L’éloquence sacrée

L’éloquence sacrée1

Messieurs les étudiants,

Bien que l’art de la récitation dépende plus de la pratique que de la théorie, il a pourtant certaines règles, qu’il faut avoir présentes à la pensée pour se livrer avec fruit aux exercices qu’il exige et qui font l’objet de ce cours. Je crois devoir, en commençant nos leçons de cette année, vous exposer ces règles, ou pour mieux dire vous les remettre en mémoire. Je me borne ici à quelques aperçus généraux qui peuvent entrer dans les limites d’un discours, et qui trouvent leur application partout.

Considérations générales sur l’art de la récitation

L’importance de la récitation

Il est à peine nécessaire que je vous rappelle l’importance d’un bon débit. Entre tous les moyens humains, il n’en est aucun qui contribue plus à fixer l’attention des hommes et à remuer leurs cœurs. Tel discours qui, débité avec emphase ou avec monotonie, laisse l’auditeur froid et semble l’inviter à la distraction, l’eût attaché, convaincu, attendri, s’il eût été prononcé avec l’accent de l’âme et les intonations que la nature enseigne au sentiment et à la raison. On a beau dire que c’est là un point de forme, dont l’orateur chrétien ne doit pas trop se préoccuper. Quand le débit serait une chose secondaire pour l’orateur, ce qui n’est pas, car l’état de l’âme y a plus de part qu’on n’a coutume de se l’imaginer, il aurait toujours une importance capitale pour l’auditeur, puisqu’il influe si puissamment sur ses pensées et ses dispositions. Croyez-en deux hommes qui devaient s’y connaître, Démosthène et Massillon. Plus les genres d’éloquence où chacun d’eux a excellé sont différents, plus il y a de force dans le témoignage qu’ils rendent l’un et l’autre à la puissance du débit et de l’action oratoire. On demandait à Démosthène quelle est la première qualité de l’orateur : « C’est l’action, répondit-il. Et la deuxième ? L’action. Et la troisième ? L’action. » Massillon en jugeait de même, puisqu’il dit un jour à une personne qui lui avait demandé quel était, selon lui, le meilleur de ses sermons : « C’est celui que je sais le mieux. » Pourquoi cela, si ce n’est parce que celui qu’il savait le mieux était aussi celui qu’il récitait le mieux ? Il est permis de croire que ces deux grands maîtres de l’art ont exagéré leur pensée pour la rendre plus frappante, mais le fond en est parfaitement juste. Ce n’est pas seulement une opinion vraie : c’est un fait d’expérience et qu’on ne saurait contester.

Ce que nous venons de dire n’a rien qui doive effaroucher une âme pieuse. La vraie piété ne nous interdit pas l’usage des facultés naturelles que Dieu nous a départies ; mais elle nous commande d’en user pour sa gloire et pour le bien de nos semblables. Ce que Bossuet a si bien dit des serviteurs inspirés de Dieu s’applique à plus forte raison à tous les autres : « La vraie sagesse se sert de tout, et Dieu ne veut pas que ceux qu’il inspire négligent les moyens humains, qui viennent aussi de lui à leur manière. » S’abstenir, c’est le mot de la morale mystique ; celui de la morale évangélique, c’est sanctifier. Et assurément le second est au-dessus du premier, car pour s’abstenir il suffit de se défier, mais pour sanctifier il faut croire. Exercez-vous sans scrupule, Messieurs, à l’art de la parole et du débit : mais que ce soit dans un esprit chrétien. Que l’art de réciter soit pour vous, non un but, mais un moyen. Si vous ne vous proposez d’autre but en vous appliquant à bien réciter que la récitation elle-même, et les louanges que le monde prodigue à ceux qui parlent bien, vous n’êtes plus prédicateur ; vous n’êtes plus même orateur ; vous êtes acteur. Mais si vous cultivez la parole comme un moyen de glorifier Dieu et de faire du bien aux hommes, vous remplissez un devoir ; et plus vous y aurez apporté d’ardeur et de travail, plus aussi vous pourrez implorer avec confiance cette grâce sans laquelle le plus éloquent « n’est qu’un airain qui résonne et une cymbale qui retentit ».

La difficulté de la récitation

Ce travail est d’autant plus nécessaire que la difficulté de l’art qui nous occupe en égale l’importance. L’expérience le prouve : les hommes qui récitent bien sont rares. Il y a pourtant ici une distinction à faire entre la récitation de l’acteur et celle de l’orateur. La première est beaucoup plus difficile que la seconde ; et si les orateurs qui parlent bien sont peu communs, les grands acteurs, au moins pour la tragédie, sont des phénomènes qui n’apparaissent guère que de siècle en siècle. C’est que l’acteur a deux choses à faire, tandis que l’orateur n’en a qu’une.

Il suffit à celui-ci d’exprimer des sentiments qu’il éprouve lui-même : mais celui-là doit exprimer les sentiments d’un autre. Or, pour les exprimer, il faut d’abord se les approprier ; et cette obligation, qui pour l’orateur n’existe pas, exige chez l’acteur une étude toute spéciale, et forme vraisemblablement la partie la plus difficile de son art. Se transporter dans un personnage auquel on est complètement étranger ; en revêtir les mœurs, le caractère, les passions, le langage ; et pourtant demeurer maître de soi et l’esprit libre, puisque ce serait une faiblesse chez l’acteur de se confondre avec son rôle au point de s’oublier soi-même et de ne plus se regarder jouer ; c’est une faculté prodigieuse et qui paraît tenir à certaines dispositions naturelles toutes spéciales2. Il semble qu’il y ait un organe à part pour l’art dramatique ; et l’on a remarqué que les acteurs illustres n’ont pas toujours été des hommes d’une grande portée intellectuelle. Ainsi l’on peut faire entre l’orateur et l’acteur la même différence que faisait Cicéron entre l’orateur et le poète : Nascuntur poetae ; fiunt oratores (« On naît poète ; on devient orateur »). Grâces à Dieu, nous dépendons moins de l’organisation, et cette puissance d’imagination ne nous est pas indispensable : notre tâche, à nous, est à la fois plus noble et moins compliquée. Communiquer nos sentiments et nos pensées d’une manière convenable, juste, expressive : voilà tout ce que nous voulons.

