La démocratie chez Calvin et ses héritiers
Yves KRUMENACKER*
Calvin passe souvent pour un des « pères » de la démocratie moderne. C’est pourtant loin d’être évident lorsqu’on lit ses écrits, souvent très déférents envers les puissants et, au contraire, méfiants envers le peuple. Il ne faudrait d’autre part pas tomber dans l’anachronisme : la démocratie telle qu’on l’a connaît actuellement était totalement inconnue au temps de Calvin, où les monarchies dominaient. Quand ce n’était pas le cas, comme à Genève, il s’agissait plutôt d’oligarchies que de régimes démocratiques.
Il est possible, cependant, de se demander si certains textes de Calvin n’ont pas permis une évolution ultérieure vers l’idée de démocratie. C’est pourquoi nous essaierons de découvrir, en parcourant son œuvre, l’évolution de sa pensée politique. Nous verrons aussi quelle a été sa pratique politique à Genève, car elle peut révéler ce qu’il considérait comme un régime politique juste. Mais nous nous intéresserons aussi à l’organisation des Eglises qu’il a fondées ou soutenues, dans la mesure où elles passent, elles aussi, pour « démocratiques ». Dans un dernier temps, nous essaierons de voir, en nous limitant au XVIe siècle, comment ses successeurs ont adapté sa pensée aux circonstances politiques du moment.
ÉVOLUTION DE LA PENSÉE POLITIQUE
Les premières réflexions politiques de Calvin apparaissent dans son tout premier livre, le Commentaire du De Clementia, de Sénèque (1532). Calvin fait œuvre d’humaniste en expliquant le texte de Sénèque avec force érudition. Mais, alors que Sénèque cantonne le pouvoir dans les limites de la sagesse et de la droite raison, Calvin va jusqu’au bout de l’opposition entre la cruauté et la clémence du prince : « La cruauté rend un roi exécrable à tous; bien plus, d’un prince elle fait un tyran. La clémence le rend aimable à tous, et semblable aux dieux. » Pourtant, un mauvais prince peut mettre à mort ses sujets : « Le prince peut, comme une bête féroce, tuer et massacrer. Seulement ce sera non un règne mais un brigandage. » Que faire alors ? La réponse de Calvin est claire : il faut lui obéir, car tout pouvoir vient de Dieu, rappelle-t-il à la suite de saint Paul (Romains 13). Que dire de plus ? Il s’agit d’un écrit théorique, d’un homme jeune, qui sait que les milieux évangéliques, dont il est alors proche, ont des problèmes avec la faculté de théologie de Paris et le Parlement, mais qui n’a pas encore été personnellement inquiété[1].
Une deuxième étape de la pensée de Calvin se trouve dans l’« Epître au Roi » du 23 août 1535, introduisant la première édition de l’Institution de la religion chrétienne[2]. Calvin a fui la France par peur des persécutions et il se trouve alors à Bâle. Dans cette épître, il cherche à défendre les réformateurs poursuivis par les « adversaires de Dieu ». Il est remarquable qu’il ne remette absolument pas en cause le pouvoir monarchique, mais il s’adresse à son souverain comme à un juge[3], faisant appel du roi mal informé au roi bien informé. Ce sont les mauvais conseillers qui sont seuls attaqués. Le prince, quant à lui, est un « ministre » de Dieu, ayant une « vocation » qui l’oblige à gouverner en suivant la volonté divine.
