La croissance de l’Église,
œuvre divine ou humaine ?
Jean-Philippe Bru1
Introduction
Il est devenu normal, aujourd’hui, de parler de croissance de l’Église et d’évangélisation, même dans les Églises historiques. L’exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi, émise en 1975 par le pape Paul VI, a inspiré au sein de l’Église catholique de nombreux efforts d’évangélisation, comme le parcours Alpha. Jean-Paul II n’hésite pas à parler, en 1979, de « nouvelle évangélisation » pour les pays de vieille tradition chrétienne, comme la France. Dans l’Église protestante unie, alors que le mot évangélisation « avait pratiquement été évacué du vocabulaire synodal » dans les années 1980-1990, l’évangélisation n’est plus un sujet tabou depuis les années 20002. On s’efforce même de passer d’une « logique de desserte » à une « logique de témoignage ».
Du côté nord-américain, la réflexion sur la croissance de l’Église a été largement influencée par Donald McGavran, un missionnaire dont les théories ont été appliquées aux Églises américaines au début des années 1970, donnant naissance au mouvement pour la croissance de l’Église (Church Growth Movement). Un institut pour la croissance de l’Église a été créé qui a attiré de nombreux étudiants, dont Elmer Towns, John Maxwell et Rick Warren. De nombreux modèles ont vu le jour, plus ou moins fidèles aux principes développés par McGavran. Nous voudrions, d’abord, présenter les forces et les faiblesses de ce mouvement, avant de voir plus brièvement comment il a été accueilli dans le protestantisme français3.
I. Points forts du mouvement pour la croissance de l’Église
1) La nature missionnaire de l’Église
McGavran reproche à l’Église d’être « introvertie » et de négliger le mandat missionnaire jusque dans ses confessions de foi. Même si des études comme celle d’Andy Buckler4 ont montré que les réformateurs n’étaient pas aussi indifférents à la mission que certains le pensent, il est vrai que l’Église a tendance à oublier qu’il est, dans sa nature même, de croître et de se multiplier jusqu’à ce que la terre entière soit remplie de la gloire de Dieu.
Si l’Église est missionnaire par nature, c’est parce que Dieu lui-même manifeste une nature missionnaire : « Comme mon Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie. » (Jn 20.21) Le premier missionnaire, c’est Jésus, que le Père a envoyé dans le monde pour « chercher et sauver ce qui était perdu » (Lc 19.10). À son tour, il nous envoie dans le monde pour faire de toutes les nations des disciples. Et, de même que le Père a équipé le Fils afin qu’il puisse accomplir sa mission (l’Esprit lui a été donné sans mesure), le Fils nous équipe en nous donnant l’Esprit Saint.
McGavran considère qu’un frein à la mission est l’idée selon laquelle Jésus ne serait pas le seul chemin pour être sauvé. Si nous ne sommes pas convaincus que le salut se trouve exclusivement en Jésus-Christ et qu’il n’y a aucun autre nom sous le ciel par lequel nous devions être sauvés (Ac 4.12), il est évident que notre compréhension de la mission en sera affectée.
Pour McGavran, « la mission chrétienne consiste à amener les gens à se repentir de leurs péchés, accepter Jésus-Christ comme Sauveur, appartenir à son corps, c’est-à-dire l’Église, obéir à ses commandements, aller répandre la bonne nouvelle et multiplier les Églises ». La mission chrétienne consiste donc principalement à exercer un ministère direct auprès des personnes qui ne connaissent pas Jésus-Christ et à les intégrer dans l’Église.
2) Priorité à l’évangélisation
McGavran estimait que l’évangélisation avait été confondue avec de nombreuses bonnes choses, comme l’éducation, le catéchisme, l’aide médicale et les programmes sociaux. Au lieu d’imposer leur propre culture dans des stations missionnaires, enclaves de la civilisation occidentale, les missionnaires devraient évangéliser en s’adaptant à la culture et confier les Églises ainsi créées à des pasteurs locaux, afin de limiter le nombre de barrières socioculturelles.