Examen d’une question particulière

Mais comment se fait-il alors que les orateurs qui débitent bien ne soient pas en plus grand nombre ? Sans parler de ceux du barreau et de la tribune, d’où vient que des prédicateurs chrétiens prononcent parfois leurs discours sans mouvement dans le débit, ou même sans justesse dans les inflexions, bien qu’on ne puisse révoquer en doute ni la sincérité de leurs croyances, ni l’intérêt que le sujet leur inspire ? On a droit de s’en étonner d’autant plus que bien souvent ces mêmes hommes ont dans une conversation animée plusieurs des qualités qui leur font défaut dans la chaire, et qu’ils n’auraient, semble-t-il, qu’à demeurer eux-mêmes pour être d’excellents récitateurs. La question est difficile : essayons pourtant d’y répondre.

Reconnaissons d’abord qu’il y a loin d’une conversation, même grave, intéressante, animée, à la prédication. Un discours où l’on prend à tâche de développer une ou plusieurs propositions, en parlant seul durant une heure et devant un public nombreux, a et doit avoir quelque chose de suivi et de soutenu que la conversation n’a pas. On n’est plus dans la nature toute simple : il faut calculer ses moyens, ménager sa voix, renforcer ses intonations ; en un mot, il faut s’observer ; et dès qu’on s’observe, on n’est plus dans ce vrai pur où le naturel se montre et se livre tout entier. La prédication exige même certaines facultés physiques et morales qui ne sont pas le partage de tout le monde, et dont on n’a pas besoin pour la conversation. Il n’y a donc pas parité dans les deux cas : et cela suffirait pour expliquer que tel puisse réussir dans l’un qui échoue dans l’autre.

Cette première différence, qui est dans la nature des choses, en produit une autre qui tient à l’orateur. Pour s’élever au-dessus du ton de la conversation, la plupart des prédicateurs s’en éloignent trop. Ils enflent leur débit, et déclament au lieu de parler : or, l’emphase venue, le naturel s’en va. Il ne faut pas leur en trop vouloir : soit influence de l’exemple, soit tradition de mauvais goût, soit facilité d’une méthode où l’abondance des poumons supplée au travail de la réflexion et à l’énergie du sentiment, il n’y a pas un seul de nous peut-être en qui l’on ne trouve quelque levain de déclamation, et qui prêche avec une parfaite simplicité.

On lit, on récite ou on improvise. Si on lit, il est presque impossible de prendre un ton entièrement naturel ; soit parce que l’art de bien lire est peut-être encore plus difficile que celui de bien réciter ; soit parce que le prédicateur qui lit quand il est censé parler se place par là dans une sorte de fausse position, dont il faut qu’il subisse la peine.

Ce sera mieux si l’on récite après avoir appris par cœur : on parle toujours d’après son cahier, cela est vrai, mais on parle pourtant. Que ce soit après avoir préparé ses pensées, et même ses mots, c’est une chose que l’auditeur n’a pas besoin de savoir, et qu’un bon débit peut cacher ordinairement à ceux qui n’ont pas l’habitude de parler eux-mêmes en public. L’esprit, la voix, l’attitude même du corps, tout est plus libre, et le débit bien plus naturel. Mais peut-il l’être complètement ? Je ne sais. L’art peut aller bien loin, mais il est toujours l’art ; et il y a un certain ton de semi-déclamation auquel on n’échappe guère : c’est comme un tribut qu’il faut payer à la méthode ; méthode que nous sommes du reste loin de condamner, et qui paraît avoir été pratiquée par quelques-uns des serviteurs de Dieu en qui il s’est le plus glorifié3.

Enfin, pourra-t-on se soustraire aux inconvénients que nous venons de signaler, et sera-t-on certain de réciter simplement en se livrant à l’improvisation ? Je crois bien que c’est avec cette méthode qu’on peut espérer de débiter le mieux, à condition toutefois qu’on possède une facilité assez grande ou une préparation assez complète, ou mieux encore l’une et l’autre, pour pouvoir ne pas chercher péniblement ses pensées et ses mots ; sans cela, c’est la plus mauvaise de toutes les méthodes, pour la forme comme pour le fond. Mais, alors même qu’on aura reçu de la nature ou acquis par l’exercice une facilité véritable ; alors même qu’on aura médité soigneusement sur l’enchaînement et l’ordre de ses idées, alors même qu’on s’y sera aidé de la plume, comme il est presque indispensable de le faire pour bien parler, il restera toujours quelque chose de cette peine qui tient à la recherche de ce qu’on doit dire, et le travail de la parole absorbant une grande partie des forces de l’esprit, l’orateur conservera difficilement assez de liberté pour garder toujours les tons naturels. Ainsi la simplicité sera gênée par d’autres causes que chez l’homme qui récite, mais ne le sera guère moins. Il est de fait que les tons faux ou exagérés ne sont pas rares chez des hommes qui s’abandonnent à l’improvisation, à part les moments où ils ont l’esprit tout à fait libre et sont entièrement maîtres de leur parole.

J’ai parlé de liberté d’esprit. C’est là ce qui, plus que tout le reste, met le prédicateur dans le naturel, et par conséquent dans le ton vrai. S’il pouvait être parfaitement à son aise, le plus grand empêchement d’une récitation juste et naturelle serait ôté. Mais c’est là ce qui manque le plus, soit chez ceux qui improvisent, ce qui se conçoit sans trop de peine, soit même chez ceux qui récitent un discours appris. Quand ils se voient en présence d’un auditoire, ils prennent peur. Ils craignent de déplaire ; ou, s’ils ont des sentiments plus élevés, ils craignent de ne pas faire impression sur ceux qui les écoutent ; ou enfin ils éprouvent un embarras vague dont ils ne se rendent pas bien compte à eux-mêmes, et dont certains ministres pieux ne sont pas tout à fait exempts. Tantôt c’est le public qui les intimide ; tantôt c’est un petit nombre d’auditeurs. Que dis-je ? Peut-être un seul auditeur plus éclairé, plus difficile ou seulement d’un rang plus considérable que les autres : pauvre cœur humain ! Dès que cette malheureuse timidité est entrée dans l’âme, tout est perdu. La vue de l’esprit se trouble, les pensées sont confuses, le sentiment émoussé, la voix même mal assurée ; une respiration trop courte fatigue les poumons et annonce un enrouement prochain. Si l’orateur improvise, il risquera de demeurer court ; ou bien, par une sorte de calcul qui se fait chez lui presque à son insu, il cherchera à couvrir la pauvreté du fond sous l’éclat de la forme, et débitera des idées communes, mal développées, et tout au plus justes, d’une voix solennelle et d’un ton déclamatoire, qui laissera ses auditeurs aussi froids que lui-même, et qui, une fois adopté, ou plutôt une fois subi, le tiendra comme enchaîné jusqu’à la fin de son discours.

