Le péché originel : refus d’une doctrine biblique et ses conséquences

Le péché originel : refus d’une doctrine biblique et ses conséquences

Alain PROBST*

Stefan Zweig est, entre les deux guerres, l’une des personnalités les plus attachantes du monde littéraire d’Europe centrale. Il est, en dehors d’impressionnants travaux de traduction, l’auteur de nombreuses biographies. Son célébre Erasme vient à point pour conjurer les dangers des années 30. Aux dictatures montantes, ferventes, Zweig oppose la tolérance et le culte de la raison, l’Europe unie, maîtresse de culture. A la même époque, P. Valéry et E. Husserl, L. Brunschvicg travaillent en cette voie-là1.

I. Le spectre du mal radical

Zweig veut éloigner, avec Erasme, le spectre d’un « mal » non maîtrisable, d’une défaillance humaine, d’une corruption radicale, représentés par l’abominable figure historique de Luther. L’humanisme rationnel, optimiste, qui tend à la construction d’une citadelle enfin pacifiée des violences et fureurs de l’histoire, fait face à la doctrine luthérienne du péché et de la corruption. L’humaniste Zweig affiche alors toutes les raisons d’espérance qui doivent nous placer à la suite d’Erasme… contre Luther! La chanson bien connue s’égréne comme la musique douce, en immédiate audition: de Luther et Calvin aux dictateurs, on assiste à une même connivence, complicité essentielle de la pensée, avec les ivresses, tyrannies intérieures qui arrêtent le progrés spirituel de l’homme.

II. Le péché originel, mythe ou réalité?

La citadelle de demain, fondée sur la raison, exige qu’on oublie les obsessions du passé, les théories du serf arbitre, les cris antiphilosophiques de Luther, les outrances de langage des quelques célébres chapitres de la théologie paulinienne du péché et de la grâce. Pourquoi ne pas proposer « le Christ » sans la conception antique d’une chute spirituelle maculant l’action historique, et le projet politique, d’une souillure irréductible?

Le christianisme « évangélique » enseigne l’authenticité historique du récit de la Chute2, tient l’exactitude littérale des scénes en lesquelles « s’originent » destinées individuelles et histoire commune, biographies de l’homme concret et aventure collective. La doctrine biblique du péché originel3 n’est pas une « construction de la raison théologique prétentieuse », elle ne correspond à nul dépassement des limites de notre savoir. La doctrine ne dépend pas d’un mythe, d’une légende ou saga de forme indéterminée. Le récit du livre de la Genése n’appartient pas aux éléments généraux de l’histoire des religions. La scéne originelle de la tentation, de la chute du couple primitif créé par Dieu en perfection, se présente objectivement comme une histoire, un déroulement dans le temps d’événements précis marquant les étapes d’une séparation intervenant entre l’homme et l’origine divine. Elle aboutit à l’expulsion d’Adam et Eve du jardin d’Eden. Le récit du livre de la Genése fonde la doctrine du péché originel, cette histoire constitue « la chose du texte », l’arrangement doctrinal vient aprés cette souche primitive, aprés la série des événements en lesquels l’homme a été constitué pécheur.

III. Les renseignements cumulés des textes

Le libéralisme, la théologie herméneutique, tiennent essentiellement à l’arrangement littéraire d’abord, qui compose ensuite une doctrine (parfaitement « ridiculisable » comme l’explication, humaine trop humaine, des origines du mal).

La Bible, en revanche, nous place devant une histoire originelle composée de phases caractéristiques, d’événements distincts. L’arrangement littéraire éclaire la situation primordiale. C’est avec l’aide de cette histoire, des « engendrements premiers », comme dit l’hébreu, que la théologie proposera plus tard, postérieurement au récit, une doctrine du péché: synthése qui ne sera pas frappée de vacuité, car elle suivra, de texte en texte, la suite des événements, leur lecture par les auteurs bibliques.