Selon les recherches de McGavran, en effet, les gens se convertissent plus facilement s’ils n’ont pas à traverser des barrières de race, de langue ou de classe. Ils préfèrent faire partie d’une Église dont les membres leur ressemblent, parlent et agissent comme eux. C’est le principe d’homogénéité. Dans le contexte américain, cela a donné des Églises avec un public cible que l’on cherche à atteindre en priorité en adaptant les programmes de l’Église, y compris le culte, à leurs besoins immédiats, comme on pourrait le faire dans le monde de l’entreprise.
Ce principe d’homogénéité est, sans doute, le plus critiqué. De nombreuses voix se sont élevées, rappelant que l’Église devrait refléter l’unité et la diversité du corps du Christ plutôt que les divisions qui existent entre les hommes. L’homogénéité à laquelle nous sommes appelés est spirituelle, et non raciale, sociale, linguistique ou culturelle. « L’Église n’est pas composée de ceux qui se ressemblent, mais de ceux que le Christ rassemble ! »
Concernant le choix du champ missionnaire, McGavran développe le principe de réceptivité. Le monde n’est pas statique, mais dynamique. Il faut donc cibler en priorité les populations les plus réceptives. Ce principe a également fait couler beaucoup d’encre. Ésaïe n’a-t-il pas été envoyé vers un peuple insensible ? Certains missionnaires n’ont-ils pas œuvré pendant des années avant de voir les premières conversions ? Certes, mais McGavran est un homme pragmatique : il considère que, les ressources de l’Église étant limitées, il faut concentrer ses efforts sur les personnes les plus susceptibles d’être gagnées. Il s’efforce donc d’identifier les indicateurs d’une telle réceptivité, comme le fait de venir pour la première fois au culte ou de vivre une période de transition. Il faut mettre en place des activités qui répondent aux besoins des personnes réceptives, comme l’évangélisation par l’amitié (befriending) ou les cellules d’évangélisation.
3) Une évaluation incisive
McGavran se méfie des lettres de nouvelles et demande aux missions des chiffres aussi objectifs que possible. Seule une évaluation honnête et la capacité de se remettre en question permettent une réorientation des efforts. Il ne s’agit pas de changer de lieu à la moindre difficulté, mais d’identifier les obstacles à la croissance. Il y a des obstacles sur lesquels nous n’avons aucune prise, comme la persécution, mais il y en a que nous pouvons peut-être diminuer ou supprimer, comme le manque de confiance en Dieu ou les méthodes d’évangélisation mal adaptées. Si votre stand biblique sur le marché ne vous donne qu’un ou deux contacts par semaine, demandez-vous s’il n’y a pas quelque chose à améliorer. Si les visiteurs trouvent votre communauté peu accueillante, ne vous vexez pas, mais voyez ce que vous pouvez faire.
Plus récemment, Christian Schwarz a proposé aux Églises un outil d’évaluation permettant d’établir leur profil, c’est-à-dire de définir leurs points forts et leurs points faibles. Ces derniers sont appelés « facteurs minimaux ». Ce sont eux qui empêchent l’Église de se développer. Il faut donc s’efforcer de les améliorer en se fixant des objectifs qualitatifs. Un bon objectif est un objectif que l’on peut concrètement contribuer à atteindre. Si les relations dans l’Église ne sont pas assez chaleureuses et constituent le facteur minimal, il faut prendre des mesures concrètes pour les améliorer : avoir un repas fraternel par mois, encourager les croyants à s’engager dans un groupe de maison, par exemple.
Christian Schwarz considère que les objectifs numériques ne sont pas un élément décisif. Son enquête a d’ailleurs mis en évidence que sept Églises sur dix qui grandissent rapidement ne se sont jamais fixé de tels objectifs. Une autre observation intéressante est que les Églises charismatiques n’ont pas le monopole de la croissance.