Pour aller plus loin, il faut examiner l’édition de 1539-1541. Calvin ne s’attarde guère sur le sujet, qu’il trouve peu intéressant : « C’est une vaine occupation aux hommes privés, qui n’ont nulle autorité, d’ordonner les choses publiques, de disputer quel est le meilleur état de police[4]. » Il présente néanmoins brièvement les trois formes de gouvernement : « On compte trois espèces de gouvernement civil: à savoir la monarchie, qui est la domination d’un seul, qu’on le nomme roi, ou duc, ou autrement ; l’aristocratie, qui est une domination gouvernée par les principaux et gens d’apparence; et la démocratie, qui est une domination populaire, en laquelle chacun du peuple a puissance. » Lequel est le meilleur ? Il semble avoir un faible pour la forme de gouvernement
« qui est la moins plaisante aux hommes, est recommandée singulièrement par-dessus toutes les autres: à savoir la seigneurie et domination d’un seul homme, laquelle, parce qu’elle comporte avec soi une servitude commune de tous, excepté celui-là seul au plaisir duquel elle assujettit tous les autres, n’a jamais été agréable à toutes gens d’excellent et haut esprit. Mais l’Ecriture, d’autre part, pour obvier à cette malignité des jugements humains, affirme nommément que cela se fait par la providence de la sagesse divine que les rois règnent, et commande très particulièrement d’honorer les rois[5]. »
La Bible le rendrait donc monarchiste, mais il ne tranche pas vraiment, s’en remettant à la Providence divine : « Certainement nous trouverons que cela ne s’est point fait sans la providence de Dieu que diverses régions fussent gouvernées par diverses manières de police. » Chaque système a son inconvénient : « Il est bien vrai qu’un roi ou autre à qui appartient la domination, aisément décline à être tyran. Mais cela est aussi facile, quand les gens d’apparence ont la supériorité, qu’ils conspirent à élever une domination unique; et c’est encore beaucoup plus facile, là où le populaire a l’autorité, qu’il émeuve sédition[6]. » La démocratie serait donc même plutôt inférieure aux autres régimes… Mais Calvin ne s’attarde pas sur ce point. Il développe en revanche davantage la question de l’autorité des magistrats, quels qu’ils soient, en affirmant l’origine divine de leur pouvoir, et donc la nécessité d’une obéissance absolue. La seule nuance est l’obéissance prioritaire à Dieu :
« Il doit toujours y avoir une exception, ou plutôt une règle qui est à garder avant toutes choses : c’est qu’une telle obéissance ne nous détourne point de l’obéissance à Celui sous la volonté duquel il est raisonnable que tous les édits des rois se contiennent, et que tous leurs commandements cèdent à son ordonnance, et que toute leur hautesse soit humiliée et abaissée sous sa majesté[7]. »
A dire vrai, une possibilité de résistance existe, mais toute hypothétique. Calvin évoque des magistrats constitués pour défendre le peuple, comme les éphores lacédémoniens ou les démarques athéniens : s’il en existait de tels aujourd’hui – Calvin évoque l’assemblée des états d’un royaume, mais sans en être bien sûr – il leur faudrait résister à la tyrannie; eux seuls cependant, jamais des personnes privées.
Calvin évolue pourtant, sans doute en grande partie en raison du contexte. Installé définitivement à Genève à partir de 1541, il continue à garder des liens très forts avec la France et côtoie de nombreux réfugiés français, nombreux à Genève à partir de 1542. Or, la répression redevient importante à partir de 1538 et surtout 1544. La législation se durcit. En 1545, 3000 Vaudois de Provence sont massacrés à Mérindol et Cabrières. Cela explique peut-être l’ajout de 1545 dans l’Institution : « Si on fait comparaison des trois espèces de gouvernements […], la prééminence de ceux qui gouverneront en tenant le peuple en liberté, sera plus à priser[8]. »
L’évolution est beaucoup plus nette dans les années 1550. La situation en France est encore plus difficile, avec de nombreuses exécutions en 1546, la création en octobre 1547 de la Chambre ardente, chambre du Parlement chargée des procès d’hérésie. Après une accalmie, la répression connaît de nouveaux pics en 1553-1554 et 1559. La situation n’est pas meilleure ailleurs: en Angleterre, la catholique Marie Tudor succède en Angleterre à Edouard VI. Aux Pays-Bas, la répression, forte depuis 1521 et surtout 1529, est facilitée par un formulaire définissant l’orthodoxie en 1545, un Index des livres prohibés en 1546 et l’édit de 1550 qui reprend toute la législation antérieure. Dans le Saint-Empire, la victoire de Mühlberg (24 avril 1547) suivie de l’Interim de mai 1548 a consolidé le catholicisme, avant une reprise de la guerre en 1552. L’Inquisition romaine est rétablie en Italie en 1542 et pourchasse les dissidents ; dans le Piémont, le culte vaudois est interdit en 1556. La Réforme semble donc compromise un peu partout, au moment où le pouvoir de Calvin à Genève est fortement contesté.
