Calvin, homme de parole, interprète de la Bible et écrivain

Calvin, homme de parole,
interprète de la Bible et écrivain

Olivier MILLET*

Calvin, homme de la Parole et prédicateur : son statut

Calvin a été engagé par les autorités de Genève, en 1536, en qualité de « lecteur » de l’Ecriture sainte, c’est-à-dire comme interprète de la Bible, puis aussi comme prédicateur et pasteur de l’Eglise locale. C’est principalement à cette tâche que le Français s’est livré au cours des trois décennies qui ont suivi, jusqu’à sa mort. C’est de la manière qu’il l’a conduite qu’il tenait son autorité et son prestige, aussi bien dans Genève qu’à l’extérieur de la cité. Sa prédication était presque quotidienne une semaine sur deux, et à ces sermons s’ajoutaient les leçons, plus savantes et données en latin, d’exégèse, ainsi que les « congrégations », qui réunissaient autour de la Bible surtout les ministres de l’Eglise de Genève.

La fonction de prédicateur urbain est des plus traditionnelles à la fin du Moyen Age. Seules les circonstances, les modalités, et le contenu de celle de Calvin à Genève (comme d’autres réformateurs dans certaines villes libres d’Empire), lui confèrent une portée extraordinaire. A la fin du Moyen Age, la prédication était une affaire très importante, mais en même temps elle subissait une crise qui était à la fois celle de l’institution ecclésiale et de la tradition interprétative dont elle relevait. Dans la vie quotidienne des paroisses, urbaines et surtout rurales, la prédication ne jouait alors pratiquement aucun rôle. La célébration de la messe et des autres rites (sacrements, etc.) représentait l’essentiel des activités ecclésiastiques. Cela s’explique notamment par le fait que le clergé desservant les communautés ordinaires était trop ignorant pour pouvoir assumer la prédication, et, dans les meilleurs cas, en assurait la charge à travers de brefs sermons commentant le rite célébré ou les besoins immédiats des fidèles. La prédication à proprement parler était réservée aux circonstances particulières, notamment dans l’année liturgique à l’occasion des grandes fêtes. Cet art était d’autant plus relevé, et prestigieux, que son exercice était donc limité.

D’autre part, des deux formes traditionnelles de la prédication, le sermon homilétique et le sermon scolastique[1], seul le second était courant. En fait, dans les décennies suivantes, c’est le sermon scolastique qui allait disparaître, alors que seul le premier survit jusqu’à nos jours: l’humanisme chrétien d’un Erasme, puis la crise de la Réforme protestante et de la Contre-Réforme le remirent en selle. Le sermon scolastique, comme son appellation l’indique, dérive des pratiques de l’exégèse biblique et de la rhétorique universitaires du Moyen Age. Il suppose une formation théologique et rhétorique très poussée, et il repose entièrement sur l’interprétation allégorique des Ecritures. Le sermon homilétique, lui, consiste à commenter librement un passage assez bref de la Bible, au fil du texte, sur un mode direct et familier. Les grands modèles en avaient été donnés, aux origines du christianisme, par les Pères de l’Eglise, dont l’exégèse se trouve en grande partie dans leurs sermons bibliques. Les humanistes chrétiens, surtout Erasme, en publiant leurs grandes éditions des œuvres de ces Pères, avaient réveillé, dans les deux premières décennies du XVIe siècle, l’intérêt et le goût pour cette forme de prédication. Sa rareté à la fin du Moyen Age explique le fait que la Réforme, en le remettant au centre de la prédication, a suscité un immense enthousiasme. Il permettait de redécouvrir, selon le slogan du mouvement réformateur, la « pure Parole de Dieu », et de prêcher de manière simple et directement accessible sur un texte biblique, bientôt rendu lisible en langue vernaculaire par les traductions protestantes de la Bible, elles-mêmes établies d’après les textes en langue originale. La revalorisation de la prédication communautaire et la traduction linguistiquement fidèle de la Bible en langue vernaculaire, à partir des nouvelles connaissances humanistes sur les langues originelles de la Bible (hébreu et grec), se confondirent ainsi avec la cause doctrinale et spirituelle de la Réforme. C’est dans ce contexte que Calvin intervient.

