Pierre Courthial, son testament spirituel

Pierre Courthial, son testament spirituel

Bertrand RICKENBACHER*

I. LE JOUR DES PETITS RECOMMENCEMENTS[1] 

 Essai sur l’actualité de la Parole (Evangile et Loi) de Dieu

Introduction : Une synthèse alliancielle

Le jour des petits recommencements (ci-après : Le jour) de Pierre Courthial a fait couler passablement d’encre ; gageons que cela n’est pas terminé. Rares sont, en effet, les ouvrages qui, de par l’ambition et la puissance de leur propos, sont capables de susciter un intérêt durable. Qu’il enthousiasme ou qu’il fâche, Le jour ne passe pas inaperçu dans les milieux intéressés par la réflexion théologique[2]. Le but du présent article est de mettre en valeur l’ampleur et la portée théologique de l’ouvrage de Courthial. Ce livre embrasse, en effet, un champ de réflexion impressionnant et apporte, dans chaque domaine qu’il aborde, des contributions stimulantes et riches en conséquences.

Pierre Courthial est une figure de proue de la deuxième génération des grands calvinistes français de ce siècle. Le calvinisme a, en effet, connu, par la grâce de Dieu et sous l’impulsion d’hommes comme Auguste Lecerf (1872-1943) et Jean Cadier, un remarquable renouveau en France au début du XXe siècle. Disciple d’Auguste Lecerf et grand ami de Pierre Marcel (1910-1992), Courthial, après avoir été pendant plus de vingt ans pasteur d’une Eglise réformée à Paris, fut appelé à faire partie de la toute première équipe professorale de la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence. Il y assura, pendant une dizaine d’années, l’enseignement de la théologie pratique et de l’éthique[3].

Dans l’Avant-propos de son ouvrage, Pierre Courthial affirme avoir tenté l’esquisse d’une « synthèse alliancielle » (p. II). Le Jour est une synthèse, un ouvrage de maturité dans le plein sens du terme. Tout au long de son ministère, Courthial s’est donné le temps de lire. Il a pu ainsi acquérir de vastes connaissances qu’il partage maintenant avec ses lecteurs. Cependant, le fait de posséder un savoir étendu n’implique pas nécessairement de parvenir à le synthétiser : encore faut-il posséder le cadre qui le permette. C’est ici que la notion de « synthèse alliancielle » prend tout son sens. Le jour est un livre charpenté par une théologie de l’Alliance qui rend possible l’élaboration d’une grande synthèse, d’une systématique cohérente et biblique.

Un tel ouvrage est bienvenu en ces temps qui sont les nôtres, où beaucoup ont abandonné toute approche systématique de la théologie. Le souci du plus grand nombre porte sur la question – certes importante – de la piété personnelle et de la vie de foi individuelle, cela aux dépens d’une réflexion capitale sur Dieu, sur la nature et les lois de son Royaume. Le jour est un puissant remède contre cette approche anthropocentrique et réductrice de la théologie.

Pour mettre en valeur l’ampleur et la portée de la « synthèse alliancielle » proposée par Courthial, nous commencerons par présenter la théologie de l’Alliance qu’il développe, après quoi nous nous pencherons sur les conséquences de celle-ci sur la théologie de l’Ecriture, de l’histoire, de l’Eglise et de la Loi. Il est possible que certaines thèses de Courthial surprennent ; le propos du présent article n’est pas de les discuter une à une – nous n’en avons ni la place, ni les compétences théologiques ! –, mais de les considérer à partir de la perspective synthétique qui est celle de l’auteur.

1. Une théologie de l’Alliance

Le premier aspect du Jour que nous désirons aborder est celui de l’Alliance. Ce sujet, qui est le point central de l’œuvre de Courthial, est très important. En bon théologien, l’auteur ne laisse planer aucun doute sur son sujet puisque, dès la première page de son ouvrage, il définit ce qu’il entend par la notion d’Alliance : « L’Alliance est don immérité du Dieu transcendant à la créature humaine, son image (p. 3) ». Brève définition, dont il est possible d’extraire les éléments suivants. Premièrement, les protagonistes de l’Alliance sont des personnes, le Dieu transcendant d’un côté, la créature humaine de l’autre. Secondement, ces personnes ne sont pas égales. En effet, il est dit de Dieu qu’il est « transcendant » (c’est-à-dire au-delà du monde), et de l’homme qu’il est une créature faite à l’image de Dieu. Dieu et l’homme n’évoluent donc pas au même niveau : Dieu est le Père tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre, l’homme est une créature. Transcrit en des termes féodaux, Dieu est le Suzerain de l’Alliance et l’homme son vassal[4]. Troisièmement, cette préséance de Dieu dans l’Alliance se manifeste par le fait que celle-ci est un « don immérité » du Créateur à sa création. Dieu ne doit rien à l’homme, il est parfaitement souverain et autonome. Mais, dans un acte de libre et pure grâce, il conclut une Alliance avec lui ; ainsi, l’homme doit tout à son Créateur.

Cependant, l’entière dépendance de la créature à l’égard de son Créateur n’ôte en rien sa liberté-responsabilité. L’Alliance engage des personnes, Dieu et l’homme, et aucune place n’est faite à une compréhension mécanique de cette relation :

« L’Alliance établit, sous l’autorité, la grâce et le jugement de Dieu, la liberté-responsabilité des créatures humaines. Adam et Eve sont appelés, ensemble et chacun, selon leurs rôles communs et/ou différents, à être partenaires fidèles, dans le temps, de l’Alliance de grâce. Cette liberté-responsabilité n’est aucunement autonome. Dieu seul est autonome (= loi-à-soi-même). Les personnes humaines n’ont jamais qu’une liberté-responsabilité théonome, c’est-à-dire placée sous la souveraineté de Dieu et de sa Parole (pp. 3-4). »

Contrairement à ce que font les modernes, Courthial ne confond pas liberté-responsabilité et autonomie ; la liberté-responsabilité humaine s’exerce dans le cadre de la souveraineté et de la Parole divines, alors que le désir d’autonomie tend à se libérer de toute norme extérieure et à faire de la liberté un absolu. Mais, dès le commencement, Dieu assigne un cadre à l’homme :

« A la bénédiction (Evangile !) qu’il accorde à la créature humaine, son image, Dieu joint des directives (Loi !) qui en sont inséparables : remplir la terre et la soumettre, dominer sur les créatures sub-humaines (animaux, végétaux, minéraux), cultiver et garder le jardin dont elle peut manger de tous les arbres, et nommer les créatures. Une seule interdiction, au moins provisoire : celle de manger de ‘l’arbre de la connaissance du bien et du mal’. Par tout cela, Dieu établit clairement la liberté-responsabilité éthique, théonome, de nos premiers parents, et, en eux, de tous les membres du genre humain (p. 4). »

L’homme étant libre et responsable, ses actes entraînent des conséquences :

« L’Alliance entraîne des sanctions historiques, positives et/ou négatives. Tant que le partenaire humain de l’Alliance est fidèle et rend grâce de la grâce, il a libre accès à l’‘arbre de vie’ qui est au milieu du jardin. S’il devient inexplicablement infidèle, […] alors il mourra, chassé du jardin (p. 4). »

Ces quelques extraits nous permettent de saisir quelle est la nature et la structure de l’Alliance. Nous voyons d’abord que l’Alliance passée entre Dieu et Adam est une alliance de grâce : les deux protagonistes ne sont pas égaux, puisqu’Adam doit tout à l’initiative miséricordieuse et gratuite de son Suzerain, le Dieu Créateur. Nous comprenons, ensuite, que cette alliance de grâce forme un cadre qui met en valeur la « liberté-responsabilité » humaine. Enfin, il apparaît que l’exercice de celle-ci n’est pas sans conséquences, favorables ou défavorables.

La suite du récit de la Genèse nous montre qu’Adam et Eve ne se contentent pas de la liberté-responsabilité induite par l’Alliance de grâce et tentent de conquérir leur autonomie. Ils rejettent le cadre allianciel et mettent en cause la Loi de leur Suzerain en mangeant, malgré l’interdit explicite, du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Les conséquences ne se font pas attendre : Dieu est fidèle à son Alliance et il applique les sanctions de celle-ci en chassant le premier homme et son épouse du paradis. Il s’agit là de la première grande rupture dans l’histoire de l’alliance, mais pas de l’alliance elle-même. Par sa révolte contre Dieu et son autorité, Adam s’est placé sous la condamnation légale de son Suzerain, mais n’a pas brisé l’alliance elle-même (cela lui est impossible !).