Ainsi, en Romains 5 et I Corinthiens 15, il est bien question de repéres objectifs originels. Le récit du péché originel est prolongé par l’ensemble des histoires ou scénes initiales de la Bible4. Il n’est pas indifférent à nos perspectives que se greffe sur ces indications des débuts de l’histoire le diagnostic porté sur l’homme5, le monde6, la destinée des vivants7 ou les caractéres des nations8; ce diagnostic de la littérature scripturaire (la Loi) vient à être complété par les grandes théses de la littérature sapientiale.

Ainsi, il est à noter qu’en ces remarquables prolongements du récit originel, on trouve le catalogue des erreurs humaines de Romains 3. On n’oubliera pas que la rhétorique accumulative de ces accusations ne fait que répercuter l’ensemble des notations sur l’homme pécheur, déjà présentées dans le texte de l’ancienne Alliance, y compris celles que systématise la littérature sapientiale (Proverbes, Ecclésiaste).

IV. Le mirage de la théologie « herméneutique »

On connaît les formules classiques qui débutent les raisonnements rassurants : « Aujourd’hui, il est impossible de penser sous telle forme… », Horribile dictum. Ainsi, Paul Ricœur assure9, outre la rupture insensée avec la science et l’idée critique, au sens moderne, qu’une typologie historique fondée sur la personne d’Adam constitue un chemin à jamais fermé pour l’interprétation théologique, une voie privée d’issue.

L’herméneutique retrouvera, de ce fait, les affirmations prônées par le vieux libéralisme rationaliste, kantien ou « symbolo-fidéiste ». L’exégéte ne doit pas, dit-on, se laisser impressionner par la lettre même de l’énoncé scripturaire; Adam, nom propre d’un personnage individuel, prototype factuel d’une histoire arrivée, est un pseudo-appui, une fausse colonne.

L’herméneutique des « symboles » quitte le récit, ses références, ne conservant du texte que le seul drame de liberté, de responsabilité: la Chute illustre nos chutes, le récit artificiellement arrangé en une extériorité factice représente nos tempêtes intérieures. Tout individu est Adam selon l’interpréte, homme existant dans le monde, vie risquée, individu provoqué par le « fait », convoqué par la loi. Alors le mal retombe dans l’inexpliqué, le mystére tout à la fois familier et terrifiant, l’ultime contradiction que nulle théodicée ne pourra réduire par les raisons… le mal ne tient plus son sens de la Loi divine, il devient le bloc opaque, noir de l’échec. Le mythe d’Œdipe voisine alors avec la foi. Le tragique, horizon incontournable de la démarche, occulte le mal et le transpose dans « l’originaire »; le sourire des dieux confine à l’horreur.

V. Le lien entre péché originel et rédemption en Christ

La destitution de Genése 3, en son essentielle affirmation d’historicité, voile à jamais les raisons du mal, l’événement qui fit entrer le péché dans le monde10. Le salut n’est alors plus rachat du péché, rédemption des fautes, divine grâce accordée au pécheur11, car la contradiction inhérente au mal moral du pécheur descendant d’Adam, ayant besoin du « sacrifice », devient antinomie du monde, en laquelle Christ ne fait qu’indiquer un chemin.

L’abandon de la faute originelle interprétée comme une rupture avec Dieu entraîne nécessairement la socialisation du mal. En fait, hors d’un mystére effroyable du mal et de la mort, l’herméneute ne peut que constater les maux sociaux, politiques, historiques, et c’est donc une théologie politisée, munie d’un Christ « évoluteur », transformateur social, qui remplace le Sauveur mort sur la croix pour nos péchés.

Qu’on ne s’y trompe pas: il existe un lien essentiel, une véritable connexion entre la scéne originelle du chapitre 3 de la Genése, la doctrine du péché d’Adam et la signification du salut. On ne peut confesser « Dieu venu en chair », c’est-à-dire le Christ, croire que « le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu », annoncer que « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle »12 qu’à la condition sine qua non de maintenir intacte la doctrine du péché originel, l’historicité la plus objective du récit biblique de la tentation, de la catastrophe originelle et de la punition du couple primitif.