Il s’agissait donc pour lui de guider et d’édifier l’ensemble du corps social genevois au moyen d’une pratique que le réformateur lui-même considérait comme sa principale charge: expliquer quotidiennement les Ecritures saintes, pour éclairer sur leur seul fondement les consciences, et apporter jour après jour à la cité humaine les exigences ainsi que les consolations de leur message. Cette pratique se confond avec une théologie. La Parole de Dieu, consignée dans la Bible, n’est pas seulement une somme d’informations sur Dieu ou de savoirs à assimiler. C’est d’abord, comme disent aujourd’hui les linguistes, une parole « performative », qui agit sur l’auditeur ou le lecteur. Dans la perspective réformatrice, et particulièrement dans celle de Calvin, l’accueillir, c’est recevoir la grâce; la rejeter, c’est être jugé par elle. Dans les deux cas, Dieu parle aux hommes, ici et maintenant. C’est le moyen qu’il a choisi pour mettre en œuvre leur salut, faire entrer les élus rachetés par Christ dans la voie de la sanctification, pendant que les réprouvés y trouvent l’occasion de scandale qui provoque leur impiété. Pour Calvin, la prédication de la Parole de Dieu, c’est la Parole de Dieu, et elle en a l’autorité; le prédicateur est le premier à s’y soumettre. C’est aussi une des deux « marques » qui permettent, depuis la Confession d’Augsbourg (qui date de 1530), de savoir où se trouve la véritable Eglise aux yeux des protestants: là où il y a pure prédication de la Parole divine, et célébration des sacrements conforme à l’institution du Christ. Calvin précise cependant: Parole purement prêchée, et écoutée, et reçue. Cela signifie que la manière dont la Parole est reçue détermine, avec la qualité des membres de l’Eglise, l’identité chrétienne de celle-ci. D’où le drame que va rencontrer le réformateur: comment non seulement prêcher, mais s’assurer que cette prédication change effectivement, sinon les cœurs, du moins les comportements visibles d’une cité qui se déclare chrétienne ? Le Français installé malgré lui au bord du Rhône allait découvrir que la mission de la prédication engageait, avec l’exercice de la parole, avec sa responsabilité l’existence même du prédicateur.

En raison de la formation universitaire qu’il avait suivie, Calvin n’était pas au départ un théologien ni, bien sûr, un prédicateur. Il l’est devenu par lui-même, en autodidacte, en deux étapes. D’abord, il y eut un choix personnel qui se situe après la fin de ses études universitaires, en 1533-1534, et sous l’effet d’une réorientation radicale de sa vie intellectuelle et spirituelle. Ce changement de cap, qu’il a plus tard désigné par l’expression de « conversion subite », allait faire de lui la tête théologique et stratégique de la seconde génération de la Réforme française, voire européenne. Le jeune humaniste prometteur sera un homme de plume au service de la rupture réformatrice dans les pays francophones, tout en se situant immédiatement dans une plus large perspective européenne, ce que manifeste, en mars 1536, la publication à Bâle de sa Christianæ religionis institutio. Les dés sont alors jetés, mais Calvin ne sait pas encore ce que cela signifie exactement pour lui. Jusqu’alors, il a pris parti en humaniste chrétien évangélique, sans assumer de fonction précise ou officielle. « Converti », sa vocation attend encore de se préciser. Refusant de se désolidariser des auteurs des placards provocateurs contre la messe (scandale de l’automne-hiver 1534-1535), il voudrait faire la synthèse entre les différents courants de la Réforme, luthérienne et helvétique (zwinglienne). Cet intellectuel exilé et errant cherche à cette époque, avec un milieu favorable à ses idées, une place où employer ses talents ; il songeait à Strasbourg. Le hasard des itinéraires compliqués par des opérations militaires l’amena à faire étape le 5 août 1536 à Genève, où, en mai, l’assemblée générale des bourgeois s’est prononcée pour la Réformation. Guillaume Farel retient Calvin, dont il a évalué le potentiel pour stabiliser la Réforme genevoise. Calvin, impressionné par cet homme plus âgé et qui l’adjure au nom de Dieu, accepte. Il va assumer la mission que lui a indiquée son collègue, d’abord comme « lecteur » en Ecriture sainte, puis, assez vite, également comme pasteur. La désignation traditionnelle de Calvin comme « réformateur » se précise ici, sur le plan historique, intellectuel et subjectif. Arrêtons-nous donc un peu sur ce moment décisif, et d’abord sur ce terme de Réforme.