II. Faiblesses du mouvement pour la croissance de l’Église
1) Une démarche anthropocentrique
On se concentre sur ce que font les hommes dans la mission, et non sur ce que fait Dieu. Il est vrai que Dieu se sert de collaborateurs humains pour planter et arroser, mais c’est lui qui fait croître (1Co 3.7). Ce qui différencie le nouveau temple de l’ancien, c’est qu’il n’est pas fait par des mains humaines. C’est Dieu qui ajoute chaque jour à l’Église ceux qui sont sauvés (Ac 2.47). Les disciples avaient pêché toute la nuit sans rien prendre, mais quand ils jetèrent leur filet du côté que Jésus leur indiquait, ils remontèrent 153 gros poissons (Jn 21.6). Ce résultat inattendu n’était pas dû à l’utilisation d’une nouvelle technique de pêche, mais à l’intervention de celui qui « soutient toutes choses par sa parole puissante » (Hé 1.3).
Si l’on insiste trop sur les pratiques de la culture d’entreprise, on en oublie de faire confiance aux moyens de grâce ordinaires que Dieu a donnés à son peuple pour son édification : la prédication et les sacrements. On a recours à des moyens humains qui peuvent, il est vrai, donner certains résultats, mais des résultats superficiels : fausses conversions, comportement légaliste, illuminisme, et ainsi de suite. Les moyens de grâce quant à eux produisent des résultats durables : foi véritable, croissance dans la grâce, centralité de l’Évangile, notamment.
Les moyens de grâce impliquent les hommes, mais ce ne sont pas les hommes qui les rendent efficaces ; c’est la promesse de Dieu et l’opération secrète de son Esprit dans les cœurs. La croissance spectaculaire de l’Église primitive illustre cette vérité. Les premiers chrétiens ont bouleversé le monde, non parce qu’ils ont découvert une nouvelle méthode pour développer l’Église, mais à cause de leur attachement à Jésus et aux moyens de grâce : « Ils s’attachaient à écouter assidûment l’enseignement des apôtres, à vivre en communion les uns avec les autres, à rompre le pain et à prier ensemble. » (Ac 2.42)
En général, ceux qui grandissent en piété sont assidus à la prédication, aux sacrements et à la prière. La croissance spirituelle n’exige pas d’innover sans cesse, ni de chercher la dernière technique qui fonctionne, car Dieu ne change pas et ses moyens de grâce ne changent pas non plus.
Cela ne signifie pas que le mouvement pour la croissance de l’Église néglige les facteurs spirituels de croissance. Il faut prier avant, pendant et après toute action missionnaire. Il faut avoir une foi semblable à celle de Josué et Caleb pour abattre les forteresses de l’ennemi. Il faut développer la ferveur spirituelle des membres pour qu’ils deviennent des chrétiens contagieux. Mais une conception synergiste de la relation entre l’action divine et l’action humaine conduit souvent à l’activisme. Certaines Églises mesurent leur valeur au nombre de « ministères » qu’elles ont mis en place et au nombre de missionnaires qu’elles ont envoyés. Ce dynamisme apparent s’accompagne, parfois, d’un épuisement des membres, qui n’arrivent plus à conjuguer leurs responsabilités ecclésiales, professionnelles et familiales. On leur donne l’impression qu’ils n’en font jamais assez, qu’ils ne sont jamais assez consacrés, au lieu de leur annoncer l’Évangile de la grâce, qui devrait être la source de toutes nos activités.
