L’homme a-t-il un libre arbitre ?
Daniel Saglietto*
Nous faisons face ici à une question épineuse qui suscite de vives réactions lorsque nous tentons d’y répondre, d’autant plus que la majeure partie de nos contemporains possèdent souvent une conception de Dieu et de la liberté qui s’excluent, de telle sorte qu’ils nous donnent souvent une réponse qui résonne avec la fameuse maxime d’Albert Camus : « (…) ou nous ne sommes pas libres et Dieu tout-puissant est responsable du mal. Ou nous sommes libres et responsables, mais Dieu n’est pas tout-puissant[1]. » C’est pourquoi, dans le souci d’une apologétique chrétienne cohérente et en raison de la pertinence d’une telle question pour le ministère pastoral, il est nécessaire de trouver une réponse cohérente et biblique sans tomber dans les erreurs d’un pélagianisme récurrent ou d’une vision déterministe de Dieu. Nous croyons que les Saintes Ecritures apportent cette réponse, et que cette réponse revêt un caractère normatif pour l’Eglise.
Cependant, nous n’étudierons pas les principaux passages bibliques traitant de cette question ; nous effectuerons plutôt une étude de l’histoire de la théologie réformée afin de découvrir les grandes lignes de l’apport de Martin Luther, de Jean Calvin et de Jonathan Edwards.
Il convient de commencer en définissant le terme de « libre arbitre » de façon aussi précise que possible. Nous examinerons tout d’abord la définition qu’en donne le Larousse : « Qui a le pouvoir d’agir, de se déterminer à sa guise[2] », et nous limiterons notre étude au champ de l’éthique humaine.
Une autre formulation de la question pourrait être : est-ce que l’homme d’aujourd’hui (après la chute adamique) a la capacité d’agir à sa guise de telle sorte que chacune de ses actions soit le fruit d’un acte volontaire dont il serait totalement responsable ? Nous aurons à rechercher, si une telle liberté existe, si elle est compatible ou non avec l’enseignement biblique, d’une part, de la totale corruption du cœur de l’homme et, d’autre part, de la totale souveraineté de Dieu sur sa création.
Notre propos n’est pas d’exposer comment chacun des trois auteurs répond à ces deux questions. Nous nous limiterons à mettre en évidence les particularités principales de leur pensée avant de tenter la formulation d’un enseignement général cohérent et fidèle à la pensée biblique[3].
1. La « furie » de Luther face à la notion de libre arbitre
En lisant les écrits de Luther sur ce sujet (en particulier De la liberté du chrétien et Du serf arbitre), on est frappé par la passion avec laquelle Luther rejette la notion de libre arbitre. Pour lui, ce terme laissait entendre que l’homme pouvait être considéré comme libre de faire le bien ou le mal, ou encore capable d’échapper à la providence de Dieu. Or, reconnaître une telle capacité était pour lui inacceptable. En effet, pour Luther, la notion de dépravation totale du cœur de l’homme est fondamentale et implique la totale incapacité de l’homme à obéir à Dieu. Dans sa réfutation (Du serf arbitre) de la Diatribe : Du libre arbitre écrite par Erasme, Luther va sans cesse exprimer haut et fort, sous différents points de vue, les vérités fondamentales que sont la Providence divine et la dépravation totale du cœur de l’homme. Luther affirme clairement que le cœur de l’homme est incapable de produire des fruits qui glorifient Dieu :
En effet, nous ne divisons pas le libre arbitre en deux natures différentes, l’un étant semblable au limon, l’autre à la cire, ou encore l’un étant semblable à la terre cultivée, l’autre à la terre inculte, mais nous parlons d’un seul libre arbitre également impuissant dans tous les hommes, qui n’est que limon, que terre inculte, puisqu’il ne peut vouloir le bien. C’est pourquoi, de même que le limon devient toujours plus dur, et la terre inculte toujours plus épineuse, de même le libre arbitre devient toujours plus mauvais, aussi bien par la mansuétude du soleil qui l’endurcit que par l’orage de pluie qui le liquéfie. Si donc le libre arbitre n’a qu’une définition et qu’une seule impuissance chez tous les hommes, on ne peut donner aucune raison qui fasse que l’un parvienne à la grâce et l’autre n’y parvienne pas, dans le cas où l’on ne prêche la mansuétude du Dieu qui tolère et le châtiment de Dieu qui fait miséricorde. On a établi en effet que le libre arbitre a la même définition chez tous les hommes, qui est qu’il ne peut vouloir rien de bien[4].
L’homme ne veut pas glorifier Dieu dans son œuvre. Et Luther démontre que ce libre arbitre que réclame Erasme pour l’humanité est un mot vide de sens, qui ne peut rien produire de bon et conduit nécessairement à l’endurcissement du cœur de l’homme. Seule une intervention souveraine de l’Esprit de Dieu peut accorder à celui-ci la capacité de pratiquer la justice, le désir de glorifier Dieu.
Que le libre arbitre fasse dans le monde entier et avec ses forces tout entières tout ce qu’il peut, il ne produira pas cependant, à titre d’exemple, une chose par laquelle il pourrait éviter d’être endurci sans que Dieu lui ait donné l’Esprit, ou par laquelle il mériterait miséricorde, s’il était abandonné à ses propres forces[5].
Cela est sûr et certain, si nous croyons que Dieu est tout puissant et ensuite que l’impie est une créature de Dieu, mais que, dévoyée et laissée à elle-même sans l’Esprit de Dieu, elle ne peut vouloir ou faire le bien[6].