On parle beaucoup, Messieurs, de talent et de facilité pour la parole. Je suis loin d’admettre ce principe, qu’on attribue à tort ou à raison à Jacotot : que toutes les capacités sont égales. Mais cette erreur ne serait, comme tant d’autres, que l’exagération d’une vérité. Dieu ne s’est montré, dans la répartition de ses dons, ni aussi avare, ni aussi inégal qu’on le pense ; et comme il n’y a guère de terrain auquel la culture ne puisse faire produire au moins les aliments de première nécessité, il n’y a guère d’esprit non plus qui ne soit capable, bien dirigé, d’apprendre à parler d’une manière juste, intéressante, impressive. Les différences énormes qu’on observe à cet égard entre un orateur et un autre proviennent beaucoup moins qu’on ne se le figure d’une inégalité naturelle, et beaucoup plus qu’on ne pense de cette autre inégalité qui dépend de la volonté de l’homme et de ses efforts. Cela semble juste et désirable ; et cela est vrai : doublement vrai pour l’éloquence de la chaire, où l’élément moral tient une place si considérable. Pour m’en tenir au sujet qui a donné naissance à cette réflexion, la puissance avec laquelle certains hommes parlent, et la justesse de leur débit, tient en grande partie à ce qu’ils ont su se mettre parfaitement à leur aise dans une position où d’autres sont embarrassés. Si le trouble paralyse toutes les facultés, la liberté d’esprit les multiplie. De deux hommes qui viennent à rencontrer quelque péril, ce n’est pas toujours le plus habile qui se tire le mieux d’affaire ; c’est ordinairement celui qui conserve tout son sang-froid : et le plus grand génie n’est bon à rien quand il est glacé par la peur. Eussiez-vous les plus belles facultés, de quoi vous serviraient-elles, si vous n’avez pas l’esprit libre ? Mais celui qui est à son aise ne dit que ce qu’il veut, le dit comme il veut, réfléchit, s’arrête un moment, au besoin, pour chercher un mot ou une pensée, emprunte de cette suspension même un accent ou un geste naturel et expressif ; tire avantage de ce qu’il voit et de ce qu’il entend, met en usage enfin toutes ses ressources : et c’est beaucoup dire, car « l’esprit de l’homme est une lampe de l’Eternel ; il sonde jusqu’aux choses les plus profondes ».

Vous me direz peut-être que cette confiance à laquelle je vous exhorte est une faveur à souhaiter à un homme plutôt qu’une disposition à lui recommander ; qu’elle est l’heureux fruit du tempérament, des succès obtenus, du talent lui-même, et que ne se met pas à son aise qui veut. J’accorde que cela dépend en partie du tempérament, et c’est une raison pour le fortifier s’il est naturellement timide ; du succès obtenu, et c’est une raison pour qu’un jeune homme mette tous ses soins à bien débuter dans la carrière ; enfin du talent même, et c’est une raison pour cultiver soigneusement la part qu’on en a reçue. Mais il y a un autre élément qui entre dans cette aisance que je vous souhaite et que je vous recommande tout ensemble, c’est la foi. Prenez position comme ambassadeur de Jésus-Christ, envoyé de Dieu auprès des hommes pécheurs ; croyez que celui qui vous envoie ne vous laissera pas parler en vain ; cherchez le salut de ceux à qui vous parlez, comme le vôtre ; oubliez-vous vous-mêmes pour ne voir que la gloire de Dieu et le salut de vos auditeurs : alors vous tremblerez davantage devant Dieu, mais vous tremblerez moins devant les hommes. Alors vous parlerez avec liberté, donc, avec cette mesure de facilité et de justesse que vous possédez dans les autres circonstances de la vie. Si notre foi était parfaite, nous ne risquerions guère plus de nous jeter dans des tons faux ou déclamatoires, que nous ne ferions en criant à un homme qui se noie de saisir la corde qu’on lui tend pour le sauver.

Ainsi, j’explique l’infériorité de beaucoup de prédicateurs dans le débit oratoire, en partie par la difficulté des discours publics et soutenus, mais en partie aussi par le manque de certaines dispositions morales ; d’où il suit que c’est par un travail assidu, et par un progrès spirituel, qu’ils parviendront à porter dans la chaire ces mêmes facultés de parole dont ils jouissent ailleurs. Mais cette question particulière nous a trop écartés de notre sujet ; il est temps d’y revenir, et de nous rendre compte de ce qui constitue l’art de la récitation.

Tout art a pour base la nature, mais la nature embellie. Il a pour base la nature ; la poésie et l’éloquence ne reposent pas sur des règles de convention ; c’est le cœur et l’esprit de l’homme, de l’homme tel qu’il est, qu’il faut peindre et qu’il faut intéresser. Mais il a pour base une nature embellie, idéalisée : il imite, mais il ne copie pas. Quand Barthélemy4 nous décrit les massacres de septembre en termes qui nous les font moins connaître que voir de nos yeux ; quand sa muse dégouttante de sang n’a d’autre ambition que de nous inspirer la même horreur, qu’eût fait le spectacle hideux où elle se plaît à nous traîner avec elle ; Barthélémy, avec tout son esprit, a faussé son art ; ce n’est là ni de la peinture, ni de la poésie ; c’est une boucherie. Je ne voudrais pas trop me préoccuper du point de vue de l’art, en parlant de la récitation d’un prédicateur. Cependant on peut dire, en général, que cette récitation doit partir également d’une imitation de la nature. Ecoutez parler les hommes qui parlent bien ; observez-les, quand ils ne s’observent point eux-mêmes ; retenez leurs intonations, et transportez-les dans votre débit. Mais, tout en les adoptant, relevez-les : vous aussi, imitez, mais ne copiez pas. Ne causez pas en chaire. Une familiarité outrée serait un défaut presque aussi grand que la déclamation : il est plus rare ; mais il se trouve pourtant chez certains prédicateurs, surtout chez ceux qui sont sans études. Le ton de la bonne conversation, mais ce ton relevé et ennobli, voilà quel me semble être l’idéal du débit oratoire.

De ces considérations générales, je passe aux exercices qui vont nous occuper ici ; et le reste de ce discours sera employé à vous donner quelques directions, d’abord pour la partie physique de la récitation, ensuite pour sa partie morale.

