« LEUR VER NE MOURRA PAS ET LEUR FEU NE S’ÉTEINDRA PAS » La fin cauchemardesque du livre d’Ésaïe

« LEUR VER NE MOURRA PAS
ET LEUR FEU NE S’ÉTEINDRA PAS »
La fin cauchemardesque du livre d’Ésaïe

Ron BERGEY*

Le dernier chapitre du livre d’Esaïe s’achève sur deux images très contrastées (Es 66.22-24). La première dépeint le nouveau ciel et la nouvelle terre (v. 22 ; cf. 51.16, 65.17 ; 2 P 3.13). Les adorateurs de toutes les nations sont assemblés à la nouvelle Jérusalem pour rendre hommage au Seigneur (v. 23 ; cf. 2.1s) [1]. C’est l’achèvement et le couronnement de l’histoire de la rédemption. Dans la deuxième image, au dernier verset du livre, le projecteur est sur un spectacle macabre : les cadavres des ennemis de Dieu sont dans la vallée au pied de la cité céleste face aux adorateurs qui les regardent avec satisfaction[2]. La légende inscrite accompagnant cette image est : « Leur ver ne mourra pas et leur feu ne s’éteindra pas. » (v. 24)[3] L’Apocalypse reprend ces images contrastées et les juxtapose comme en Esaïe. Dans la nouvelle Jérusalem, une foule immense d’adorateurs crie « Alléluia ! », car Dieu exécute son juste jugement sur ses ennemis (19.1-4). La perdition de ceux-ci est en dehors de la ville et la fumée de Babylone, avec ses reprouvés, s’élève à jamais (19.3, 21.27, 22.15).

La question principale posée ici est la suivante : que signifie l’image du jugement en Esaïe 66.24 ? S’agit-il d’un tableau dantesque de l’enfer ? Les éléments de réponse donnés pour d’autres questions connexes vont clarifier la réponse à l’interrogation principale. Quelle est la nature du jugement qui y est dépeint ? Qui subira cette peine ? Pour combien de temps ?[4] Avant d’examiner cette image de plus près, un coup d’œil sur son contexte géographique mettra en lumière un élément important.

1. Le toponyme de l’enfer 

Cette image de l’endroit où le ver ne mourra pas et le feu ne s’éteindra pas renvoie à une assise géographiquement bien définie et à un toponyme célèbre. Il s’agit de la vallée de Hinnom à l’ouest/sud-ouest de Jérusalem (Jos 15.8, 18.16)[5]. C’est un endroit répugnant en raison surtout des enfants qui y étaient offerts en sacrifice par le feu au dieu Moloc (2 R 23.10 ; Jr 7.30-31)[6]. Jérémie l’a appelé « la vallée du carnage » en référence peut-être au grand nombre de Judéens qui allaient y perdre la vie lors de la chute de Jérusalem (Jr 7.32-33). On se servait des pentes du ravin comme lieu d’inhumation (cf. Jr 19.11)[7]. Au Ier siècle, et peut-être avant, cette vallée était une décharge publique[8]. A la lumière de l’image en Esaïe, les carcasses déposées garantissaient aux vers une inépuisable quantité de chair putride et les ordures de la ville auraient brûlé en permanence. Pendant la période de l’occupation, les Romains pratiquaient la crémation dans ce ravin, chose honteuse pour les Juifs[9]. « Le champ du potier » se trouvait là ; c’était un cimetière pour les étrangers, dénommé aussi « le champ du sang », dans lequel Judas a été enseveli (Mt 27.3-10). Le livre apocryphe de I Hénoch (IIe siècle av. J.-C.) présente ce lieu de la façon suivante : « Cette vallée est maudite d’une malédiction éternelle. C’est ici que seront rassemblés tous ceux qui se servent de leurs langues pour blasphémer Dieu, qui ouvrent la bouche pour maudire sa gloire. C’est ici qu’ils seront rassemblés, c’est ici que sera leur demeure. » (26.2)

Or le nom de la vallée ne figure pas en Esaïe. Mais selon l’évangile de Marc, où Jésus cite Esaïe 66.24, la géhenne est présentée comme le lieu « où le ver ne meurt pas et où le feu ne s’éteint pas » (Mc 9.48 ; cf. Mt 5.22 ; Lc 12.5 ; Jc 3.6 ; Sir 7.17 ; Jdt 16.17 ; M. Ab. 4.4). Le mot « géhenne » est la transcription en grec du mot hébreu « la vallée de (gê’) Hinnom ». A l’instar d’Esaïe 66.24, le toponyme est devenu synonyme de géhenne.