Il faut avoir ce contexte à l’esprit pour comprendre le changement qui s’opère dans les textes de Calvin. Un sermon sur Daniel de 1552 semble permettre une désobéissance active :
« Quand ils [les princes] voudront desroguer [rabaisser] à sa majesté, qu’ils entreprendront plus qu’il ne leur est permis, si les princes s’élèvent jusque là, fi, fi, ce n’est qu’ordure d’eux […]. Mais quand ils s’élèveront contre Dieu, il faut qu’ils soient mis en bas, et qu’on ne tienne plus compte d’eux non plus que de savates […]. Quand ils commanderont qu’on se pollue en idolâtrie, qu’ils voudront qu’on consente à toutes les abominations qui sont contraires au service de Dieu, et qu’on y communique, ô, ils ne sont pas dignes d’être réputés princes, ni qu’on leur attribue aucune autorité[9]. »
Difficile de savoir cependant si Calvin se contente de suggérer qu’il ne faut pas tenir compte des commandements du prince, ou si on peut aller jusqu’à le renverser. Le Commentaire sur les Actes des Apôtres, publié en 1554, affirme que « si un roi, ou prince, ou magistrat s’élève jusque là, qu’il diminue l’honneur et droit de Dieu, ce ne sera plus qu’un simple homme[10]. » Un peu plus loin, il se défend contre l’idée que les réformés abolissent « la puissance et autorité des rois », mais en ajoutant :
« Si la religion nous contraint de résister quelquefois à quelques édits tyranniques, lesquels défendent de rendre au Seigneur Jésus l’honneur qui lui appartient, et le service que nous devons à Dieu: lors nous pouvons à bon droit protester que nous ne violons point la puissance des rois. Car ils ne sont pas ainsi élevés en dignités hautes, afin qu’à la façon des géants ils tâchent de tirer Dieu hors de son trône[11]. »
Et Calvin de donner l’exemple de Daniel qui s’oppose à Darius en affirmant ne pas avoir désobéi au roi.
Dans tous ces textes, il est surtout question de la résistance à un magistrat impie. L’idée principale est que, dans la mesure où le roi s’oppose à la loi de Dieu, il n’est plus vraiment roi et il est réduit à l’état de citoyen privé. C’est aussi l’impression que donne un sermon sur la Genèse, prêché le 23 mars 1560, et les Sermons sur les huit derniers chapitres du livre de Daniel, publiés posthumes en 1565. Il y est dit que les princes qui s’opposent à la volonté de Dieu « n’ont plus à être comptés pour princes » et que même, quand ils se dressent contre Dieu, il est nécessaire « de les mettre à bas ». Mais cette théorie a l’inconvénient de légitimer éventuellement toute résistance individuelle face aux magistrats établis et donc de permettre une certaine anarchie, celle-là que stigmatise Calvin en pensant aux anabaptistes. Parallèlement, par conséquent, il réfléchit aux divers modes de gouvernement. La dernière édition de l’Institution (1559/60) en porte la trace avec cet ajout significatif :
« Il n’advient pas souvent et est quasi miracle que les rois se modèrent si bien que leur volonté ne se fourvoie jamais d’équité et droiture. D’autre part, c’est chose fort rare qu’ils soient munis de telle prudence et vivacité d’esprit, que chacun voie ce qui est bon et utile. C’est pourquoi le vice, ou le défaut des hommes, est cause que l’espèce de supériorité la plus passable, et la plus sûre, est que plusieurs gouvernent, s’aidant les uns les autres, et s’avertissant de leur office; et si quelqu’un s’élève trop haut, que les autres lui soient comme censeurs et maîtres[12]. »
On est plus proche de ce qu’il a appelé l’aristocratie, le gouvernement des principaux, que de la démocratie; en fait, les événements ont poussé Calvin à considérer que, tout compte fait, le système genevois est le meilleur. Il est vrai qu’à ce moment-là, il a triomphé de ses ennemis et n’est plus guère contesté dans la ville où il s’est réfugié.