La pointe de la réflexion de Luther consiste à démontrer que le libre arbitre défendu par Erasme ne peut jamais conduire l’homme à désirer obéir à Dieu et à le glorifier dans sa vie. Il se livre à une critique de chaque chapitre des écrits d’Erasme, que ce libre arbitre est incapable d’inciter à plaire au Créateur de l’univers, à moins que celui-ci n’intervienne par son Esprit. Pour Luther, le libre arbitre est une illusion et n’existe pas, sans pourtant laisser entendre qu’il incite au péché :
Car nous plaidons le fait que le libre arbitre n’est rien, c’est-à-dire que par lui-même il est inutile (comme toi tu l’expliques) devant Dieu, car c’est de ce genre d’être que nous parlons – sans ignorer que la volonté impie est quelque chose, et non pas un pur « rien »[7].
Ainsi Luther rejette totalement cette notion de libre arbitre. En effet, Luther reconnaît bien que l’homme possède une volonté, mais dans sa critique, la norme de ce qui est bon est ce que Dieu lui-même considère comme « bon » : or, sans Dieu, l’homme est incapable de faire une œuvre qui glorifie pleinement le Créateur. Luther insiste, de manière continue, sur le fait que cette « liberté » attribuée par La Diatribe au libre arbitre (qui permettrait d’honorer Dieu sans intervention de Dieu) n’existe pas car : « (…) ce que fait l’homme, ainsi enlevé, n’est rien, c’est-à-dire ne vaut rien devant Dieu, et ne peut être tenu pour autre chose que péché[8]. » C’est dans ce sens que Luther conclut que le « libre arbitre n’est rien, et que c’est une chose qui ne relève que de l’intitulé[9] ».
Pour Luther, cette incapacité résulte de la chute ; nous l’avons héritée d’Adam. A noter qu’il décrit la chute comme étant le choix volontaire fait par Adam de ne pas obéir à Dieu :
Car même si le premier homme, assisté par la grâce, n’a pas été impuissant, Dieu cependant, par ce précepte, lui montre combien il le serait, si la grâce était absente. Or si cet homme, alors que l’Esprit était présent, n’a pas pu, de sa volonté neuve, le bien qui lui était nouvellement proposé, c’est-à-dire l’obéissance – et cela parce que l’Esprit ne l’ajoutait pas de surcroît – quoi donc en ce qui nous concerne, pourrions-nous faire sans l’Esprit, à propos d’un bien qui a été perdu ? Il a été donc montré, chez cet homme-là, par un terrible exemple destiné à écraser notre orgueil, ce que peut notre libre arbitre lorsqu’il est laissé à lui-même et qu’il n’est pas constamment et de plus en plus mis en action et augmenté par l’Esprit de Dieu[10].
Il est intéressant de voir que, pour Luther, Adam avait la capacité de vouloir faire le bien et un vrai libre arbitre ; s’il a chuté, c’est parce qu’il a rejeté volontairement l’obéissance et que l’Esprit de Dieu ne lui a pas imposé de faire différemment. Aussi, les hommes naturels, qui sont privés de l’Esprit et qui ont perdu la volonté de faire le bien, ne peuvent-ils à plus forte raison marcher dans l’obéissance. Cet argument est intéressant, mais il ne résout pas le problème de l’origine du désir de désobéir. L’argument relatif à l’action, ou plutôt à l’inaction, du Saint-Esprit ne convainc pas, car l’Ecriture est plutôt silencieuse sur ce sujet (bien que nous puissions la percevoir de façon rétrospective en considérant l’œuvre du Saint-Esprit dans le cœur des croyants) ; il pourrait même se révéler dangereux en « déresponsabilisant » les hommes privés de l’Esprit de Dieu.
L’articulation que Luther établit entre la souveraineté de Dieu et le mal dans le monde retient l’attention :
Aussi ne faut-il pas penser que lorsque Dieu est dit endurcir ou opérer en nous le mal (car endurcir, c’est faire le mal), il agit comme s’il créait de nouveau le mal en nous – comme si l’on imaginait un aubergiste malintentionné qui, étant lui-même mauvais, verserait ou composerait du poison dans un récipient qui lui n’est pas du poison : le récipient ne faisant rien, pour sa part, que de recevoir ou supporter la malignité du compositeur. (…) Dieu opère le mal, non par sa faute mais par notre vice ; puisque nous sommes mauvais par nature, et que Dieu, qui est bon quant à Lui, ne peut faire autrement (quand il nous emporte par son action en vertu de sa toute-puissance) que d’accomplir le mal avec un mauvais instrument, tout bon qu’il soit lui-même, quoique, en vertu de sa sagesse, il fasse bon usage de ce mal, en vue de sa gloire et de notre salut. C’est ainsi que trouvant la volonté mauvaise de Satan – sans l’avoir créée telle, puisque c’est Satan qui a abandonné Dieu et a péché – il saisit en son action cette volonté devenue mauvaise et la met en marche vers où il veut, bien que cette volonté-là ne cesse d’être mauvaise par suite de ce mouvement même qui vient de Dieu[11].
Ainsi, Dieu œuvre souverainement dans les choses mauvaises, pour la gloire de son Nom, sans en être responsable. Ces choses mauvaises sont mauvaises car elles sont l’œuvre d’un cœur mauvais qui agit nécessairement selon son mauvais fond. Le cœur mauvais est comme un « outil biaisé » qui ne peut fournir qu’un résultat biaisé même lorsqu’il se trouve entre les mains de son Créateur. Cette argumentation est cohérente avec la Bible, car elle conserve à la fois la souveraineté et la sainteté de Dieu ainsi que la responsabilité, la dépravation et la liberté de volition de l’homme. Face à cette dure et lourde réalité, Luther affronte la fameuse question : pourquoi Dieu a-t-il permis la chute ? Sa réponse, tout en conservant la part de mystère nécessaire dû au silence de la Parole, est pertinente, car elle souligne la transcendance du Créateur et reconnaît notre statut de créature :
Dieu est ! Et de sa volonté il n’y a ni cause ni raison qui lui soit prescrite comme si c’était une règle et une mesure. Car rien ne lui égal ou supérieur, mais elle est elle-même la règle de toutes choses. En effet, si elle avait une règle ou une mesure, ou encore une cause ou une raison, elle ne pourrait plus être la volonté de Dieu. Ce qu’il veut n’est pas droit parce qu’il doit ou a dû le vouloir ainsi ; au contraire, c’est parce que lui-même veut qu’il en soit ainsi que ce qui arrive ainsi doit être droit. A la volonté de la créature sont prescrites une cause et une raison, non pas à la volonté du Créateur – à moins que tu ne mettes au-dessus de Lui un autre créateur[12].