En ce qui concerne la géographie eschatologique, l’Ecriture clarifie nombre de choses. Le Nouveau Testament fait une distinction entre l’hadès (« le séjour des morts » de l’AT, cf., par exemple, Es 38.18 TM shéol et LXX hadès) et la géhenne. L’hadès est un lieu transitoire entre la mort et la résurrection en prélude au jugement dernier. Selon Apocalypse 20.13, l’hadès va rendre ses morts qui ressusciteront et seront jugés avant d’être jetés avec l’hadès dans l’étang de feu. L’explication suivante est ajoutée : ce sont la seconde mort et le sort de tous ceux qui ne sont pas inscrits dans le livre de vie (Ap 20.14-15). L’hadès ne contient que les âmes des morts (Ac 2.27, 31), tandis que la géhenne va recevoir et le corps ressuscité et l’âme des morts : « (…) redoutez plutôt celui qui peut faire périr l’âme et le corps en enfer [géhenne]. » (Mt 10.28 ; cf. Lc 12.5) Selon le Nouveau Testament, la vallée de Hinnom est le synonyme historique de la géhenne et l’étang de feu est le synonyme eschatologique de la géhenne. Ainsi « la vallée de Hinnom » est devenue synonyme d’enfer[10].

2. La nature de la punition

Les prophéties prononcées par le truchement d’Esaïe dépeignent non seulement un lieu terrible, mais aussi la nature cauchemardesque de la peine de ceux qui y seront jugés. C’est un lieu où les cadavres sont empilés, mais aucun élément, ni le ver, ni le feu, ne pourront les détruire. Le ver et le feu conduisent normalement et de façon rapide à la destruction de la chair. Ce n’est pas le cas dans cette vallée. Les cadavres sont rongés par les vers et brûlés par le feu sans être détruits. En fait, ce sont des morts paradoxalement vivants. S’ils étaient morts leur ver mourrait et leur feu s’éteindrait. C’est une image à la fois affolante et surréaliste. Cette manière imagée de présenter les choses a pour objet de signaler que les condamnés sont passés d’une vie à une autre vie horrible impossible à décrire. 

        Ce jugement est, à l’évidence, décrit en termes métaphoriques. Même s’il n’y a pas de situation historique concrète sous-jacente, l’image empruntée ici n’est pas difficile à reconstruire. C’est celle des ennemis tombés qui voulaient s’emparer de Jérusalem. Le roi a protégé la ville. Après la bataille, le nombre des carcasses est tel qu’on n’arrive pas à les ensevelir[11]. Sans sépulture, les corps en décomposition sont rongés par les vers ; pour s’en débarrasser, on les brûle. En elle-même, une telle image a une assise historique possible qui peut servir d’avertissement aux adversaires de la ville. Dieu est, en effet, roi et il les jugera.

Le lien entre le ver et le feu peut s’expliquer. Ils réunissent des choses qui désignent deux jugements post mortem infligés aux condamnés après leur exécution : laisser leurs cadavres exposés aux éléments de la nature ou les brûler (cf. Gn 38.24 ; Lv 20.14, 21.9 ; Dt 28.26 ; Jos 7.25, 8.29 ; 1S 17.14 ; Es 30.33 ; Jr 7.33)[12]. La malédiction de l’exécution ne suffit pas. Sans sépulture, le corps mort en subit une autre. C’est la seconde mort (cf. Ap 20.6, 14, 21.8). Dans la vallée de Hinnom, les cadavres des ennemis sont exposés et brûlés. Leur jugement post mortem est ainsi double. Vue de cette façon, l’image sert à communiquer, d’une manière la plus cauchemardesque possible, que la condamnation constitue la plus grande malédiction imaginable[13].

