésus ; la même foi en Jésus, comme l’aide de l’Esprit, seront toujours indispensables à leur bonne compréhension. Autrement dit, pour Calvin, les évangiles sont parole d’évangile. A l’heure où la postmodernité rassemble toutes sortes de lecteurs dans leur grande diversité, il est donc capital de faire entendre au plus grand nombre une perspective croyante (celle du bibliste, du pasteur ou simplement du croyant lambda, peu importe), sachant que l’Esprit de lumière et de vie – pour faire allusion au seul Evangile non synoptique – est à l’œuvre, dans l’Eglise comme de par le monde.

Quatre Jésus et un Jésus Oui, quatre chevaux attelés à un même char avancent comme un seul. Or le Jésus du Commentaire de Calvin sur l’Harmonie est fondamentalement et synthétiquement un. Cependant, cet unique Jésus ne doit-il pas nous parvenir à travers les spécificités des quatre évangiles ? Le flair interprétatif, la perspicacité théologique ou la sagesse pratique du réformateur interdisent l’anachronisme grossier, l’injustice même, qui consisterait à pénaliser Calvin pour manque d’anticipation de l’étude actuelle des évangiles. Mais là précisément où apparaissent les limites de Calvin, là il y a des leçons à apprendre. Une telle leçon nous est offerte par le manque d’intérêt qu’ont, pour Calvin, le Jésus de Matthieu, celui de Marc ou de Luc (comme d’ailleurs celui de Jean). Alors qu’aujourd’hui, bien des chrétiens (tout comme leurs responsables) se contentent d’un Jésus fait de bric et de broc, création de l’évangile selon saint Amalgame, il faut se rappeler que le canon des évangiles nous a légué quatre portraits distincts de Jésus, tout aussi irréductibles qu’indissociables les uns des autres. Contempler longuement chacun d’eux, et tous ensemble, constitue de nos jours le double devoir d’une Eglise soucieuse de son adoration et de sa prédication, de son enseignement comme de l’évangélisation. 

Ressembler au Christ Dans sa lecture de Matthieu comme des autres Synoptiques, Calvin s’arrête souvent et longuement – et ce jusqu’à la croix – sur toute parole et toute action du Christ susceptibles d’instruire le chrétien sur l’état de disciple. Le Christ a beau être notre unique rédempteur et médiateur, il est aussi notre exemple. Cet accent, d’ailleurs récurrent, situe Calvin au cœur de la tradition de l’imitation du Christ. Ce facteur négligé pourrait conduire potentiellement, pour la vie éthique, à un meilleur équilibre entre Paul et Jésus susceptible, par conséquent, de rénover l’éthique réformée et redonner du souffle à la vie de croyant des chrétiens réformés actuels. Il ferait également parler Calvin, avec une pertinence nouvelle, à d’autres traditions chrétiennes en rendant un dialogue fructueux à la fois désirable et faisable.


* G. Campbell est professeur de Nouveau Testament au Union Theological College, Belfast – Faculté de théologie de l’Eglise Presbytérienne en Irlande et simultanément principal prestataire au sein de l’Institut de théologie de Queen’s University Belfast. Cet article reproduit le texte d’une intervention faite, en septembre 2009, dans le cadre d’un colloque consacré à l’héritage de Calvin et publié dans les Actes du colloque, John Calvin. Reflections on a Reformer, Union Theological College, Belfast, 2009, 75-87. Le style oral de la conférence est maintenu pour la traduction française.

[1] Le texte anglais citait une édition en anglais de l’Harmonie traduite du latin et publiée, en trois volumes, par la St. Andrew Press (Edimbourg, 1972) ; ici, les citations sont tirées de la version en français éditée par Ch. Meyrueis et Compagnie (Paris, 1854).

Les commentaires sont fermés.