VI. Un Christ utopique ou le Christ de la Bible

La moindre déviation herméneutique en cette matiére rend incertain l’enseignement biblique sur l’origine, compromet l’idée scripturaire du mal. Celui-ci devient l’incrustable (qui sera trés vite attribué à un « aspect de l’être »), alors que hors de ce mystére irrationnel, insoluble antinomie du « monde », le théologien se tournera vers les maux les plus divers de la société (et tous les « ismes »). Le Christ n’est plus rédempteur, Sauveur (même s’il se trouve encore vaguement « connoté » par le langage traditionnel de la religion). Le Christ n’est qu’un prétendu modéle qui délivre des « leçons d’existence » à celui qui veut vivre en une société morale quand il ne s’identifie pas à la réalisation d’une utopie.

On est aux antipodes du schéma Création-Chute-Rédemption en Christ, hors du plan divin où Dieu le Pére ordonne l’élection inconditionnelle du salut, où le Christ réalise par sa mort expiatoire la purification du péché et où l’Esprit, en sa mission, applique par grâce le bénéfice du salut13.

A la limite, dans une théologie où les origines bibliques sont effacées avec la critique des scénes originelles, personne n’est Adam, et personne n’est le vrai Christ (où « tout le monde » s’identifie à Adam et n’importe qui devient le Christ: « l’autre », « le parti », « les gens bien », « le prolétaire », « l’ouvrier », « l’homme moral », etc.).

VII. Les présuppositions de la foi

Dans une étude délivrée dans le cadre des conférences sur H. Dooyeweerd14, le théologien calviniste Ronald Roper tend à préciser ce qu’on appelle « présupposition de la foi chrétienne ».

Pour distinguer avec force mythe et histoire narrative, Roper précise que nos présuppositions sur Dieu, l’origine, la Chute, le salut sont enclavées dans le texte narratif de l’Ecriture et doivent donc faire l’objet d’un engagement intellectuel authentique du côté du sujet croyant. Nos présuppositions peuvent faire droit à l’analyse; elles sont objets de l’expérience, elles répondent à l’alternative vérifiable/invérifiable, même si l’apologéte ne peut pas proposer la démonstration quasi physique de chaque terme contenu dans la Parole.

Ce point de doctrine – « locus » tout à la fois théologique et philosophique -correspond à la pensée la plus constante de Dooyeweerd: les présuppositions de la foi ne sont pas subjectives! Elles ne dénotent pas les « états psychologiques » du sujet « intérieur » ou une « expérience de foi mystique ». Les présuppositions sont « nécessaires »15. La Bible délivre des énoncés de base du discours ayant « valeur universelle ».

Le motif religieux triadique de la foi doit être ainsi exposé de maniére apologétique. Ce motif fondamental nous conduit inévitablement aux lointaines aurores qui virent la création d’Adam et Eve, au désert de l’originelle épreuve en laquelle l’humanité tomba sous la coupe de l’ange maléfique, aux décrets énoncés par Dieu, aux promesses de grâce qui furent réellement prononcées en Eden, aprés la Chute, et qui annoncérent la défaite du serpent et la victoire du Christ16.

Si les paroles solennelles du protoévangile17 ont été « arrangées » par un tardif compilateur, si elles ne sont qu’une dialectique verbale, si elles n’ont pas été adressées à Adam et Eve, nos parents, aprés la Chute, il n’y a ni Christ, ni salut. La certitude biblique se dissout dans le « mythe ».

VIII. Sur Romains 5 et I Corinthiens 15

De la même façon, l’interpréte ne saurait négliger le fait que, loin d’être un point d’appui aléatoire, la figure historique d’Adam constitue le point de départ nécessaire dans l’argument de Paul en Romains 5. L’expression « le péché est entré dans le monde » (v.12) se lit précédée d’une raison justificative typique du discours grec « Voilà pourquoi » (v.12). De même, l’ordre des raisons continue de se propager en un discours qui suit l’histoire humaine « de fait » (v.12) « jusqu’à la loi » (id.) « d’Adam à Moïse » (v.14), jusqu’à l’avénement du Messie (v.14). L’impression de l’argument vient à être renforcée par le contexte littéraire de Romains 4 à 6, où les types historiques se succédent.