3. Qui ira dans cet endroit ?

La réponse à cette question sera plus compréhensible si on y ajoute la réponse à la question inverse : « Qui n’y ira pas ? » Selon Esaïe, ceux qui subiront ce jugement ultime sont « les rebelles » (psh‘ ; 66.24). Se révolter, c’est défier l’autorité d’un supérieur, en toute connaissance de cause. C’est l’accusation portée contre le peuple d’Israël qui est déjà au chapitre 1 d’Esaïe : « J’ai nourri et élevé des enfants, mais ils se sont révoltés (psh‘) contre moi. » (1.2) Comme un père qui n’est pas honoré par son fils, Dieu n’est pas respecté par le peuple. Sa volonté est méprisée. Sa parole est rejetée. Aussi la peine est-elle décrétée pour ce crime dès le premier chapitre : « Mais la ruine atteindra (…) les rebelles (psh‘) et les pécheurs (ht’), et ceux qui abandonnent l’Eternel disparaîtront. » (v. 28 ; cf. 48.8) Puis, au dernier verset du chapitre 1, la sentence tombe : « (…) ils brûleront (…) et il n’y aura personne pour éteindre ce feu. » Ces rebelles font partie du peuple élu, des Israélites, et, par extension, de l’Eglise. Ils savent ce que le Seigneur attend d’eux, mais ils choisissent d’agir d’une manière contraire à sa volonté. Ils manifestent leur rapport avec le Seigneur et accomplissent des gestes de piété – offrir des sacrifices, respecter le sabbat, prier (1.11-15) – mais, au fond, ils le répudient comme un fils désobéissant rejette son père.

Un échantillon de versets tirés d’Esaïe où ce mot et les mots apparentés – « rebelle/révolte/révolter » (psh‘) – sont employés montre une différence quant à la disposition du Seigneur vis-à-vis des rebelles. En même temps, ces versets mettent en lumière la façon dont les rebelles se sont comportés par la suite. D’abord, la rébellion du peuple fait l’objet du ministère de médiation du serviteur envoyé par le Seigneur, le serviteur humilié, puis exalté d’Esaïe 53. La rébellion du peuple nécessite sa venue comme personne interposée. Le salut en dépend :

 (…) il était blessé à cause de nos transgressions (psh‘) (…). (53.5)

 (…) qui s’est soucié de ce qu’il était exclu de la terre des vivants, frappé à cause de la révolte (psh‘) de mon peuple ? (53.8)

 (…) il s’est dépouillé lui-même jusqu’à la mort parce qu’il a porté le péché (psh‘) de beaucoup d’hommes et qu’il est intervenu en faveur des coupables. (psh ; 53.12)  

Le serviteur a subi le jugement des rebelles en se substituant à eux et il intercède en leur faveur auprès de Dieu. Il agit en qualité de médiateur et plaide leur cause, car il a payé de sa propre vie la dette de leur crime. Il a été jugé à leur place. Est-ce que cela veut dire qu’il a souffert pour tous les rebelles, qu’il a acquis la justice pour tous ?

Cette idée va à l’encontre de l’attitude exprimée par certains parmi les rebelles. Pour eux, la prise de conscience de la gravité de leur faute et de la grandeur de la grâce du Seigneur, offerte gratuitement à cause de l’œuvre du serviteur, les pousse à confesser leur rébellion. Ils se voient comme le Seigneur les voit : coupables de l’accusation portée contre eux. Leur confession est exprimée dans les versets suivants :

Oui, nos transgressions (psh‘) sont nombreuses devant toi et nos péchés témoignent contre nous ; nos transgressions (psh‘) font corps avec nous et nous reconnaissons nos fautes. Nous avons eu un comportement coupable (psh‘) envers l’Eternel, nous l’avons trahi, nous nous sommes détournés de notre Dieu, nous avons parlé exploitation et révolte (sarah), nous avons conçu et médité dans le cœur des paroles mensongères (…). (59.12-13)

 