L’évolution est nette, sous le poids des événements, Calvin a remis peu à peu en cause l’idée d’une obéissance absolue au souverain et donc rejeté le principe de la monarchie absolue. Il lui oppose le modèle genevois. Mais il sait qu’il n’est pas transposable en France ou dans d’autres pays. Quel autre modèle alors privilégier ? Il ne s’exprime guère sur le sujet. L’examen de sa pratique politique va nous permettre cependant de progresser dans la réflexion.
PRATIQUES POLITIQUE ET ECCLÉSIALE
Après avoir quitté la monarchie française, Calvin s’est retrouvé dans des républiques urbaines gouvernées par des oligarchies: à Bâle, à Strasbourg, à Genève. Le système genevois, élaboré en 1519, maintenu en 1530, répartit le pouvoir entre quatre conseils : le Petit Conseil ou Conseil Etroit (ou Seigneurie), le Conseil des Soixante, le Conseil des Deux Cents, ou Grand Conseil, et le Conseil général ou Commune.
Le Petit Conseil est composé de 25 membres qui se recrutent par cooptation. Il a le pouvoir exécutif et une partie du pouvoir législatif. Le Conseil des Deux Cents prépare les lois. Le Conseil des Soixante a un rôle essentiellement diplomatique. Quant au Conseil général, composé des citoyens et des bourgeois de Genève, c’est-à-dire des fils de bourgeois, nés et baptisés dans la ville, et de ceux qui ont pu acheter un droit de bourgeoisie ou à qui on l’a donné pour service rendu à la ville, il peut soumettre des lois préalablement acceptées par les Deux Cents et le Petit Conseil. Ce Conseil général n’a donc pratiquement aucun pouvoir. Quant aux membres des Conseils des Deux Cents et des Soixante, ils sont élus par les membres du Petit Conseil parmi les citoyens et les bourgeois (pour être au Petit Conseil, il faut être citoyen). Au sommet se trouvent les quatre syndics: chaque membre du Petit Conseil donne quatre noms; les Deux Cents en retiennent huit, et le Conseil général en choisit quatre. Cette élection est annuelle. Les syndics ont le pouvoir exécutif, avec l’aide du Petit Conseil.
Comme on le voit, le système n’a rien de démocratique et ce sont les mêmes familles qui peuvent conserver le pouvoir sur la ville. Calvin n’en est évidemment pas responsable: il a trouvé ce système en place quand il est arrivé à Genève. Le système est d’ailleurs à peu près le même dans la plupart des villes suisses. Mais Calvin s’en est accommodé et a fini par trouver que c’est le meilleur mode de gouvernement.
On note une véritable reconnaissance des réalités politiques du temps dans les relations de Calvin avec les pays étrangers. Un des principaux soucis de Calvin est, en effet, d’étendre la Réforme. Pour cela, il a des rapports avec les gouvernants ou la noblesse. En Angleterre, Calvin cherche à influencer l’oncle du jeune Edouard VI, le duc de Somerset, pour qui il brosse, dans une lettre d’octobre 1548, un véritable programme de réforme de l’Eglise. Il écrit, ensuite, à Edouard VI pour l’exhorter à persévérer dans la vraie foi. A partir de 1559, il cherche à avoir une influence sur la reine Elisabeth, mais sans grand succès. Quoi qu’il en soit, il est clair qu’il espérait une réforme imposée par le haut en Angleterre. Il avait sans doute fait le même calcul pour la France, au temps de sa jeunesse et de « l’Epître au Roi » de 1535. Bien plus tard, à partir de 1549, il tente d’obtenir le soutien à la Réforme du roi de Pologne Sigismond-Auguste et il se lie à l’archichancelier de Lituanie, Nicolas Radziwill, ainsi qu’à plusieurs nobles polonais. Il dédie en 1559 ses Leçons sur douze petits prophètes au roi de Suède, Gustave Vasa, dans l’espoir, déçu, qu’il soutiendra sa réforme. En Italie, il a surtout des liens avec la duchesse de Ferrare, qu’il est allé voir en 1536 et avec qui il correspondra jusqu’à sa mort. Il s’entretient également avec Jeanne d’Albret.
