La laïcité rempart contre l’extrémisme ?

La laïcité rempart contre l’extrémisme ?

Confusion, séparation, distinction des sphères
de souveraineté de l’Eglise et de l’Etat


Pierre-Sovann CHAUNY
Professeur de théologie systématique
Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence


La laïcité est-elle un rempart suffisant contre les violences religieuses ? Dans cet article, au-delà d’une réponse assez simple à apporter à cette question, j’explore la relation entre l’Eglise et l’Etat telle qu’elle est diversement envisagée dans la tradition réformée. Le lien entre les deux questions est clair : si la laïcité est à tort considérée comme un rempart contre l’extrémisme (I), c’est en raison de l’histoire compliquée des relations malheureuses entre l’Eglise et l’Etat (II). D’où il s’ensuit qu’une réflexion chrétienne sur la laïcité ne peut faire l’économie d’une discussion portant sur la nature et la fonction de l’institution étatique selon la Bible (III).

I. La laïcité n’est pas un rempart efficace contre l’extrémisme

Une première réponse à cette question, évidente, est que la laïcité n’est pas dans les faits un rempart suffisant contre l’extrémisme. Les événements que nous avons vécus ces derniers temps l’indiquent assez : la République française, si attachée au concept de laïcité qu’elle a forgé depuis la Révolution française qu’elle lui a donné une assise légale avec la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat1, n’a su empêcher l’essor d’un extrémisme religieux dont les actions les plus marquantes sont dans tous les esprits. La laïcité française n’est pas, de ce point de vue, la panacée contre les violences d’origine religieuse : elle n’est pas un rempart efficace contre l’extrémisme.

Pourtant, nous lisons sous la plume d’un journaliste des religions aussi averti qu’Henri Tincq que, dans « une société devenue multiculturelle, elle apparaît de plus en plus comme la réponse, radicale et salutaire, à la montée du communautarisme et à la menace de division du pays »2. L’idée entretenue par nombre de nos compatriotes, et par les politiciens qui surfent sur cette vague, est la suivante : la République n’est pas encore assez laïque pour contenir l’extrémisme. Ce qu’il faut, c’est plus de laïcité, une laïcité plus ferme, plus stricte, plus rigide – une laïcité de combat. Henri Tincq poursuit :

Le retour de cette « laïcité de combat », dirigée […] contre l’islam intégriste, supposerait la fin de toute concession : dans la construction de salles de prières et de mosquées pour laquelle des municipalités louent souvent des terrains à des taux avantageux ; dans les cantines scolaires où l’on distribue de plus en plus des plats halal ; dans les piscines où sont tolérées des plages horaires réservées aux femmes musulmanes ; dans les hôpitaux où se produisent abusivement des refus de médecins hommes pour soigner des femmes musulmanes ; dans les universités où il est de moins en moins rare de voir des foulards islamiques.

C’est cette logique qui sous-tend un phénomène observé au lendemain des attentats du 13 novembre, à l’occasion de l’apparition sur les réseaux sociaux du cri de ralliement #PriezPourParis : un dessinateur de Charlie Hebdo, Joann Sfar, a produit sur le réseau social Instagram ce dessin sur lequel nous pouvions lire : « Amis du monde entier, merci pour le #PriezPourParis, mais nous n’avons pas besoin de plus de religion ! Notre foi, c’est la musique ! Les baisers ! La Vie ! Le Champagne et la joie ! #ParisisaboutLife. »3 Ce dessin est l’une des expressions plaisantes, à coup sûr, du laïcisme qui veut cantonner toute manifestation religieuse à la sphère strictement privée. Et beaucoup de nos compatriotes, et peut-être beaucoup d’entre nous, sont favorables à ce durcissement de la laïcité – pour qu’elle constitue enfin un remède efficace contre l’extrémisme.

Le problème de ce point de vue provient du diagnostic posé. L’hypothèse qui sous-tend cette idée est la suivante : la religion génère l’extrémisme religieux, elle en est la cause. Il faut donc moins de religion pour avoir moins de violences religieuses, plus de laïcité pour faire barrage à l’extrémisme causé par les religions, en empêchant la religion de s’exprimer dans la sphère publique.

Derrière l’idée de la laïcité comme rempart contre l’extrémisme, il faut donc se demander si, en effet, la religion est vraiment la cause de l’extrémisme et si les violences religieuses sont réellement les conséquences de la religion, qu’il faudrait pour cette raison affaiblir.