Dieu est fidèle dans l’exécution des promesses de l’Alliance, promesses de bénédiction ou de jugement. Adam et Eve n’échapperont pas aux conséquences de leur acte. L’Eternel se souvient, cependant, de la nature de son Alliance et, avant même d’appliquer sa sentence, il renouvelle cette Alliance et réitère ses promesses de grâce :

« Dès après la Chute, l’Alliance de Grâce reprend, sur la montagne, et dans le jardin d’Eden. Adam et Eve, dans la prise de conscience de leur « nudité », maintenant qu’ils se sont volontairement dépouillés de la grâce, et dans leur peur du Dieu de l’Alliance qui les cherche, croient pouvoir se cacher de lui dans le jardin et cacher leur nudité avec des ‘ceintures de feuilles de figuier cousues ensemble’ (Gn 3.7-10). Mais le ‘Seigneur Dieu’ (expression désignant le Dieu de l’Alliance) les appelle pour leur dire tout ensemble son juste jugement (la Loi !) et la grâce qu’il leur (qui les) renouvelle (l’Evangile !). Son jugement entraîne les créatures humaines, qui vont être chassées du jardin et d’Eden vers le reste de la terre, dans une situation historique nouvelle, pleine de dangers, de peines, de relations difficiles tant entre elles qu’avec leur environnement ; elles connaissent déjà et auront encore plus à connaître, dans l’épouvante, ce que signifiait l’avertissement : ‘Tu mourras’ (Gn 2.17 et 3.16-19). […] Sa grâce, reçue avec foi et dans la repentance, permet à Adam de nommer sa femme : Eve = Vivante […]. Elle [la grâce] est signifiée et scellée par le fait que le Seigneur Dieu fit à Adam et à sa femme des habits de peau dont il les revêtit (Gn 3.20-21). Ces habits de peau parlent sacramentellement, à l’avance, de la rédemption, préfigurée d’abord par le sang des sacrifices provisoires et répétés de l’ancienne disposition de l’Alliance, puis accomplie enfin par le sang du sacrifice unique et parfait du Christ Jésus, ‘Dieu fait homme’ pour nous et pour notre salut (p. 10). »

Telle est la miséricorde insondable de Dieu qui, tout en étant le juste juge de l’Alliance, renouvelle sa grâce et annonce qu’il pourvoira lui-même au rachat de ses enfants. Annoncé dès après la Chute, ce mystère culminera et connaîtra son plein accomplissement à Golgotha.

Courthial aborde, ensuite, les nombreux renouvellements de l’alliance entre Dieu et son peuple. Il passe en revue l’alliance de Dieu avec Noé, Abraham, Moïse et David en mettant à jour, à chaque reprise, aussi bien le lien fondamental qui unit ces alliances que leur spécificité. Le cadre de cet article ne nous permet pas de nous attarder sur ces pages riches et passionnantes. Nous nous contenterons de présenter la perspective dans laquelle ces différentes étapes sont abordées :

« L’Ecriture sainte nous révèle l’établissement de l’Alliance de grâce dès la création d’Adam. Elle nous révèle ensuite, et tout au long, l’histoire fondamentale de cette Alliance courant de génération en génération avec ses reprises, ses renouvellements, ses confirmations, ses modifications et ses approfondissements successifs. A chaque étape marquante de cette histoire se trouvent des promesses, des commandements, des avertissements et des signes sacramentels (p. 6). »

Dieu a conclu une Alliance de grâce avec Adam et cette Alliance sera reprise, de diverses façons, tout au long de l’histoire du salut.

Une telle thèse amorce une bombe théologique et fait exploser une idée, malheureusement enracinée dans de nombreux esprits, selon laquelle la Bible décrirait deux alliances fondamentalement différentes. La première alliance aurait été conclue avec Moïse sur le Mont Sinaï et serait une alliance centrée sur les œuvres, l’obéissance du fidèle à la Loi. Il s’agirait ici d’une alliance avant tout terrestre, qui reposerait sur une obéissance plutôt extérieure et attendrait des bénédictions avant tout matérielles. La deuxième alliance aurait été instaurée par Jésus-Christ et serait une alliance de « pure » grâce, principalement spirituelle et intérieure. Elle affranchirait le fidèle de l’obligatoire obéissance à la Loi.

Cette lecture de la Bible, fortement promue par la Bible Scofield et son système de notes, conduit au mieux à dresser une cloison plus ou moins étanche, selon les personnes, entre le Nouveau et l’Ancien Testament, au pire au polythéisme. Le pas séparant une théologie qui postule deux alliances entre Dieu et les hommes et celle qui affirme qu’au cours de l’histoire, les croyants ont été sauvés de deux manières différentes – d’abord par les œuvres, ensuite par la foi – est, en effet, vite franchi. Et le pas suivant, qui va de cette « théologie des deux saluts » à celle qui soutient que le Dieu de l’Ancien Testament n’est pas le même que celui du Nouveau, hérésie promue notamment par Marcion au IIe siècle, l’est également.

L’exposé de Courthial, qui est sans concession, permet de ne pas s’engager sur cette dangereuse patinoire théologique. Il n’y a qu’une seule alliance, nous dit-il, qui commence en Eden et qui traverse toute l’histoire du salut. Et quand le Nouveau Testament parle d’une « ancienne » et d’une « nouvelle » alliance, ce n’est pas pour les opposer mais pour montrer que la nouvelle est le plein accomplissement de l’ancienne :

« Deux fois, dans le Nouveau Testament, les étapes de l’Alliance de grâce sont désignées comme des alliances (pluriel) successives (Rm 9.4 ; Ep 2.12). Le Nouveau Testament distingue aussi, dans l’unique Alliance de grâce, une alliance ancienne et une alliance nouvelle (cf. Hébreux, par exemple). Il y a à la fois unité et développement progressif des alliances (au pluriel). Les alliances sont les étapes de l’unique Alliance (l’Alliance, au singulier) (p. 6). »

En cela, notre auteur reprend l’enseignement très clair de Calvin : « L’alliance faite avec les Pères anciens [Ancienne Alliance], en sa substance et vérité, est si semblable à la nôtre [Nouvelle Alliance], qu’on peut la dire une même avec elle. Seulement elle diffère en l’ordre d’être dispensée »[5]. L’Alliance de grâce est donc substantiellement une, de la Genèse à l’Apocalypse : il n’y a qu’un seul Dieu, qu’un seul moyen de s’approcher de lui et qu’un seul salut, que l’on s’appelle Noé, Abraham, Moïse, David ou Paul. Par contre, cette Alliance a été, au cours de l’histoire, dispensée selon divers accidents. Pour illustrer brièvement ce point, prenons l’exemple de l’évolution des sacrements se rapportant à l’œuvre expiatoire du Christ : cela commence par les habits que Dieu donne à Adam et Eve, continue avec le repas de la Pâque commandé par l’Eternel, et se termine avec l’institution de la Cène par notre Seigneur Jésus-Christ. Nous trouvons là le sceau du Dieu Trinitaire de l’Alliance, dans lequel l’unité et la diversité sont également ultimes.

Le jour est un livre qui traite de la question de l’Alliance. Nous avons vu que Dieu et Adam (et avec lui l’ensemble de l’humanité) sont les protagonistes de l’Alliance ; que Dieu est le Suzerain et l’homme son vassal ; que l’Alliance est une Alliance de grâce ; et, enfin, que l’homme est libre et responsable, pour le meilleur ou pour le pire. Penchons-nous à présent sur les multiples conséquences de cette théologie de l’Alliance et voyons en quoi celle-ci peut être dite « synthétique ».

2. Une théologie de l’Ecriture

Le lien entre Alliance et Ecriture Sainte est établi dès le premier paragraphe du Jour :

« L’Ecriture Sainte nous révèle l’Alliance de grâce […] que Dieu a souverainement établie entre lui et les siens : son Alliance. Elle nous révèle aussi l’histoire, le développement, de cette Alliance dans son unicité, son unité et sa continuité, comme dans ses diverses étapes et dispositions. En ce sens, l’Ecriture Sainte peut et doit être désignée (en ses commencements, elle se désigne ainsi elle-même : Ex 24.7) comme le Livre de l’Alliance, le Traité d’Alliance. L’Auteur souverain de l’Alliance révèle donc Lui-même l’Alliance et ses fondements dans l’Ecriture Sainte, document de l’Alliance, dont Il est aussi l’Auteur souverain (p. 3). »

L’Ecriture Sainte est le Traité de l’Alliance conclue entre l’Eternel et son peuple. D’un côté se trouve le Suzerain, de l’autre le vassal et entre eux le traité de l’Alliance, stipulant les diverses clauses de celle-ci. Lorsque les prophètes en appelaient « à la loi et au témoignage », ils ne faisaient que se référer au Livre témoin de l’Alliance.

La première conséquence de la théologie de l’Alliance sur celle de l’Ecriture touche à la question de l’autorité de la Bible. La seconde a trait à l’unité de cette dernière. Si, comme nous l’avons vu, Dieu est le Suzerain de l’Alliance, sa Parole jouit d’une autorité égale à la sienne. Il est impensable de voir le vassal établir ou infirmer l’autorité d’un traité promulgué par son maître : il ne peut légitimer un tel acte d’aucune manière. L’Alliance entre Dieu et les siens n’est pas une alliance d’égal à égal, mais de Créateur à créatures. L’homme doit donc se plier devant l’autorité normative de la Parole alliancielle de Dieu ; s’il ne se comporte pas de la sorte, il ne fait que reproduire la révolte d’Adam en Eden et, tout comme lui, est passible de la condamnation liée à toute désobéissance alliancielle. Les tenants du libéralisme théologique feraient bien de prêter attention à ce fait.

