Arminius a-t-il gagné ?

Arminius a-t-il gagné ?


Paul WELLS

Professeur émérite à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence et éditeur de la revue Unio cum Christo


Il se peut que certains calvinistes n’en soient pas convaincus, mais Arminius a gagné. Nous parlons bien sûr de l’esprit d’Arminius, qui avait été enterré pendant un certain nombre d’années avant que les thèses de ses partisans, les « remonstrants », ne soient âprement débattues au Synode de Dordrecht, dont cette année 2019 marque le cinq centième anniversaire.

Notre époque a un goût prononcé pour la réussite, et plus c’est spectaculaire, mieux c’est. Même ceux d’entre nous qui occupent des emplois ordinaires connaissent le danger de ne pas être aussi performants que les statistiques l’exigent. Les récompenses honorifiques et financières sont énormes pour ceux qui réussissent dans les affaires, la politique, la philanthropie, la recherche scientifique, la culture populaire et le sport. Leurs opinions sont respectées comme ayant autorité même en dehors de leurs domaines de compétences. Pourtant que connaît Hollywood, avec ses paillettes, de la pauvreté, de l’injustice, de la vérité ou du droit ?

L’été dernier, j’ai regardé l’arrivée de la douzième étape du Tour de France où les coureurs ont effectué trois ascensions spectaculaires pour atteindre le sommet de l’Alpe d’Huez. L’effort était si impressionnant que j’en avais mal aux muscles, bien que confortablement installé dans mon fauteuil. Le seul point noir de ce spectacle, c’est lorsqu’un spectateur a tenté de faire tomber l’un des leaders, accusé de dopage. Sans doute ne le jugeait-il pas digne de concourir. C’est là qu’intervient l’esprit d’Arminius. C’est moche de minimiser l’importance de l’effort humain. Sans un travail acharné, la dignité humaine n’est pas reconnue. La performance est la ligne de démarcation entre ce qui est méritoire et ce qui ne l’est pas, les gagnants et les perdants. Quand nous parlons aujourd’hui de grâce et de miséricorde imméritée, nous ne sommes pas en harmonie avec ce que l’âge moderne admire. Il est non seulement invraisemblable que Dieu puisse nous donner quelque chose gratuitement et que nous puissions même en avoir besoin, mais c’est aussi dégradant pour Dieu et pour l’homme. De plus, lorsqu’on va sur le terrain de la grâce, on est confronté à la question de savoir qui bénéficie de la grâce et pourquoi ceux qui semblent avoir le plus de mérites ne la reçoivent pas. La grâce ne respecte pas le principe d’égalité, or il ne saurait en être ainsi, dixit l’homme autonome qui s’est fait tout seul.

L’apôtre Paul connaissait le problème de l’idée de mérite lorsqu’il écrivait aux Corinthiens que Dieu n’a pas appelé « parmi vous beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles ». Il a renversé le système de valeurs de son temps : les sages, les scribes et les débatteurs de ce monde sont écartés, afin que personne ne puisse se glorifier (1Co 1.18-31). Ce ne sont pas les gens productifs qui sont appelés, mais les perdants. Cela montre que l’esprit d’Arminius ne se limite pas à l’époque moderne : il a toujours existé, comme quelque chose d’inhérent à la nature humaine. En fait, il a toujours eu le dessus dans le monde. Tout système de pensée qui met l’accent sur les capacités de l’homme entre dans cette catégorie. Les pharisiens, Pélage, le semi-pélagianisme de l’Eglise romaine, le Concile de Trente, Erasme, Loyola, Arminius lui-même et les remonstrants, Wesley, Moody et une foule de croyants évangéliques des temps modernes. Le libéralisme théologique sous ses diverses formes est essentiellement arminien, avec son accent sur la capacité humaine, le progrès et l’évangile social, comme le sont les sectes telles que les témoins de Jéhovah, les mormons et toutes les religions fondées sur un système d’œuvres. Il nous est peut-être arrivé de penser que les calvinistes avaient triomphé, mais nous devrions être plus nuancés et prendre conscience que nous sommes en réalité un mouvement marginal.

L’école de pensée pélago-arminienne se manifeste de diverses manières, et ses adhérents ne doivent pas tous être évalués de la même manière. Ils se sont opposés à ceux qui, à des degrés divers, niaient la coopération humaine ou le synergisme dans le salut : Augustin, le Concile d’Orange (529 apr. J.-C.), d’Aquin, Luther et Calvin, les pères de Dordrecht, Whitefield et Spurgeon ont tous défendu la grâce souveraine. Puis il y a eu ceux qui, à la suite de Thomas d’Aquin, ont cherché une voie moyenne : Fonseca, Molina, Suarez, Amyraut, jusqu’à William Lane Craig dans le présent2.