Tous ces contacts montrent que Calvin respecte les autorités politiques de son temps et accepte tous les types de régime, établis par la providence de Dieu comme il le remarque dans l’Institution.
Difficile d’en dire plus sur les idées politiques de Calvin. Un regard sur son ecclésiologie peut permettre néanmoins d’aller un peu plus loin. C’est, en effet, le rejet d’une hiérarchie sacrée et la mise en place de consistoires qui a souvent servi de prétexte à l’accusation de favoriser la démocratie. Toutes les études montrent en réalité que, là encore, il s’agit plutôt d’oligarchies qui sont mises en place; partout les notables accaparent les places d’ancien, quelle que soit la taille des communautés : grands bourgeois dans les grandes villes, paysans riches dans les villages, etc. à Genève, les anciens sont nommés par le Petit Conseil après entretien avec les pasteurs, puis approuvés par le Conseil des Deux Cents. En France, la Discipline ecclésiastique prévoit une élection par les seuls membres du consistoire et les pasteurs, donc une cooptation, avant que les nouveaux membres soient présentés au peuple.
Mais il faut aussi attirer l’attention sur un autre aspect : le territoire de Genève, au temps de Calvin, ne connaît qu’une seule Eglise, et donc un seul consistoire. Les communes rurales n’ont aucune autonomie, elles font partie de l’Eglise de Genève et sont, dans les faits, dominées par les bourgeois et les pasteurs de la ville. On a donc, à une petite échelle, un système centralisé et très peu démocratique.
L’ÉVOLUTION DE LA PENSÉE POLITIQUE CALVINISTE[13]
Avec le début des guerres de Religion en France commencent à apparaître des textes beaucoup plus radicaux sur le plan politique. Un des premiers paraît à Lyon en 1563: Défense civile et militaire des Innocents et de l’Eglise du Christ, qui attribue le droit de révolte au peuple tout entier. Il est immédiatement dénoncé par le pasteur Viret et le gouverneur huguenot de Lyon, Soubise, ainsi que par Charles Du Moulin. En 1568, des Discours par dialogues sur l’édit de la révocation de la paix invoquent les anciennes coutumes du royaume pour demander l’approbation des cours souveraines au gouvernement des rois. Un radicalisme certain apparaît également dans la Question politique de Jean de Coras (1570). Hotman, réfugié à Genève, publie sa Francogallia en 1573, mais elle a été rédigée quelques années auparavant. Il veut faire l’histoire de la constitution française pour affirmer son origine populaire et en conclure que le peuple peut toujours contrôler le pouvoir. Une argumentation historique montre que les Gaulois, hommes libres, donnaient le pouvoir à ceux qui lui en semblaient dignes et que l’autorité des rois était toujours contrôlée par la loi. Ce sont aujourd’hui les états généraux qui doivent s’assurer que le gouvernement agit conformément à la religion et à la justice. Hotman aboutit à une théorie de la souveraineté populaire, mais pour mieux affirmer l’excellence des institutions aristocratiques en faisant l’éloge du gouvernement mixte représenté par l’Assemblée des Etats dominée par la noblesse. En effet les nobles sont de la même race que les rois, mais sont sujets comme le peuple.
Théodore de Bèze publie, en 1574, Du droit des Magistrats sur leurs sujets, qui aborde directement la question du droit de révolte, mais en se plaçant du point de vue de la loi naturelle et non de l’histoire. Il considère que le Magistrat est pour le peuple et non l’inverse, qu’il est établi pour le bien du peuple. Par conséquent, s’il abuse de son pouvoir, il peut être démis: non par des particuliers, car c’est l’ensemble du peuple qui lui a délégué son pouvoir, mais par les magistrats inférieurs (« ducs, marquis, comtes, châtelains… », officiers électifs), qui sont chargés de défendre le peuple. Ils disposent en effet d’une autorité qui leur est propre et qui ne provient pas principalement des rois. En fait, le modèle politique de cet ouvrage est la République de Venise où le Grand Conseil élit le doge.