  1. Abraham18 représente l’homme justifié par la foi seule (v.3); il est (v.7-8) celui qui annonce la promesse de grâce du Ps 32.
  2. Adam19 figure comme cet individu singulier (au début) par lequel le péché est entré dans le monde et par lui la mort (fin).
  3. Moïse intervient comme dispensateur de la Loi (v.13) jusqu’à Christ (v.14)
  4. Christ, enfin, est vu20 en tant qu’accomplissement de la Loi.

On remarquera que la différence entre l’état de perfection originel et l’état de corruption se joue sur les termes argumentatifs de Romains 5:12. Contraste de deux statuts (perfection-imperfection, justice-injustice) hors duquel l’existence même du mal devient énigme! Le même contraste s’appuie sur l’existence d’Adam: le texte la place au rang de personnages comme Abraham, Moïse, Christ. Cet ensemble de loci n’est pas unique dans le Nouveau Testament. En I Corinthiens 15 se retrouve chez l’auteur une suite raisonnée qui n’est pas sans ressemblance avec la précédente.

Aprés avoir rappelé la doctrine de Christ « selon les Ecritures21 » et le message de la résurrection, Paul réédite l’argument selon lequel « la mort étant venue par un homme, c’est par un homme aussi que vient la résurrection » (v.21). Ainsi Adam précéde, explique la venue de Christ ratio peccati, mais encore le même (« un homme unique ») précéde et justifie la résurrection.

Ce bref parcours de Romains 5 et I Corinthiens 15 ajuste la notion de présupposition. Roper insiste sur le fait qu’il existe un lien entre « foi », « présupposé », « texte narratif », « philosophie » et « apologétique ». La doctrine biblique – celle du péché originel – et les autres excluent le « mythe »22.

Le live célébre de Jonathan Edwards, Défense de la grande doctrine chrétienne du péché originel, ne signifie une « impasse » que pour ceux qui oublient ce qu’est réellement en philosophie réformée une « présupposition nécessaire ».

IX. Les postmodernes et les grands récits

En régime de réflexion postmoderne, la mode est à l’abandon des idées de « totalité ». G. Deleuze23 confesse que la mort du « tout », du « moi », du « sujet », de l' »origine », il n’en fait pas « une maladie »! De même F. Châtelet est loué pour avoir inscrit « l’histoire » en une irréductible perspective immanentiste. Jean F. Lyotard proclame le discrédit du « grand pan »; l’explication générale, le récit uni-total ont sombré, la critique ne connaît plus cette « histoire », « modéle de toutes les histoires », acceptée comme un principe de justification.

Le récit de la Chute illustre alors la conjonction insensée d’un arrangement littéraire légendaire avec un logos explicatif: union d’une tradition et d’une gnose. La Bible offre l’autre perspective: une histoire arrivée dont les conclusions explicatives nous sont offertes dans le parallélisme ultime des deux types, Adam et Christ.

X. Hans Jonas et le Dieu inaccessible

Le philosophe Hans Jonas a traité du concept de Dieu aprés Auschwitz. L’horreur historique, l’extrême propagation du mal (le phénoméne concentrationnaire) mettraient en question le concept traditionnel de Dieu « Seigneur de toute l’histoire ». Ainsi la dimension de ce mal exigerait, du côté de Dieu, le retrait, une maniére de laisser faire, d’abandon, la modification même de notre notion habituelle du Créateur: Dieu en devenir, Dieu entrant en souffrance dés l’instant de la création, Dieu soucieux, un Dieu qui n’est pas tout-puissant! Une doctrine du péché en vient à oblitérer le Dieu de toute perfection, qui devient le Dieu « inintelligible » de la souffrance.

Devant l’existence du mal ou même seulement du mauvais dans le monde, nous devrions sacrifier la compréhensibilité en Dieu… C’est seulement d’un Dieu complétement inintelligible qu’on peut dire qu’il est à la fois absolument bon et absolument tout-puissant et que, néanmoins, il tolére le monde tel qu’il est24.

Or, la « grande doctrine » du péché originel permet d’éviter ce théme, ruineux pour la foi : l’inintelligibilité de Dieu qui ne peut pas intervenir.