Comment Calvin se représente sa vocation de réformateur

Le mot Réforme désigne, dans la tradition chrétienne, en particulier monastique, le retour à la règle ancienne ; il suppose que l’état présent des choses est anormalement déformé, et doit être ramené à sa pureté originelle. On est donc très loin du sens moderne et politique de la réforme comme amélioration intervenant dans un processus continu de progrès. Pour Calvin et pour les autres réformateurs, la Réforme, qui est un retour au fondement et à la règle de la Parole divine (la Bible), est la version chrétienne du retour que préconise l’humanisme aux sources antiques au moyen de l’étude des langues anciennes et des textes dans leur version d’origine. Leur étude apporte un progrès par rapport à ce qui va être bientôt appelé « Moyen Age ». Celle de la Bible dans ses sources hébraïques et grecques sert de fondement au mouvement spirituel et religieux déclenché par Luther. Le terme de « réforme » change alors de sens. Muni par les historiens modernes d’une majuscule, le mot désigne la révolution religieuse déclenchée par Luther, avec toutes ses conséquences.

Quant aux fonctions officielle de Calvin comme « lecteur » et « prédicateur », elles signifient que les autorités de Genève fixent au jeune savant la mission d’enseigner à la cité le message chrétien que celle-ci a choisi comme norme de son existence collective dans le cadre qu’elle vient de fixer : rupture avec l’évêque et avec la hiérarchie romaine, et programme de vie inspiré du contact direct de la Bible. C’est une révolution. Comme à Strasbourg et à Zurich quinze ans plus tôt, la réforme religieuse permet une prise en main nouvelle par la cité de ses orientations et de ses valeurs, sur tous les plans. Calvin entre dans une mission a priori sans limites de durée, et pour apporter à la cité une Parole qui devra éclairer non seulement les consciences individuelles, mais aussi les orientations collectives d’une république en train de se constituer sur de nouvelles bases. C’est un tournant historique pour la modeste ville de Genève, qui a choisi la réforme religieuse pour mieux affirmer son autonomie politique; c’est le moment clef de la carrière de Calvin, qui discerne enfin, dans ces événements et dans cet appel, sa « vocation ». Tout ce qu’il a étudié et fait auparavant s’éclaire enfin : on a besoin de ses talents de spécialiste des textes, d’exégète et de connaisseur des origines du christianisme, dans un petit Etat qui veut devenir à la fois plus libre et plus chrétien. Y expliquer la Bible, conçue comme charte du christianisme, sera son rôle.

A la différence des prédicateurs médiévaux engagés temporairement par les cités, Calvin n’est pas un prêtre ordonné, encore moins un « religieux » spécialiste[2] de la prédication, c’est un « laïc », et il refusa de se prêter à un rite d’ordination qui aurait conféré à sa mission un type de légitimité dont elle n’avait pas besoin à ses yeux. La cité et ses collègues (d’anciens prêtres devenus « ministres de la Parole de Dieu ») n’y virent pas d’objection. Seules ses capacités étaient en cause: au sacerdoce romain, on opposait ainsi la seule autorité de la Parole divine, au rite les besoins concrets de la communauté, à la hiérarchie la compétence.