La Francogallia, Du droit des Magistrats sur leurs sujets et le Réveille-Matin des Français et de leurs voisins d’Eusèbe Philadelphe (un pseudonyme, sans doute pour Nicolas Barnaud), aussi de 1574, sont les trois principaux premiers traités considérés comme monarchomaques. On peut aussi citer Le Politicien et les Discours politiques. Tous affirment la légitimité d’une résistance à un roi exerçant une tyrannie religieuse qui transgresserait les lois de Dieu. Pour Bèze, cela peut aller jusqu’à une prise d’armes si le roi viole les édits qui établissent l’exercice de la vraie religion ; mais, si le tyran est un souverain légitime, il faut pour résister un appel clair des magistrats ou des représentants du peuple. Seuls les Discours politiques vont jusqu’à affirmer nettement la possibilité du tyrannicide. Les monarchomaques pensent que la souveraineté réside dans le Parlement (sauf Hotman), mais surtout dans les Etats généraux, seuls capables de résister aux tendances tyranniques du roi. C’est en tout cas toujours la noblesse qui est privilégiée. Pour mieux affirmer le caractère purement défensif de leur résistance, les huguenots insistent sur la corruption absolue du gouvernement de Catherine de Médicis, symbolisée par la planification du massacre d’août 1572 afin d’exterminer les protestants ; la France serait tombée sous l’influence de Machiavel.
Un autre traité célèbre, sans doute de Duplessis-Mornay, les Vindiciae contra Tyrannos (rédaction vers 1575-1576, impression à Bâle, 1579, trad. franç. : De la puissance légitime du prince sur le peuple…, 1581), affirme qu’il ne faut obéir aux rois que lorsqu’ils obéissent à Dieu, car ils ont promis de respecter cette loi ; s’ils ne le font pas, ils sont félons et donc privés de leur royaume. Il préconise de résister par la parole si on est attaqué par la parole, par les armes si on l’est par les armes ; mais l’initiative revient toujours aux magistrats ou aux Etats généraux, jamais à de simples particuliers.
Ce traité pose aussi la question de savoir s’il est permis de résister à un prince qui opprime ou ruine l’Etat. Dieu choisit les rois, mais c’est le peuple qui les établit. Si donc un tyran s’empare du trône, les Etats généraux, représentant le peuple, ont le devoir de le chasser et d’établir un bon roi à sa place. Le bon roi s’appuie sur les principaux officiers, les grands seigneurs, les gens de bien, alors que le tyran s’entoure de flatteurs et exploite les divisions de ses sujets à son profit, il mène la guerre à l’intérieur comme à l’extérieur, il favorise « deux ou trois mignons ». Mais s’il est légitimement au pouvoir, seuls les officiers peuvent décider de prendre les armes contre lui, en commençant par les officiers supérieurs et en descendant jusqu’aux plus petits magistrats.
Les textes des années 1570 utilisent, dans leurs sources, en plus de celles qui proviennent des traités luthériens, les traités scolastiques et les théologiens conciliaristes. Cela leur permet d’affirmer que la condition originaire du peuple est la liberté naturelle et que toute société politique légitime doit donc se fonder sur son libre consentement. Les théoriciens huguenots se fondent ainsi sur la loi naturelle. C’est pour sa sûreté et son bien-être, pour préserver ses droits que le peuple a accepté de renoncer à sa liberté naturelle ; c’est pourquoi aucun gouvernement n’est légitime s’il n’a été établi avec le consentement du peuple, quitte à ce qu’il délègue son pouvoir aux magistrats: la théorie de la loi naturelle rejoint ainsi l’argument constitutionnaliste pour défendre, en général, une monarchie élective.