2) Une démarche pragmatique
Pour Gailyn Van Rheenen, « le pragmatisme est le lion qui dévore le mouvement missionnaire évangélique ». Le Petit Robert définit le pragmatisme comme « la doctrine qui consiste à donner la valeur pratique comme critère de la vérité (d’une idée) ». Le pragmatique se pose des questions purement fonctionnelles : est-ce que ça marche ? est-ce que ça va aider l’Église à grandir ? Il ne se demande pas si la méthode qu’il utilise est en accord avec le message de l’Évangile. Il ne prend pas suffisamment de recul par rapport à ses pratiques. Il agit, et avant d’avoir pris le temps de réfléchir à son action, il passe à une nouvelle action, au nouveau modèle à la mode.
Même certains modèles spiritualistes tombent dans ce piège, puisque les pratiques qu’ils proposent pour faire reculer l’ennemi reposent davantage sur l’observation et l’expérience que sur la Parole de Dieu. Après la mort de McGavran, Peter Wagner revalorise le service diaconal et social, mais il oriente surtout le mouvement vers les facteurs spirituels :
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La prophétie : Dieu continue à parler directement à son peuple par l’entremise des prophètes.
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Le combat spirituel au niveau stratégique : ce combat est mené contre les puissances de haut rang qui contrôlent des territoires.
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La cartographie spirituelle : il s’agit de discerner de manière géographique les besoins spirituels afin de mieux cibler les prières.
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La repentance collective ou « ciblée ».
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L’évangélisation par la prière (marches de prière…).
Lorsqu’on l’interroge sur les fondements bibliques et historiques de ses méthodes, Peter Wagner fait appel à l’expérience comme autre source de connaissance. « Si la méthode que j’utilise, dit-il, me permet d’atteindre l’objectif que je me suis fixé, il s’agit d’une bonne méthode ! Si, au contraire, ma méthode ne me permet pas d’atteindre mon objectif, pour quelle raison devrais-je continuer à l’utiliser ? »5 Il reconnaît avoir une préférence pour les « théories qui fonctionnent », même si celles-ci reposent davantage sur l’expérience que sur une exégèse biblique.
Pour justifier la nouveauté de ses méthodes, il se sert également de l’argument eschatologique. Il ne faut pas s’étonner que Dieu donne de nouveaux outils à son peuple alors que le combat spirituel s’est intensifié en ces tout derniers temps. Satan s’est comme retranché dans la fenêtre 10/406. Pour l’en déloger et parachever le mandat missionnaire, une « nouvelle impulsion » est nécessaire dont les éléments clés sont le combat spirituel au niveau stratégique, la cartographie spirituelle et la repentance ciblée.
En réduisant la mission à des méthodes, le pragmatique perd de vue ce que Christian Schwarz appelle « les automatismes de croissance », qui permettent à l’Église de se développer d’elle-même, sans autre cause que l’action secrète du Saint-Esprit, comme une graine plantée en terre qui pousse toute seule. Certaines méthodes peuvent, bien sûr, produire une croissance spectaculaire, comme l’utilisation de stéroïdes permet au culturiste d’atteindre un volume musculaire au-delà de la normale. Mais est-ce bien ce que nous voulons, des Églises anormalement volumineuses, imprégnées de produits dangereux ?
C’est le cas, par exemple, des Églises qui, pour attirer une foule toujours plus nombreuse, transforment leur culte en un spectacle divertissant. On parle d’Églises sensibles aux personnes en recherche, parce que leur public cible le dimanche matin, ce ne sont pas les croyants, mais les visiteurs. Il y a toujours eu des réunions d’évangélisation, mais la nouveauté, c’est le moment – le dimanche matin – et la forme – tout est fait pour mettre à l’aise le visiteur : pas d’offrande, peu de chants communautaires, messages thématiques abordant les problèmes de la vie courante, pas de cène… Cette démarche part, sans doute, d’un bon sentiment, mais si l’Évangile est considéré comme un produit de consommation à adapter aux besoins du visiteur, que devient le message de la croix ? Que fait-on des aspects de l’Évangile qui étaient un scandale pour les Juifs, une folie pour les Grecs, et qui sont encore aujourd’hui un défi pour nos contemporains ? Est-il normal que certaines personnes fréquentent ces Églises pendant des années sans jamais devenir de vrais disciples de Jésus-Christ ?