On ne peut donc pas trouver pour quelle cause ou pour quelle raison Dieu a souverainement permis la chute de l’homme, car ceci appartient au conseil secret de Dieu, à sa volonté qui fait que Dieu est Dieu. En tant que créatures, nous sommes soumis aux notions de cause et de raison, lesquelles doivent être impérativement préservées en tant que fondement anthropologique. En effet, toutes deux font qu’un homme est un homme et, sans elles, la vie devient quelque chose d’insignifiant et incohérent. L’homme en tant que créature a une volonté dépendante d’une cause ou d’une raison. Il en est ainsi, non pas parce qu’il existerait une coercition interne au cœur humain, mais parce que ce sont les ingrédients qui constituent le cadre dans lequel s’exerce la liberté de volition de l’homme. Il est impossible de définir autrement la liberté d’une créature douée de raison, sauf à en faire l’égale de Dieu. Il est donc exact de penser que l’homme est totalement responsable de ses actes, car ils ont une cause ou une raison qu’il a délibérément choisie. Le fait que les désirs du cœur humain et sa volonté soient totalement dépravés n’invalide pas sa responsabilité. La liberté dont il use dans sa marche ténébreuse est l’instrument par lequel il concrétise ses désirs biaisés. Un tel usage de la liberté est condamnable.
Ainsi pour Luther, l’homme, qui possède réellement une volonté et une liberté au service des mauvais désirs de son cœur, ne possède pas de libre arbitre, puisqu’il ne peut rien produire qui glorifie Dieu sans une action miraculeuse du Saint-Esprit. Cette liberté qu’il ne veut pas appeler libre arbitre – sûrement à cause du sens polémique qu’il avait dans ses débats avec Erasme – ne contredit pas la souveraineté de Dieu et fonde la responsabilité de l’homme vis-à-vis de ses actions.
2. Jean Calvin : libre arbitre et nécessité
Jean Calvin a une vue encore plus nette et précise sur la problématique de la liberté de l’homme. En effet, tout comme Luther, il dénonce l’usage du mot « libre arbitre » pour décrire une liberté qui s’oppose à la souveraineté de Dieu, ou qui sous-estime l’importance de l’aliénation de l’homme due au péché. Il en vient même à souligner que l’expression « libre arbitre » laisse entendre beaucoup plus que la réalité vécue par l’homme d’après la chute. Il va donc jusqu’à recommander de ne pas utiliser ce terme :
Les scolastiques reconnaissent que l’homme n’ait point dit avoir le libre arbitre parce qu’il aurait le choix entre le bien et le mal, mais parce qu’il agit selon sa volonté et non par contrainte : ce qui est bien vrai. Mais n’est-ce pas se moquer que de donner un nom si solennel à quelque chose de si limité ? Quelle belle liberté que de dire que l’homme n’est point obligé de pécher, mais qu’il est cependant en esclavage volontaire, puisque sa volonté est retenue captive par les liens du péché ! (…) Or, quand on reconnaît à l’homme le libre arbitre, beaucoup croient immédiatement qu’il est maître de sa raison et de sa volonté, ce qui lui permet de se tourner, par sa propre force, d’un côté ou de l’autre.
On objectera que ce danger sera écarté, si on avertit correctement le peuple du vrai sens du terme « libre arbitre ». Je crois, au contraire, qu’étant donné que nous sommes naturellement enclins à accueillir ce qui est faux et mensonger, nous saisirons l’occasion de trébucher sur un seul mot plutôt que de nous laisser instruire sur la vérité par le long commentaire qui l’accompagnera. (…) je préfère ne pas m’en servir moi-même. Si quelqu’un me demandait conseil, je lui dirais de s’abstenir de l’employer[13].
A propos du type de liberté que possède l’homme d’après la chute, Calvin insiste fort en disant que l’homme est libre des choix qu’il fait. Nos actes sont le fruit de l’exercice d’une liberté de volition :
En bref, voilà ce que pensent les philosophes : la raison qui est dans l’intelligence humaine est suffisante pour que nous nous conduisions bien et pour nous montrer ce qu’il faut faire. La volonté, qui lui est inférieure, est tentée et sollicitée de mal agir mais, dans la mesure où elle a le choix, elle ne peut pas être empêchée de suivre entièrement ce que conseille la raison[14].
Tout au long de son développement dans le chapitre 2 (livre II) de l’Institution de la religion chrétienne, Calvin présuppose et accepte qu’une telle liberté soit présente dans le cœur de l’homme. Mais il souligne, souvent à juste titre, que le terme « libre arbitre » est inadéquat pour l’homme d’après la chute, car ce terme correspond à beaucoup plus que la simple liberté de volition. La définition citée précédemment montre, en effet, que le fait de vouloir attribuer une finalité à la notion de libre arbitre, pour définir la condition de l’homme, n’est pas recevable, car celui-ci est dépendant des délibérations internes de sa raison. Et le libre arbitre est en quelque sorte un « attribut » de la volonté de l’homme qui lui permet d’exprimer les désirs que suggèrent sa raison et son intelligence. C’est ainsi que, avec à-propos, Calvin cite Thomas d’Aquin : « (…) le libre arbitre est une capacité qui, étant située entre la raison et la volonté, tend davantage vers la volonté[15]. » Ainsi, notre problématique ne se limite pas au seul libre arbitre. Le vrai problème se situe au niveau de la volonté et des désirs du cœur de l’homme, au niveau de sa raison et de son intelligence. C’est sans doute là la raison pour laquelle Luther a toujours lutté contre la notion du libre arbitre en mettant l’accent sur la notion de dépravation totale du cœur de l’homme et de son incapacité de glorifier Dieu.