Directions pour la partie physique de la récitation

Nous venons de le dire, et nous aurons occasion de revenir là-dessus : cette partie de la récitation est secondaire, parce qu’elle est instrumentale. Les organes ne sont dans la récitation, comme dans toutes les opérations de l’intelligence humaine, que les agents de l’esprit. Mais ces agents sont indispensables, et à proportion qu’ils serviront mieux l’intelligence, la récitation sera, toutes choses égales d’ailleurs, plus puissante. Il ne faut donc pas mépriser la partie physique du débit. Toutefois nous serons courts sur ce point, où chacun saura se guider lui-même, moyennant un petit nombre d’indications.

La voix

La voix doit être exercée fréquemment et soigneusement. Tâchez de rendre votre voix nette, forte, sonore et flexible tout ensemble : on n’y parvient que par un long usage. Appliquez-vous à vous rendre maître de votre voix. Celui qui possède cette faculté trouvera des ressources même dans une voix ingrate, et obtiendra de grands effets, avec peu de fatigue. Mais la plupart des récitateurs sont esclaves de leur voix ; ils la conduisent moins qu’ils ne sont conduits par elle. Alors, elle a beau avoir les qualités les plus précieuses, c’est un instrument rebelle. On ne doit pas craindre que les exercices journaliers, qui sont nécessaires pour dompter ainsi et assouplir la voix, nuisent à la poitrine. S’ils sont modérés, ils la fortifieront au contraire ; et des médecins expérimentés conseillent aux personnes délicates l’usage du chant et de la récitation. Le moment le plus favorable pour ces exercices, c’est une heure ou deux après les repas : l’estomac ne doit être ni vide ni plein.

La prononciation

Après le soin de la voix vient celui de la prononciation. Il y a une prononciation naturelle : j’appelle ainsi la prononciation des éléments de la parole qui sont communs à toutes les langues ; et il y a une prononciation de convention : c’est celle que chaque peuple adopte pour les mots de son idiome.

Il faut commencer par se rendre parfaitement maître de la prononciation naturelle, et apprendre à donner à chaque voyelle le son qui lui appartient, et à faire pour chaque consonne le mouvement qui lui est propre. Ce dernier point est celui qui importe le plus. Si la pureté des sons vocaux contribue beaucoup à la grâce du discours, c’est surtout l’articulation des consonnes qui en fait la netteté, la vigueur et l’expression. Un homme qui articule bien peut se faire entendre de loin sans crier, et même en faisant à peine sentir les voyelles : et c’est le moyen auquel on a recours sur le théâtre en faisant parler à demi-voix des personnages mourants ; on force la consonne, et on retient le son. Mais celui qui articule mal ne se fera jamais entendre de loin ; et en forçant les voyelles, il ne ferait qu’ajouter à la confusion. C’est aussi dans la prononciation des consonnes que se rencontrent les vices les plus communs ; et il n’y a presque personne, qui ne puisse, en s’observant de près là-dessus, se trouver en défaut sur quelques points. L’un grasseye ; il prononce le r avec la luette et dans le gosier, au lieu de le prononcer avec la langue et contre le palais. Un autre blaise : en prononçant le s il avance le bout de la langue entre les deux rangées de dents et fait entendre une sorte de th anglais, au lieu d’un sifflement pur. Beaucoup de personnes manquent le ch ; elles y substituent, ou un s, ou une sorte de f, ou un ch mal attaqué qui provient de ce que la langue prend dans la bouche une position légèrement oblique. Il n’est aucun de ces défauts qu’on ne puisse corriger avec de la persévérance5. Vous vous rappelez l’exemple de Démosthène, dont les principaux efforts furent dirigés sur le développement de la voix et la prononciation du r. Il serait à désirer qu’on prît l’habitude d’exercer de bonne heure les enfants à bien former les sons et les mouvements : on obtiendrait alors sans peine des résultats qui coûtent dans un âge plus avancé des peines infinies et un temps précieux.

La prononciation de convention, propre à la langue que nous parlons, ne peut s’apprendre qu’avec un bon guide. Il faut d’abord s’entendre sur la prononciation qu’on veut adopter pour règle, puisqu’elle varie d’une province à une autre. En France, on peut, en général, conseiller pour modèle la prononciation adoptée par la bonne société de Paris. Il y a peu de livres à consulter sur cette matière : nommons cependant les travaux consciencieux de Dubroca ; et un petit ouvrage d’une dame, singulièrement complet dans sa brièveté : Traité de prononciation, par Mme Sophie Dupuis.

La respiration

Il reste un autre point qui est tout à fait négligé par la plupart des récitateurs, et qui a pourtant une très grande importance : c’est l’art de respirer à propos. Un homme qui respire à propos se fatiguera moins en parlant trois ou quatre heures, comme le font certains orateurs politiques, surtout en Angleterre, qu’un autre en parlant une demi-heure ; et les orateurs qui peuvent parler si longtemps, ce sont ou des hommes qui ont étudié l’art de respirer, ou des hommes qui parlent d’abondance, mais qui parlent bien ; car alors la respiration se règle de soi-même et sans qu’on y pense, tout comme dans la conversation. Mais il n’en est pas de même quand on récite un discours appris par cœur ; et cela est vrai surtout si c’est le discours d’un autre : car, en écrivant, nous prenons, sans nous en rendre compte, le soin d’approprier la longueur et le tour de nos périodes aux habitudes de nos poumons. Mais l’exercice où il est le plus difficile de bien respirer, parce que c’est celui où l’on s’éloigne le plus du ton naturel, c’est la lecture : aussi remarque-t-on qu’on se fatigue beaucoup plus vite en lisant qu’en parlant. Il y a peu d’hommes qui puissent soutenir une demi-heure de lecture, sans un léger embarras dans l’organe : il y en a beaucoup qui peuvent parler une heure sans peine. Le point de la difficulté est celui-ci : placer la respiration de telle sorte qu’on reprenne toujours son souffle un moment avant de l’avoir épuisé. Pour cela, il faut respirer très souvent, et profiter pour le faire des petits repos de la récitation. On pourrait craindre que cette obligation ne gêne la parole et ne la refroidisse ; mais, au contraire, les repos qu’on se ménage ainsi, quand on s’est exercé à les bien prendre, servent autant l’expression que la voix ; ils ne communiquent au discours que cette sorte de lenteur qui donne plus de poids et de vigueur à la pensée ; et cette heureuse infirmité devient ainsi une force de plus.