  1. L’Ecriture décrit avec précision l’état originel, la perfection premiére, où il n’y avait pas la moindre place pour « le mal ».
  2. La Bible atteste la mise à l’épreuve de cette situation initiale par laquelle la « vertu d’amour » serait affrontée au méchant25. L’alliance originelle implique l’amour-gratitude et donc, du côté d’Adam et Eve, cellule mére de toute l’humanité, l’obéissance aux commandements de l’Alliance.
  3. Le mal au sens scripturaire n’a donc rien d’un obscur irrationnel! On n’est pas encore au contact avec l’idée biblique du mal, quand la pensée oublie la trilogie initiale (Dieu, la perfection, la Loi et le péché comme violation de la Loi!). On quitte la sphére judéo-chrétienne quand le mal est vu comme un « en soi » sans Dieu, la Loi, l’Alliance et l’épreuve de celle-ci!

Le mal n’est point la réalité opaque de l’être, l’absurde, la contradiction mondaine ou la violence de l’histoire26. Le « ver irréfutable », dont parle P. Valéry, gâte le cœur de l’homme déchu. Cette perte est advenue dans l’histoire réelle du péché originel, histoire du premier écart vis-à-vis de la Loi de Dieu.

On remarquera aussi l’immense consolation inhérente à « la grande doctrine chrétienne du péché originel », selon l’expression de J. Edwards.

  1. Il y eut un état précis où l’homme vivant heureux ne connaissait pas le mal!
  2. Le mal a dû « entrer dans le monde »27. Il n’est pas propriété éternelle des éléments, menace mystérieuse, réalité opaque. Il n’était pas présent à l’origine et, si l’on peut dire, le mal a dû « se donner le mal » d’entrer en cette vie, de commencer.
  3. Ce mal entre par la chute originelle de nos premiers parents… Il peut donc en sortir! Ce n’est pas pour rien que la Bible offre la radieuse lumiére, l’espérance de la cité parfaite (non utopique!), où le mal n’existera pas, sera totalement banni.

XI. Le mal pour un temps

La rédemption en Christ (de l’ignominie à la gloire) ouvre sur un mal vaincu, mal qui sortira! Le mal et cette derniére ennemie, la mort28, seront exclus de la perfection subite qui vient et, si l’on peut envisager la gloire, l’incorruptibilité29, la mort définitive de la mort, c’est précisément parce que la « grande doctrine biblique du péché originel » enseigne que le mal n’est pas fatum, destin, horrible aspect de l’être, réalité ontologique, dualisme éternel.

Le mal affecte, « pour un temps », une excellente création; « entré dans le monde » par le péché d’Adam, il sortira du réel en raison de la croix et de la résurrection de Christ. Il y a donc immense consolation dans ce lien constitutif Adam-Christ, « entrée du mal » »sortie du mal ».

Anéantir la doctrine du péché originel, c’est se retrouver entiérement démuni devant le mal, l’impuissance de Dieu et, bien sûr pour les fidéles, l’inévitable pente vers l’agnosticisme, et l’athéisme s’annonce…

Le théologien néolibéral ne saura que trop l’extrême difficulté de nos maux, l’horreur de cette terre semblant maudite, l’inévitable victoire de la mort pour tout homme. Le mal vécu hors de l’autorité du texte biblique confine à l’absurde. D’adamique, il devient œdipien. Ricœur l’exprime clairement en niant l’authenticité du péché et l’historicité d’Adam. En dernier lieu, le mythe tragique est incontournable, « fond » irréductible de la réflexion. Il reste alors ce qui demeure « à notre portée » d’homme hors de la grande et indéchiffrable énigme: économie, politique, société.

La critique socialise le mal, fait surgir le bulletin d’adhésion aux partis politiques comme le chasseur et son chien font lever la perdrix… Le Christ, Seigneur du monde, dira-t-on – concession à une vague néo-orthodoxie – sauve du mal… On peut soutenir, à juste titre, qu’un certain protestantisme historique est mort le jour où nos théologiens n’ont plus disposé de « la grande doctrine du péché originel », qui fut celle de Luther, Calvin, des péres de Dordrecht, de l’orthodoxie luthéro-réformée du XVIIe siécle, pensée dont on trouve des traces profondes chez Edwards, Whitefield et encore chez les fréres Wesley au XVIIIe siécle.