J’ai découvert, lors d’un passage à Lausanne, une initiative intéressante de l’Église évangélique réformée du canton de Vaud : « les cultes autrement ». Il s’agit de proposer, chaque mois, une manière différente et renouvelée de vivre le culte : culte préparé par les catéchumènes, culte louange, culte concert, par exemple. L’église Saint-Laurent a même eu l’idée d’une exposition de cercueils vides lors des fêtes de Pâques 2012 ! Le problème est que, dans le contexte européen qui est le nôtre, les non-pratiquants ne savent pas ce qu’est un culte « ordinaire » et les quelques pratiquants qui restent sont plutôt hostiles au changement. L’effet d’annonce est donc mitigé. De plus, s’il est parfois utile de changer la forme, il faut veiller à conserver le fond. Or, le fond a disparu depuis longtemps de beaucoup d’Églises historiques.
Il faut donc, d’abord, revenir à l’Évangile avant de vouloir le présenter autrement. C’est la démarche dite « de retour aux fondamentaux ». Le pasteur presbytérien Harry Reeder, qui a vu plusieurs Églises moribondes retrouver le chemin de la croissance, propose un plan de revitalisation fondé sur Apocalypse 2.5 :
(1) « Souviens-toi » : il faut apprendre du passé sans vivre dans le passé.
(2) « Repens-toi » : il s’agit d’identifier les péchés qui ont conduit au déclin et demander pardon, même si ces péchés ont été commis par des personnes qui ne sont plus là.
(3) « Reviens à tes premières œuvres » : cela consiste, pour Harry Reeder, à revenir à un certain nombre de fondamentaux comme l’Évangile de la grâce, la vie de disciple, la prédication, l’intercession, la mission et le leadership.
Il faut reconnaître que ce n’est pas facile de réinventer l’Église, de la rendre plus attrayante, sans compromettre le message. Il faut pour cela avoir développé une certaine profondeur théologique. Or, c’est précisément ce qui manque au mouvement pour la croissance de l’Église.
3) Manque de profondeur théologique
Les défenseurs de la croissance de l’Église n’ont développé leurs arguments théologiques qu’en réponse aux critiques soulevées contre leurs méthodes. Le mouvement manque donc de fondements théologiques. L’œuvre maîtresse de McGavran, Understanding Church Growth, est une œuvre très pragmatique qui fait davantage appel à la sociologie qu’à la théologie. On y trouve peu de réflexions théologiques, en dehors du fait que Dieu veut que l’Église grandisse. Or, dans une démarche de théologie pratique, c’est la théologie, et non les sciences humaines, qui devrait avoir le dernier mot, afin d’éviter que la démarche ne devienne anthropocentrique.
Une bonne manière de maintenir une démarche théocentrique est de voir la mission non comme une invention humaine, mais comme le prolongement de l’activité de Dieu qui envoie et qui sauve. L’Église est donc un peuple envoyé en mission et chargé de représenter les intérêts de Dieu, et non une marchande de biens religieux au service d’une clientèle exigeante ! Elle est un signe du royaume de Dieu et est appelée à témoigner des exigences de Dieu et de ses œuvres grandioses, et non à saupoudrer le consumérisme moderne d’un peu de spiritualité. Une Église qui annonce fidèlement l’Évangile ne plaît pas à tout le monde ; elle s’attire même des ennemis parce qu’elle n’hésite pas à dénoncer les idoles de son temps. Mais elle plaît à ceux dont l’Esprit a transformé le cœur afin qu’ils se détournent des idoles pour servir le Dieu vivant et vrai (1Th 1.9).
