Calvin, la conversion et les évangéliques

Calvin, la conversion et les évangéliques

Jean-Paul REMPP*

Introduction 

Pour l’historien britannique David Bebbington, l’accent sur la conversion (changement de vie sous l’effet de la foi chrétienne) et le militantisme (témoignage tourné vers l’extérieur de la communauté chrétienne) constituent deux des quatre critères décrivant l’identité particulière de l’évangélisme actuel. Sébastien Fath souligne, pour sa part, la spécificité de la « tradition conversionniste évangélique », et l’équivalence entre « évangélisme » et « protestantisme de conversion[1]. »

Nulle surprise pour les évangéliques, français y compris, qu’ils soient évangéliques « de souche » ou de la première génération, habités qu’ils sont par la conviction qu’il n’y a de salut qu’en Jésus-Christ seul. Le Manifeste de Manille[2] l’affirme clairement :

« Notre vocation est de proclamer le Christ dans une société de plus en plus pluraliste… les apôtres ont fermement [annoncé] le caractère unique, indispensable et central du Christ. Nous devons faire de même… Rien ne nous permet donc d’affirmer que le salut peut se trouver en dehors du Christ et sans une reconnaissance explicite, par la foi, de son œuvre… Il y a un seul Evangile, comme il y a un seul Christ, dont la mort et la résurrection constituent le seul chemin qui conduit au salut. Nous rejetons donc à la fois le relativisme, qui considère toutes les religions et spiritualités comme également valables pour s’approcher de Dieu, et le syncrétisme qui voudrait mêler la foi au Christ et les autres croyances[3]. »

Leur « refus de tout universalisme de salut[4] » et leur conviction que la Bonne Nouvelle de l’Evangile doit être communiquée à tous les hommes, conformément à l’ordre du Christ en Matthieu 28, expliquent leur engagement dans l’évangélisation et la Mission. Significativement, l’évangélisation, c’est-à-dire la diffusion de la « Bonne Nouvelle », est en principe non négociable pour les protestants qui revendiquent l’identité « évangélique ». Avec la Déclaration de Lausanne[5], ils proclament que « dans sa mission de service sacerdotal, l’Eglise doit accorder la priorité à l’évangélisation[6]. »

I. Quels rapports entre le zèle évangélisateur des évangéliques aujourd’hui et Calvin ?

Contrairement aux idées reçues, l’élection ne tient pas la première place dans la pensée de Calvin. « soli deo gloria ! » : c’est comme un souverain absolu, mais généreux, faisant rayonner sa gloire que Calvin voit Dieu. Calvin donne tout à Dieu (typique à cet égard l’emblème du Réformateur : la main qui offre son cœur à Dieu !) parce que la fin de l’homme est de participer à la vie de Dieu : « Dieu est tenu pour roi (écrit-il dans l’Institution de la religion chrétienne (III. XX. 42), quand les hommes renonçant à eux-mêmes et méprisant le monde et cette vie terrestre, s’adonnent à la justice de Dieu pour aspirer à la vie céleste… Car la condition du royaume de Dieu est telle qu’en nous voyant assujettis à sa justice, il nous fasse participants de sa gloire. »

Le but de notre vie, c’est la gloire de Dieu, et la sanctification, c’est tendre vers ce but ! Significatif à cet égard, cet autre texte de l’Institution : « Nous ne sommes point nôtres… Au contraire, nous sommes au Seigneur : que toutes les parties de notre vie soient référées à lui, comme à leur fin unique… Que nous ne cherchions point les choses qui nous agréent, mais celles qui sont plaisantes à Dieu, et appartiennent à exalter sa gloire » (III. VII. 1- 2). Jacques Blandenier commente avec perspicacité :