C’est le reste qui reconnaît sa faute et la confesse humblement (cf. 53.4-5). Ces gens savent que Dieu est sauveur et juge. Pour leur salut, pour échapper au jugement divin, ils confessent leur trahison. D’où vient ce changement d’attitude ? Plus loin, mais toujours dans le contexte de la confession citée ci-dessus, il est dit : « Le libérateur viendra pour Sion, pour ceux de Jacob qui renoncent à leur révolte (psh’), déclare l’Eternel. » (59.20) Le libérateur, c’est le rédempteur (go’el). Le bénéficiaire de son œuvre rédemptrice, c’est Sion. La rédemption est accomplie pour l’amour de ceux qui renoncent à (shub ou se repentent de) leur révolte. Il les rachète et ils se repentent. L’ordre de ces actes est significatif. Il s’agit d’abord de l’œuvre rédemptrice accomplie et appliquée, qui rétablit le rapport entre le Seigneur et le racheté, puis vient le fruit de cette œuvre ou de ce changement dans le cœur des rachetés, notamment la confession et la repentance.

Convertis puis pénitents, ils sont bénéficiaires de la médiation du serviteur. Ils sont l’objet de la miséricorde du Seigneur ; ils ne reçoivent pas la peine qu’ils méritent : la perdition. Ils sont également l’objet de sa grâce ; ils trouvent ce qu’ils ne méritent pas : la vie éternelle. Les rebelles qui confessent leur crime et s’en repentent sont graciés. Voici les paroles de grâce et l’annonce du pardon : « Pourtant c’est moi, moi qui efface tes transgressions à cause de moi-même, et je ne me souviendrai plus de tes péchés. » (psh’, 43.25) « J’ai effacé tes transgressions (psh‘) comme un nuage, tes péchés comme la brume. Reviens vers moi, car je t’ai racheté. » (44.22) De nouveau, dans ce dernier verset, la possibilité de revenir ou de se repentir relève de l’œuvre de la rédemption (cf. 1.27, 35.10, 51.11).

En réalité, ceux qui bénéficient du ministère du serviteur reconnaissent leur misère spirituelle ainsi que leur besoin de sa médiation. Ils s’appuient uniquement sur la grâce du Seigneur révélée dans l’œuvre rédemptrice du serviteur. Ils confessent leur foi en lui de la manière suivante : « Mais lui, il était blessé à cause de nos transgressions (psh‘), brisé à cause de nos fautes : la punition qui nous donne la paix est tombée sur lui, et c’est par ses blessures que nous sommes guéris. » (53.5) Ils reconnaissent en lui et en lui seul leur salut.

En revanche, « il n’y a pas de paix pour les méchants » (48.22, 57.21). Les rebelles qui subiront les peines éternelles ont résisté à la volonté du Seigneur et n’ont pas voulu s’y soumettre. Cherchant leur propre justice, ils ont refusé celle qui est requise par le Seigneur, celle qui est acquise par le serviteur et reçue uniquement par la foi dans la promesse du salut. Selon B.K. Waltke :

(…) le thème central de la Bible est l’irruption du royaume de Dieu, avec son thème corrélatif de la rétribution éternelle et finale qui trouve son expression dans la punition, la destruction – et non la cessation – et le bannissement loin du royaume de Dieu pour les incroyants qui rejettent l’autorité de Dieu pendant leur vie terrestre[14].

 

Ces rebelles connaîtront Dieu uniquement comme leur juge. Et son jugement est juste.

4. La durée de la peine

Déjà la légende inscrite sur l’image – « leur ver ne mourra pas et leur feu ne s’éteindra pas » – laisse supposer que ce jugement est sans répit. Mais jusqu’à quand ? Dans l’image, les agents de destruction dont il est question ne sont pas épuisés, car les cadavres ne sont pas dévorés. Aussi longtemps que les corps subsisteront, leur ver ne mourra pas et leur feu ne s’éteindra pas. C’est une manière de dire que ces cadavres sont paradoxalement toujours en vie. Ils sont passés d’une vie périssable à une vie impérissable, de la mortalité à l’immortalité. Non seulement la peine ne sera jamais purgée, mais le condamné ne sera jamais détruit.