Enfin, c’est en respirant à propos qu’on évitera un défaut très commun et très grave : c’est de laisser tomber la voix à la fin des phrases, ce qui rend la récitation à la fois indistincte et monotone. C’est l’abus d’une règle que la nature indique. Il est naturel de baisser légèrement la voix au moment d’achever une phrase, du moins dans la plupart des cas ; car il est certaines pensées qui exigent au contraire que la voix soit relevée en finissant. Mais on rend cette chute trop sensible, et on la prend de trop haut, de telle sorte qu’il y a souvent trois ou quatre mots que l’auditeur entend à peine, ou n’entend pas du tout. Ce serait déjà un assez grand mal, quand d’ailleurs on n’affaiblirait pas l’expression en même temps que la voix. Règle générale : il faut soutenir la voix jusqu’à la fin des phrases, sauf à observer ce léger abaissement, et, si je l’ose dire, cette petite recourbure qui marque que le sens est terminé. Mais cela exige qu’on respire à temps : car c’est pour avoir épuisé ses poumons qu’on laisse ainsi tomber sa voix : quand on n’a plus de souffle, on n’a plus de son.

Directions pour la partie morale de la récitation

Ce titre seul fait connaître le point de vue sous lequel nous considérons tout l’art de la récitation, et dans lequel nous prenons le principe fondamental qui sert d’appui à toutes les règles. Ce principe le voici : la récitation a son siège, non dans la bouche, mais dans le sentiment et dans la pensée. Elle dépend moins de la voix que de l’âme. Je risquerais d’être mal compris, si je n’avais commencé par faire mes réserves en faveur de la partie vocale de la récitation. Je suis bien loin de vouloir qu’on la sacrifie. Mais ici je suppose l’instrument tout exercé, l’organe souple et fort, la prononciation bonne, l’articulation nette, la respiration aisée. Cette préparation achevée, et le moment venu de réciter en effet, souvenez-vous, Messieurs, que la récitation est avant tout une affaire de l’âme ; et rendez-la aussi indépendante des organes que vous le pourrez. Au fond, c’est l’âme du récitateur qui parle à l’âme de l’auditeur. Les organes de la parole chez l’un et ceux de l’ouïe chez l’autre ne sont que des intermédiaires entre l’esprit de celui qui parle et l’esprit de celui qui écoute. Plus on saura franchir rapidement ce passage, plus on saura faire oublier l’organe pour ne laisser paraître que l’âme, mieux on récitera. Que l’âme, l’âme tout entière, avec son unité constante, aussi bien qu’avec ses mouvements infinis, se voie à travers la parole, comme le fond d’un ruisseau au travers d’une eau parfaitement limpide ; si limpide, qu’elle semble n’y être pas. Les organes aussi doivent être pour la pensée des interprètes si dociles et si fidèles, qu’ils semblent n’y être pas ; il faut qu’ils obéissent jusqu’à s’effacer. C’est là leur gloire à eux et leur mission ; et cet idéal réalisé supposerait la perfection de l’organe, autant que celle du sentiment. De là notre principe fondamental : « C’est l’âme qui doit réciter. » Nous allons en déduire quelques directions générales, qui n’en sont à le bien prendre qu’autant d’applications6.

La récitation doit être vraie

Que la récitation soit vraie, ou juste ; qu’elle donne à chaque pensée et à chaque sentiment l’accent qui lui est propre. Pourquoi tel accent est-il propre à tel mouvement de l’âme ? Pourquoi, par exemple, élevons-nous la voix au commencement de la phrase et la baissons-nous à la fin quand nous faisons une question à laquelle nous attendons une réponse ? Pourquoi faisons-nous l’inverse, dans cette espèce de questions qui ne demandent point de réponse, et qui ne sont qu’une autre forme pour l’affirmation ? Pourquoi telle intonation marque-t-elle une simple assertion, telle autre le doute, telle autre la surprise, telle autre la colère, etc. ? C’est là une question à laquelle nous ne pouvons pas répondre. Nous constatons que cela est dans la nature : l’observer et le reproduire, voilà la tâche de la récitation. Mais expliquer le secret rapport qui existe entre les mouvements de l’esprit et les inflexions de la voix, nul ne le peut, que Celui qui a formé également et l’âme humaine et les organes qui lui servent à communiquer ses impressions. Qu’il y ait à cet égard des lois constantes et bien déterminées, c’est ce que prouvent suffisamment les deux observations suivantes. En premier lieu, tous les hommes, sans en excepter ceux qui ne se sont jamais occupés de récitation, reconnaissent une inflexion juste quand ils l’entendent : c’est sur cette remarque qu’est fondé l’art dramatique. En second lieu, il y a des inflexions qu’on peut appeler primitives, et qui demeurent invariables en passant d’une nation et d’un idiome à un autre, malgré la diversité infinie de tout ce qui est objet de convention. Mais ces accents de la nature, comment les trouver ? Un premier moyen qui se présente à l’esprit, c’est de les observer chez les autres : il est excellent ; mais nous ne pouvons pas en faire usage dans tous les cas. Nous ne trouvons pas toujours l’occasion d’entendre prononcer à des hommes qui parlent bien, précisément tel ou tel mot, telle ou telle phrase, sur laquelle nous sommes embarrassés. Je suppose donc que nous soyons abandonnés à nous-mêmes. Comment trouver les accents de la nature ? Je réponds, il faut les chercher dans notre âme. Il faut commencer par discerner l’impression intérieure ; et cette impression, bien saisie, nous conduira à l’accent. C’est la première conséquence du principe général que nous avons posé ci-dessus, ou plutôt ce n’est que ce principe lui-même mis en pratique.