« Notre vie, notre pensée, nos échelles de valeur et nos décisions doivent être réorientées en fonction de la gloire de Dieu. Car Dieu n’est pas là pour nous, mais nous sommes là pour lui ! Révolution copernicienne, a-t-on pu dire à ce propos. Comme l’astronome a démontré que ce n’est pas le soleil qui tourne autour de la terre, mais la terre autour du soleil, de même Calvin nous invite à un décentrement : je ne suis pas le centre du monde ! Il faut que nous devenions théocentriques, et non plus anthropocentriques… voire égocentriques ! Et cela aussi bien dans nos raisonnements et notre piété que dans notre comportement quotidien[7]. »

Or, s’il y a un thème qui magnifie la grandeur souveraine de Dieu, c’est bien celui de l’élection. Il est intéressant de noter que Calvin l’aborde dans le livre III de l’Institution, celui qui est consacré à la doctrine du salut. C’est bien, en effet, en raison de sa doctrine de Dieu (théologie) et de sa doctrine du salut (sotériologie) que Calvin réaffirme la doctrine biblique de l’élection qui, bien comprise, nous aide à mieux saisir l’immensité de la grâce manifestée en Jésus-Christ. On ne trouve chez le Réformateur ni théorie métaphysique fumeuse, ni exposé philosophique à ce propos, mais un rappel scripturaire (à partir de textes tel Ep 1.4-6) que l’élection est attestation de la grâce souveraine de Dieu : « Quel est le résultat de l’élection si ce n’est qu’étant adoptés comme ses enfants nous obtenions, par sa grâce et son amour, le salut et la vie éternelle ? On peut s’énerver, discuter ou critiquer, mais le but de notre élection n’est rien de plus. »

On n’insistera jamais assez, avec l’Ecriture et à la suite de Calvin, sur le fait que l’élection dont le Père a élu les croyants en Christ est une élection d’amour accompli « selon le dessein bienveillant de sa volonté. » On comprend ainsi le commentaire avisé du Réformateur à propos d’Ephésiens 1.4-6 : « …il n’y a point de doctrine qui soit plus utile, pourvu qu’on en traite dûment et sobrement, à savoir comme St. Paul en traite ici, Quand en cette élection, il nous propose à considérer la bonté infinie de Dieu, et nous incite à lui rendre grâces[8]. » Le mystère de l’élection est bien un mystère « lumineux », c’est-à-dire une vérité biblique révélée, parfaitement raisonnable mais dépassant notre entendement, qui, reçue humblement par une intelligence respectueuse de l’Ecriture, ne peut que dynamiser notre louange et fortifier notre foi et notre service.

Il est remarquable, chez Calvin, que l’accent mis sur la souveraineté divine n’empêche pas un rappel incessant de la responsabilité humaine. Sa vision de la gloire de Dieu n’est pas, en effet, écrasante, mais libératrice. Pour Calvin, l’élection divine ne tue pas la liberté, mais la rend enfin possible ! Comme le signale judicieusement Henri Blocher, « Calvin met [en effet] toute son énergie à ‘gérer’ la tension correspondante… Comme nous bougeons le bras grâce aux ‘muscles antagonistes’, je propose ‘vérités antagonistes’, auxquelles Calvin veut faire droit… [En cela] il est pour nous aussi ‘voie par excellence’[9]. »

II. Quelques conséquences pratiques de la doctrine retrouvée de l’élection dans le domaine de l’évangélisation 

A. Un nouvel amour et une nouvelle assurance 

Si « Dieu nous a élus [en Christ] avant la fondation du monde » (Ep 1.4) et si « le salut est le don de Dieu » (Ep 2.8), la raison de l’élection se trouve en Dieu, et en lui seul. A lui soit donc toute la gloire ! C’est ce que nous reconnaissons spontanément lorsque nous le remercions de nous avoir fait venir à lui et de nous avoir convertis.