Puis, comme précisé plus haut, ce lieu, la vallée de Hinnom d’Esaïe 66.24 ou la géhenne des évangiles, devient en fin de compte l’étang de feu de l’Apocalypse. La réponse à la question de la durée de cette peine ne peut donc plus être limitée à Esaïe 66.24. Ce prolongement apocalyptique constitue l’acte final du spectacle présenté dans le dernier verset d’Esaïe. L’étang de feu est le lieu du châtiment ultime où le tourment durera jour et nuit, « aux siècles des siècles » (Ap 14.11, 19.3, 20.10, 14-15). Cette même expression « aux siècles des siècles » est employée pour décrire la nature éternelle de Dieu (Ap 15.7) et du Christ (Ap 1.18, 4.9-10, 10.6), ainsi que la durée de leur règne (Ap 1.6, 11.15, 22.5). Personne ne défendrait l’idée que la vie et la souveraineté de Dieu soient limitées dans le temps.

Puis, quant à la durée, que ce soit la vie ou la perdition, le même mot est employé en hébreu (‘ôlam) et en grec (aionios). En Matthieu 25.46, il s’agit de « la peine éternelle » et « la vie éternelle » (cf. Mt 25.41, « feu éternel » ; 2 Th 1.9, « ruine éternelle »). En Daniel 12.2, il est question de « la vie éternelle » et « l’horreur éternelle ». Il s’agit de deux états opposés après la résurrection[15]. La durée de chacun est qualifiée par le même mot. Le mot traduit « horreur » (déra’on) en Daniel ne se trouve qu’une fois ailleurs dans l’Ancien Testament, en Esaïe 66.24. Selon Esaïe, c’est la réaction des adorateurs qui voient depuis la cité céleste les cadavres dans la vallée en bas. Ils sont infestés de vers et brûlants ; mais ils sont ressuscités et vivants. Selon Daniel, cette horreur, c’est celle des condamnés eux-mêmes qui prennent conscience de leur condition. C’est tout le contraire de la vie éternelle. Si la bénédiction de la vie est à jamais (‘ôlam), comment définir différemment le même mot qui qualifie la durée de cette horreur ?[16]

Conclusion

Vus ensemble et comme un tout, les derniers versets du dernier chapitre d’Esaïe reprennent et résument, d’une façon imagée et contrastée, l’enseignement qui traverse le livre entier. Au sein d’Israël, il y a deux camps : les rebelles et le reste, ou, en d’autres termes, les idolâtres et les vrais adorateurs du Seigneur. A ces adorateurs juifs se joindra un peuple converti venant de toutes les nations[17]. C’est le vrai Israël ou la vraie descendance d’Abraham composée de Juifs et de non-Juifs. Tous habiteront dans la nouvelle création et adoreront le Seigneur ensemble dans la cité céleste. Dieu est leur sauveur. Le serviteur a été jugé à leur place. L’autre groupe est aussi composé d’Israélites, selon la chair, et du peuple des nations. Les uns et les autres ont résisté définitivement à la grâce qui leur a été offerte. Exclus de la cité céleste, le sort de ces rebelles est décrit ainsi : « Leur ver ne mourra pas et leur feu ne s’éteindra pas. » Dieu est leur juge et ils seront condamnés.

Du point de vue eschatologique, on peut donc voir, dans les versets 18 à 21 du chapitre 66, la période entre la première et la seconde venue du Christ. Ces versets, qui n’ont pas été abordés ici, prophétisent l’activité missionnaire auprès des nations et l’inclusion de celles-ci au sein du peuple de Dieu grâce au témoignage du reste, le sacerdoce composé de prêtres étrangers et le repeuplement de Jérusalem, l’image de la croissance de l’Eglise universelle (Ep 2.14, 19-22 ; 1 P 2.4-6). S’inspirant d’Esaïe 66.20, Paul décrit son ministère de proclamation de l’Evangile auprès des non-Juifs comme un service sacerdotal destiné à les présenter comme une offrande agréable (Rm 15.16). Pour lui, le fruit de son apostolat et de son activité missionnaire est la réalisation de cette prophétie. Chez Esaïe, elle ne présente pas de thèmes nouveaux. La nouveauté, c’est leur mise ensemble dans un seul oracle[18]. Puis, dans les versets 22 à 24, sont décrites les choses à venir après ce temps. L’état éternel est dépeint de deux manières : la vie éternelle, dans la nouvelle création, du peuple adorateur de Dieu et la perdition des ennemis de Dieu dans la vallée au pied de la montagne sainte abritant cette ville. Vu à la lumière de ces deux images, Dieu est sauveur et juge. S’il est sauveur, c’est parce qu’il est juge. Grâce à l’œuvre rédemptrice et au ministère de la médiation du serviteur-messie, Jésus, il sauve du jugement divin.