La deuxième conséquence porte sur l’unité de l’Ecriture. Nous l’avons vu, l’Alliance de grâce est substantiellement une ; l’Ecriture, Traité de l’Alliance, le sera également. Il n’est donc pas opportun de dresser, comme cela se fait parfois, des barrières imperméables entre l’Ancien et le Nouveau Testament. L’un et l’autre sont également nécessaires à une bonne compréhension des desseins de Dieu ; l’un ne peut aller sans l’autre. Pierre Courthial est si soucieux de rendre manifeste cette unité profonde dans la diversité de l’Ecriture qu’il en propose un découpage différent de celui que nous rencontrons habituellement. Ce découpage repose sur ce que nous avons vu de l’Alliance :

« L’Ancien Testament ou Bible juive (les trois premières parties de l’Ecriture : la Torah ou la Loi, les Nébîîm ou les Prophètes, et les Ketubîm ou les Ecrits [ndlr.: les livres historiques et sapientiaux]) présente l’origine et le développement des anciennes dispositions de l’Alliance de grâce, depuis Adam jusqu’à la restauration d’Israël après l’exil babylonien. Le Nouveau Testament (la quatrième et dernière partie de l’Ecriture Sainte : la tradition apostolique ou les 27 écrits du cercle apostolique) présente l’origine et le développement des nouvelles dispositions de l’Alliance de grâce désormais et pour toujours en vigueur en suite de la venue du second Adam, Jésus-Christ (p. 48). »

L’auteur présente donc l’Ancien Testament (ou Bible juive) en trois parties et nomme le Nouveau Testament Tradition apostolique. Aussi surprenantes que ces appellations puissent paraître, elles présentent les avantages suivants. En évitant les termes Ancien et Nouveau Testament, elles diminuent la tentation de voir deux alliances différentes dans la Bible. En mettant en valeur la richesse diversifiée et concordante des deux testaments, elles contribuent à valoriser l’idée d’une alliance substantiellement une, mais présentant des moments multiples.

Ainsi, Pierre Courthial nous montre que lorsqu’elle est bien comprise, la théologie biblique de l’Alliance a des conséquences non négligeables sur celle de l’Ecriture[6].

3. Une théologie de l’histoire

La doctrine de l’Alliance que Pierre Courthial développe va également contribuer à l’élaboration d’une théologie biblique de l’histoire. Un simple regard porté sur la table des matières du Jour est instructif. L’ouvrage est divisé en trois parties, la première intitulée « L’ancien ordre du monde », la seconde « Le tournant des âges » et la dernière « Le nouvel ordre du monde » (à ne pas confondre avec le New World Order si cher aux Américains !). Considérons les choses à partir de ce qui semble être le point d’inflexion de cette vision biblique de l’histoire et que Pierre Courthial nomme « tournant des âges ». Quel est-il ? « Les septante années 1 à 70 de notre ère sont celles d’événements capitaux et décisifs de l’histoire. Elles constituent le tournant des âges (p. 48). » Pour plus de précision, notre auteur divise ces années-clef en deux périodes :

« Les septante années comprennent deux périodes : les trente premières années étant celles de la vie terrestre du Christ, de sa naissance à son Ascension ; les quarante dernières étant celles du temps apostolique, de l’Ascension du Christ jusqu’à la destruction du Temple de Jérusalem (p. 48). »

En quoi ces années sont-elles le tournant des âges ? En ce qu’elles font le lien entre l’ancien et le nouvel ordre du monde, répond Pierre Courthial. En effet, le rapport entre cette période et l’ancien ordre du monde est fondamental :

« Les étapes historiques de l’Alliance de grâce, avec leurs promesses, leurs directives, leurs avertissements et leurs sacrements, présupposaient cette incarnation, ce temps décisif, et une fois pour toutes dans l’histoire, qu’ont été les années 1 à 30 (p. 50). »

Dans son ouvrage, Pierre Courthial montre comment les étapes de l’Alliance de grâce présupposaient l’incarnation et l’œuvre parfaite du Christ-Jésus. Il prête une grande attention aux diverses étapes de la vie et du ministère du Messie d’Israël pour mettre en évidence le lien nécessaire qui les unit à l’ancien ordre du monde. Il montre également comment la venue de Jésus accomplit pleinement ce qui était annoncé dans la Loi, les Prophètes et les Ecrits. On ne peut comprendre le ministère du Christ sans le rattacher à l’ancien ordre du monde (monde de l’Ancien Testament), pas plus qu’on ne peut comprendre celui-ci sans voir qu’il ne connaît son plein accomplissement qu’en Christ.

Mais si les trente premières années du tournant des âges se rattachent à l’ancien ordre du monde, les quarante dernières, qui vont de l’ascension du Christ à la destruction du Temple de Jérusalem, nous orientent vers le nouvel ordre du monde. Ainsi, « pour un temps, chevauchèrent l’ère ancienne non encore terminée et l’ère nouvelle qui avait déjà commencé (p. 88). » Cela est dû au fait qu’à la Pentecôte, lors de l’effusion de l’Esprit Saint, l’Eglise apostolique devint une réalité (ère nouvelle) ; mais Dieu n’en avait pas encore terminé avec le peuple juif (ère ancienne non encore terminée).

Ce chevauchement eut pour conséquence que « durant tout le temps apostolique, il y eut une guerre spirituelle, interne à Israël, entre les Juifs qui rejetaient la messianité de Jésus et les Juifs convertis au Christ-Jésus, tant en Palestine que dans la Diaspora (p. 97) ». La première Eglise, celle des apôtres, était, dans son immense majorité, composée de Juifs. Jésus était, en effet, le Messie des Juifs, et c’est à eux que ses disciples devaient annoncer la Bonne Nouvelle de l’avènement du Messie. Israël, comme peuple de l’Alliance, avait le privilège – et la responsabilité – d’accueillir celui que les prophètes avaient annoncé comme Maître et Roi. Cependant, la majorité des Juifs rejetèrent leur Messie et finirent par le crucifier ; par là, ils portèrent à son comble leur rejet de l’Alliance de grâce (dont Jésus était le plein accomplissement) et pouvaient, dès lors, s’attendre aux justes sanctions alliancielles promises par l’Eternel.

L’annonce du jugement de l’Eternel sur son peuple apostat traverse l’ensemble du Nouveau Testament. En appliquant des textes comme Matthieu 24, 2 Thessaloniciens 2 et l’Apocalypse non pas d’abord à la fin du monde, comme beaucoup de théologiens le font, mais à la fin de l’ancien ordre du monde, Pierre Courthial bouscule bien des idées reçues. Selon lui, ces textes dits « apocalyptiques » ne se référeraient pas directement au Jugement dernier, mais au jugement de Dieu sur son peuple apostat, jugement manifesté par l’extermination et la dispersion de celui-ci (diaspora) et par la destruction du Temple de Jérusalem. Après une exégèse précise et extrêmement stimulante de Matthieu 24, notre auteur arrive à la conclusion suivante :

« Bibliquement, quand il s’agit de jugement, il ne faut pas penser seulement au Jugement dernier ; quand il s’agit du Jour du Seigneur, pas seulement au jour de son retour en gloire à la fin des fins ; quand il s’agit de la venue, de l’avènement du Seigneur, pas seulement à sa venue dernière pour ressusciter les morts et transfigurer l’univers.

Certes, il n’est question, dans l’Ecriture, que de deux venues corporelles du Christ dans le monde : la première quand Dieu le Fils devint homme […], la seconde quand Dieu le Fils reviendra […] pour ressusciter tous les morts […].

Mais en réalité, toute la Bible, de la Genèse à l’Apocalypse, et, par conséquent, toute la vie du peuple de Dieu et de ses membres, est « avènementielle », « parousiaque », c’est-à-dire dans l’attente de l’apparition du Fils de Dieu. […]

La venue du Christ, en l’an 70, venue réelle et spirituelle, s’est fait connaître par le signe du Fils-de-l’homme-dans-le-ciel [ndlr. : cf. Mt 24.30), signe bien physique et visible puisqu’il consistait en la destruction du Temple et la ruine de Jérusalem (pp. 111 et 113). »[7]

La destruction du Temple en l’an 70 scelle la fin de l’ancien ordre du monde. L’Israël apostat est remplacé par la nouvelle Eglise post-apostolique, composée de Juifs et de non-Juifs greffés au tronc de l’Alliance de grâce (Rm 11).