Lorsque nous lui disons notre gratitude et notre reconnaissance pour l’amour qu’il nous a manifesté en Jésus-Christ, nous reconnaissons, par là même, notre incapacité totale à venir à Dieu par notre propre volonté et nos propres forces. Calvin écrit d’ailleurs à ce propos : « Si nous sommes élus ‘en Christ’, il s’ensuit donc que c’est hors de nous[10]. »

Nous ne sommes pas meilleurs que les autres. Aussi Spurgeon a-t-il pu relever à juste titre : « La chose étonnante, ne consiste pas en ce que tout le monde ne soit pas sauvé, mais en ce qu’il y ait des hommes qui le soient[11]. Loin de conduire à l’orgueil, la doctrine de l’élection place le croyant dans une position de vraie humilité : « Je ne sais pas pour quelle raison Dieu m’a sauvé, moi pauvre pécheur. Mais il l’a fait, et c’est pourquoi je l’aime en retour ! » N’est-ce pas exactement cela que l’on avait l’habitude de chanter lors des campagnes d’évangélisation avec l’évangéliste Billy Graham : « Tel que je suis, sans rien à moi, sinon ton sang versé pour moi et ta voix qui m’appelle à toi, tel que je suis, je viens à toi, Agneau de Dieu, je viens, je viens ! »…

Si l’élection suscite en nous un nouvel amour, elle suscite aussi en nous une nouvelle assurance. Comme l’indique fort justement Paul Wells, « pour Calvin, cette doctrine n’est autre qu’une immense consolation pour celui qui est en Jésus-Christ, car il n’a pas à douter de son élection[12]. » En réalité, la doctrine de l’élection est seule capable de nous donner une ferme assurance et la sérénité nécessaire face aux assauts du Diable et aux périls de la vie.

C’est sous l’angle pastoral que Calvin aborde cette question : qui tient en main ma destinée sur terre et pour l’éternité ? Serait-ce moi ? Dans ce cas, tout deviendrait aléatoire ! Est-ce au contraire le Dieu infiniment juste et sage, le Dieu qui ne change pas ses desseins ? Alors je peux être en paix, quoi qu’il arrive ! Blandenier surenchérit à ce propos : « Celui qui se sait élu comprend que Dieu a un projet pour sa vie, une mission qu’il lui confie. Notre vie a un sens, parce qu’elle fait partie du projet de Dieu. A Calvin et à ses disciples, la doctrine de [l’élection] donne une assurance, et une paix dans l’épreuve et la persécution, comme l’histoire tragique mais impressionnante des huguenots l’a démontré. Les persécutés de la révocation de l’édit de Nantes osent ne pas céder au roi de France, car leur vie est dans les mains du Roi des rois[13].

Combien nous avons aujourd’hui besoin de cette conviction intime, ce « témoignage intérieur de l’Esprit » qui nous atteste que, puisque « tout est accompli » en Christ et le salut entièrement sien, nous pouvons désormais être en paix avec Dieu, pour toujours. Dans un monde évangélique de plus en plus influencé par l’émotionnel[14], l’expérience, voire le sensationnel, de telles convictions vraiment enracinées dans l’Ecriture sont indispensables pour apaiser et affermir ceux que nous voyons venir au Seigneur.

B. Une nouvelle conception du discipulat 

Pour Calvin, « Christ ne justifie personne qu’il ne sanctifie en même temps » (IC III. XVI. 1). En d’autres termes, justification et sanctification sont indissociables. La vérité de la justification par la foi seule s’accompagne de la sanctification qui est même développée en premier par le Réformateur[15]. Nous aurions donc bien tort de sous-estimer l’accent mis par Calvin sur le rôle du Saint-Esprit dans la sanctification du croyant[16]. Paul Wells précise : « …en Christ, il n’y a pas de justifiés qui ne soient pas sanctifiés… Cela préserve de la ‘grâce à bon marché’ et de la conversion comme expérience sans réel changement de vie. Un chrétien calviniste n’a pas une spiritualité désincarnée, mais il se soucie de mener une vie de converti[17]. »