 


* R. Bergey est professeur d’hébreu et d’Ancien Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en Provence.

[1] La promesse que le nouveau ciel et la nouvelle terre subsisteront étaye celle qui est faite au reste concernant leurs descendants qui, eux aussi, subsisteront (66.22). La preuve : dans la nouvelle création, ils constitueront à jamais une communauté d’adorateurs (v. 23).  

[2] L’expression employée – le verbe « voir/regarder » (ra’ah) avec sa préposition (be) – veut dire ici, comme dans d’autres exemples, « regarder avec satisfaction », en particulier les ennemis humiliés ou morts (cf. Jg 16.27 ; Ps 22.18, 54.9 ; Mi 7.10 ; Ab 12 ; Ez 28.17). Les adorateurs ne jubilent pas à cause de leur perdition, mais à cause du juste jugement de Dieu. Dieu sera loué éternellement pas seulement comme celui qui sauve son peuple et juge ses adversaires. Au sujet de cet acte, Calvin dit, dans son commentaire sur Esaïe, que les adorateurs verront la vengeance terrible de Dieu. Ailleurs, il ajoute qu’au lieu de focaliser sur le sort des impies, cette image devrait nous inciter à fixer notre attention sur la misère de ne pas être en communion avec Dieu. IRC, III.xxv.12.

[3] Cette citation est tirée de la Segond 21 ainsi que toutes les autres.

[4] L’objet principal, ici, n’est pas de confronter les données d’Esaïe 66.24 à l’idée de l’annihilation (du latin nihil, « néant »). Pour la plupart, les commentateurs de diverses tendances théologiques reconnaissent que les propos de ce passage vont à l’encontre de cette position. Bien que cet enseignement ait plusieurs formes, l’annihilation chez les partisans évangéliques signifie généralement l’extinction de la vie de tous ceux qui ne sont pas rachetés, c’est-à-dire de tous ceux qui ne sont pas en Christ. Selon eux, le langage biblique relatif au jugement dernier des reprouvés va dans le sens de la cessation de l’existence ou de la conscience de l’existence. Derrière cette notion est celle de l’immortalité conditionnelle. Selon cette doctrine, l’homme en tant qu’être créé n’est pas doté de l’immortalité. Celle-ci est accordée uniquement à ceux qui sont en Christ, les rachetés. En juxtaposant la vie dans la nouvelle Jérusalem et celle de perdition en dehors, Esaïe 66.23-24 fournit une réfutation de l’universalisme, la doctrine selon laquelle tous les êtres humains finiront par jouir du salut éternel.  

[5] Il s’agit du wadi er-Rababi appelé dans l’AT la vallée des fils d’Hinnom (2R 23.10), la vallée du fils d’Hinnom (Jr 7.31) ou simplement la vallée d’Hinnom (Né 11.20) ; cf. BDB, 244-245 ; DCH II, 342. Depuis 1967, les archéologues ont confirmé que « la colline occidentale » située entre la vallée de Hinnom à l’ouest, sud-ouest et la vallée centrale, plus tard appelée la vallée du tyropéon, à l’est, a été entièrement habitée et même fortifiée au VIIIe siècle, sans doute par Ezéchias lors de la crise assyrienne (cf. Es 22.9-10 ; 2 Ch 32.5, 30 ; 2 R 20.20). Il s’agit, probablement, « du second quartier » (mishneh So 1.10-11 ; 2R 22.14 ou « la ville neuve »). Cette partie correspond aujourd’hui aux quartiers juif et arménien ainsi qu’au « mont Sion » en dehors du mur turc de la vieille ville. Le mur occidental de la ville de Jérusalem à l’époque d’Esaïe aurait donc donné sur la vallée de Hinnom. P.J. King, « Jerusalem », ABD III, 755 ; A. Mazar, Archaeology of the Land of the Bible 10,000-586 B.C.E., New York, Doubleday, 1990, 417-424.