Par la suite, en France, les huguenots, protégés par l’édit de Nantes, seront de fervents défenseurs du pouvoir monarchique. C’est, en fait, dès l’alliance entre Henri III et le roi de Navarre que les protestants se sont mis à revenir à la doctrine de Calvin. Après un moment de flottement, jusqu’à la paix d’Alès de 1629, les protestants français ont unanimement professé l’absolutisme de droit divin, et cela jusqu’à la Révocation[14]. L’obéissance aux princes est inconditionnelle, indépendante de leurs mérites ou de leurs vices. Comment expliquer un tel retournement ? En premier lieu, il faut insister que, pour tous les Français, le centralisme monarchique, l’affermissement du pouvoir royal contre les forces centrifuges nobiliaires et l’« anarchie » du peuple, des « anabaptistes » dans le langage religieux protestant; pour les huguenots, c’est de plus l’assurance que les clauses de l’édit de Nantes ne seront pas remises en cause, puisqu’elles dépendent de la capacité du souverain à les faire respecter; c’est aussi un moyen de résister aux prétentions du Saint-Siège, la papauté étant considérée – à tort – comme une menace contre l’indépendance des Etats. Les protestants appuient donc le gallicanisme et ils espèrent une rupture avec Rome. D’une certaine manière, ils sont plus antipapistes qu’anticatholiques. Ils sont de plus persuadés que le droit divin, que la responsabilité du prince chrétien devant le tribunal de Dieu sont le meilleur rempart contre la tyrannie, qu’on attribue au « grand Turc » ou à l’« Empereur de Chine ».
CONCLUSIONS : DES PISTES POUR LA DÉMOCRATIE ?
La boucle semble bouclée: Calvin, dans sa jeunesse, ne remettait pas en cause la monarchie de son temps. Ses lointains héritiers, dans la première moitié du XVIIe siècle, la soutiennent. Entre-temps le régime républicain des cités, la monarchie élective ou la monarchie mixte ont été loués et la souveraineté populaire a été affirmée, en vertu de l’histoire ou de la loi naturelle. Mais jamais la démocratie n’est apparue comme une alternative raisonnable. Les auteurs que nous avons étudiés ne sont pas des révolutionnaires et leurs références sont très traditionnelles : la Bible, évidemment, mais finalement peu utilisée au-delà de l’épître aux Romains et des Actes des Apôtres; l’attachement de l’Ancien Testament à la monarchie semble même gêner Calvin… Nos auteurs se fondent, ensuite, sur les théoriciens antiques: Platon, Aristote, Cicéron en premier lieu ; ils se réfèrent, enfin, aux réalités politiques de leur temps, monarchie française ou anglaise, modèle politique des cités italiennes, villes libres du Saint-Empire ou de la Suisse. Même s’ils défendent la souveraineté populaire, ils raisonnent en termes de délégation de souveraineté, selon les principes de la philosophie politique antique et médiévale. L’individualisme leur est inconnu, l’idée que l’individu puisse être sa propre fin, fondement des démocraties modernes, leur est étrangère. Et leur problématique est toujours religieuse: ce qui les intéresse est moins le gouvernement idéal que la possibilité d’exercer librement la vraie religion.
Comment pourrait-on faire alors de Calvin un des pères de la démocratie ? On considère généralement que la présence des anciens au consistoire et la liberté de conscience sont aux sources de la démocratie calviniste; mais le premier point se rapporte plus à une oligarchie et le second ne mène pas forcément au rejet de toute autorité. Et considérer qu’il y a une progression linéaire et logique de la monarchie à l’oligarchie et à la démocratie n’est qu’une vue de l’esprit ; l’oligarchie est sans doute aussi éloignée que la monarchie de la démocratie.
On peut, pourtant, insister sur quelques points permettant de comprendre pourquoi les disciples de Calvin ont pu se rallier beaucoup plus tard, sans trop de mal et sans avoir l’impression de trahir leurs principes, à la démocratie. Le premier est le manque d’attachement à un régime particulier. La Providence divine a fait naître différents types de gouvernement, remarque Calvin. En définitive, malgré l’Ancien Testament, aucun n’a de légitimité supérieure. Ce qui compte, c’est plutôt la capacité d’un régime politique à suivre les lois de Dieu. Et dans beaucoup de pays, notamment en France, le calvinisme a plutôt eu à souffrir de la monarchie. Il était donc prêt à explorer de nouvelles voies.