4) L’accent sur la croissance numérique
Un exemple de manque de profondeur théologique est la manière dont le mouvement pour la croissance de l’Église comprend la croissance numérique. Les statistiques du livre des Actes sont mentionnées comme preuves que Dieu veut la croissance de l’Église, mais sans aucun lien avec le cadre théologique du livre. Or, si Luc utilise à plusieurs reprises les verbes « croître » et « multiplier », ce n’est pas juste pour montrer que la croissance numérique est importante, mais pour souligner que l’Église est le nouvel Israël annoncé par les prophètes, le reste fidèle appelé à croître et à se multiplier pour accomplir la mission, initialement confiée à Adam et Ève, d’étendre les limites du jardin d’Éden jusqu’à ce que la terre entière devienne un temple-jardin à la gloire de Dieu. Cette mission avait, ensuite, été confiée à Israël qui avait échoué et s’était retrouvé en exil. C’est là qu’il reçoit la promesse de sa restauration à l’âge messianique.
La croissance de l’Église est donc l’accomplissement de la promesse faite aux patriarches d’une nombreuse descendance à travers laquelle seront bénis tous les peuples de la terre. Dans la nouvelle alliance, il ne s’agit plus d’une descendance physique, mais de tous ceux qui deviennent enfants de Dieu en accueillant sa Parole. La Parole est donc le moyen par excellence de la croissance de l’Église. Il est d’ailleurs intéressant de constater que, pour Luc, propagation de la Parole et croissance de l’Église sont équivalentes. Il dit en Actes 6.7 : « La parole se répandait, le nombre des disciples se multipliait rapidement […]. » On retrouve la même expression en deux autres endroits (12.24 et 19.20). Si donc nous voulons que l’Église se développe selon la volonté de Dieu, il nous faut, non pas remplacer l’Évangile par un message moins incisif, mais inventer des méthodes qui permettront à la Parole de se répandre encore plus.
Il ne s’agit donc pas simplement de croître numériquement, mais de laisser la Parole nous transformer et régner en nous. De même qu’Adam et Ève n’étaient pas appelés seulement à se multiplier, mais à « cultiver et garder » le jardin d’Éden, nous sommes appelés non seulement à augmenter le nombre de chrétiens nominaux, mais à servir Dieu et à garder ses commandements, en nous appuyant sur l’œuvre rédemptrice du Christ, le second Adam, qui a réussi là où le premier Adam et l’ancien Israël avaient échoué.
III. Application du modèle dans le protestantisme français
Les Églises évangéliques ont été largement influencées par le mouvement pour la croissance de l’Église, en raison de leur goût pour l’évangélisation et de l’apport des missionnaires américains dont beaucoup connaissaient les théories de McGavran. La diversité évangélique a donc accueilli différents modèles en fonction de la sensibilité des Églises. De nombreuses communautés charismatiques ont adopté les théories de Peter Wagner sur le combat spirituel7 et celles de John Wimber sur l’évangélisation par les dons surnaturels (Power Evangelism en anglais)8. Ces théories représentaient une réaction contre les méthodes traditionnelles d’évangélisation jugées peu efficaces. Les Églises non charismatiques se sont plutôt tournées vers des modèles inspirés du monde de l’entreprise comme celui de Willow Creek, avec ses cultes conçus pour les personnes en recherche, et celui de Saddleback, avec son insistance sur les objectifs9. Le modèle qualitatif proposé par Christian Schwarz a également connu un certain succès. Il s’agit de faire une sorte d’audit de la communauté afin d’identifier les obstacles à la croissance et de se fixer des objectifs qualitatifs pour tenter d’y remédier. Plus récemment, le modèle Hillsong de croissance par la louange a commencé à s’implanter dans notre pays.