Il ne s’agit donc pas d’essayer en tâtonnant de toute sorte d’intonations et de jeter au hasard des éclats de voix : il faut s’asseoir, réfléchir, comprendre, sentir et interroger dans le silence son esprit et son cœur. Ce n’est qu’après ce travail intérieur que les essais de la voix seront utiles : ils achèveront d’éclaircir et d’animer le mouvement de l’esprit qui leur a d’abord donné naissance. C’est par là qu’on parviendra peu à peu à trouver le ton vrai, qui, une fois trouvé, et surtout trouvé de cette manière, restera dans la mémoire de l’âme et reviendra se présenter au besoin. Un moyen fort utile de s’aider dans cette recherche, c’est de traduire la pensée en d’autres termes, et en termes plus familiers que ceux du discours ; ou bien encore, de chercher comment on rendrait un sentiment analogue dans le cours ordinaire de la vie. Ce soin de remonter des mots à la pensée, et d’interroger l’âme sur les inflexions de la voix, est d’autant plus nécessaire que la même phrase, le même mot, est susceptible d’une multitude d’inflexions diverses, que l’âme seule peut distinguer, et dont elle aperçoit jusqu’aux nuances les plus délicates, tandis que le langage et la plume n’ont pour tout cela qu’une seule expression. Prenez le mot le plus insignifiant que vous pourrez trouver, un nom propre ; et ce nom, si vous le voulez, un monosyllabe, Paul, par exemple. Il n’y a qu’un seul nom Paul pour l’écriture et pour le langage : mais il y en a dix, vingt, un nombre infini pour l’âme et pour un organe qu’elle inspire. A la seule manière dont un récitateur intelligent, ou mieux encore dont un homme qui parle sans s’observer, prononce ce nom, et sans attendre qu’il ait rien ajouté, vous pouvez discerner s’il va louer ou reprendre ; donner une mauvaise nouvelle ou une bonne ; encourager dans quelque dessein ou en détourner ; appeler de loin ou appeler de près ; interroger, attirer, repousser, etc. Nous ne finirions pas si nous voulions énumérer tout ce qu’on peut mettre de pensées dans la récitation de ce petit nom propre. Or, dans cette variété infinie, quelles règles pourraient nous conduire ? Et quel autre que l’esprit, et un esprit juste et exercé, pourra trouver, en récitant, le ton qui convient à l’occasion et au moment où nous parlons ? Je ne saurais donc assez le répéter : Récitez ex animo. Il vous semble peut-être que cela s’entend de soi-même, et que cette recommandation est sans importance. Mais vous reconnaîtrez par l’usage qu’il n’en est point ainsi. Qu’il me soit permis de citer l’autorité d’un homme, qui avait reçu de Dieu un rare génie, mais qui l’a malheureusement dépensé en choses vaines ; je veux parler de Talma7 ; qu’on l’écoute lui-même dans les explications qu’il a données à quelques amis en particulier : car il n’a rien écrit de considérable sur son art. On verra qu’il se préparait ainsi que je viens de le dire ; et il est permis de croire que l’une des causes de la réforme qu’il opéra dans le débit théâtral, c’est le soin qu’il prenait de chercher ses inflexions dans son âme, et de n’employer les organes que comme des instruments dociles destinés à en reproduire les impressions intérieures :

Les esprits même éclairés s’imaginent que, dans mes études, je pose devant une glace comme un modèle devant un peintre dans l’atelier. Selon eux, je gesticule, j’ébranle de mes cris le plafond de ma chambre ; le soir, sur la scène, je fais entendre des accents appris le matin, des inflexions préparées, des sanglots dont je sais le nombre ; j’imite Crescentini, qui dans Roméo montre un désespoir noté d’avance dans une partition cent fois chantée chez lui avec accompagnement de piano. C’est une erreur : la réflexion est une des plus grandes parties de mon travail ; à l’exemple du poète, je marche, je rêve, ou bien je m’assieds au bord de ma petite rivière ; comme le poète, je me gratte le front, c’est le seul geste que je me permette, et encore vous voyez qu’il n’est pas des plus nobles. Oh ! combien un mot devenu historique est vrai ! Si l’on me demandait comment j’ai trouvé la plupart de mes grands effets, moi aussi je pourrais répondre : « En y pensant toujours. »8

L’accent vrai trouvé, il faut lui donner un degré d’intensité de plus qu’on ne ferait dans la conversation. C’est de là que viendra l’énergie de la récitation. Il va sans dire que cette énergie doit être en rapport avec la nature du sujet traité. Ce sera tantôt l’énergie du raisonnement, tantôt l’énergie de la passion, etc. ; mais ce sera toujours l’énergie de la justesse et de la vérité. Cet accent à la fois juste et bien ferme, ces inflexions vraies et bien attaquées, ont un très grand charme pour l’auditeur ; et elles peuvent rendre un discours intéressant du commencement à la fin, même dans ses parties les moins animées.

La récitation doit être simple

Que la récitation soit simple ou naturelle. Autre conséquence de notre principe fondamental. En récitant de l’âme, on récitera simplement : car l’âme est simple. Ce n’est que la présence de l’homme qui peut nous rendre affectés : avec nous-mêmes nous sommes toujours simples, par cela seul que nous sommes nous-mêmes. L’accent de l’âme est celui de la nature. C’est cet accent-là qu’il s’agit de reproduire ; et on doit se garder de mettre à la place un accent de convention ou de choix arbitraire ; quelque flatteur qu’il puisse être pour l’oreille ou pour le goût d’un auditoire. Il faut que l’auditeur se reconnaisse, et que l’instinct de sa nature soit satisfait dans chacune de nos inflexions. En d’autres termes, il faut parler, non déclamer. Je l’ai déjà dit : relevez, ennoblissez le ton de la conversation et de la vie commune ; mais en le relevant, ne l’abandonnez pas. Un peintre habile ne copie pas servilement les traits de son modèle ; il les idéalise et ne les transmet à la toile qu’après leur avoir fait subir une sorte de transfiguration dans son cerveau. Mais, tout en les idéalisant, il les imite pourtant de telle sorte qu’on les reconnaît aussitôt ; c’est par là qu’un portrait est d’une ressemblance parfaite, et pourtant plus beau que la nature. Il en arrive de même dans une bonne récitation. Les tons de la vie ordinaire sont embellis, et pourtant ils sont parfaitement reconnaissables, parce que l’essence en est soigneusement conservée. Mais déclamer, prendre un ton nouveau parce qu’on monte en chaire, parler enfin comme on ne parle pas, c’est un défaut très grave, et pourtant, chose singulière, un défaut très commun, très difficile à éviter, et dont aucun de nous peut-être ne sait jamais se défaire complètement. C’est qu’il est bien plus aisé de prendre un ton soutenu et toujours égal, que de suivre pas à pas la pensée et le sentiment dans leurs sinuosités infinies ; et puis, c’est qu’il ne manque jamais d’auditeurs de mauvais goût, à qui la pompe du langage en impose. Cependant, Messieurs, même à consulter l’effet humain de votre prédication, si ce point de vue n’était pas indigne de vous, l’homme qui parle dans la chaire finira par l’emporter sur celui qui déclame. Ceux-là même qui se laissent d’abord éblouir par la cadence des périodes et par les éclats de la voix, s’en lassent à la longue et préfèrent au prédicateur emphatique celui dont l’accent tout seul leur fait sentir qu’il pense tout ce qu’il dit. Et que dirai-je de la différence qui existera dans l’effet réel et utile produit par ces deux prédicateurs ? Comme le second trouvera mieux, trouvera seul, devrais-je dire, le chemin du cœur et de la conscience ! Comme ses moments de véhémence seront relevés par le ton calme et simple de sa récitation habituelle ! Comme il sera mieux ce qu’il doit être, et devant Dieu et devant les hommes, en demeurant lui-même, et en ne sortant pas de la vérité pour annoncer la vérité ! Oui, Messieurs, si vous voulez avoir une prédication digne, chrétienne et qui fasse beaucoup d’impression, parlez tout simplement. Dites les choses comme vous les sentez. Ne mettez pas même plus de chaleur dans votre débit qu’il n’y en a dans votre cœur. Cette droiture de récitation, passez-moi cette expression, loin de refroidir vos discours, vous contraindra à y mettre une chaleur plus vraie, plus profonde, et que vous n’auriez jamais trouvée dans une autre voie. Elle réagira d’ailleurs d’une manière salutaire sur votre composition et sur votre âme elle-même. Car en montrant les choses telles qu’elles sont, elle laissera vos défauts à découvert et vous avertira de les corriger.