On touche ici du doigt à un problème fondamental dans l’évangélisation contemporaine. Nous aimerions certes, et à juste titre, que ceux qui reçoivent Christ le reçoivent comme leur « Sauveur et Seigneur » personnel. Mais combien de ceux qui le reçoivent comme Sauveur acceptent-ils qu’il devienne réellement, concrètement, et de plus en plus, le Seigneur de leurs vies ? Beaucoup ne se comportent-ils pas comme s’il était possible de dissocier justification et sanctification, comme si l’on pouvait bénéficier des « avantages » de la vie chrétienne sans avoir à en « payer le prix », comme si l’on pouvait vivre la vie chrétienne en consommateur sans avoir à approfondir sa vie de consécration à Dieu ? Ont-ils compris que s’ils se sont « convertis, c’est pour servir le Dieu vivant et vrai » (1 Th 1.9) ?

Pour l’apôtre Paul, la preuve de l’élection et de la conversion des Thessaloniciens, était leurs vies radicalement transformées par l’Evangile (cf. 1 Th 1, 4-6). C’est cette perspective que choisit le réformateur genevois. Pour lui, le salut est une réalité qui doit se développer ici et maintenant, et se manifester en particulier par une profonde transformation de la personnalité du croyant. L’Evangile est une puissance transformatrice ; aussi Calvin rappelle-t-il fréquemment : « La Parole de Dieu n’est pas pour nous apprendre à babiller, pour nous rendre éloquents et subtils, mais pour réformer nos vies. » Sa définition de la conversion est éloquente : « La conversion est un changement non pas seulement aux œuvres externes, mais aussi en l’âme, une rénovation du cœur. Le renouvellement de vie se fait quand l’Esprit de Dieu, ayant transformé nos âmes en sa sainteté, les dirige tellement à nouvelles pensées et affections qu’on puisse dire qu’elles sont autres qu’elles n’étaient auparavant. » (IC III. III. 6, 8). En d’autres termes, la « nouvelle naissance » oui, mais pour vivre une vie nouvelle à la gloire de Dieu. N’est-ce pas de cette façon que devraient se distinguer les authentiques disciples du Christ ?

Mais Calvin ne s’est pas contenté de prêcher la sanctification et la seigneurie du Christ dans la vie des croyants. Cet enseignement, il l’a aussi pratiqué, non sans résistances ni douleurs. Son témoignage est significatif à cet égard : « Par une conversion subite, Dieu dompta et rangea mon cœur à docilité. » Pour lui, conversion et obéissance à Dieu vont de paire.

En tout cas, la conversion à Dieu proposée par Calvin est bien la conversion « évangélique » avec repentance et œuvres de repentance, impliquant une vraie transformation de vie, avec une insistance certaine sur la nécessaire vie d’union avec le Christ. Et si cette préservation de l’union quotidienne, permanente avec le Christ était la solution à une authentique vie de disciple aujourd’hui ?

C. Une nouvelle urgence 

Pour Calvin, l’homme souffre, depuis le péché d’Adam, d’« une corruption et perversité héréditaire de notre nature, qui, étant épandue sur toutes les parties de l’âme, nous fait coupables premièrement de l’ire de Dieu, puis après produit en nous les œuvres que l’Ecriture appelle ‘œuvres de la chair’ » (IC II. I. 8). Cette corruption touche l’intelligence comme la volonté de telle sorte que la nature humaine est « fertile en mal » et mérite donc sa condamnation. Cette anthropologie pessimiste, inspirée de Saint Augustin, permet de mettre davantage en valeur la régénération des élus et la gloire de Dieu.

La théologie naturelle n’est, en effet, plus possible depuis le péché d’Adam : désormais, seul Dieu peut se faire connaître et c’est pourquoi il envoie l’Evangile aux hommes. C’est, en effet, par l’Ecriture, qui vient de Dieu, que sont révélées la connaissance du Dieu créateur, mais aussi la « connaissance spéciale » du Dieu sauveur en Jésus-Christ. Mais pour bénéficier du salut en Jésus-Christ, il faut entrer en communion avec le Christ pour qu’il habite l’homme par l’opération secrète du Saint-Esprit. Cela se fait par une véritable conversion du cœur, faite de repentance sincère et d’une foi personnelle, qui est « une ferme et certaine connaissance de la bonne volonté de Dieu envers nous : laquelle, étant fondée sur la promesse gratuite donnée en Jésus-Christ, est révélée à notre entendement et scellée en notre cœur par le Saint-Esprit » (IC III. II. 7). On comprend donc qu’aux yeux du Réformateur, la justification par la foi soit « le principal article de la religion chrétienne » (IC III. XI. 1).