Cette idée n’est pas seulement entretenue dans des discussions de comptoir au café du commerce. Des intellectuels de premier plan cautionnent l’idée que « la résurgence des violences légitimées religieusement » est une conséquence directe de « la résurgence contemporaine de la religion », en s’appuyant sur quatre lignes principales d’argumentation :

(i) La religion générerait l’extrémisme parce que la vision du monde religieuse impliquerait un double mouvement de dénigrement de l’ici-bas et de conquête du monde au nom de la réalité transcendante dont elle est la gardienne – ce qui justifierait la violence.

(ii) Les religions monothéistes sont exclusivistes : il n’y a qu’un seul Dieu, qui est le leur, qui est de leur côté – et les autres sont les ennemis du vrai Dieu, ce qui justifierait la violence.

(iii) La création du monde par Dieu devrait être analysée comme un acte de violence qui fait du monde la chose de Dieu qui impose violemment une forme à la matière informe. Armés d’une telle perception du monde, les croyants seraient naturellement poussés à vouloir eux aussi s’imposer au monde de Dieu – ce qui justifierait la violence.

(iv) L’idée d’une nouvelle création implique également une grande violence de la part de Dieu, qui mettra violemment un terme au monde que nous connaissons et qui jettera en enfer ceux qui ne croient pas en lui. Ceux qui croient ce genre de choses seraient naturellement poussés à dénigrer le monde présent et à mépriser ceux que Dieu enverra en enfer – ce qui justifierait là encore la violence.

Chacun de ces arguments s’avère infondé et le raisonnement qui sous-tend chacun d’entre eux peut être déconstruit aisément4, mais ils montrent l’un après l’autre combien la méprise sur la foi chrétienne est facile, et combien les intellectuels sont enclins à céder à l’idée qu’avec moins de religion – et plus de laïcité – il y aurait moins de violence. Mais ce n’est pas le verdict de la Bible. Car d’où vient la violence pour elle ? « Car c’est du cœur que viennent raisonnements mauvais, meurtres, adultères, inconduites sexuelles, vols, faux témoignages, calomnies. Voilà ce qui souille l’être humain. » (Mt 15.19-20) Le diagnostic biblique concernant les violences d’origine religieuse est le même que pour tous les autres péchés : c’est le cœur de l’homme, sa corruption de nature, qui entache tout son être, sa pensée, ses émotions, sa volonté, ses actions. Pour faire barrage à l’extrémisme religieux, il ne s’agit donc pas de contenir la religion dans la sphère privée, car cela est vain tant que le cœur humain reste inchangé.

Ce qu’il faut, c’est un nouveau cœur, et non une nouvelle organisation des relations entre la religion et la sphère publique, quelle qu’elle soit. Ce qu’il faut contrer, ce n’est pas la religion des gens religieux, c’est le péché qui est en eux, comme en tous les hommes, qu’ils soient religieux ou irréligieux. Ce qu’il faut donc, c’est la propagation de l’Evangile dans notre société, l’acceptation du règne du Christ par des personnes qui ne sont pas encore chrétiennes, et une compréhension approfondie des implications pratiques du règne du Christ sur nos vies par celles qui le sont déjà. L’Evangile : voilà ce qui seul peut faire barrage à l’extrémisme religieux.

II. La laïcité comme séparation totale de la sphère de l’Eglise et de celle de l’Etat résulte de la trop longue confusion de ces sphères

Pour comprendre l’attachement de nos concitoyens – peut-être notre propre attachement – au principe de laïcité, il faut admettre que les faits les plus marquants de violences perpétrées au nom du christianisme l’ont précisément été lorsque la relation entre l’Eglise et l’Etat était caractérisée par une certaine confusion concernant leurs responsabilités. Cette confusion a été entretenue durant de nombreux siècles et, depuis le début du iiie siècle, à la suite de la conversion de l’empereur Constantin5. Celui-ci non seulement prit des décisions politiques favorables à l’Eglise, comme le rétablissement de ses propriétés confisquées lors des persécutions, mais il chercha aussi à s’impliquer dans les affaires proprement ecclésiastiques et doctrinales. Et, à la fin de ce même siècle, Théodose Ier instaura le christianisme comme seule religion licite. En moins d’un siècle, le christianisme était passé du statut de religion persécutée à celui de seule religion autorisée dans l’Empire.

Dans la partie orientale de l’Empire, la confusion de la sphère religieuse et de la sphère politique se fait par domination de l’Eglise par l’Etat : c’est le modèle byzantin. Dans la partie occidentale de l’Empire, c’est l’Eglise romaine qui domine l’Etat – et c’est l’évêque de Rome Léon le Grand qui négocie avec Attila, chef des Huns, puis avec Genséric, chef des Vandales : c’est le modèle papiste.