Conclusion

Il reste à valider une derniére fois notre récit originel. On en empruntera le principe à Auguste Lecerf30

« Fini dans sa nature, infini dans ses voeux,
l’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux », disait le poéte.

L’immanentisme, rejetant l’infâme superstition qui vit, en un glorieux âge d’or passé et révolu, l’accomplissement de l’existence humaine, est incapable d’expliquer, par des raisons, l’aspiration au bien, rêve de restauration sociale, l’image utopique animant le plus grand nombre des projets du monde. Plus démuni que l’humble platonicien, il regarde la culture utopique en son essentiel ressort, radieuse lumiére irradiant les programmes les plus divers, sans comprendre. C’est bien l’existence de la perfection originelle, sa « trace » en nos histoires les plus difformes qui expliquent l’antique idéal restaurateur qui ne cesse de faire bouger les foules, même sous les aspects les plus aberrants du nudisme au communisme égalitaire, du mythe de la pureté raciale à l’Etat fasciste, du village solaire à la belle ville, sans souci, sans probléme…

Et, là encore, c’est bien le récit originel de nos Bibles qui rend compte en son élément de cette chose étrange, dont parle Molnar en son décisif écrit contre l’utopie31: le rêve d’une humanité parfaite, pétrifiée, surgissant d’hommes imparfaits.


* Alain Probst est professeur de philosophie à Paris.
1 S. Zweig (1881-1942), écrivain autrichien, auteur de romans et d’essais, a aussi écrit un livre célébre sur le droit à l’hérésie, Castellio gegen Calvin (Vienne: Reichner, 1936), où il a attaqué férocement Calvin.
2 Gn 3.
3 Contrairement à l’ancien libéralisme représenté par Henri Bois, E. Ménégoz, A. Wautier d’Aygualliers, ou au néolibéralisme d’un P. Ricœur.
4 Gn 3 à 11.
5 Jr 17:5, 9.
6 Ec 7:13, 8:6, 9:3.
7 Ec 12:7-8, 12:1-2.
8 Dn 12:6; Mi 1; Dn 11.
9 Dans Finitude et culpabilité: tome II, « La symbolique du mal », et dans Essais herméneutiques, tome I.
10 Rm 5; I Co 15.
11 Voir déjà Gn 3:15.
12 I Jn 4:2; Lc 19:10; Jn 3:16.
13 Jean Bosc rappellerait aussi, à cette étape, les trois ministéres ou offices inséparablement liés « dans le Fils ». 14 R. Roper à Hoeven, Pays-Bas, août 1994, « Narrative Scriptures Religions Groundmotives ». Les philosophes réformés comme Dooyeweerd, Vollenhoven et Popma ont contribué au développement de cette importante notion. Il ne peut être évidemment question d’évoquer dans le détail les prolégoménes trés soignés de leurs exposés systématiques, si ce n’est pour rappeler que la Parole de Dieu adresse à l’homme pensant des principes universels concernant être et monde, et qui forment le fondement de la réflexion.
15 Cf. Dooyeweerd, « A New Critique of Theoretical Thought » I (1953-1958), « La nouvelle tâche d’une philosophie chrétienne », La Revue réformée, 31 (1957-3).
16 Gn 3:15. Voir Lc 2:33-35.
17 Gn 3:15.
18 Rm 4:1.
19 Rm 5:12.
20 Rm 6.
21 I Co 15:3-4.
22 II P 1:16.
23 Cf. ses Pourparlers.
24 Voir H. Jonas, « The Concept of God after Auschwitz: a Jewish Voice », JR 67 (1987), 1-13. On retrouve les mêmes thémes dans la christologie de J. Moltmann
25 Gn 3:1.
26 Comme chez Sartre, Camus, Heidegger, Hegel, Kojéve.
27 Gn 3; Rm 5; I Co 15.
28 I Co 15.
29 I Co 15.
30 Cf. notamment « La doctrine du péché et de la grâce », La Revue réformée, n° 43 (1960/3).
31 T. Molnar, L’Utopie: éternelle hérésie (Paris: Beauchesne, 1973).

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