Sur le plan subjectif, enfin, Calvin a entendu l’appel de Farel, et interprété son aventure genevoise à la lumière d’un modèle biographique de « conversion » d’origine biblique. Ce scénario est essentiel pour comprendre comment il conçut ensuite sa propre existence et son rôle historique. Ce modèle narratif est celui des prophètes bibliques appelés par Dieu à devenir les témoins ou les messagers de la Parole divine pour leur peuple ou même pour les autres nations, alors qu’ils ne s’y attendent pas. La première vocation de ce type, dans la Bible, est celle d’Abraham, au prix de l’exil loin de sa terre natale. Les « appelés » suivants essayent de se soustraire à leur vocation en s’excusant, comme Moïse ou Jérémie ; ils n’en ont pas a priori les dons, comme David, ou même ils cherchent à échapper à l’appel divin en fuyant, comme Jonas (un autre modèle important de Calvin). Ce schéma a été repris ensuite par saint Augustin, qui raconte, dans ses Confessions, l’histoire de sa longue mais impossible résistance à l’appel de Dieu, jusqu’à sa conversion au christianisme. Le grand texte « autobiographique » de Calvin, la Préface à son Commentaire des Psaumes de 1557[3], exploitera après coup, et vingt ans plus tard, cette manière de penser et de se représenter sa vie, à une époque où la psychologie n’existait pas, et où les contradictions de la personnalité et de la conscience ne pouvaient être pensées qu’à travers des images-modèles. Calvin y explique, en effet, comment sa vocation de réformateur s’est imposée à sa personne malgré lui. Il évoque sa conversion comme un changement d’orientation « subit », non prémédité. Ensuite, il raconte comment, à peine débutant dans la foi évangélique, il découvrit qu’il était déjà un maître pour ceux qui l’écoutaient. Caché à Bâle, auteur de l’Institution, il n’aspirait qu’à rester anonyme. Puis reconnu par Farel à Genève comme l’auteur de ce livre, et en quelque sorte mis devant les faits, il commence par refuser « quelque certaine charge », mais connaît déjà ses premières luttes genevoises. Si Calvin oppose en général, comme les autres réformateurs, la parole de Dieu à la légitimité de la hiérarchie de l’Eglise romaine, et justifie ainsi la Réforme en général, en ce qui le concerne subjectivement, la question posée est dès lors celle-ci : suis-je réellement fait pour cette mission qui m’échoit du dehors ? La réponse de Calvin est claire : non ! Malgré mes compétences, mon tempérament est celui d’un homme d’étude et de bibliothèque, « un pauvre escolier timide comme je suis et comme je l’ai toujours été », pas celui d’un porte-parole public chargé de guider une communauté concrète et donc d’affronter les soubresauts de la vie collective. L’horreur de Calvin devant cette perspective, qui se vérifia dans les vingt années suivantes, explique un premier mouvement de recul face à Farel, et les souffrances, physiques et morales, qu’éprouva ensuite le réformateur tout au long de sa carrière, et cette tension qui anima tout son être, jusqu’à sa mort, de maladie et d’épuisement, en 1564. Mais en même temps la tentation du refus, que sa raison conseille, est pour lui la preuve que sa vocation n’est pas un choix arbitrairement personnel. L’appel des autres (Farel), celui, objectif, d’une situation donnée (Genève), sont le signe que le choix ne lui appartient plus, s’il veut obéir à Dieu[4]. Sa propre répugnance signifie que ce n’est pas lui qui est le maître de la situation, mais la providence divine, à laquelle, ultime acte de foi et véritable conversion, il se livre. Scénario fondamental, que Calvin va revivre une seconde fois, quand, chassé de Genève en 1538 après l’échec de ce premier séjour genevois, il croit en se réfugiant à Bâle retrouver enfin la paix de ses chères études, mais reçoit bientôt deux appels successifs. Celui de Martin Bucer, qui a besoin de lui pour guider, comme pasteur, la communauté des réfugiés francophones de Strasbourg. Ensuite, en 1541, c’est le rappel à Genève, qui ne peut se passer de lui. Il revient alors comme un berger vers son « troupeau », mais avec « tristesse, larmes, grande sollicitude et détresse ». Ces aléas confirment sa conscience dans la certitude de sa vocation, à la fois préparée par ses études et reçue comme appel extérieur s’imposant à lui. Selon cette conception, chacun a sa propre vocation, qui se déchiffre objectivement à travers les circonstances qui portent une existence individuelle. Dans le cas de Calvin, la vocation ne provient pas d’une quête intérieure du salut, comme ce sera au contraire le cas dans d’autres formes de spiritualité protestante. Chez le réformateur français, le souci de soi naît de la rencontre inattendue avec la Parole divine, et de l’éclairage que celle-ci apporte, de l’extérieur, sur le déroulement jusque-là normal, ou incompréhensible, de l’existence.

Ce récit « autobiographique », que Calvin présente en 1557 comme celui de sa « Passion » et de son imitation, découverte après coup, du sort de David (et à travers lui, implicitement, du Christ), met donc en valeur de manière très particulière l’idée que son existence a été conduite et déterminée par la main secrète de Dieu. C’est ainsi que Calvin devint « réformateur », à travers les contradictions de sa personnalité : lettré épris d’études humanistes et bibliques, il va se transformer en leader spirituel de la communauté genevoise, et, plus largement, réformée et européenne, et payer le prix de cette tension en devenant « homme de souffrance ».