La foi en l’élection et en la souveraineté de Dieu ne change donc rien à la nécessité pour l’homme pécheur de répondre à l’invitation de l’Evangile et de venir à Christ pour expérimenter sa miséricorde. Mais comment un homme corrompu par le péché pourrait-il comprendre la nécessité de la conversion et à plus forte raison la vouloir ? La réponse se trouve dans cette merveilleuse prière qu’Ephraïm adresse à l’Eternel : « Fais-moi revenir et je reviendrai » (Jr 31.18). Aussi, lorsque nous présentons l’Evangile, n’oublions-nous pas d’exhorter notre interlocuteur à demander au Seigneur de faire en lui, par son Esprit, ce qu’il est incapable de faire par ses propres forces. C’est, en effet, en suscitant la vie en l’homme mort à cause de ses péchés, que le Saint-Esprit accomplit le miracle de la grâce.

La foi en l’élection et en la souveraineté de Dieu ne change rien non plus à la nécessité d’évangéliser. C’est, en effet, généralement par la prédication de l’Evangile que Dieu a choisi de sauver les pécheurs (cf. Rm 10.12-17). Nous devons être au service du Dieu qui parle. Calvin lui-même a expérimenté cette puissance transformatrice de la Parole de Dieu (cf. Rm 1.16), lui qui s’est converti à son contact. En évangélisant, nous entrons donc dans le plan de Dieu. Ainsi, c’est en réponse à l’Evangile annoncé par les membres du peuple de Dieu, tous appelés à être témoins, que les élus viendront au salut que Dieu leur a préparé.

Prenons donc conscience que Dieu a probablement préparé des personnes dont – comme Lydie en Actes 16.14 – il « ouvrira le cœur » pour qu’elles s’attachent à ce que nous leur dirons. Le même Esprit qui nous guidera vers ces personnes, qui se révéleront être des élus lorsqu’elles se convertiront, travaillera également en elles et les rendra capables de comprendre et de croire au moment décisif.

Croyons aussi que Dieu veut nous « ouvrir des portes » en sachant saisir toutes les occasions qui se présenteront. Il semble que, pour Calvin, l’idée de la « porte ouverte » correspondait à un concept fondamental. Andrew Buckler cite cette constatation de Calvin à propos de 1 Corinthiens 16.9 : « [Paul] use d’une similitude assez commune, quand il met ‘porte’ pour ‘occasion’. Car le Seigneur lui faisait ouverture à avancer le cours de l’Evangile. Il appelle cette porte ‘grande’, pour autant qu’il pouvait gagner beaucoup de gens. Il l’appelle ‘efficace’, parce que Dieu faisait prospérer son labeur, et rendait sa doctrine efficace par la vertu de son saint Esprit[18]. »

En commentant 2 Corinthiens 2.12, Calvin applique le principe précédemment mentionné : « …quand quelque moyen d’édifier apparaît, estimons que la porte nous est ouverte par la main de Dieu pour introduire Christ là… [19]. » Dans une lettre à Pierre Martyr, le Réformateur pousse même l’image à sa limite : « Si ce n’est pas encore le plaisir de Dieu de nous ouvrir une porte, c’est notre devoir de nous glisser par les fenêtres, ou de nous pousser par les moindres trous qui nous donnent entrée, plutôt que de laisser échapper l’occasion[20]. »

S’il nous arrive d’éprouver un sentiment de découragement face à l’immense tâche à accomplir ou face aux difficultés du terrain, comme c’est fréquemment le cas en France, rappelons-nous que Dieu ne nous demande pas de « sauver » notre pays. Ce qu’il nous demande, et c’est cela l’urgence ultime, c’est de prêcher fidèlement l’Evangile en utilisant toutes les occasions qui se présentent. Dieu se chargera lui-même de sauver ceux qu’il a élus depuis toujours. Peut-être ce genre de pensées nous permettront-elles d’échapper à certaines frustrations, voire au désespoir, et même de devenir de meilleurs instruments entre ses mains !