Pour Calvin, et cela est totalement conforme à l’enseignement biblique, l’homme naturel est incapable de produire quoi que ce soit qui glorifie son Créateur :
Notre conviction est que cette phrase ne peut être contestée : l’homme a une intelligence si totalement étrangère à la justice de Dieu qu’il ne peut rien imaginer, concevoir ou comprendre que ce qui est méchant, inique et corrompu. Son cœur est même si atteint par le péché qu’il ne peut qu’accomplir des actes pervers. S’il arrive qu’il fasse quelque chose qui ait l’apparence du bien, il n’en reste pas moins que son intelligence est engluée dans l’hypocrisie et l’orgueil et que son cœur est enclin à la méchanceté[16].
Il en résulte que l’homme pèche par nécessité : la condition intérieure de son être (dont il ne peut se détacher) est totalement biaisée, entièrement tournée vers le mal et lorsque l’homme pèche, cela est en adéquation avec sa nature qui s’est librement exprimée. Lorsque l’homme pèche, il ne le fait pas par contrainte, mais librement :
(…) il est arrivé que, par sa liberté, l’homme se soit mis à pécher ; maintenant, la corruption qui s’en est suivie comme punition a fait de la liberté une nécessité [citation de Saint Augustin[17]]. (…) Il convient donc de distinguer : l’homme, depuis qu’il a été corrompu par sa chute, pèche volontairement (…) d’un très fort désir et non sous celui d’une contrainte. (…) Si cela est vrai, il est clair que l’homme est soumis à la nécessité de pécher. (…) Cette nécessité, étant volontaire, ne permet pas d’excuser la volonté ; et la volonté, étant séduite, ne peut pas exclure la nécessité, car cette nécessité est comme volontaire (…) elle est esclave par nécessité et libre de par sa volonté. (…) Ainsi elle est esclave parce qu’elle est libre[18].
Calvin va appuyer cette conclusion en prenant (et de façon très intéressante) l’exemple de Dieu et du diable :
Certains objectent qu’il n’est pas possible de distinguer entre nécessité et contrainte. Si on leur demande : Dieu est-il nécessairement bon et le diable nécessairement mauvais, que répondent-ils ? Il est certain que la bonté de Dieu est tellement jointe à sa divinité qu’il ne lui est pas moins nécessaire d’être bon que d’être Dieu. Et le diable, par sa chute, s’est tellement aliéné du bien qu’il ne peut que mal agir.
Or si un blasphémateur dit, entre haut et bas, que Dieu ne mérite pas d’être loué pour sa bonté puisqu’il ne peut être autrement, lui répondre ne sera pas difficile. C’est parce qu’Il [Dieu] est infiniment bon qu’Il ne peut pas mal agir et non parce qu’Il y est contraint par la violence. Si donc rien n’empêche la volonté de Dieu d’être libre en faisant le bien, il est nécessaire qu’il fasse le bien ; si le diable ne cesse pas de pécher volontairement, bien qu’il ne puisse faire rien d’autre que de mal agir, qui argumentera que le péché n’est pas volontaire chez l’homme alors qu’il est soumis à la nécessité du péché ?[19]
L’homme d’après la chute est donc libre dans l’exercice de sa volonté, mais celle-ci s’oriente toujours par nécessité vers le péché : il ne désire rien d’autre, car il a préféré adorer la créature plutôt que le Créateur béni éternellement. Ceci est un écho fidèle des Ecritures qui souligne que le péché est écrit sur le cœur de l’homme avec un burin[20], et déclare que les hommes sont tous pécheurs et tous inexcusables face à leur Créateur. Nous avons hérité cette orientation en Adam ; Calvin s’appuie clairement sur Romains 5.12-21 et 1 Corinthiens 15.22 pour souligner notre totale responsabilité partagée avec Adam[21]. Dès lors, nous sommes pécheurs non pas par mimétisme, mais parce que nous sommes associés à Adam dans sa chute et dans sa condamnation. « Adam s’est corrompu et a été infecté de telle manière que toute sa descendance en a été contaminée. Jésus-Christ, lui qui est le juge devant lequel nous aurons à rendre des comptes, affirme ainsi clairement que nous naissons tous mauvais et vicieux lorsqu’il dit ‹ce qui est né de la chair est chair› (Jean 3.6) ; ainsi, la porte de la vie est fermée devant tous afin qu’ils soient régénérés[22]. » Ce péché originel qui nous est transmis ne doit en aucun cas être vu comme quelque chose qui nous est infligé de l’extérieur, mais comme faisant partie de la nature même que nous avons héritée de nos pères. Le fait que nos désirs soient enclins au péché, que nous désirions librement pratiquer une telle perversité démontre notre totale solidarité avec Adam dans la chute[23] :
Nous disons que l’homme est naturellement corrompu à cause de sa perversité, mais que cette perversité ne fait pas partie de son essence. Nous nions que cette perversité soit dans sa nature afin de bien montrer qu’elle est une caractéristique survenue chez l’être humain et non une propriété substantielle qui aurait été enracinée en lui dès le commencement. Cependant nous l’appelons « naturelle » afin que personne ne pense que cette perversité ait appris des mauvais comportements et exemples des autres, alors qu’elle nous enveloppe tous depuis notre conception[24].