La confusion la plus frappante entre le religieux et le politique se trouve peut-être dans l’islam6. Dans son monothéisme unitarien incapable d’articuler le problème de l’un et du multiple comme seule l’orthodoxie trinitaire peut y parvenir, l’islam doit supposer une unité radicale de la création qui ne lui permet pas de distinguer les institutions de l’Eglise et de l’Etat. D’où l’idée de calife qui est un successeur politique du prophète de l’islam – une succession politique d’un prophète jamais vue dans la Bible.

Pendant ce temps-là, durant tout le Moyen Age, une lutte s’installe entre l’Eglise et l’Etat pour savoir qui domine l’autre : ce sont les Croisades durant lesquelles l’Eglise enjoint l’Etat de prendre les armes pour défendre (ce qu’elle pensait être) la cause de la Croix ; c’est la querelle des investitures pour savoir qui, du prince ou du pape, doit nommer les évêques ; c’est le pape Boniface VIII qui, en 1302, dans la bulle Unam Santam, déclare être le possesseur des deux glaives – le temporel et le spirituel.

En réaction aux abus du modèle papiste, l’époque de la Réforme voit l’émergence de la doctrine d’Eraste, qui reprend le modèle byzantin de domination de l’Eglise par le prince. La paix d’Augsbourg (1555) puis celle de Westphalie (1648) qui mettent fin à des guerres de religion établissent ainsi le principe « tel prince, telle religion ». Cette emprise de l’Etat sur l’Eglise, au moins dans les pays protestants, est alors tellement réelle que dans la Genève de Calvin – loin d’être une théocratie où la religion domine le politique – le réformateur lutte sans succès contre le Conseil de la ville pour que ce dernier ne s’arroge pas la prérogative de l’excommunication, qui n’appartient qu’à l’Eglise. Dans cette lutte, le réformateur a clairement perçu la distinction des règnes spirituel et temporel7. La théologie réformée va dès lors, de manière unanime dans un premier temps, faire la promotion d’une alliance entre l’Eglise et l’Etat au sein de laquelle chacun doit être souverain dans la sphère qui lui est propre. Dans la réalité, toutefois, un tel équilibre n’est jamais atteint, et le consensus réformé fini par voler en éclats. Le constantinisme déclaré des confessions de foi réformée est dès lors remis en cause par une bonne partie des personnes qui souscrivent à ces confessions. Dans le camp réformé, les opinions sur la question sont divisées, jusqu’à aujourd’hui, entre les partisans de la « doctrine presbytérienne classique » et ceux du « volontarisme ».

Le fait que l’on adhère à l’une ou à l’autre de ces deux doctrines dépend de la manière de répondre aux questions suivantes : « Est-ce que le fait de nier que l’Etat n’a aucune juridiction ou droit de contrôle sur l’Eglise implique que l’Etat n’a pas à utiliser sa propre autorité dans sa propre province dans le but de promouvoir les intérêts de l’Eglise ? Et est-ce que l’indépendance de l’Eglise en tant que société distincte, ayant l’obligation de maintenir cette distinction, l’empêche d’établir une union ou une alliance avec l’Etat ? »8

Les volontaristes nient que l’Etat ait pour but la prospérité de l’Eglise et que celle-ci puisse établir une alliance avec l’Etat. Dans la doctrine réformée classique, au contraire, s’il se trouve que l’Eglise et l’Etat désirent tous deux honorer Christ, ils peuvent entrer en alliance l’un avec l’autre. Et c’est là que nous retrouvons notre question de la laïcité et de l’extrémisme. Car le diagnostic qu’il nous faut poser avec Jésus sur l’origine de la violence religieuse nous a conduit à considérer l’idée que le seul rempart efficace contre l’extrémisme est la propagation de l’Evangile dans la société et une compréhension plus approfondie des ramifications pratiques de l’Evangile dans la vie quotidienne des chrétiens.