Lorsque nous annonçons l’Evangile à des incroyants – car Dieu commande à tous les hommes de se repentir et de croire – soyons donc pleinement convaincus de l’importance de notre ministère aux yeux de Dieu, à la fois pour le temps présent et pour l’éternité (cf. 2 Co 5.19-20). Lors d’un atelier sur le thème du message de l’évangéliste – à l’occasion de la Consultation nationale sur l’évangélisation à Lyon en mars 2005 – je me souviens avec quelle ardeur l’évangéliste Ulrich Parzany a exprimé sa conviction à ce propos. C’est avec l’autorité du Seigneur qu’il prêche l’Evangile en invitant ses auditeurs à se tourner vers le Christ. Il est, en effet, profondément convaincu de la puissance de l’Evangile et de sa capacité à ressusciter les morts spirituels parmi ses auditeurs…

D. De nouvelles possibilités 

Le Manifeste de Manille proclame (p. 18) :

L’Ecriture déclare que Dieu lui-même est l’Evangéliste par excellence. Car l’Esprit de Dieu est l’Esprit de vérité, d’amour, de sainteté et de puissance ; sans lui, l’évangélisation est impossible. C’est lui qui consacre le prédicateur, confirme la parole, prédispose l’auditeur, convainc le pécheur, illumine l’aveugle, rappelle les morts à la vie ; il nous donne de nous repentir et de croire, nous agrège au corps du Christ, nous atteste que nous sommes enfants de Dieu, nous conduit à ressembler au Christ dans l’être et le faire, et nous envoie à notre tour comme témoins du Christ.

Dans son autobiographie Tel que je suis[21], Billy Graham écrit à la fin de son chapitre sur sa grande campagne à New York :

« Je suis toujours profondément conscient de ma totale incapacité et que seul le Saint-Esprit peut pénétrer les esprits et les cœurs de ceux qui sont sans Christ. Lorsque je parle à partir de la Bible, je sais qu’il y a une autre voix qui parle aux personnes, et cette voix est la voix du Saint-Esprit. Je me rappelle fréquemment la parabole de Jésus de la semence et du semeur (cf. Marc 4,1-20), conscient que dans tout ce que je fais je ne fais que semer la semence. C’est Dieu – et seulement Dieu – qui peut amener cette semence à porter du fruit[22]. »

Si c’est Dieu lui-même qui convertit, ce qu’a affirmé avec force en son temps Calvin, alors rien ni personne, pas même les pires circonstances, ni Satan lui-même, ni même le péché de l’être humain éternellement aimé, n’empêcheront Dieu de sauver une personne qu’il a élue au salut. Job 3.23 le rappelle avec force : « Mais lui, s’il prend une décision, qui pourra l’en faire revenir ? Ce que lui-même désire, il l’exécute. »

S’il est vrai que le salut vient de Dieu et que c’est Dieu qui régénère, la conséquence merveilleuse, c’est qu’aucun homme n’est trop corrompu, aucun homme n’est trop « pourri » pour pouvoir être sauvé. Si c’est l’Esprit qui régénère, alors tout est possible, car tout homme, même le pire des pécheurs, a la possibilité d’expérimenter la grâce et de se convertir. N’est-ce pas là en son temps le vibrant témoignage apporté par un homme comme John Newton qui, de négrier, se transforma en apôtre de la grâce ?[23]

La doctrine de l’élection est réellement pour nous une source d’encouragement. Elle nous invite à nous engager résolument et avec hardiesse dans l’évangélisation et le témoignage, dans la foi que nul cœur n’est trop dur, nul pécheur n’est trop endurci pour le Dieu Tout-Puissant. Il peut faire ce que nous sommes incapables de faire dans la vie des hommes ; n’en restons donc jamais aux réactions premières de ceux auxquels nous apportons l’Evangile.