Notre totale solidarité avec Adam réside dans le fait que, lorsque nous péchons, ce sont nos affections intérieures qui s’expriment délibérément et le péché que nous pratiquons est ce que nous désirons. Lors de la régénération, Dieu transforme notre cœur et de nouvelles affections en jaillissent : ainsi, cette liberté qui nous rendait esclaves du péché, maintenant nous permet d’être « esclaves de la justice » (Rm 6.18-20).
Le passage cité du prophète Esaïe expose, ensuite, quels sont les fruits de la nouvelle vie : justice, équité et miséricorde. Les actions extérieures ne suffisent pas ; il faut d’abord que l’âme s’y adonne. Or, cela n’arrive que lorsque l’Esprit de Dieu, après avoir sanctifié nos âmes, les dirige tellement vers le bien – pensées et sentiments – qu’elles apparaissent tout autres qu’elles n’étaient auparavant. Nous sommes, en effet, naturellement opposés à Dieu au point de n’aspirer ni ne tendre à faire le bien jusqu’à ce que nous ayons appris à renoncer à nous-mêmes[25].
Ainsi, nous voyons que Calvin rejette comme Luther le fait que l’homme puisse posséder un libre arbitre lui permettant de se soumettre à la justice de Dieu. En effet, la condition « naturelle » de l’homme ne s’oppose à une telle démarche, non à cause d’une quelconque entrave externe sur sa liberté de volition, mais parce qu’il ne désire rien d’autre et que son âme ne s’affectionne qu’au mal. Cette affection témoigne de notre solidarité avec Adam dans la chute, car c’est par lui (en tant que tête fédérative de l’humanité) que le mort et le péché sont entrés dans le monde. C’est par nécessité que nous péchons, et cela en raison de notre liberté : « (…) elle [notre volonté] est esclave parce qu’elle est libre[26]. » De plus, notre corruption et notre culpabilité ne peuvent pas être réduites à un mimétisme adamique et à son caractère répréhensible vis-à-vis de Dieu, car le péché nous est imputé de façon immédiate (autant la corruption que la culpabilité). L’homme d’après la chute possède un libre arbitre bien limité, et c’est avec raison que Calvin a préféré ne pas utiliser ce terme. Car la liberté de volition que possède l’homme est finalement ce qui le rend esclave, et cela par nécessité en raison de sa condition naturelle.
Nous pouvons donc affirmer que l’homme a effectivement le pouvoir d’agir et de se déterminer à sa guise, que cette liberté de volition est fondamentale pour sa responsabilité dans ses actions et que celle-ci ne contredit pas la souveraineté de Dieu qui se manifeste au travers des causes « secondes ».
3. Jonathan Edwards, un approfondissement de la pensée de Calvin
Jonathan Edwards reprend et approfondit de nombreux éléments déjà présents dans la théologie de Calvin à la suite de la pensée augustinienne. En effet, Edwards s’insurge nettement contre toute définition de la liberté de l’homme la caractérisant comme une « auto-détermination » (autonomie de la volonté humaine) ou comme une « indifférence ou neutralité » face à l’attraction du bien ou du mal dans le cœur humain :
a) L’autonomie de la volonté humaine conduit à une vue incohérente de la volition humaine qui est nécessairement reliée à une cause et à une raison. En effet, soit cela signifierait qu’un choix résulte d’une succession infinie de choix antérieurs (ce qui est incompatible avec la finitude humaine[27]), soit ne résulte d’aucun choix (ce qui est incompatible avec la réalité ; Dieu seul peut être défini comme celui qui ne possède ni cause, ni raison, car il est ultimement la cause et la raison de toutes choses).
b) L’indifférence ou la neutralité est tout aussi inacceptable car la liberté implique une « indifférence » dans notre volition. En effet, il serait absurde de dire que le cœur de l’homme est libre de choisir sans inclination aucune ; en effet, la bonté ou la méchanceté se définit par ses racines intérieures : une inclination du cœur vers le bien ou vers le mal. Une telle neutralité, qui correspondrait à des choix du cœur vers le bien ou le mal totalement détachés de la notion de désir, d’affection ou d’inclination, n’existe pas. Dans la réalité, le cœur de l’homme est comme une rivière orientée[28] par son lit (par les inclinations de son cœur) ; autrement, notre évaluation de l’éthique humaine conduirait à une absurdité et nous devrions rejeter les notions de vice et de vertu[29] :
Et Dieu a fait et établi ainsi la nature humaine, (l’âme étant unie au corps dans son état initial) tel que lorsque l’âme préfère ou choisit, il s’en suit immédiatement une altération au niveau de son corps, un effort immédiat. Il n’y a rien d’autre dans les agissements de ma pensée dont je ne sois conscient lorsque je marche, si ce n’est uniquement mes préférences et mes choix, tout au long de moments successifs, de sorte qu’il y ait une « liberté de la volonté »[30].
Si la liberté de l’indifférence est essentielle à la cohérence de la morale, alors il ne peut y avoir aucune vertu dans aucune inclination habituelle du cœur ; car ces inclinations seraient en contradiction avec cette notion d’« indifférence », et en impliquerait la destruction ou l’exclusion de celle-ci [de l’indifférence dans la volonté]. Ils [ceux qui prônent une telle liberté] supposent que rien ne peut être vertueux s’il ne résulte pas de l’exercice de la liberté ; mais combien il est absurde de parler d’indifférence pour la liberté si elle est orientée ou réfléchie[31].