Les implications d’une telle lecture alliancielle de l’histoire sont considérables, notamment pour la réflexion relative aux dons spirituels, et pour la réfutation de certaines thèses libérales. De nos jours, la mouvance charismatique exerce une influence déterminante dans de nombreux milieux chrétiens (aussi bien catholiques que protestants). Bien qu’elle n’ait pas vraiment de doctrine arrêtée, un consensus se dessine en son sein sur la question de l’actualité des dons apostoliques comme « le parler en langues », la prophétie, le don de guérison, etc. Il s’agit de retrouver les charismes qui étaient ceux de l’Eglise apostolique (dont parle le livre des Actes) pour les mettre en pratique aujourd’hui. Bon nombre de chrétiens « conservateurs » émettent des réserves relatives à ce mouvement : l’illuminisme délirant, les logorrhées incompréhensibles, le sentimentalisme exacerbé, la manipulation psychologique sont autant d’éléments du charismatisme qui, à juste titre, les dérangent. Cependant, ce mouvement de rejet manque souvent de fondement théologique, et le bon sens ne suffit pas pour emporter un débat théologique. D’où l’énorme succès du charismatisme. L’apport d’une lecture alliancielle de l’histoire est, à ce sujet, déterminante. Bon nombre d’erreurs tombent, en effet, d’elles-mêmes lorsque la notion capitale de « tournant des âges » est bien comprise. Une fois admis que les septante premières années de notre ère forment une période particulière, pendant laquelle le nouvel ordre du monde chevauche l’ancien, il n’est plus possible de considérer certaines pratiques de l’Eglise apostolique comme encore en vigueur dans l’Eglise post-apostolique. Le « signe du parler en langues » était destiné aux Juifs en vue de leur annoncer le jugement imminent de Dieu. Les prophéties étaient données en vue de l’édification de l’Eglise, dans l’attente de la clôture du canon des Ecritures. Les guérisons miraculeuses devaient manifester l’autorité particulière des apôtres en vue de la fondation de l’Eglise. Passé l’an septante, le jugement de Dieu sur son peuple est tombé, le canon des Ecritures est clos (du moins selon l’avis de Courthial, qui date la rédaction de l’Apocalypse en l’an 68) et l’Eglise chrétienne est fondée (devenue, suite à la mort des apôtres, une Eglise post-apostolique). Les dons particuliers que Dieu a donnés à son Eglise apostolique, au moment du « tournant des âges », n’ont donc plus de raison d’être et s’éteindront progressivement (1 Co 13). Ainsi, il est important de comprendre que le « tournant des âges » n’est qu’un tournant de l’histoire du salut.

Une lecture alliancielle de l’histoire permet également de réfuter une thèse issue des milieux libéraux selon laquelle l’Eglise primitive vivait dans l’attente imminente du retour en gloire du Christ et de la fin du monde ; attente qui aurait été déçue et qui se serait dégradée en une institutionalisation mondaine de la foi. Jésus aurait manqué à sa parole (« En vérité, je vous le dis, cette génération ne passera pas, que tout cela n’arrive. » Mt 24.34) et la foi vivante et passionnée des premiers croyants se serait peu à peu mue en un cléricalisme figé. Les thèses de Courthial contestent, à juste titre, une telle interprétation. Les premiers chrétiens, pour la plupart issus du peuple Juif, vivaient bien dans l’attente d’un événement extraordinaire imminent, celui de la fin de l’ancien ordre du monde (et non du monde en tant que tel), et leur attente n’a pas été déçue. Le Christ n’est pas menteur, pas plus qu’il ne se serait trompé.

La notion de « tournant des âges » qui découle d’une théologie alliancielle de l’histoire est, à nos yeux, déterminante. Elle projette des éclaircissements d’une grande valeur, notamment au niveau de notre compréhension du Nouveau Testament. Mais cette période-clef n’est que le tournant des âges, et dès l’an septante, nous entrons dans le « nouvel ordre du monde ».

4. Une théologie de l’Eglise

La réflexion de notre auteur relative au « nouvel ordre du monde » est indissociable de celle relative à l’Eglise. Courthial appelle parfois ce temps « temps ecclésial » :

« Si nous tenons compte de l’ordre révélé et suivi par Jésus dans sa Prière Sacerdotale (Jn 17), après le temps de la vie terrestre du Christ – celui des années 1 à 30 – puis le temps apostolique – celui des années 30 à 70 – vient le temps ecclésial, le temps de l’Eglise après 70, le temps dans lequel nous sommes, le temps qui va durer jusqu’au retour en gloire de notre Seigneur (p. 123). »

Ce rapprochement fait entre « nouvel ordre du monde » et « temps ecclésial » vient du fait que la théologie de l’alliance et la vision de l’histoire développées dans Le jour ne sont pas sans conséquences sur la manière dont Courthial pense l’Eglise. Et cette réflexion est importante, cela pour au moins deux raisons : la première est qu’elle apporte une contribution capitale à la définition de la catholicité de l’Eglise, la seconde réside dans la façon dont nous interprétons l’histoire de la dogmatique chrétienne.

Beaucoup de traductions protestantes du Symbole des Apôtres ont remplacé le « je crois l’Eglise catholique » par un « je crois l’Eglise universelle ». Le but est évident et compréhensible, puisqu’il s’agit de se démarquer de l’Eglise catholique-romaine dans ses prétentions à être la seule véritable Eglise ; dire « je crois l’Eglise catholique » pourrait prêter à confusion. Courthial considère, cependant, qu’une telle attitude est dommageable, et que les protestants ne doivent, en aucun cas, laisser les catholiques-romains monopoliser l’adjectif « catholique ». Le passage de « catholique » à « universelle » pour caractériser l’Eglise ne se fait pas sans une importante réduction de sens :

« Le mot grec katholicos vient, en effet, de la juxtaposition de deux mots : kath = selon et holon = le tout. Si, réduit à son sens quantitatif, le mot catholique signifie soit : « selon le tout spatial », universel, soit : « selon le tout temporel », continuel, perpétuel, permanent, « je crois l’Eglise catholique » signifie alors, soit : « je crois à l’universalité de l’Eglise », soit : « je crois à la continuité, à la perpétuité, à la permanence de l’Eglise ». Mais là n’est ni le plus important, ni l’essentiel. Au sens qualitatif, qui est le sens principal et prioritaire, entraînant le sens quantitatif, spatial ou temporel, ce catholique signifie ‘selon le tout de la Révélation normative qui est, pour l’Eglise, la Sainte Ecriture’.

Nous devons, certes, croire à l’universalité de l’Eglise dans l’espace, et à la perpétuité de l’Eglise dans le temps, mais nous devons croire, ‘’abord et surtout, à la catholicité de l’Eglise de Dieu, dont l’obéissance première est d’être et de rester fidèle à toute la Parole de Dieu.

Lorsque St. Athanase (296-373) s’est trouvé solus contra mundum, seul face au monde – et à presque toute l’Eglise universelle, évêques ou pasteurs en tête –, c’est lui qui était catholique, en affirmant fermement, « selon le tout de l’Ecriture Sainte », la divinité de la personne de Jésus-Christ […] (p. 133). »

En renonçant à employer l’adjectif « catholique », les protestants jouent battus et ils ont tort. Ils sont, en effet, plus catholiques que les catholiques-romains :

« Nos frères séparés catholiques-romains ou orientaux ne peuvent et ne doivent pas nous empêcher de nous dire catholiques. Nous devons être en fait, et nous sommes en principe, plus catholiques qu’ils ne prétendent l’être puisqu’ils ajoutent à la Sainte Ecriture une prétendue « révélation-tradition orale » qui leur a permis, au long des siècles, de parasiter la Tradition découlant de l’Ecriture (Traditio e Scriptura fluens, disaient nos vieux Docteurs) par des traditions, non seulement sans fondement dans l’Ecriture Sainte, mais carrément opposées à celle-ci et, du même coup, la déformant et l’étouffant. Choisir dans l’Ecriture est hérétique. Mais choisir ailleurs que dans l’Ecriture est aussi hérétique. S’il ne faut rien retrancher, il faut aussi ne rien ajouter à l’Ecriture Sainte (p. 134). »

Est donc catholique, au sens propre du terme, toute Eglise qui croit et qui vit « selon le tout » de l’Ecriture, sans rien y ajouter (Sola scriptura) ni rien en retrancher (Tota scriptura).

Quel rapport cela a-t-il avec la théologie de l’Alliance développée précédemment ? Nous avons vu comment l’Alliance de grâce contenait des clauses de bénédiction ou de jugement. Cette Alliance ayant toujours cours aujourd’hui, aucune Eglise ne peut se dire catholique pour des raisons institutionnelles ou traditionnelles. La véritable catholicité d’une Eglise est fonction de sa fidélité à l’Alliance de grâce manifestée par sa vivante confession de foi normée par l’Ecriture seule :

« L’Alliance est une Alliance de grâce comportant des directives, une Alliance de promesses avec des avertissements, une Alliance d’Evangile et de Loi.