Comme l’a bien résumé J.I. Packer, « la souveraineté de Dieu dans la grâce est le seul élément qui peut nous donner un espoir de succès dans l’évangélisation. Au lieu de rendre l’évangélisation inutile, la grâce souveraine de Dieu est justement ce qui seul l’empêche d’être inefficace[24]. »

Calvin exhortait ses lecteurs à être « affectionnés à souhaiter le salut de tous[25] ! » Mais puisque « toute évangélisation implique un combat spirituel contre les principautés et les puissances mauvaises[26] », on ne sera pas surpris par l’importance que le Réformateur accorde à la prière[27] : « Combien l’exercice de prier est nécessaire, et en combien de manières il nous est utile, on ne le pourrait assez expliquer par paroles » (IC III. XX. 2). A sa suite, toutes les grandes entreprises d’évangélisation ou missionnaires – pensons aux campagnes d’évangélisation avec l’évangéliste Billy Graham ou au dynamisme actuel des Eglises de Corée du Sud – ont accordé une place prépondérante à la prière. Et si c’était précisément cela que Dieu voulait nous rappeler à nous-mêmes ainsi qu’aux membres de nos Eglises à l’occasion du 500ème anniversaire du Réformateur ? Le monde moderne où nous vivons est si matérialiste et stressé ! N’aurions-nous pas besoin pour mieux évangéliser de réapprendre à cultiver la prière fervente du juste et à y persévérer ?

Constatons-le : en réaffirmant le Sola Scriptura et le Soli Deo Gloria, Calvin a bien ouvert la porte à une nouvelle ère pour l’annonce de l’Evangile libérateur et le militantisme évangélisateur. Cet héritage, les évangéliques d’aujourd’hui ne sauraient le récuser !


* J.-P. Rempp est pasteur de l’Entente Evangélique des Communautés et Assemblées Evangéliques de France (CAEF), Eglise de « La Bonne Nouvelle » à Lyon (1er). Il a été et est impliqué à différents niveaux avec le Comité de Lausanne pour l’évangélisation du monde.

[1] Voir par exemple S. Fath, « Deux siècles d’histoires des Eglises Evangéliques en France (1802-2002), Contours et essor d’un protestantisme de conversion », Hokhma, 81 (2002), 1-51.

[2] Les documents de Lausanne, en particulier la Déclaration de Lausanne et le Manifeste de Manille, constituent les textes les plus représentatifs et les plus connus de l’évangélisme contemporain.

[3] « Le caractère unique de Jésus-Christ », 13-14.

[4] Un unique Christ pour tous, les religions et le salut en Christ, Déclaration du Comité de Lausanne français, 1.

[5] La Déclaration de Lausanne, document fondateur du Mouvement de Lausanne, fut principalement rédigée par le Dr John Stott, en conclusion du Congrès international su l’évangélisation du monde (4 000 délégués, 150 pays représentés), qui s’est tenu à l’initiative du Dr Billy Graham, en juillet 1974 à Lausanne.

[6] « L’Eglise et l’évangélisation ».

[7] J. Blandenier, « Calvin et les évangéliques du 21ème siècle… font-ils deux ? », Vivre, janvier-février 2009, 7.

[8] Commentaires sur le Nouveau Testament, Epîtres aux Galates, Ephésiens, Philippiens et Colossiens, Genève, Labor & Fides, 1965, 140.