Ainsi, Edwards souligne clairement que les hommes possèdent une liberté au sein de leur volition qui se manifeste clairement dans la présence et pratique des inclinations et des affections de leur cœur. Puis Edwards fait une distinction supplémentaire pour avancer dans l’analyse des affections : il différencie la nécessité naturelle (qui rejoint la notion de coercition chez Calvin) et la nécessité morale (qui « décrit la nécessité de connexion et de conséquence jaillissant de telles causes morales, comme la force des inclinations, ou des raisons, et [décrie] la connexion qu’il y a dans plusieurs cas entre ceux-ci et de telles volition et actions[32] »). Ainsi, notre incapacité de produire de bonnes choses provient d’une nécessité morale et non naturelle (ce qui rejoint le raisonnement de Calvin) qui établit clairement et légitimement notre culpabilité[33] :
Ce qui est fondamental à la théorie d’Edwards est qu’il n’y ait rien qui n’arrive sans une cause, ceci incluant les actes de notre volonté. Le motif (ou cause) d’une action de notre volonté est la « raison » qui apparaît le plus agréable à l’esprit. La volonté, ainsi, est « déterminée par » ou « trouve la cause ou l’origine de son existence » dans la plus forte « raison » [ou le désir] perçue par l’esprit [ou l’intelligence]. La volonté, ainsi, est toujours telle que ce qui lui apparaît le meilleur. La volonté n’est ni « autodéterminée », ni « indéterminée », mais suit toujours le dernier ordre qui prévaut le plus dans sa compréhension. Les actes de la volonté sont nécessairement connectés dans une relation cause/effet avec les motifs les plus forts perçus par la raison (…). Ce type de nécessité est morale, elle repose dans la volonté et fait un avec elle. Ceci est totalement compatible avec les notions de louange et/ou blâme. (…) La liberté est simplement l’opportunité que nous avons d’agir en accord avec notre volonté ou dans la poursuite de nos désirs [ces deux dernières choses sont une et indissociables]. Cette notion de liberté, appuie Edwards, est non seulement compatible mais absolument essentielle à une « responsabilité morale »[34].
L’apport qui apparaît le plus important à notre réflexion est cette inlassable distinction qu’Edwards fait entre nos actions et les inclinations de notre cœur. Cela permet de vraiment réaliser que beaucoup de débats sur la liberté de l’homme (traitant de son libre arbitre et de sa volition) sont souvent de faux débats, ou des débats qui manquent de pertinence, car ils limitent l’incapacité du cœur de l’homme par des raisons appartenant à des catégories comme celles de la nécessité naturelle ou de la coercition. Comme Edwards le souligne très bien, le vrai fond de la problématique de la liberté se situe au niveau d’une nécessité morale, au niveau des inclinations de notre cœur : l’homme naturel ne désire pas glorifier Dieu, les inclinations de son cœur sont « enflammées » pour des choses qui satisfont son égocentrisme, son idolâtrie. Ainsi, dans sa liberté, l’homme naturel se laisse aller au gré de ses désirs : or, rien en Dieu ne l’intéresse ni ne l’attire.
Les mêmes observations peuvent être faites lorsque nous considérons comment Edwards décrit la nouvelle naissance et le changement de cœur qui s’y opère :
Mais il est évident que la religion consiste autant en affection, de telle sorte que sans saintes affections il n’y a pas de vraie religion ; et aucune lumière dans la compréhension n’est bonne qui ne produise pas de saintes affections dans le cœur : aucune habitude ou principe dans le cœur n’est bon qui ne s’exerce pas, et aucun fruit extérieur n’est bon s’il ne dérive pas d’un tel exercice[35].
Comme il n’existe pas de vraie religion lorsqu’il n’y a rien d’autre que des affections, de même il n’existe pas de vraie religion quand il n’y a pas d’affections religieuses. En effet, d’un côté, il est nécessaire qu’il y ait une illumination dans la compréhension autant qu’un cœur fervent affecté : où il n’y a que chaleur sans lumière, il ne peut rien y avoir de céleste ou de divin dans ce cœur ; comme de l’autre côté, lorsqu’il y a une sorte de lumière sans chaleur, une tête remplie avec des notions et des spéculations, avec un cœur froid insensible, il n’y a rien de divin dans cette lumière, cette connaissance n’est pas la connaissance spirituelle des choses de Dieu[36].
Ainsi, dans la nouvelle naissance, Dieu ne nous impose pas (pas de coercition) une manière de vivre, mais il éveille en nous des affections et des désirs qui nous dirigent vers notre propre personne (2 Corinthiens 4.4-6). Lorsque le Saint-Esprit nous révèle la gloire de Dieu qui jaillit de la face du Christ, notre être entier est touché par cette révélation : notre compréhension et nos affections. Nous reconnaissons alors que Jésus-Christ est la vérité et aussi que, en Jésus-Christ, tout n’est que beauté. Nous reconnaissons que Jésus-Christ est le chemin qui nous conduit vers le Père, et nous nous réjouissons aussi de marcher en sa présence vers le Père. Nous reconnaissons que lui seul est la résurrection et la vie, et nous confessons aussi combien l’Esprit de vie qui est en nous est la seule vraie source de satisfaction. Par là, nous voyons que, unis à Christ par son Esprit au moyen de la foi, nous utilisons notre liberté pour aller boire sans cesse à la source d’eau vive qu’est Jésus-Christ[37], pour glorifier Dieu et nous réjouir en Lui seul, pour accomplir joyeusement les œuvres de l’Esprit. Notre liberté « naturelle », qui était nécessairement au service de nos désirs mauvais, est maintenant au service des nouvelles inclinations et affections présentes dans notre cœur. Le combat du chrétien doit donc être satisfait en Dieu seul, en qui, seule, toute satisfaction doit être recherchée ; il s’ensuivra que notre liberté s’exprimera nécessairement dans une marche qui le glorifie.