Quiconque pense que lire Arminius est un jeu d’enfant devrait essayer3. Les débats sont souvent complexes et susceptibles de décourager les plus timorés. Il ne fait guère de doute que nous pouvons voir les dangers beaucoup plus clairement si nous regardons en arrière à la lumière des développements historiques. Nous sommes redevables aux pères de Dordrecht qui ont discerné les problèmes liés à sa théologie. Les controverses tournent autour de la question de la justice divine et de la liberté de la volonté d’accepter l’Evangile. Les deux aspects de la question sont entrelacés, l’un conditionnant l’autre. Mais lequel devrait avoir la priorité ? Si l’homme n’est pas libre d’accepter l’Evangile, comment Dieu peut-il être juste ? Si Dieu est juste, comment ne pas reconnaître l’homme comme un partenaire dans l’œuvre du salut ? Comme Jason Van Vliet le formule : « Puisque notre Dieu miséricordieux est aussi parfaitement juste, comment peut-il simplement et souverainement en choisir quelques-uns pour la félicité éternelle tout en envoyant les autres dans un lieu d’angoisse éternelle ? »4

La question de la liberté de la volonté ne peut être résolue sans réfléchir à la capacité de la nature humaine dans son état actuel. Toutes les positions que l’on peut considérer comme allant à l’encontre de la ligne augustinienne le font en attribuant une certaine qualité d’action à la nature humaine dans le domaine de l’intellect, et donc de la volonté. Ils réinterprètent aussi ce que dit l’Ecriture sur la manière dont le salut est reçu et l’efficacité de la croix. Ainsi, le sens de la corruption totale est changé, de manière à rendre l’homme sauvable, et la croix est élargie dans son intention. Une place plus ou moins grande est donnée à l’effort humain dans le salut. Sans une doctrine biblique du péché et une compréhension de la corruption totale de l’homme, il n’y a pas de doctrine biblique de la grâce. Ce n’est pas une question secondaire ; elle a des implications profondes pour le salut biblique dans son ensemble. Est-ce Dieu seul qui nous sauve ? Pouvons-nous sortir par nous-mêmes de la confusion dans laquelle se trouve la race humaine, comme l’enseigne le pélagianisme, ou coopérons-nous avec Dieu, comme dans le synergisme d’Arminius ?

Les conséquences de cette question sont considérables. « Le péché, selon l’intellectualisme de la théologie d’Arminius, déforme la fonction de la volonté et des affections, mais laisse l’intellect intact. » L’intellect joue un rôle central dans l’ère moderne, comme au xviie siècle ; il « répond aux exigences du nouveau rationalisme et de la perspective scientifique du début de l’ère moderne ». Ce tournant est d’une grande importance non seulement pour le développement de la théologie protestante, mais aussi pour celui de la culture moderne. « Des trois grands modèles systématiques issus du protestantisme, le luthérien, le réformé et l’arminien, un seul, l’arminien, s’est généralement montré ouvert au nouveau rationalisme, en particulier dans ses formes plus empiriques et inductives. »5

L’arminianisme et l’humanisme de la Renaissance se rejoignent. La dilution de la doctrine biblique du péché est une caractéristique de ce type de pensée. Alors que l’humanisme ne croit pas à la chute, mais à la perfectibilité de l’homme, l’arminianisme croit que les effets du péché sont limités. D’une manière ou d’une autre, dans l’intellect ou dans la volonté, selon ce que l’on met en premier, réside la possibilité de s’ouvrir à l’Evangile. L’idée selon laquelle l’homme serait totalement corrompu est considérée comme extrémiste.

Ceci explique la popularité et l’attrait de l’arminianisme. La pensée d’Arminius était plus en phase avec l’esprit de l’âge naissant, qui allait donner une place toujours plus grande aux décisions et aux actions de l’homme, par le biais du déisme, jusqu’à la Révolution française avec son « ni Dieu ni maître », les révolutions scientifique et industrielle, et le sécularisme. Dieu est devenu un « Dieu des lacunes », de plus en plus exclu du monde. Aujourd’hui, cette confiance en l’homme est en train de s’effriter, et c’est la nature humaine elle-même qui est attaquée.

Parfois, la question est posée : pourquoi Augustin ou Pélage, pourquoi Calvin ou Arminius ? Entre les deux, il n’y a pas de troisième position, pas de tertium quid. L’arminianisme est la tendance naturelle du cœur humain ; tous les calvinistes étaient autrefois des arminiens, puis le jour s’est levé.


  1.  Article publié initialement en anglais dans Unio cum Christo, vol. 4, no 2, octobre 2018, sous le titre « Did Arminius Win ? »↩︎

  2.  Henri Blocher, « La science moyenne› : solution ou séduction ? », Contre vents et marées. Mélanges offerts à Pierre Berthoud et Paul Wells, sous dir. J.-P. Bru, Kerygma/Excelsis, Aix-en-Provence/Charols, 2014, p. 113-134.↩︎

  3.  James Arminius, Works, 3 vol., réimpr., Grand Rapids, Baker, 1986 ; sur Arminius, voir Carl Bangs, Arminius : A Study in the Dutch Reformation, Wilmore, Francis Asbury, 1985, et Richard A. Muller, God, Creation, and Providence in the Thought of Jacob Arminius, Grand Rapids, Baker, 1991.↩︎

  4.  Jason Van Vliet, “Election : The Father’s Decision to Adopt”, Unio cum Christo, IV, 2, octobre 2018, p. 131.↩︎

  5.  Muller, God, Creation, and Providence, p. 283-285.↩︎

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