Dès lors, ne peut-on pas penser qu’une alliance entre l’Eglise et l’Etat est désirable et bénéfique pour tous ? L’Eglise serait plus forte, la société confiée à la garde de l’Etat serait plus sûre, pacifiée par l’Evangile. La prophétie d’Esaïe 49.23 faite à la nouvelle Jérusalem qu’est l’Eglise que « des rois seront tes nourriciers, et leurs princesses tes nourrices ; ils se prosterneront devant toi, face contre terre, et ils lécheront la poussière de tes pieds », ainsi que l’exhortation faite aux rois de la terre d’embrasser le fils avant qu’il ne soit trop tard (Ps 2.12) et celle aux chrétiens de faire des disciples, non parmi toutes les nations, mais de toutes les nations (Mt 28.19), trouveraient ainsi un dénouement bénéfique et pour l’Eglise et pour la société civile. Pour évaluer cet argumentaire, il faut toutefois d’abord réfléchir bibliquement à la nature et à la fonction de l’Etat.

III. Une réflexion chrétienne sur la laïcité doit intégrer une discussion biblique sur la nature et la fonction de l’institution étatique

Les éléments bibliques suivants permettent de poser quelques jalons pour construire une théologie de l’Etat.

(i) Alors que l’histoire du peuple de Dieu commence à la création du monde, avant la chute, dans le jardin d’Eden qu’Adam devait ériger en cité-temple à la gloire de Dieu, l’Etat ne trouve son origine biblique qu’après la chute, en Genèse 4.15, dans la réponse de Yahvé à la plainte de Caïn, laquelle présuppose précisément l’absence de l’Etat9. La réaction de Caïn doit nous faire comprendre qu’avant le meurtre d’Abel, c’est Dieu qui assure directement l’administration de la justice, comme lorsqu’il vient en jugement contre Adam et Eve en Genèse 3.16-19. En étant sanctionné comme il l’est pour son crime, Caïn considère qu’il est soustrait au regard judiciaire de Dieu, et que désormais n’importe qui pourra impunément le tuer « à l’est d’Eden ». Mais Dieu répond à cette plainte en établissant le principe de la rétribution judiciaire parmi les hommes : « Eh bien, si l’on tue Caïn, il sera vengé sept fois. » Venger sept fois désigne une rétribution voulue par Dieu, complète, divine (cf. Lv 26.24 ; Ps 79.9-12). L’Etat, dont Romains 13.1-7 nous dit que la fonction est de réprimer le mal et d’inciter au bien, trouve ici le fondement de son établissement par Dieu lui-même puisque ce dernier institue ici l’ordre légal. La structure de l’Etat émerge ici comme une institution de grâce commune ayant pour fonction de restreindre suffisamment le mal pour empêcher le chaos et permettre la mise en œuvre du plan de rédemption conduit par Dieu.

Il faut noter que les versets qui suivent immédiatement l’oracle divin établissant l’Etat décrivent précisément, dans la lignée de Caïn, le développement de la cité des hommes. Ils indiquent immédiatement que l’Etat peut dégénérer en bête monstrueuse lorsque des figures antichristiques comme Lamech prennent le pouvoir. Mais même lorsque c’est le cas, la cité des hommes ne perd pas sa légitimité. Celle-ci provient de l’institution de l’Etat par Dieu lui-même, et c’est pourquoi le peuple de Dieu dispersé au sein de la cité des hommes doit se soumettre aux règles communes de vie – tant que celles-ci n’impliquent pas de désobéir à Dieu. L’équilibre est difficile à trouver, car le Léviathan étatique a toujours tendance à persécuter ceux qui refusent de porter sa marque : il y a donc une tension difficile à maintenir pour le citoyen de la cité de Dieu entre la légitimité de la cité des hommes instituée et voulue par Dieu pour restreindre le mal, et la pensée apostate qui l’oriente sous l’administration de ses potentats10.

La bestialité – pour utiliser le vocabulaire de l’Apocalypse – dans laquelle dégénère parfois la structure étatique ne lui ôte donc pas sa légitimité : il faut se rappeler que c’est à des chrétiens qui vivent à Rome à l’époque de Néron que Paul demande d’être soumis aux autorités instituées par Dieu. Et même lorsque la cité des hommes a mis un tel comble à ses péchés (Gn 6.1-4) que Dieu envoie le déluge pour purifier la terre, Yahvé confirme en Genèse 9.5, dans le cadre de son alliance avec Noé qui clarifie le principe de la grâce commune, la légitimité de l’institution étatique en employant un langage qui évoque Genèse 4.15 : « Je réclamerai à chaque être humain la vie de l’homme qui est son frère. » Le potentiel bestial que la cité des hommes a manifesté dès ses origines – en Genèse 4 (la lignée de Caïn), en Genèse 6 (les fils de Dieu et les filles des hommes), en Genèse 11 (la tour de Babel) – nous préserve de la confondre avec la cité de Dieu, de confondre l’Etat et l’Eglise.