Nous retrouvons ainsi (voir la description d’Edwards) un état de cœur qui devait caractériser la vie d’Adam avant la chute : tous nos désirs s’orientent vers Dieu lui-même dans tout ce que nous pratiquons. C’est ce qu’Edwards décrit à propos de la condition initiale de l’homme avant la chute lorsqu’il propose qu’il existait deux sortes de principes[38] dans le cœur de l’homme originel :
a) un principe inférieur, ou « naturel », caractérisé par les appétits et les passions naturelles du cœur de l’homme dans lesquels s’exerçait son amour pour sa propre liberté, son honneur et son plaisir ;
b) un principe supérieur ou « spirituel », dans lequel s’exprimaient la justice et la sainteté de Dieu, qui était tourné vers Dieu lui-même. Ce principe supérieur « fut donné par Dieu pour régner sur le ‹naturel› et ainsi maintenir une harmonie psychique et physique dans l’être d’Adam[39] ».
Lors de la chute, « les principes inférieurs d’amour de soi et d’appétits naturels, qui avaient été donnés uniquement pour servir, sont devenus, étant seuls et laissés à eux-mêmes, les principes ‹rois›, dépourvus de principe supérieur pour les réguler ou les contrôler ; ils devinrent les principaux maîtres du cœur. La conséquence immédiate a été une catastrophe fatale, un renversement de toutes choses et un état d’une odieuse et horrible confusion[40]. »
Cette hypothèse est intéressante bien qu’il faille véritablement veiller à ne pas introduire une profonde dichotomie au sein du cœur de l’homme en créant deux « usines à désirs » différentes. Il est préférable de garder toujours en tête que Dieu nous demande de le glorifier en toutes choses : ainsi, tous nos désirs auront une orientation visant la gloire de Dieu. La question de la liberté de l’homme après la chute devient donc une évidence : il est libre de satisfaire ses désirs et de suivre les inclinations de son cœur. La nouvelle naissance est une libération de l’esclavage du péché ; ainsi unis à Christ nos désirs sont captivés par Dieu, et nous sommes libérés de leur tyrannie : ce n’est pas un problème de capacité à proprement parler, mais d’« affection ».
Conclusion
Tout au long de notre étude de la thématique de la liberté et, plus particulièrement, de ce qui est communément appelé le libre arbitre, nous avons pu constater combien il était important de bien préciser le terme afin de définir notre champ d’analyse et d’avoir une réponse pertinente et réaliste. Les Saintes Ecritures ne permettent pas de dire que l’homme d’après la chute est « libre » si nous définissions la liberté comme une « autonomie métaphysique » ou une liberté « morale » qui lui permette de glorifier Dieu, ou non, dans sa marche quotidienne.
Les deux définitions de la liberté étudiées ne peuvent être en accord avec les doctrines bibliques de la Providence divine[41] et de la dépravation totale (ou radicale) du cœur de l’homme[42]. De plus, la Bible utilise essentiellement la notion de liberté pour décrire l’état de l’homme qui, au sein d’une alliance que Dieu a contractée avec lui, a été libéré d’un esclavage afin de servir son Dieu et de se réjouir en lui.
La Bible reconnaît néanmoins que l’homme naturel (après la chute) est responsable de ses choix et de sa moralité vis-à-vis de Dieu, car il possède une connaissance de son Créateur (même s’il la supprime), il possède une connaissance de la Loi de Dieu (même s’il la trahit dans son immoralité), il possède une conscience qui témoigne de sa capacité de délibérer, de choisir et de juger ses pensées et ses actes vis-à-vis de cette Loi : les œuvres en sont écrites dans son cœur et ses oreilles l’entendent, depuis son plus jeune âge, lors de la lecture de la Torah. C’est pourquoi, étant un être moral responsable vis-à-vis de Dieu, l’homme est inexcusable de ne pas avoir glorifié le créateur (Romains 1). Tout cela suppose que l’homme a librement laissé s’exprimer ses choix et ses désirs.
C’est là que se situe la pointe de notre problématique : l’incapacité que l’homme a de glorifier Dieu dans ce qu’il fait ne vient pas d’une perte de sa liberté de volition ou de l’apparition d’une certaine coercition au sein de celle-ci ; elle est due au fait que ses désirs, ses affections sont « passionnés » pour le péché. Ainsi, comme le dit justement Lucien Jerphagnon : « Il ne faut point chercher à surprendre la liberté comme une fée ou une déesse de passage dans ce monde, au niveau de ses épiphanies fragmentaires, ou du moins de celles dont on s’avise dans l’instant. Elle est dans l’ensemble de nos hésitations, de nos choix et de nos remords, dans l’ensemble de nos fautes et de notre conversion[43]. »
C’est justement parce qu’il est libre que l’homme est esclave du péché. La Bible reconnaît que l’homme possède une liberté de volition qui fonde sa responsabilité vis-à-vis de Dieu, mais qu’il ne possède pas la « vraie liberté » qui se trouve uniquement en Jésus-Christ, auquel il est uni par la foi sous l’action puissante du Saint-Esprit. Telle est l’œuvre puissante de Dieu au sein de la nouvelle alliance (2 Corinthiens 3 et 4).
Dans notre analyse de certaines des pensées de Luther, Calvin et Edwards, nous retrouvons exactement cela, car ces hommes de Dieu étaient fondés sur la Parole de Dieu (et cela dans lignée de Saint Augustin). En effet, il clair que les réformateurs reconnaissent que c’est par nécessité que l’homme est esclave de son péché, car l’homme ne peut pas agir de façon déconnectée d’une cause ou d’une raison qui lui soit propre. Nos actes sont, en effet, l’expression « nécessaire » (non cessando) des « affections » et des « inclinations » de notre cœur. La liberté de l’homme naturel est en quelque sorte manifestée par notre capacité à avoir des « affections », des « désirs ». Cette liberté de volition est essentielle à la responsabilité de l’homme. En ayant préféré glorifier la créature plutôt que le Créateur, l’homme a rejeté cette altérité Créateur-créature qui était pour lui une source de paix et de joie. Il s’est soumis, par ses affections, à quelque chose du même rang que lui. Et il en a résulté un esclavage.