Les Églises luthéro-réformées ont beaucoup reproché aux évangéliques leur tendance à faire du « prosélytisme », tout en enviant leur croissance et en réfléchissant à une autre manière de témoigner de l’Évangile. Dès 1985, Jacques Ellul avait encouragé l’Église réformée de France, dans l’hebdomadaire Réforme, à redonner « la priorité à l’évangélisation active par la base »10. Il n’avait pas vraiment été entendu à l’époque mais, quelques années plus tard, l’Église réformée de France a fini par prendre conscience qu’une simple « logique de desserte » ne suffirait pas à assurer sa survie. Elle a donc créé deux coordinations destinées à encourager la formation et le témoignage des membres. Diverses initiatives régionales ont vu le jour, au bilan plutôt mitigé, en raison de la faiblesse des paroisses locales.
Pendant la même période, la Fédération luthérienne mondiale mettait en place un groupe de conseillers à l’évangélisation pour l’Europe et l’Amérique du Nord, qui a produit en 1989 un document qui en dit long sur la nouvelle logique : Paroisse missionnaire – paroisse qui évangélise.
Conclusion
On doit au mouvement pour la croissance de l’Église d’avoir considérablement encouragé et enrichi la réflexion sur la croissance de l’Église. Rares sont les Églises aujourd’hui qui ne parlent pas d’évangélisation, mais la diversité des modèles est telle qu’il est difficile de s’y retrouver. Certains pasteurs épuisent leurs paroissiens en proposant sans cesse de nouveaux modèles, au fur et à mesure de leur sortie sur le marché. Il est donc important d’user de discernement, d’identifier les principes bibliques de croissance et de les appliquer avec sagesse, plutôt que d’importer un modèle clés en main. S’il suffisait d’appliquer un plan de croissance pour que l’Église grandisse, nous pourrions presque nous passer de Dieu comme dans n’importe quelle autre entreprise humaine. Mais nous savons que l’union du Christ et de l’Église est un mystère, et que c’est de lui seul qu’elle tire sa croissance spirituelle, dans la mesure où elle se nourrit de sa Parole et équipe convenablement ses membres pour l’œuvre du ministère, pour l’édification du corps du Christ. C’est pourquoi nous pouvons faire confiance aux moyens de grâce qu’il a lui-même choisis pour nous communiquer les bienfaits qui découlent de son œuvre rédemptrice.
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Jean-Philippe Bru est professeur-coordinateur de théologie pratique à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩
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Voir l’interview du pasteur Pierre Blanzat dans l’hebdomadaire Réforme (11 mai 2013) : « L’évangélisation n’est plus tabou » (consultable en ligne : http://reforme.net/une/religion/levangelisation-nest-plus-tabou).↩
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Pour une évaluation à plusieurs voix du mouvement pour la croissance de l’Église, voir Gary L. McIntosh, sous dir., Evaluating the Church Growth Movement. Five Views, Counterpoints, Grand Rapids, Zondervan, 2004, en particulier l’analyse de Gailyn Van Rheenen, p. 167-189, dont nous reprenons certains éléments.↩
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Andy Buckler, Jean Calvin et la mission de l’Église, Olivétan, 2008.↩
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Peter Wagner, Your Church Can Grow : Seven Vital Signs of an Healthy Church, Wipf & Stock Pub, 1976, p. 137.↩
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Zone géographique comptant le plus de peuples non atteints et s’étendant de l’ouest de l’Afrique à l’est de l’Asie, entre le 10e et le 40e parallèle nord.↩
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Voir Peter Wagner, Comment abattre les forteresses, Vida, 2011.↩
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Voir John Wimber, Allez… Évangélisez par la puissance de Jésus et Allez… Guérissez par la puissance de Jésus, aux Éditions Ménor.↩
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Voir Rick Warren, L’Église, une passion, une vision, Ministères Multilingues, 2012. Rick Warren est le pasteur de la « méga-Église » de Saddleback en Californie. Son autre best-seller, Une vie motivée par l’essentiel (Ourania, 2014), est également très utilisé pour encourager la croissance spirituelle des croyants.↩
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Voir son article « Pour des états généraux du protestantisme », dans le journal Réforme du 12 octobre 1985.↩