J’ai parlé de la chaire. Si c’était le lieu de parler du théâtre, il y aurait des choses semblables à en dire. Le grand acteur ne déclame pas non plus, il parle. Talma, que je vous ai nommé tantôt, avait commencé par déclamer comme les autres. Une circonstance intéressante lui fit sentir la nécessité d’adopter une manière nouvelle, plus conforme à la nature ; et depuis ce jour il devint un autre homme pour son art, et obtint des effets prodigieux. Des personnes qui l’ont entendu vous diront que l’extrême simplicité de son jeu les étonnait d’abord, et qu’elles étaient tentées de le prendre pour un homme assez ordinaire, et qui n’avait guère sur les autres que l’avantage d’un organe magnifique : mais bientôt ce naturel les subjuguait, et les vives impressions auxquelles elles se trouvaient livrées leur faisaient connaître que la simplicité même de son action en faisait la force, en même temps que l’originalité :

Nous étions, c’est Talma qui parle, des rhétoriciens et non pas des personnages. Que de discours académiques sur le théâtre ! Combien peu de paroles simples ! Mais un soir le hasard me fit trouver dans un salon avec les chefs du parti de la Gironde ; leur figure sombre, inquiète, attira mon attention. Il y avait là, écrits en caractères visibles, de grands et puissants intérêts. Trop gens de cœur pour que ces intérêts fussent entachés d’égoïsme, j’y vis la preuve manifeste des dangers de la patrie. Tous accourus pour le plaisir, aucun d’eux n’y songea. On se mit à discuter ; on toucha les questions les plus palpitantes du moment. C’était beau. Je crus assister à l’une des délibérations secrètes du sénat romain : « On devait y parler ainsi, me dis-je. La patrie, qu’elle s’appelle France ou Rome, se sert du même accent, du même langage : donc, si on ne déclame pas ici devant moi, point de déclamation là-bas dans les vieux siècles ; c’est évident. » Ces réflexions me rendirent plus attentif. Mes impressions, quoiqu’elles fussent produites par une conversation pure de toute emphase, devinrent profondes : « Un calme apparent dans les hommes agités fait donc remuer l’âme, me disais-je ; l’éloquence peut donc avoir de la force sans que le corps se livre à des mouvements désordonnés ! » Je m’aperçus même que le discours, lorsqu’on le débite sans efforts et sans cris, rend le geste plus énergique et donne à la physionomie plus d’expression. Tous ces députés rassemblés devant moi par le hasard me parurent bien plus éloquents dans leur simplicité qu’à la tribune, où, se trouvant en spectacle, ils croyaient devoir débiter leurs harangues à la manière des acteurs, et des acteurs comme nous l’étions alors, c’est-à-dire des déclamateurs pleins de bouffissure. Dès ce moment j’acquis une lumière nouvelle, j’entrevis mon art régénéré9.

La récitation doit être variée

Que la récitation soit variée. On sait combien elle est monotone en général, et quoique chacun sente la grandeur du défaut, il en est peu qui réussissent à l’éviter. Le meilleur moyen d’y parvenir, c’est d’observer notre principe sur la récitation de l’âme. L’âme est toute pleine de variété. S’il n’y a pas sur un arbre deux feuilles exactement semblables, il y a bien moins encore dans l’âme humaine deux sentiments parfaitement identiques. Ecoutez parler un homme engagé dans une conversation animée : vous serez confondus de la flexibilité merveilleuse de l’esprit humain et du nombre infini de nuances auxquelles il sait se plier tour à tour.

L’organe rendra tout cela, s’il se borne à suivre tous les mouvements de l’âme. Il faut reconnaître après cela qu’il n’y a aucune raison pour qu’on soit monotone en récitant. Rendez-vous compte du sens de chaque phrase, de chaque membre de phrase : vous découvrirez dans la pensée une mobilité perpétuelle, et vous n’aurez qu’à mettre beaucoup de vérité dans votre récitation, pour y avoir beaucoup de variété. Il est en particulier un genre de variété qu’on trouvera dans cette méthode, et qui en répandra sur tout le reste : c’est celle des temps du débit. Il est dans la nature de parler tantôt lentement, tantôt vite ; quelquefois même très lentement, et quelquefois très vite. Il y a tel mot sur lequel il faut s’arrêter un moment ; il y a telle phrase, au contraire, qui doit être plutôt jetée que récitée, et qu’on doit prononcer avec toute la rapidité dont l’organe est capable en conservant la netteté de l’articulation. Une récitation où ces différences sont nivelées, et où chaque phrase vient à son tour avec une mesure toujours égale, et presque avec le même rythme, contrarie la nature et perd la moitié de ses ressources. Il faut rompre cette monotonie ; il le faut à tout prix. Mieux vaudrait un trop grand mouvement et des transitions trop brusques, quoiqu’il faille éviter aussi cet autre excès, parce qu’il donne à la récitation quelque chose de théâtral, ou plutôt parce qu’il fausse le naturel en l’exagérant. En général, Messieurs, on récite trop vite, beaucoup trop vite. Quand un homme parle, les pensées et les sentiments ne lui viennent pas tout à la fois : ils naissent peu à peu dans son esprit. Il faut que ce travail et cette lenteur paraissent dans la récitation, ou elle manquera toujours de naturel. Prenez le temps de réfléchir, de sentir, de laisser venir les idées ; et ne précipitez votre récitation que lorsque quelque considération particulière vous y détermine. Cette vitesse motivée donnera plus de mouvement et de vivacité au débit, mais cette autre vitesse, qui ne vient que de l’embarras et d’un défaut d’intelligence ou de réflexion, confond toutes les inégalités de la pensée et enfante une récitation molle, terne, sans vie et sans intérêt.