Nous sommes des créatures et seule une adoration dirigée vers le Créateur (qui n’appartient pas à la création et qui seul est caractérisé par une nature éternelle et sainte) procure une vraie liberté, car la vie intérieure de la créature entre alors en « résonance » avec la vie de son Créateur, dans une relation respectueuse de la réelle altérité qui les sépare.
* D. Saglietto est étudiant à la Faculté Jean Calvin.
[1] A. Camus, Le mythe de Sisyphe : essai sur l’absurde, 1967.
[2] Le Petit Larousse, 2010.
[3] Nous n’étudierons pas non plus quelles furent les influences philosophiques de chacun à cet égard : que ce soit le nominalisme pour Luther, le réalisme modéré pour Jean Calvin ou la philosophie du sens commun pour Jonathan Edwards ; ces trois philosophies, si elles n’ont pas été sans influence sur les évaluations bibliques de la question, n’en ont pas obscurci l’interprétation.
[4] M. Luther, Du serf arbitre, Ed. Gallimard, 2001, 278.
[5] Ibid., 282.
[6] Ibid., 286.
[7] Ibid., 374.
[8] Ibid., 375.
[9] Ibid., 383.
[10] Ibid., 209.
[11] Ibid., 288.
[12] Ibid., 292.
[13] Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, Aix-en-Provence/Cléon d’Andran, Ed. Kerygma/Excelsis, 2009, II.ii, 208-210.
[14] Ibid., 204.
[15] Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, q. 83, a. 3.
[16] J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, op. cit., II.v, 280.
[17] Saint Augustin, Sur la perfection de la justice de l’homme, IV, 9.
[18] J. Calvin, op. cit., II.iii, 237.
[19] Ibid., 236-237.
[20] Jérémie 17.1.
[21] J. Calvin, op. cit., II.i, 197.
[22] Ibid., 196.
[23] Nous pensons que la Bible appuie clairement (Rm 5.12-21) que le péché d’Adam est imputé de façon immédiate à sa descendance de telle sorte que cette imputation implique à la fois le reatus poenae et le reatus culpae liés à la chute adamique pour l’humanité (cf. The Imputation of Adam’s Sin, John Murray, Nutley, NJ, 1977).
[24] J. Calvin, op. cit., II.i, 200.
[25] Ibid, III.iii, 537 ; italiques ajoutés.
[26] Ibid., II.iii, 238.
[27] Sam Storms, The Will : Fettered Yet Free (Freedom of the Will), in A God-Entranced Vision of All Things, Desiring God, 2004, 204.
[28] Proverbes 21.1.
[29] J. Edwards, Freedom of the Will, Ed. G. and C. Carvill, 1828, 212. Cette double incohérence est aussi brillamment soulignée par G. Clark (in Religion and Revelation, 229) : « Afin de savoir si nos désirs sont déterminés par aucune cause, nous devrions connaître toute les causes possibles de l’univers entier. Rien ne devrait alors échapper à notre connaissance. Etre conscient du libre arbitre requiert l’omniscience. Il en résulte ainsi qu’il n’existe pas de conscience de libre arbitre : ce que le sujet considère comme la conscience de son libre arbitre est simplement l’inconscience du déterminisme. »
[30] J. Edwards, ibid., 2.
[31] Ibid., p 207.
[32] J. Edwards, Freedom of the Will, Ed. Paul Ramsey (New Haven, CT : Yale University Press, 1973), 156.
[33] Il est intéressant de voir qu’Edwards utilise, pour souligner la responsabilité de l’homme, le même argument à propos de la légitimité que Dieu a d’être loué. De plus, il utilise aussi cet argument pour l’authentique honneur qui est dû au sacerdoce de Christ : « And how strange would it be to hear any Christian assert that the holy and excellent temper and behaviour of Jesus Christ, and that obedience which he performed under such great trials, was not virtuous or praiseworthy, because his will was not free ad utrumque to either holiness or sin, but was unalterably determined to one; that upon this account, there is no virtue at all, in all Christ’s humility, meekness, patience, charity, forgiveness of enemies, (…) According to this doctrine, that creature who is evidently set forth in Scripture as the first-born of every creature, as having in all things the pre-eminence, and as the highest of all creatures in virtue, honour, and worthiness of esteem, praise, and glory, on the account of his virtue, is less worthy of reward or praise than the very least of Saints; yea, no more worthy than a clock, or mere machine, that is purely passive, and moved by natural necessity. » J. Edwards, ibid., 145.
[34] S. Storms, op. cit., 210.
[35] J. Edwards, The Religious Affections, Edimbourg, Banner of Truth, 2007, 48.
[36] Ibid., 49.
[37] Jean 4, cf. Jérémie 2.13.
[38] S. Storms, op. cit., 212.
[39] Ibid.
[40] Ibid., 213. Comme le souligne S. Storms, Edwards nous explique là comment Adam continue à pécher, mais non comment il a commencé à pécher.
[41] Lamentations 3.36, Hébreux 1.3, Colossiens 1.17.
[42] Jean 8.31-47, 1 Corinthiens 2.14.
[43] L. Jerphagon, Servitude de la liberté ?, Ed. Je sais Je crois, 1958, 107. Nous mettons néanmoins un bémol quant à sa notion de « conversion », car dans son ouvrage, l’auteur semble accorder une trop grande valeur à l’intervention de la liberté de l’homme dans sa conversion à Christ (une vision quasi semi-pélagienne).