Les prophètes bibliques ont tous été envoyés de Dieu appelant le peuple et les membres de l’Alliance soit à tenir bon, à endurer, à persévérer, à attendre patiemment s’ils étaient fidèles, soit à se repentir et à faire demi-tour sans délais s’ils étaient infidèles.

Jérémie déclare : « J’entre encore en procès avec vous – oracle du Seigneur ! – j’entre en procès avec les fils de vos fils ».

Le procès est toujours le même : celui qu’intente et poursuit le fidèle Seigneur de l’Alliance contre son vassal infidèle qui l’a rompue. En en rompant les dispositions, les stipulations, le vassal encourt justement l’exécution des menaces de l’Alliance, la vengeance du Seigneur de l’Alliance (Dt 32.35 repris en Rm 12.19 et Hé 10.30 ; Lc 21.22).

L’histoire de l’Eglise, comme l’histoire biblique d’Israël auparavant, est significative à cet égard. Elle comporte des bénédictions et des progrès quand le peuple de Dieu est fidèle ; des malédictions et des régressions quand il est infidèle. Les vrais Pères, les vrais Docteurs, les vrais Réformateurs de l’Eglise, au cours des siècles, sont ceux qui, chaque fois qu’il le fallait, ont été envoyés et se sont dressés comme des procureurs de Dieu énonçant, au nom de la Loi, allianciellement, les charges encourues par des criminels hérétiques ou des impies notoires (Jude). […]

L’Eglise doit être la première à savoir qu’elle n’a, en elle-même, aucune infaillibilité ; que sa fidélité ne va pas de soi ; et que son procès, le Seigneur peut toujours l’engager et le poursuivre, selon les termes de l’Alliance (pp. 127-129). »

Une des conséquences de la théologie de l’Alliance sur celle de l’Eglise est que la véritable Eglise catholique n’est pas celle que la coutume nomme ainsi.

Une seconde conséquence de la théologie de l’Alliance sur celle de l’Eglise, qui prolonge la première, est perceptible au niveau de l’histoire des dogmes chrétiens. L’Eglise véritablement catholique, c’est-à-dire universelle, perpétuelle et surtout « selon le tout de l’Ecriture », a une vocation qu’elle développe tout au long des siècles, celle d’être la colonne et l’appui de la vérité, le sel de la terre et la lumière du monde :

« La Tradition ecclésiale authentique ne réduit pas, ni n’étend le donné révélé qu’est l’Ecriture, mais peu à peu, non sans difficultés et combats, sous la conduite de l’Esprit Saint, en explique et applique, en traduit et transmet, le contenu de sens réel. De plus en plus distinctement. Avec des précisions de plus en plus nettes. Encore qu’une précision absolue soit impossible (pp. 134-135). »

Une saine doctrine de l’Alliance éclaire la notion de « catholicité » de l’Eglise et permet, par là même, de saisir la nature du progrès en théologie. Toute l’histoire de l’Eglise est l’histoire des Reformations[8]. Chaque fois que la véritable catholicité de l’Eglise était remise en cause par une hérésie, un ou plusieurs Reformateurs se sont levés pour rendre à l’Eglise sa catholicité ; et ce faisant, ils ont contribué à l’approfondissement des dogmes fondamentaux de la foi chrétienne.

Fort d’une telle théologie de l’histoire et de l’Eglise, notre auteur se livre à un rapide survol de l’histoire du christianisme et retient particulièrement deux époques de grande lutte. Durant celles-ci, l’hérésie était dans l’Eglise (appelée faussement catholique) et Dieu suscita des Réformateurs pour redresser la foi par un approfondissement des points de doctrine contestés. La première époque est celle des quatre premiers Conciles œcuméniques (325-451), la seconde celle de la Réformation (1530-1647). La première a vu fleurir de nombreuses hérésies relatives au mystère de la Trinité et à celui de l’Incarnation de Dieu le Fils, Jésus-Christ. Dieu suscita alors plusieurs Réformateurs, dont St. Athanase, pour redresser son Eglise et lui rendre sa catholicité. Le dogme[9] trinitaire (Trois Personnes, un seul Dieu) et celui de l’Incarnation (Dieu fait homme) furent développés. La deuxième grande lutte eut lieu aux XVIe et XVIIe siècles, époque durant laquelle Dieu suscita à nouveau des Réformateurs pour re-catholiciser l’Eglise. Le débat portait alors sur l’enseignement biblique relatif au salut (par la seule grâce, au moyen de la foi) et au statut normatif de la Parole de Dieu (contre toute autre tradition humaine). Ainsi, les dogmes « sotérique » et « scriptural » furent élaborés.

La catholicité est comme un fil qui traverse de part en part l’histoire du salut. En période de fidélité comme d’hérésie, Dieu se préserva toujours un reste véritablement catholique. Dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, Dieu ne permit jamais que le témoignage rendu « selon le tout des Ecritures » soit éteint. La conséquence pratique d’une telle vérité est une incitation à remonter le fil de l’histoire du salut, à s’attacher fermement et dans la louange à tout ce qu’il y a de catholique dans histoire de l’Eglise.

5. Une théologie de la Loi

Ce regard joyeux et profond jeté dans l’histoire de l’Eglise véritablement catholique n’empêche pas Courthial de regarder à son temps et de constater qu’une fois de plus, l’ennemi est dans l’Eglise, que celle-ci est en train de succomber tout entière à une nouvelle hérésie : l’humanisme, « défini comme la religion de l’Homme s’auto-divinisant, de l’Homme mesure de toutes choses, de l’Homme exaltant la Raison, sa raison, au-dessus de tout (p. 182, n. 1). » L’auteur effectue une rapide généalogie de cette hérésie, montrant qu’elle plonge ses racines dans certaines formes de scolastique médiévale, qu’elle connaît un premier essor au XVIe siècle avec la Renaissance (ce qui se manifeste notamment dans le Traité du Libre arbitre d’Erasme) et qu’elle triomphe au XVIIIe siècle avec l’avènement de la pensée des Lumières. L’humanisme est toujours vivant – et bien vivant ! – de nos jours et il se caractérise tant dans la vie de la société que dans celle de l’Eglise. Il se manifeste par un rejet systématique de la Parole (Evangile-Loi) du Dieu vivant comme norme des affaires de ce monde, tant individuelles que sociales. Dans une telle perspective, la Révélation divine (pour peu que Dieu se révèle !) ne présenterait qu’un intérêt purement spirituel, et tout le reste de l’activité humaine serait régi par des lois naturelles ou rationnelles. Pour revenir à ce que nous avons dit précédemment de la chute d’Adam, l’humanisme est la manifestation par excellence du désir de l’homme d’être comme Dieu, déterminant en toute autonomie (= loi à soi-même) le bien et le mal, le juste et l’injuste.

L’humanisme a contaminé l’ensemble de la pensée et de l’activité humaines, et l’Eglise n’a pas échappé au raz de marée ; le règne du libéralisme théologique et de sa méthode historico-critique en est la preuve. Sans entrer dans le détail, disons que cette méthode est humaniste dans la mesure où elle place l’homme et sa raison au-dessus de Dieu en faisant du premier le juge de l’authenticité et de la normativité de la Parole du second.

Courthial est justement critique à l’égard de l’humanisme et met au jour, sans nulle complaisance, sa vanité et son échec :

« On peut se demander comment l’intelligentsia d’un XXe siècle abominablement esclavagiste et sanguinaire, avec ses guerres mondiales, ou localisées, au caractère total, ses goulags et ses camps de concentration, ses chambres à gaz et ses tortures, ses massacres et ses avortements par millions chaque année, pires encore que les sacrifices humains du passé, légalisés par les Etats comme relevant de la médecine, etc., ose regarder de haut, avec mépris, l’Âge de la Foi [ndlr. : le Moyen-Age] dont la quête incessante et le respect de Dieu ont animé le progrès en tous domaines (pp. 183-184)[10].

Le diagnostic de Courthial sur la modernité est sans appel et se trouve aux antipodes des éloges habituelles.

Mais, bien que l’humanisme ait contaminé tous les domaines de la vie humaine, la guerre n’est pas terminée. Ainsi, la dernière partie du Jour est intitulée « L’humanisme défait par la Loi de Dieu » et est consacrée au remède destiné à éradiquer l’hérésie humaniste. Ecoutons Courthial à ce sujet :

« Aux quatre dogmes fondamentaux de la Foi ecclésiale catholique (= fidèle à toute l’Ecriture) : le dogme trinitaire, le dogme christique, définis aux premiers siècles ; le dogme sôtérique, le dogme scriptural, définis au XVIe siècle ; va devoir s’ajouter, dans l’avenir, un cinquième dogme fondamental : le dogme sur la Loi (Nomos) de Dieu (Theos), le dogme « théonomique ».

En fait, comme les quatre dogmes précités, le prochain dogme théonomique visera à promouvoir la mise en lumière, et le mystère, de ce qui est, et doit être, la confession ecclésiale permanente : DIEU SEUL, LE PERE, LE FILS ET LE SAINT-ESPRIT, EST LE SEIGNEUR-SAUVEUR ET IL N’EN EST PAS D’AUTRE QUE LUI.