(ii) L’origine, la nature et la vocation de ces deux institutions sont différentes. L’Eglise a pour mission d’être un temple pour Dieu. En ce sens, elle existe depuis la création du monde et relève de l’ordre spirituel – c’est par l’Esprit qu’elle est temple de Dieu. L’Etat a pour mission de restreindre les effets du péché, d’empêcher que le chaos ne détruise l’humanité avant le dernier jour. Il a été institué après la chute, relève de la grâce commune – et disparaîtra donc certainement lorsque s’achèvera le temps où l’on peut dire : « Aujourd’hui, c’est le jour du salut. »

Est-ce que le fait que l’Etat soit une institution profane, bien qu’établie par Dieu, alors que l’Eglise est une institution sacrée – en d’autres termes, est-ce que le fait que l’Etat gouverne le développement de la culture alors que l’Eglise préserve le maintien du culte de Yahvé – implique qu’aucune alliance entre l’Eglise et l’Etat ne soit possible ? La nature et la vocation si distinctes de ces institutions les empêchent-elles de coopérer et vaut-il mieux que chacune d’entre elles s’occupe de remplir sa mission de son côté ?

C’est ce que semblent penser les défenseurs de la « théologie des deux royaumes », héritiers de Meredith Kline dont je viens de présenter la théorie sur l’origine biblique de l’Etat. Ceux-ci soulignent à la suite de Kline que le royaume du Christ n’est pas de ce monde, que c’est un royaume qui est spirituel, et non un royaume temporel – et qu’il y a là une indication très nette qu’il faut séparer l’Eglise et l’Etat, que la meilleure manière dont l’Etat peut protéger l’Eglise dans sa mission, c’est en ne s’impliquant d’aucune sorte que ce soit dans les projets de l’Eglise. L’argumentaire paraît convaincant, mais on peut hésiter.

En effet, peut-on conclure de la seule spiritualité de l’institution de l’Eglise qu’elle ne doit avoir aucune relation avec l’institution de l’Etat ? Peut-on conclure que parce qu’elle exerce un règne spirituel, elle doit être entièrement séparée du règne temporel ? Le raisonnement peut paraître convaincant, mais l’analogie suivante indique son caractère fallacieux : si l’on raisonne ainsi, on pourrait en effet dire de la même manière qu’il doit y avoir séparation entre l’institution de l’Eglise et l’institution de la famille, parce que l’Eglise est une famille spirituelle et non une famille temporelle. Jésus lui-même fait la distinction entre sa famille temporelle et sa famille spirituelle – donc la distinction est légitime. Mais cela veut-il dire qu’il n’y a aucune interaction entre l’institution de l’Eglise et celle de la famille ? Devons-nous prôner une séparation entre l’Eglise et la famille pour cette raison ? Certainement pas, et aucune Eglise ne vit les choses ainsi…

Alors, cela veut-il dire que l’Eglise et l’Etat peuvent entrer en alliance pour en retirer un bénéfice réciproque ? On peut hésiter. Ce que l’origine, la nature et la spécificité de grâce commune de l’institution étatique indiquent, c’est qu’il faut se garder d’appliquer directement ce qui avait cours dans l’Etat théocratique israélite – dont le développement culturel était orienté vers le culte. Cela enlève aux confessions de foi réformées tous les textes-preuves de la nécessité d’une alliance entre Eglise et Etat qui font référence aux actes des rois réformateurs qui ont purgé le pays des idoles. L’Etat d’Israël sous l’ancienne alliance est tellement singulier que rien de ce qui y avait cours ne peut être dupliqué dans les autres Etats « au-delà de ce que l’équité générale qui s’y trouve peut exiger » (Confession de Westminster XIX, 4).

Mais cela interdit-il, dans toutes les situations possibles et imaginables, une coopération entre l’Eglise et l’Etat ? Sans doute pas. En fait, il ne semble pas que la Bible prescrive un unique type de relation entre Eglise et Etat, de la même manière qu’il n’y a pas un unique type de gouvernement (monarchie, aristocratie, démocratie…) compatible avec la Bible. La perception de la distinction des deux règnes conduit logiquement à condamner l’ingérence de l’Eglise dans la juridiction de l’Etat et l’ingérence de l’Etat dans la juridiction de l’Eglise. Mais pour ce qui est de l’exacte distance et de la possibilité d’une coopération entre ces deux sphères de souveraineté, il semble que la relation entre les deux institutions doive en grande partie être déterminée en fonction des circonstances. Ainsi, dans une société où les différentes sphères de l’existence que nous distinguons aujourd’hui sont complètement imbriquées – par exemple à l’époque des patriarches où le chef de famille est à la fois chef et prêtre de son clan et l’un des anciens de la ville où il n’y a pas ou guère de place pour des institutions non familiales –, la situation n’est pas du tout la même que dans une époque où la différentiation normative culturelle est avancée et où la société civile est multiculturelle et pluraliste. Les relations éventuelles entre l’Eglise et l’Etat ne peuvent pas être les mêmes dans ces cas-là11.