[6] En Juda, ces sacrifices remontent au règne d’Achaz et ont été repris pendant le règne de Manassé. Ils ont, peut-être, continué pendant le ministère de Jérémie (cf. Jr 7.31). Le nom de ce lieu de rite dans la vallée est « Topheth », qui signifie « bûcher », mais ce mot porte, paraît-il, les voyelles de « honte » (bosheth ; cf. les noms des fils de Saul, Esh-baal en 1 Ch 8.33 mais en 2S 2.8 Ish-bosheth « homme de honte/personne honteuse» et Merib-baal «aimé de Baal » 1 Ch 8.34 est Mephi-boshet « de la bouche une chose honteuse »). Le réformateur, Josias, a détruit ce lieu du culte païen avec les accoutrements rituels.

[7] Des fouilles archéologiques montrent que la vallée de Hinnom était un lieu d’inhumation dès la période préexilique jusque dans l’ère byzantine. R. Riesner « Ben-Hinnom, Vallée de », GDB (2004), 216-217.

[8] L’évidence archéologique et littéraire pour appuyer cette prétention souvent répétée est très discutée. Elle remonte apparemment au commentateur médiéval David Kimhi (vers 1200) dans son commentaire sur le Psaume 27.13. L.R. Bailey, « Gehenna », IDBSup (1976), 353-354 ; idem, « Gehenna : The Topography of Hell », BA 49 (1986), 187-191. Concernant la raison pour laquelle la vallée de Hinnom est devenue synonyme de Géhenne, les propos de G.E. Wright semblent, donc, judicieux : « … peut-être à cause des feux constamment brûlant là. » Biblical Archaeology, Philadelphia, Westminster, 1962, 127.

[9] G. Barkay, « The Riches of Ketef Hinnom », BAR 35 (2005 : 4-5), 22-35, 122-26.

[10] Dans son commentaire sur Esaïe 66.24, C. Westermann dit : « Il s’agit de la toute première idée de l’enfer comme l’état de perdition », Isaiah 40-66, OTL, Philadelphie, Westminster, 1969, 428.  

[11] Selon F. Delitzsch, le massacre de 185 000 soldats assyriens (Es 37.36) a eu lieu à Jérusalem (cf. Es 14.25) ; Isaiah, vol. II, C.F. Keil et F. Delitzsch, COT 7 (Grand Rapids : Eerdmans, 1973), 106-109. G.V. Smith pense qu’Esaïe 66.24 renvoie à cet incident (Es 34.3 ; Es 37.36) ; Isaiah 40-66, NAC 15B, Nashville : B&H, 2009, 753. Pourtant, le dernier endroit mentionné relatif à la localisation des forces assyriennes à cette époque en Juda est dans la Shéphélah à Lakish, la deuxième ville de Juda et le quartier général de l’assaut, puis à Libnah (Es 37.8). Les annales de guerre assyriennes et l’AT laissent supposer qu’il y a eu néanmoins un contingent militaire assyrien à Jérusalem (Es 36.2 ; cf. 10.32). Les Assyriens contrôlaient la Shéphélah, la plaine côtière et le plateau de Benjamin (cf. Es 10.28-32). La capitale a été complètement isolée. Les Assyriens n’avaient donc pas besoin de déployer 185 000 soldats autour de la ville. Sanchérib se vantait d’avoir déjà enfermé Ezéchias « comme un oiseau en cage ». Ezéchias le croyait aussi (Es 37). Dans le quartier juif, les archéologues ont mis au jour des fortifications massives datant de l’âge de fer. Un mur monumental de 7 mètres de large qui s’étendait de la vallée centrale entre l’Ophel, la cité de David, et la colline occidentale jusqu’à la porte de Jaffe. Ce mur est le plus épais connu de l’âge de fer. Il s’agit, peut-être, du mur mentionné en Esaïe 22.10. Au nord de ce grand mur, les restes d’un autre mur et d’une tour énorme ont été découverts (cf. 2 Ch 32.5). Comme déjà suggéré (n. 5 ci-dessus), il est fort possible que ces fortifications datent du règne d’Ezéchias qui préparait la ville contre l’offensive assyrienne. Mazar, op. cit., 420 ; G. Cornfeld et D.N. Freedman, Archaeology of the Bible : Book by Book, San Francisco, Harper & Row, 1982, 128-130.