Certes, l’Eglise et les chrétiens fidèles ont toujours cru, pensé et vécu théonomiquement. Mais il faut encore que le dogme théonomique ecclésial vienne préciser et propulser, contre tous les adversaires, la théonomie (= la fidélité à la Loi de Dieu) tant dans la vie individuelle que dans les différents aspects de la vie sociale des membres du peuple de Dieu, du peuple allianciel (p. 217). »

L’humanisme est, avons-nous vu, une révolte de l’homme contre le Dieu et la Parole de l’Alliance, une tentative d’affranchissement de l’Evangile-Loi du Suzerain en vue d’une détermination autonome du bien et du mal. Pour contrer un tel mouvement, Courthial assigne à l’Eglise d’aujourd’hui et de demain la tâche de développer ce qu’il nomme le « dogme théonomique ». Ce dogme aura pour vocation de réaffirmer la pleine autorité et la normativité de la Parole de Dieu sur tous les domaines de la réalité, de la vie individuelle et sociale. L’enjeu lié à l’élaboration du dogme théonomique peut être défini comme suit :

« Toute Foi, y compris celle des (prétendus) athées (= sans Dieu !), et, en conséquence, toute Loi, toute Morale, tout Droit non-bibliques, sont en rivalité, sinon en opposition déclarée, avec la Foi, la Loi, la Morale et le Droit révélés en l’Ecriture Sainte (la Lex) de Dieu. L’homme a toujours la responsabilité de choisir entre la théonomie et son désir d’autonomie. En réalité, seul le vrai Dieu est autonome (= Loi à soi-même et pour ses créatures). Calvin disait en une phrase lapidaire : Deus legibus solutus est quia ipse sibi et omnibus Lex est (Dieu n’est pas soumis aux lois parce qu’Il est lui-même Loi pour lui-même et pour tous).

La question est encore et toujours : quelle est la Norme ? Où se situe l’Autorité ?

Et la réponse est encore et toujours : la Norme, la Lex, est la Loi alliancielle qu’est la Sainte Ecriture du Christ ; elle est au cœur de notre religion (= de notre relation à Dieu) et de notre service cultuel et culturel qu’elle identifie, définit et ordonne. Pour notre salut et notre joie. L’Autorité est celle du Dieu trinitaire qui, une fois pour toutes, nous a donné sa parole d’Alliance.

Voilà la théonomie ! (p. 223) »

Courthial propose quelques pistes devant favoriser l’éclosion de ce cinquième dogme. La première consiste à réaliser que, contrairement à une idée largement reçue, l’Evangile ne s’oppose pas à la Loi. Le Jour, fort de sa théologie de l’Alliance, développe ce thème avec beaucoup d’acuité :

« L’Alliance ne peut être entendue, comprise, reçue, que dans la conjonction, en elle, de l’Evangile et de la Loi. Conjonction aussi indissociable que sont indissociables l’avers et l’envers d’une médaille. Au reste, l’Evangile se rapporte à la Loi, comme la Loi se rapporte à l’Evangile. Inévitablement. […]

Si le mot « Evangile » […] ne se trouve que dans la Tradition apostolique [ndlr. : le Nouveau Testament], la réalité « Evangile » est déjà sous-jacente à toute la TaNak [ndlr. : l’Ancien Testament]. Et si le mot « Loi » […] caractérise surtout la TaNak (même dans la Tradition apostolique), la réalité « Loi » est encore sous-jacente à toute la Tradition apostolique. Il est juste de dire que, de A à Z, le traité allianciel ne cesse d’épeler, de raconter, de découvrir, dans leur rapport intime, ce que sont ces deux inséparables : l’Evangile et la Loi de Dieu (pp. 213-214). »

La deuxième piste à développer en vue de l’élaboration du dogme théonomique est la suivante : « Il s’agit de savoir s’il y a continuité ou discontinuité de l’autorité de la Loi de Dieu quand l’Alliance passe de son ancien régime dans l’Eglise ancienne à son nouveau régime dans le nouvel Israël (p. 230). » Autrement dit, il s’agit de considérer quelles sont les lois de l’Ancien Testament qui sont aujourd’hui encore en vigueur et quel est leur domaine d’application. Le travail est considérable ; Courthial esquisse dans son ouvrage quelques principes.

Enfin, la troisième piste, qui est une exhortation, est la suivante : « Tout chrétien fidèle, en l’Eglise catholique, va donc s’appliquer à retrouver une bonne conscience en approfondissant la Loi morale de Dieu afin qu’elle soit inscrite, de plus en plus et de mieux en mieux, sur et dans le cœur (p. 249). »

Après avoir présenté les trois pistes devant conduire à l’éclosion du dogme théonomique, Courthial nous livre sa vision de l’avenir : « A vrai dire, le prochain jugement qui nous attend, à commencer par nous, Eglises et chrétiens, en ce XXe siècle qui s’achève, c’est le jugement de l’humanisme, de la religion de l’Homme qui est une religion de mort (p. 252). » Mais loin de susciter le découragement ou l’abattement, cette perspective doit réveiller le peuple de l’Alliance et renouveler sa fidélité à l’égard de son Seigneur :

« Les chrétiens du XXIe siècle risquent fort de se trouver, pour un temps de crise, de jugement, dont nous ignorons la durée, dans une situation difficile, non pas identique mais analogue à celle des chrétiens des trois premiers siècles qui se sont trouvés, malgré eux, en contradiction de pensée et de vie avec les pouvoirs politiques en place comme avec leurs concitoyens non-chrétiens. […]

La tâche prenante et nécessaire, qui nous incombe, à nous, chrétiens baptisés, fidèles, de toutes confessions, plus proches souvent de nos frères d’autres confessions que des faux-frères de notre propre confession, est de planter en tous domaines, et, particulièrement, dans les cœurs des hommes non-chrétiens, disposés, par la grâce de Dieu, à les recevoir, les semences de la prochaine Réformation qui remplacera, tôt ou tard, bientôt peut-être, l’humanisme parvenant au bout de son rouleau de ruines accumulées et de mort. Il y va de l’avenir et de la vie du monde.

Notre Seigneur règne, et agit d’en Haut sur la terre ; mais, paradoxalement, il agit en général en partant d’en bas, en partant des diverses petites communautés de la société, en partant des familles, d’Eglises paroissiales, d’entreprises professionnelles ou culturelles qui lui sont fidèles, qui écoutent et suivent sa Loi morale, révélée dans l’Ecriture […]. De petites semences sortent de grands arbres parfois. Nous n’avons pas, à la manière des Révolutionnaires, à attendre ce que décideront les gens qui voudront ou conquerront le pouvoir, en partant d’en haut ; mais à la manière des Réformateurs, nous avons à semer, à planter, en partant donc d’en bas. Humblement. Dans une patiente espérance. C’est le temps, c’est LE JOUR DES PETITS RECOMMENCEMENTS (pp. 258-259). »

Voilà ce à quoi doit conduire, selon Courthial, l’éclosion et la mise en pratique du dogme théonomique : au jour des petits recommencements. Nous attirons ici l’attention de ceux qui disent des théonomistes (ignorance ou médisance ?) qu’ils ont pour but de conquérir et d’asservir le monde en créant une élite capable d’imposer la Loi de Dieu à tous les hommes, que notre auteur dit ici l’exact contraire : « Dieu agit en général en partant d’en bas ».

La théologie de l’Alliance n’est pas sans liens avec celle de la Loi. Nous l’avons vu, « l’Alliance ne peut être entendue, comprise, reçue, que dans la conjonction, en elle, de l’Evangile et de la Loi ». Si l’on ne peut comprendre l’Alliance en faisant abstraction de la Loi, celle-ci est fortement valorisée par la première. Il n’y a, dans la position de Courthial, aucun légalisme ; par contre, il y a une forte exhortation à une obéissance précise et conséquente aux ordonnances du Dieu Suzerain de l’Alliance. Il n’est jamais question d’œuvres qui sauvent – ce dont on accuse parfois les théonomistes – mais de « salut qui œuvre », et ce dans tous les domaines de la vie individuelle et sociale.

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Les grands traits de cette « synthèse alliancielle » esquissés, revenons sur cette notion abordée en introduction. La dimension synthétique de l’ouvrage est frappante : les différents domaines abordés sont, en effet, reliés entre eux par une théologie cohérente. Ainsi, par exemple, il est difficile d’extraire la question de l’Eglise de considérations relatives à l’Alliance, à l’Ecriture, à l’histoire et à la Loi. L’ouvrage de Courthial est une synthèse au sens plein du terme, car tout s’y tient et s’y articule avec harmonie. Le cœur de cette synthèse est, avons-nous vu, la théologie de l’Alliance, qui donne un cadre aux actions de Dieu dans notre monde.