Conclusion

Il est important de réfléchir bibliquement à tous les sujets qui s’offrent à nous. Il est pour cette raison utile de réfléchir à la relation entre l’Eglise et l’Etat à la lumière de la Bible. Cela nous permet de construire un discours qui ne soit pas seulement le produit de la tendance actuelle à vouloir exclure la religion de la sphère publique et de l’histoire compliquée de la relation entre Eglise et Etat dans la théologie chrétienne et l’histoire de l’Occident. Il est important et utile de se demander quelle sorte de laïcité est souhaitable dans notre contexte face aux velléités de l’idéologie séculariste et athée.

Pour autant, il ne faut pas que ce genre de discussion éclipse la hiérarchie des priorités du chrétien. La mission prioritaire du chrétien en tant que chrétien est spirituelle : elle concerne le changement du cœur humain par l’Evangile. Le chrétien en tant que citoyen est aussi amené à participer au développement culturel selon les aspirations, les capacités et les opportunités qui sont les siennes, à la vie de la cité, au débat concernant l’organisation de la relation entre l’Eglise et l’Etat. En toutes ces choses, le chrétien doit toutefois se rappeler qu’il doit user du monde « comme n’en usant pas, car la figure de ce monde passe » (1Co 7.31).


  1.  Pour une introduction historique à la laïcité française, consulter l’inévitable J. Baubérot, Histoire de la laïcité en France, 6e éd., Paris, PUF, 2007. Du côté des ouvrages d’érudition, se reporter au grand classique publié en 1929 et réédité récemment : G. Weill, Histoire de l’idée laïque en France au xixe siècle, Paris, Hachette, 2004.↩︎

  2.  H. Tincq, Liberté, égalité, fraternité, laïcité. Mais quelle laïcité ?

    http://www.slate.fr/story/96767/liberte-egalite-fraternite-laicite, consulté le 11 janvier 2017.↩︎

  3.  J. Sfar, https://www.instagram.com/p/-C-NNrHZXh/ consulté le 11 janvier 2017 : « friends from the whole world, thank you for #prayforPARIS, but we don’t need more religion! our faith goes to music! Kisses! Life! Champagne and Joy! #ParisisaboutLife ».↩︎

  4.  Voir M. Volf, “Christianity and Violence”, Boardman Lectureship in Christian Ethics, 2002, p. 1‑16, pour une analyse fine de ces arguments et les réponses qu’il est possible d’y apporter. Une réserve importante doit toutefois être posée concernant « l’espoir » qu’il entretient d’un salut universel.↩︎

  5.  La présentation des relations entre Eglise et Etat résume le récit qu’en fait A.D. Strange, “Church and State in Historical Perspective”, Ordained Servant Journal, 2007, p. 94‑98.↩︎

  6.  Il est opportun d’évoquer ici l’islam dans cette section pourtant consacrée aux violences perpétrées par les chrétiens dans la mesure où des auteurs médiévaux importants comme Jean de Damascène ont considéré l’islam comme une hérésie chrétienne antitrinitaire.↩︎

  7.  Cf. J. Calvin, IRC, IV, xx, 1.↩︎

  8.  W. Cunningham, Discussions on Church Principles : Popish, Erastian, and Presbyterian, T&T Clark, 1863, p. 165.↩︎

  9.  Ce paragraphe résume l’important article à ce sujet de M.G. Kline, “The Oracular Origin of the State”, in G. Tuttle (dir.), Biblical and Near Eastern Studies : Essays in Honor of William Sanford LaSor, Grand Rapids, Eerdmans, 1978, p. 132‑141.↩︎

  10.  M.G. Kline, Kingdom Prologue : Genesis Foundations for a Covenantal Worldview, Overland Park, Two Age, 2000, p. 168‑169.↩︎

  11.  H. Dooyeweerd, Roots of Western Culture : Pagan, Secular, and Christian Options, Toronto, Wedge, 1979, p. 73‑80 et passim.↩︎

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