C’est peut-être d’autant plus facile qu’il récuse tout caractère sacré à la hiérarchie. Le calvinisme n’a rien de révolutionnaire socialement, on pourrait même montrer qu’il s’est souvent montré conservateur. Mais, s’il respecte l’ordre social, le calvinisme ne sacralise aucune autorité. C’est vrai dans le domaine ecclésiologique, avec le refus du caractère sacerdotal des ministres. C’est aussi vrai dans le domaine politique. Pour les protestants français, l’onction royale n’a rien de sacré, le roi est incapable de faire des miracles comme celui de guérir les malades, il n’est pas protégé par saint Louis ou la Vierge. Cette manière d’envisager les autorités politiques rend évidemment plus facile la perspective de changer de régime.
On retrouve ainsi les perspectives très stimulantes d’un historien américain, Dale Van Kley, dans un ouvrage par ailleurs quelquefois controversé[15]. Il note l’incompatibilité entre la monarchie française et la théologie de Calvin. Alors que celle-là apparaît très liée aux miracles, aux reliques, aux saints, à la majesté divine, Calvin réserve la majesté à Dieu seul, il rejette les reliques et les images. Il refuse la conception sacramentelle catholique de l’eucharistie, avec la présence réelle, quand la monarchie prend un caractère sacramentel. Au-delà même des conceptions politiques de Calvin, il y a dans sa théologie une force de désacralisation du pouvoir qui ne peut qu’aboutir à une distance envers une conception de la monarchie absolue de droit divin. En ce sens, indique Van Kley, le calvinisme peut être à l’origine lointaine de la Révolution française (au même titre, précise-t-il, que le jansénisme).
* Y. Krumenacker est professeur d’histoire moderne à l’Université Jean-Moulin de Lyon III.
[1] F.L. Battles, A.M. Hugo (éd.), Calvin’s Commentary on Seneca’s De Clementia, Leyde, Brill, 1969 ; H. Lecoultre, Calvin d’après son commentaire du De Clementia de Sénèque, Lausanne, 1891; Fr. Wendel, Calvin. Sources et évolution de sa pensée religieuse, Genève, 1985 (1re éd. 1950); Al. Ganoczy, Le jeune Calvin. Genèse et évolution de sa vocation réformatrice, Wiesbaden, 1966; H. Oberman, Initia Calvini : The Matrix of Calvin’s Reformation, Amsterdam, 1991.
[2] Pour l’Institution de la religion chrétienne (IRC), je me réfère à l’édition critique publiée par Jean-Daniel Benoît, Paris, Vrin, 1961, qui fait apparaître les modifications successives du texte. Mais les textes sont cités en orthographe moderne, en utilisant l’édition publiée en 1978 par les éditions Farel et Kerygma.
[3] O. Millet, Calvin et la dynamique de la parole, Paris, 1992, 464-477.
[4] IRC, IV,xx,7.
[5] IRC, IV,xx,7.
[6] IRC, IV,xx,8.
[7] IRC, IV,xx,32.
[8] IRC, IV,xx,8.
[9] Cité par M. Engammare, « Calvin monarchomaque ? Du soupçon à l’argument », in Protestantisme et politique, Université Paul Valéry, 1997, 18.
[10] Comm., 5.29.
[11] Comm., 17.7.
[12] IRC, IV,xx,8.
[13] C. Mercier, « Les théories politiques des calvinistes en France au cours des guerres de Religion », BSHPF, 1934, 225-260 et 381-415.
[14] E. Labrousse, « La doctrine politique des huguenots, 1630-1685 », in Id., Conscience et conviction. Etudes sur le XVIIe siècle, Paris, Oxford, 1996, 81-88.
[15] D.K. Van Kley, Les origines religieuses de la Révolution française 1560-1791, Paris, Seuil, 2002 (éd. amér. 1996).