Cette « synthèse alliancielle » est monumentale. S’il est possible de ne pas suivre Courthial dans tout ce qu’il avance – nous laissons aux théologiens le soin d’en débattre –, le caractère déterminant de la théologie de l’Alliance développée dans Le jour ne doit pas nous échapper, ce pour au moins trois raisons.

La première est que cette théologie est une clef qui permet d’ouvrir de nombreuses portes théologiques, comme nous l’avons vu tout au long de cet article. De plus, elle facilite la lecture de la Bible en mettant au jour son unité fondamentale et en éclairant des passages difficiles.

La deuxième raison pour laquelle la théologie de l’Alliance est déterminante est qu’elle donne un cadre à l’étude de l’histoire. Elle permet d’appréhender comment Dieu traite avec les hommes, et par là même de tenir compte de la Providence dans l’étude du processus historique. Certes, l’historien ne peut expliquer de façon exhaustive et certaine l’action de Dieu dans les affaires du monde (les pensées de Dieu sont insondables !), mais fort d’une bonne théologie de l’Alliance, il est en possession de notions (grâce, bénédiction, jugement, etc.) qui lui permettent d’aller au-delà des causes purement immanentes (politiques, économiques, sociales, etc.).

La dernière raison pour laquelle la théologie de l’Alliance est importante est qu’elle aide à comprendre le monde dans lequel on vit. Courthial en est pleinement conscient, lorsqu’il affirme par exemple que « le prochain jugement qui nous attend, à commencer par nous, Eglises et chrétiens, en ce XXe siècle qui s’achève, c’est le jugement de l’humanisme, de la religion de l’Homme qui est une religion de mort ». Dieu n’a pas changé et son Alliance n’a pas été abrogée. Il est toujours le même, lent à la colère et riche en bonté, juste Suzerain de l’Alliance de grâce. Ainsi, la compréhension des événements de notre temps devrait être considérée à la lumière de cette théologie de l’Alliance (et pas seulement à partir de données immanentes), tâche difficile mais nécessaire. C’est à ce prix que nous mesurons quelle est l’actualité de la Parole (Evangile-Loi) de Dieu.

 

II. DE BIBLE EN BIBLE[11]

Le texte sacré de l’alliance entre Dieu et le genre humain

Dans Le jour des petits recommencements, Pierre Courthial se plaît à mettre en évidence deux périodes particulièrement glorieuses de l’histoire de l’Eglise. La première est celle des Conciles œcuméniques des premiers siècles. C’est à ce moment qu’ont, en effet, été précisés et développés d’une part le dogme trinitaire et d’autre part le mystère de l’Incarnation de Dieu le Fils (ou dogme christique). La deuxième grande période est celle de la Reformation des XVIe et XVIIe siècles parce que c’est alors que les dogmes sotérique (relatif au salut) et scriptural (relatif à l’Ecriture sainte) ont connu leur plein développement[12].

Si Le Jour des petits recommencements est une fresque grandiose du développement dans le temps et du fonctionnement de l’Alliance de Dieu avec les hommes, De Bible en Bible (Le Texte sacré de l’Alliance entre Dieu et le genre humain et sa vision du monde et de la vie) est un agrandissement d’une partie de cette fresque. Comme le laisse deviner le titre de cet ouvrage, la partie de la fresque qui fait l’objet d’un agrandissement est le dogme scriptural, à savoir que « le Texte sacré est vraiment la Parole écrite de Dieu (p. 10) » ou, formulé différemment, que « la Bible… est le Texte sacré d’origine divine ayant pleine et souveraine autorité (p. 11) ».

L’ouvrage est composé de trois parties. Alors que les deux premières forment un tout consacré au développement et à la défense du dogme scriptural (Le Texte sacré de l’Alliance entre Dieu et le genre humain, pour reprendre les termes du sous-titre), la troisième est relativement indépendante des deux premières et est consacrée à la Weltanschauung développée dans les Ecritures (…et sa vision du monde et de la vie). Le but du présent article est de mettre en évidence ce que nous considérons comme les traits saillants de l’ouvrage, sans aucune prétention à l’exhaustivité.

1. Approfondissement du dogme scriptural

Les deux premières parties de l’ouvrage sont consacrées au dogme scriptural tel qu’il a été cru par l’Eglise fidèle de tous les temps, reprécisé avec force aux XVIe et XVIIe siècles, affiné, mais également fortement attaqué aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Ce dogme scriptural repose sur deux piliers distincts mais complémentaires, qui correspondent chacun à une partie de l’ouvrage de Courthial. Le premier pilier – ou première partie si l’on parle du livre – développe la question de l’inspiration du Texte sacré, le second celle de sa préservation au fil des siècles.

L’ensemble de la première partie de l’ouvrage de Courthial est consacré au développement du thème de l’inspiration des Ecritures (en fait, notre auteur évite d’utiliser le terme « inspiration » qu’il trouve flou et trop teinté de subjectivisme moderne et lui préfère celui de « théopneustie » (theo-pneustos = provenant du « souffle de Dieu », p. 10) ainsi qu’à la réfutation des doctrines qui s’opposent à la foi héritée des Pères en la matière. Deux questions orientent la réflexion de notre auteur. La première est d’ordre dogmatique : « Comment et par qui savons-nous, d’une certitude de foi divine, que les ouvrages et parties du Texte sacré de l’Alliance sont vraiment théopneustes et donc Parole écrite de Dieu et Règle souveraine de toutes choses ? ». La seconde question est d’ordre historique : « Quelle est la liste authentique des ouvrages et parties du Texte sacré de l’Alliance ? (p. 31) ».

Pour répondre à ces deux questions, Courthial va guider son lecteur le long d’un sentier riche et passionnant, que nous renonçons à résumer dans ces colonnes. Relevons simplement deux éléments qui nous ont particulièrement intéressé. Le premier réside dans le récit de la formation en quatre « vagues » du Témoignage apostolique (ou Nouveau Testament). Cette approche, fondée sur les travaux de grands spécialistes du Nouveau Testament, représente une contre-attaque importante aux datations tardives des textes néo-testamentaires proposées par des théologiens d’inspiration libérale. Inutile de rappeler que l’enjeu est de taille: il en va ni plus ni moins de la défense de l’historicité des événements relatés dans les Evangiles, socle de la foi chrétienne. Rien que pour cela, le livre mérite d’être lu.

Le deuxième élément que nous souhaitons relever est la contestation – déjà esquissée dans le Jour des petits recommencements – de la distinction habituellement opérée entre Ancien et Nouveau Testament. L’approche historico-dogmatique de Courthial montre, en effet, que cette distinction est malheureuse en ce qu’elle ne tient pas compte de la grande diversité interne aussi bien de l’Ancien que du Nouveau Testament. Malheureuse, elle l’est également en ce qu’elle conduit à dévaloriser une partie au profit de l’autre :

« En bon français comme en n’importe quelle bonne autre langue, parler d’un ancien et d’un nouveau testaments, c’est parler, d’une part, d’un testament dépassé, obsolète, caduc, périmé, frappé de nullité, bref : devenu sans valeur ; et, d’autre part, du testament actuel et valide, ayant remplacé l’ancien. (p. 86) »

Et cette dévalorisation, loin d’être anodine, conduit à une mauvaise compréhension du message biblique, notamment de l’articulation entre la grâce et la loi.

Le deuxième pilier du dogme scriptural développé par Courthial est celui de la préservation historique du Texte sacré. Rien ne sert, en effet, de croire à l’inspiration (ou théopneustie) des Ecritures saintes si l’on pense qu’elles ont été définitivement perdues dans les méandres de l’Histoire. Courthial expose alors la théologie dite du Texte reçu telle qu’elle a notamment été développée au XVIIe siècle, puis il montre comment celle-ci a été contestée – mais aussi défendue – aux XIXe et XXe siècles. Le débat, d’une grande importance, est assez pointu et peu connu dans les milieux francophones. Brièvement résumée, la question consiste à savoir si le théologien chrétien est habilité – comme le font la plupart de nos Bibles francophones – à mettre entre crochets certains passages en affirmant que ceux-ci « ne figurent pas dans les meilleurs manuscrits ». Autrement dit, la raison humaine est-elle en droit de déterminer ce qui appartient au Texte sacré et ce qui ne lui appartient pas ? Courthial, fidèle à la théologie du Texte reçu, répond par la négative à ces questions. Cette réponse, propre à étonner plus d’un lecteur moderne, est abondamment argumentée dans son livre. Craignant de défigurer le développement de Courthial, nous ne pouvons faire mieux que d’y renvoyer directement le lecteur. Là encore, rien que pour cela, le livre mérite d’être lu.