L’unité de la récitation

Avec la variété, la récitation doit présenter une autre condition, sans laquelle cette variété elle-même serait sans lien et sans appui : c’est l’unité. Il faut que la récitation soit une. En d’autres termes, il faut s’efforcer d’avoir une récitation d’ensemble ; ceci encore résulte du principe que nous avons posé en commençant. Car si les mots sont multiples, la pensée est une et indivisible dans notre esprit. Si nous étions des esprits purs, nous pourrions la communiquer à d’autres esprits de même nature sans la décomposer. Mais contraints de la revêtir de mots, nous le sommes de la briser, et elle devient multiple dans la parole, de simple qu’elle était dans notre âme. Saisir et transmettre à l’auditeur cette pensée unique, remonter du langage à l’âme, et de la multiplicité des mots à la simplicité de l’intelligence, voilà l’œuvre d’une bonne récitation. Alors, rassemblant ces sentiments divers dont je parlais tantôt dans un seul sentiment commun, elle méritera qu’on lui applique cette définition qu’on a donnée du beau : « L’unité dans la variété ; ou la variété dans l’unité. » Au reste, cela ne se fera pas toujours de la même manière. En général, dans une phrase bien construite, on évitera de faire ressortir tel ou tel mot de la phrase ; on en fera plutôt ressortir l’ensemble, et l’on appuiera sur la fin. Car il est dans le génie de notre langue d’accentuer constamment, quoique légèrement, la fin de chaque mot, et par suite aussi celle de la phrase. Il y a pourtant certains cas où l’on est obligé de mettre en saillie quelques mots ou même un seul mot, parce que ce mot renferme l’idée capitale. Mais alors même, ces mots doivent dominer la phrase, et non l’absorber. C’est toujours la pensée qui doit paraître, et paraître dans son unité. Une récitation brisée, saccadée, montant et descendant tour à tour, ne vaut rien. Au reste, il faut ici rendre justice à notre langue. Les étrangers l’accusent parfois de manquer de mouvement, parce qu’elle manque d’accent ; et, en effet, cet accent qui revient régulièrement à la fin de chaque mot, c’est au fond l’absence d’accentuation. Mais cela même me semble constituer en faveur de la langue française un avantage réel pour la récitation. Le récitateur, n’étant gêné par aucun accent de prononciation, est libre de mettre où il veut l’accent de récitation, ce qui lui offre une très grande facilité ; et peut-être n’y a-t-il aucune langue qui se prête mieux, sous ce point de vue, que la nôtre, au débit oratoire.

Je pourrais ajouter encore d’autres conseils, mais ce sont ici ceux que l’expérience m’a fait voir être les plus utiles ; et, moyennant les développements où nous sommes entrés, vous pourrez faire vous-mêmes d’autres applications de notre principe général, auquel il en faut toujours revenir, et dans lequel se rencontrent toutes les directions que nous venons de donner.

Je n’ai rien dit des gestes. C’est un sujet à part, et que je n’ai pas le temps de traiter ici. Disons seulement que le prédicateur doit faire peu de gestes, et des gestes fort simples ; au surplus, ils seront dictés par les mouvements de l’âme, aussi bien que les inflexions de la voix.

En résumé, Messieurs, si vous voulez parvenir à bien réciter, commencez par préparer votre esprit et votre cœur. Puis cherchez, par la réflexion aidée de l’observation, les inflexions de l’âme ; et obligez votre organe à s’y conformer humblement et exactement. Au reste, dites-vous bien que vous réciterez d’autant mieux que vous vous effacerez davantage ; que le meilleur débit est celui qui détourne l’attention de dessus l’orateur pour l’attirer sur les choses qu’il dit ; et qu’enfin le plus haut point de l’art, surtout chez le prédicateur, c’est de se faire oublier.


  1.  Discours prononcé par Adolphe Monod le 26 novembre 1840 à l’ouverture d’un cours de débit oratoire à la Faculté de théologie de Montauban. Première publication dans la Revue théologique, 1re année, no 4, mai et juin 1841.

    N.D.E. : Certains sous-titres ont été ajoutés par nos soins. Nous remercions le pasteur David Vaughn d’avoir attiré notre attention sur ce texte.↩︎

  2.  On sera peut-être curieux de voir en quoi les grands auteurs eux-mêmes font consister leur talent : « Ce qu’on appelle mon talent, a dit quelque part Talma, n’est peut-être qu’une extrême facilité de m’exalter dans des sentiments qui ne sont pas les miens, mais que je m’approprie par l’imagination. Pendant quelques heures, je sais vivre de la vie des autres, et s’il ne m’est pas accordé de ressusciter les personnages historiques avec leur enveloppe terrestre, du moins j’oblige leurs passions réveillées à venir gronder dans mes entrailles. »↩︎

  3.  Whitefield, s’il en faut croire quelques-uns de ses biographes, récitait, quelquefois du moins, des sermons appris par cœur. Il répétait même plusieurs fois le même discours.↩︎

  4. N.D.E. : Poète satirique français (1796-1867).↩︎

  5.  L’un des plus difficiles à corriger, c’est le grasseyement. On y parviendra cependant en prononçant pendant quelque temps d pour r. D’excellents maîtres assurent que ce moyen est immanquable.↩︎

  6.  Dans la leçon, chacune de ces directions était accompagnée d’exemples qui servaient à l’éclaircir pour l’élève.↩︎

  7.  N.D.E. : François-Joseph Talma (17631826) avait été l’acteur français le plus prestigieux de son époque.↩︎

  8.  Musée des familles, 6e vol., p. 124.↩︎

  9.  Musée des familles, ibid., p. 280.↩︎

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