[9] H. Blocher, « L’apport original de Calvin », Christ Seul, 987 (avril 2009), 27. Certaines vérités doivent être crues ensemble et ne pas être considérées comme des enseignements contradictoires. Le célèbre prédicateur Charles Spurgeon, quand on lui posait la question : « Comment comprenez-vous le mystère de la tension entre la souveraineté divine et la responsabilité humaine ? », répondait : « Il n’est pas nécessaire de réconcilier des amis. » Et d’ajouter ailleurs avec à propos :

« Il est des vérités qui, difficiles en théorie, s’expliquent sans difficulté dans la pratique. Il n’y a aucune contradiction entre le fait que le pécheur croit et que sa foi est opérée en lui par le Saint Esprit. C’est folie pour les hommes que de s’arrêter à des choses très claires pendant que leurs âmes sont en danger. Il n’est personne qui refuserait de monter sur un bateau de sauvetage sous prétexte qu’il ne connaît pas la densité des corps. Un homme affamé ne refuserait pas de manger jusqu’à ce qu’il ait parfaitement compris le fonctionnement des organes de la digestion. Si donc vous refusez de croire jusqu’à ce que vous ayez compris tous les mystères, vous ne serez jamais sauvé, et si vous vous permettez d’inventer des difficultés pour échapper à l’obligation d’accepter le pardon de votre Seigneur et Sauveur, vous périrez par une condamnation justement méritée. Ne vous suicidez pas moralement pour le plaisir de discuter des subtilités métaphysiques. »

In C.H. Spurgeon, Tout par grâce, Braine-L’Alleud, Belgique, Editeurs de Littérature Biblique, 1964, 93.

[10] Commentaires sur le Nouveau Testament…, op. cit., 139.

[11] Cité in J. Kennedy, La vie est belle en vérité, L’Evangile transforme la vie, Chalon-sur-Saône, Europresse, 1994, 42. Voir également sur ces questions, de Spurgeon, le remarquable La grâce aux mille facettes, Sermons sur la grâce souveraine, Chalon-sur-Saône, Europresse, 1992.

[12] P. Wells, « Que signifie, aujourd’hui, être calviniste ? », Horizons Evangéliques 5 (Janvier-Février 2009), 24.

[13] J. Blandenier, Martin Luther, Jean Calvin, Contrastes et ressemblances, St-Prex, Suisse, Cléon d’Andran, Je Sème, Excelsis, 2008, 282-283.

[14] J. Edwards avait coutume de rappeler, en ce qui concerne les émotions, que « ce qui compte, ce n’est pas leur intensité, mais leur nature. »

[15] Sur la base de passages tels que 2 Th 2.13 : « Dieu vous a choisis dès le commencement pour le salut, par la sanctification de l’Esprit… ».

[16] Selon P. Wells, cet accent a eu des conséquences incalculables dans l’histoire de l’Eglise : « La notion de réveil est impossible s’il n’y a pas d’accentuation sur la sanctification et l’œuvre du Saint-Esprit. C’est ainsi qu’on trouve le phénomène des réveils dans le protestantisme. Dans le catholicisme, il n’y a rien de pareil. » In P. Wells, « En finir avec la caricature », Christianisme aujourd’hui 4, (avril 2009), 17.

[17] P. Wells, « Que signifie… », art. cit., 25.

[18] In A. Buckler, Jean Calvin et la mission de l’Eglise, Lyon, Olivétan, 2008, 61.

[19] Cité in ibid.

[20] Cité in ibid., 62.

[21] B. Graham, Just as I am, The autobiography of Billy Graham, San Francisco, Zondervan, 1997, 760 p.

[22] Ibid., 324.

[23] Cf. l’ouvrage de B. Edwards, Affranchi, L’histoire de John Newton, Chalon-sur-Saône, Europresse, 1992.

[24] J.I. Packer, L’évangélisation et la souveraineté de Dieu, Mulhouse, Grâce et Vérité, 1968, 109-110.

[25] Cité in F. Clavairoly, « Calvin et l’Eglise, L’Eglise compagnie de Dieu… », Presse Réformée du Sud, février 2009, 20.

[26] Manifeste de Manille, 18.

[27] Dans le livre III de l’Institution, le chapitre consacré à la prière : « De l’oraison » est le plus long.

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