Théopneustie et préservation historique du Texte sacré : tels sont les deux piliers du dogme scriptural développés et défendus par Courthial. Avec de tels piliers, l’édifice de la foi tiendra ferme, même en des temps comme ceux que nous vivons, où l’infaillibilité des Ecritures saintes fait l’objet d’attaques protéiformes et répétées. L’auteur aurait pu en rester là, sans qu’il soit possible de l’accuser de laisser son lecteur sur sa faim. Cependant, il nous gratifie encore d’une troisième et dernière partie intitulée « Une vision théocosmonomique », dans laquelle il développe la « vision du monde et de la vie » développée par les Ecritures Saintes.

2. La vision « Théocosmonomique »

Le mot « théocosmonomique » peut paraître étrange, mais c’est à dessein que Courthial y fait appel. En voici l’étymologie : « Le Texte sacré nous présente, nous donne, à la fois, une vision du monde (cosmonomie) et une vision de Dieu (théonomie) constituant ensemble la théocosmonomie. (p. 155) ». Cette affirmation lapidaire appelle un développement, exercice auquel se livre notre auteur:

« Ainsi nous sommes appelés et conduits, à la fois, à considérer :

Dieu comme le Créateur-Recteur de l’univers, l’univers comme sa création, et l’homme-image-de-Dieu comme créature responsable, égarée depuis la Chute, et cependant appelée à revenir à Dieu pour entrer, dès ici-bas, dans une vie nouvelle en sa communion ;

– et la théonomie qui s’ensuit : Dieu, seul autonome (= Loi à soi-même) a placé toutes les créatures, l’homme y compris, sous ses Lois ; l’homme, libre et responsable est, lui aussi, une créature théonome (= placée sous les lois de Dieu), mais tenue, en plus, pour la gloire de Dieu et pour son propre bonheur, à obéir à l’enseignement-fait-Loi du Texte sacré du Sauveur-Seigneur Jésus-Christ.

Cet ensemble « Création-théonomie » est tellement un qu’au siècle dernier, alors que les philosophes sud-africains Hendrik Stoker et Jan Taljaard ont défini la philosophie chrétienne réformée comme une philosophie de « l’idée de Création », les philosophes néerlandais Hermann Dooyeweerd et Dirk Vollenhoven l’ont définie comme une philosophie de « l’idée de Loi ». Il ne s’agissait pas, au reste, de deux philosophies différentes et encore moins opposées, mais de la même philosophie esquissée et développée selon deux perspectives complémentaires, la dépendance de l’homme à Dieu pouvant être aussi bien décrite du point de vue de la relation « Créateur-créature » que du point de vue de la relation « Enseignant souverain-disciple ». (p. 156) »

Ces lignes présentent ce qui est, à nos yeux, l’enjeu central de cette dernière partie: celui du rapport qu’entretient la Parole-Loi de Dieu – dont il a été abondamment parlé dans les deux premières parties de l’ouvrage – avec l’ensemble de la réalité créée. Il ne suffit pas, en effet, d’être en possession d’une bonne théologie de l’Ecriture : encore faut-il que celle-ci soit insérée correctement dans la trame du réel.

Dans cette dernière partie, Courthial s’attaque implicitement à une vision dualiste de la théocosmonomie qui sévit dans des milieux restés généralement fidèles au dogme scriptural. Ce dualisme consiste à considérer les Ecritures Saintes et le reste de la réalité créée comme relevant de deux sphères distinctes : d’un côté, la vie spirituelle, la piété, la foi au Christ et la vie éternelle, de l’autre, le reste de la vie et de la réalité, régi par ses lois propres non développées dans les Ecritures. Les dangers d’une telle position sont multiples et touchent aussi bien à la compréhension des Ecritures qu’à celle du reste de la réalité. Alors que la lecture du Texte sacré deviendra toujours plus spiritualiste et finira par déboucher sur une bulle de spiritualité cristalline mais « irréelle », les questions soulevées par la vie de tous les jours, en prise directe avec la réalité diverse de la création, s’émanciperont toujours plus radicalement de ladite spiritualité cristalline et trouveront une résolution indépendante d’un Texte sacré devenu muet.

En développant sa conception de la théocosmonomie, Courthial repasse de l’agrandissement d’une partie (le dogme scriptural) au tout de la fresque (l’histoire et le fonctionnement de l’Alliance de Dieu avec les hommes) et nous fait comprendre que s’il est nécessaire d’avoir une compréhension affermie du dogme scriptural, il importe tout autant de ne pas l’utiliser pour édifier un substitut de réalité éthéré et désincarné. Par contre, une bonne insertion dans la réalité du contenu de ce dogme permettra de développer une compréhension unifiée de l’ensemble du réel, compréhension qui débouchera sur une manière d’agir renouvelée et sanctifiante dans l’ensemble des sphères de la réalité.

Conclusion

Mentionnons enfin que Courthial présente De Bible en Bible comme son « livre-testament ». Testament, ce texte l’est assurément ; d’abord, parce que notre auteur livre un certain nombre de développements théologiques récapitulant les principales préoccupations qui auront conduit sa réflexion sa vie durant ; ensuite, parce qu’il donne des moyens (ici intellectuels et spirituels) à ses héritiers qui continueront le combat dans les décennies à venir. Nous ne saurions donc mieux achever cette recension qu’en encourageant vivement les héritiers spirituels de Courthial à soigneusement prendre connaissance du testament de l’ancien Doyen honoraire de la Faculté d’Aix-en-Provence.


* B. Rickenbacher est professeur à Lausanne et ancien de l’Eglise réformée baptiste. Ce texte a paru dans Résister et construire, n° 41-42 (mai-août 1998).

[1] P. Courthial, Le Jour des petits recommencements. Essai sur l’actualité de la Parole (Evangile- Loi) de Dieu (Lausanne : L’Age d’Homme, 1996), 276 p.

[2] Lire notamment les articles de D. et A. Bergèse dans La Revue réformée 48 (1997 : 2), d’H. Blocher dans Fac-Réflexion (n° 38, 1997/1) et de S. Fath dans la même revue (n° 39, 1997/2). Lire également un entretien avec Courthial dans Nuance (n° 73, mars 1997). Il est intéressant de noter que la pensée du « dernier » Courthial a reçu un accueil glacial dans les milieux évangéliques et a été accueilli par le silence dans les milieux pluralistes, ndlr.

[3] P. Courthial n’a pas écrit beaucoup de livres. Voir la bibliographie dans le présent numéro de la revue.

[4] Il est intéressant de relever que le système féodal médiéval s’est inspiré de la théologie biblique de l’Alliance.

[5] J. Calvin, L’Institution chrétienne (Aix-en-Provence : Kerygma, 1978, II, x, 2), 187.

[6] Ce sujet, comme presque tous ceux abordés dans cet article, est fort bien développé dans l’ouvrage de Cornelius van der Waal, The Covenantal Gospel (Alberta, Inheritance Publications, 1990), 192p. Plus technique, ce livre développe en profondeur des thèmes que Courthial ne fait qu’aborder : ainsi en est-il notamment de la question du dispensationalisme et des dons spirituels. Par contre, Le jour a une dimension plus « prophétique » que l’ouvrage de van der Waal. Ils sont donc merveilleusement complémentaires !

[7] Nous avons là un bon exemple de l’exégèse typico-historique chère à Courthial. Celle-ci consiste, notamment, à ne pas opposer sens typologique (ou symbolique) et sens historique. Ce n’est pas parce qu’un texte est historique qu’il n’a pas de portée typologique, pas plus que cette deuxième dimension ne nuit à la première.

[8] Courthial ne parle pas de formation mais de Reformation, probablement pour accentuer le fait que l’Eglise doit toujours redevenir catholique, se re-former selon le tout de l’Ecriture.

[9] Voici comment Courthial définit le mot « dogme » : « Le mot ‘dogme’, insupportable à tant de nos contemporains qui n’en comprennent pas le sens lumineux, désigne un point majeur et incontestable de doctrine qui ne s’impose à la foi de l’Eglise et à la conscience (au cœur) des chrétiens que parce qu’il est révélé dans l’ensemble, comme en de nombreux textes précis et complémentaires, de la Parole écrite de Dieu. Ce n’est que peu à peu, et non sans de grands combats spirituels, que l’Eglise et les chrétiens ont reçu (reçoivent et recevront), en mystères et, comme dogmes, dans une saisie progressive de leur vérité, ces points fondamentaux de la Révélation (pp. 141-142). »

[10] La convergence d’analyse avec celle qu’Eugenio Corti développe dans son roman passionnant intitulé Le Cheval rouge (Lausanne, L’Age d’homme, 1997) montre la validité de la réflexion de Courthial relative à la catholicité de l’Eglise. Romancier catholique-romain et théologien réformé luttent d’un même combat contre l’humanisme athée ; comme quoi la véritable catholicité traverse les différentes confessions historiques.

[11] P. Courthial, De Bible en Bible, Le texte sacré de l’Alliance entre Dieu et le genre humain (Lausanne/Aix-en-Provence : L’Age d’Homme/Kerygma, 2002), 206 p.

[12] Courthial omet volontairement l’accent sur le « e » dans ses derniers écrits. Nous avons remis l’accent en plusieurs endroits, ndlr.

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