[12] Pour une conclusion assez similaire, voir J.T. Nelis et A. Lacoque, « Géhenne, Ben-Hinnom, Hinnom », DEB (1987), 520-521.

[13] Dans la synagogue, le verset 23 est répété après le verset 24 pour ne pas achever la lecture du livre sur ce spectacle horrible du dernier verset. Cette tradition de lecture se trouve dans certains manuscrits qui reprennent le texte consonantique du verset 23 et le placent après le verset 24, mais sans l’adjonction des voyelles. Lu de cette manière, le livre d’Esaïe se terminerait par les paroles de consolation comme les autres livres prophétiques. Pourtant le prophète conclut son livre, dans cette troisième partie, en renforçant la conclusion de deux ou même trois sections précédentes : « Il n’y a pas de paix pour les méchants. » (48.22, 57.21 ; cf. 39.8) Le confort, la paix et le réconfort qu’ils recherchent et rechercheront leur échapperont. La paix avec Dieu vient uniquement au moyen de la rédemption accomplie par le serviteur du Seigneur et de sa médiation (53.5).

[14] B.K. Waltke, An Old Testament Theology, Grand Rapids, Zondervan, 2007, 964. La version française paraîtra prochainement. Je remercie mon collègue, J.-P. Bru, traducteur de cet ouvrage, qui a mis à ma disposition le chapitre d’où cette citation est tirée.

[15] Au sujet de la résurrection des justes, selon B.K. Waltke : « Esaïe prédit audacieusement : ‹Mais tes morts revivront, les cadavres de ceux qui m’appartiennent reviendront à la vie. Oui, vous qui demeurez dans la poussière, réveillez-vous, poussez des cris de joie, car ta rosée est une rosée de lumière, et la terre rendra les repa’îm [‹défunts›].› (Es 26.19) La résurrection des méchants, toutefois, n’a pas été révélée avant Daniel : ‹En ce temps-là… beaucoup de ceux qui dorment dans la poussière de la terre se réveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour la honte et l’horreur éternelles.› (Dn 12.1-2) C’est la seule référence non ambiguë à la double résurrection des morts dans tout l’Ancien Testament ; elle prépare le terrain pour cette doctrine dans le Nouveau Testament (Mt 25.31-46 ; Jn 5.28-29). » Op. cit., 968.  

[16] Dans la pensée rabbinique déjà avant le Ier siècle de notre ère, la géhenne était à la fois un lieu de punition des âmes des méchants entre la mort et la résurrection et le lieu du jugement dernier après la résurrection. Les Juifs, en principe, n’iront pas dans la géhenne, ou n’y resteront pas, sauf les hérétiques et les apostats, tels Jéroboam et Achab. Selon Rabbi Akiba, le tourment dans la géhenne ne durera pas plus que douze mois (M. Eduy 2.10). Cette limitation est établie à partir de l’expression « de mois en mois » (Es 66.23 NBS), qui veut dire, selon cette interprétation, jusqu’au même mois de l’année après. J. Bonsirven, Textes rabbiniques des deux premiers siècles chrétiens, Rome, Pontificio Instituto Biblico, 1954, 272, 524 ; T.H. Gaster, « Gehenna », IBD II (1962), 361-362 ; D.F. Watson, « Gehenna », ABD II (1992), 926-928.

[17] C’est le sens de l’expression « tout être vivant » (v. 23) ou « chacun » (v. 24), les deux traduisant « toute chair » (kol basar). Cette tournure ne signifie pas chacun dans le sens de tout le monde. Elle veut dire le peuple du monde représenté dans toute sa diversité, comme « toute chair » entrée dans l’arche de Noé, composée, pour la plupart, d’un mâle et d’une femelle de chaque espèce et non de tous les animaux. C’est analogue à « toute chair » qui était l’objet de l’effusion de l’Esprit : hommes et femmes, jeunes et vieux, serviteurs et servantes parmi toutes les nations réunies à Jérusalem à la Pentecôte (Ac 2.9-11, 17-18 ; cf. Jl 3.1-2). Dans le contexte de la nouvelle création, « toute chair » comprend des Juifs et des non-Juifs convertis présents partout dans le monde.                                  

[18] B.S. Childs, Isaiah, OTL, Louisville, Westminster John Knox, 2001, 542.  

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