Homme de la parole, homme de souffrance, champion de Dieu

Quels sont les modèles qui permettent à Calvin de formuler l’idée de cette charge de la Parole comme source de souffrance ? J’ai déjà mentionné l’opposition entre d’une part la vie privée et les activités liées aux études, qu’on appelle en latin otium, et d’autre part leur contraire, les negotia, les charges de la vie publique. Cette opposition provient de la tradition classique, à travers notamment la médiation des humanistes Guillaume Budé et Erasme, les deux maîtres initiaux de Calvin. Erasme et Budé avaient donné, en publiant leurs lettres, une image d’eux-mêmes comme auteurs se consacrant à leurs études, malgré un corps débile et une santé chancelante, au point d’y compromettre leur santé, par dévouement et par amour pour la cause des Lettres (c’est-à-dire de la culture humaniste chrétienne), et en dépit des negotia qui réclamaient par ailleurs leur attention. Chez ces deux auteurs, la faiblesse corporelle devient ainsi une marque du dévouement à la cause des études humanistes ; la maladie et l’épuisement soulignent l’effort que cette cause leur coûte, et la supériorité spirituelle de la culture authentique de l’esprit par rapport à la sphère matérielle et sociale. D’autre part, nos deux humanistes célèbrent l’otium qu’ils s’efforcent de préserver contre la pression de la vie publique, afin de disposer du temps nécessaire à leurs travaux intellectuels et littéraires. Chez Calvin, ce schéma, ainsi rendu disponible, est inversé. Sa vocation genevoise signifie un renoncement définitif à l’otium. Les occupations sociales, intellectuelles et littéraires de l’exégète, du prédicateur et de l’écrivain, vont se confondre avec la charge écrasante des negotia de l’homme d’Eglise[5]. Cependant, comme chez Budé et chez Erasme, la maladie et l’épuisement conservent chez Calvin leur valeur d’argument et de signe en faveur de la supériorité de la cause pour laquelle ils sont acceptés et endurés.

Un second modèle, également répandu par les lettres d’Erasme dans le milieu de Calvin, est de nature médicale. Les maladies de Calvin font partie de son portrait comme homme de souffrance. La grande biographie moderne de Doumergue[6] crée ici un effet d’illusion. Elle traite, en effet, de ces maladies dans le livre second du tome 3, livre intitulé « La maison de Calvin », et dans un chapitre « Calvin chez lui ». Cette place tend à réduire les maladies de Calvin à la dimension domestique de l’existence privée et de la conception moderne du corps comme appartenant à la sphère de l’intime, même si Doumergue relie étroitement l’état maladif de Calvin à ses labeurs extraordinaires. En réalité, les souffrances physiques de Calvin font bien partie de son image d’homme public, déjà de son vivant. Le réformateur lui-même y a contribué, notamment par sa correspondance, ou bien en recevant dans sa chambre de malade des personnes accourant de toute l’Europe, ou encore en laissant publier des préfaces de ses œuvres qui signalent son épuisement physique. Au XVIe siècle, le rapport à la maladie n’avait rien d’intime; les lettres qu’Erasme avait publiées, et dans lesquelles il mentionnait de manière réaliste des parties intimes (comme le bas-ventre) de son corps malade, en sont la preuve. Après la mort de Calvin, la seconde version de la biographie officielle de Calvin publiée sous le nom de Nicolas Colladon consacre cette dimension publique. Elle utilise en particulier les étapes successives des différentes maladies de Calvin, mentionnées de manière précise et réaliste, pour dramatiser la narration au moyen de cet élément pathétique. Ce qui est ici important est que les maladies de Calvin sont présentées comme résultant d’un mode de vie sacrificiel, entièrement voué à l’étude, dans la jeunesse, puis aux activités réformatrices. La causalité mise en relief par ces biographies officielles de Calvin par Théodore de Bèze et Colladon[7] est la suivante. Calvin, naturellement faible de corps, avait un tempérament qui lui a fait adopter un mode de vie laborieux dès sa jeunesse, bien avant sa vocation réformatrice ; ce mode de vie a ensuite causé ou aggravé des maladies extrêmement douloureuses et à la longue fatales ; mais il a également permis à Calvin de produire, au prix de labeurs incroyables, l’œuvre réformatrice qui subsiste après sa mort.

La biographie latine de Bèze donne, à la suite du portrait physique et moral de Calvin qu’on y trouve à la fin, la clef symbolique des labeurs de Calvin. Bèze la conclut sur la force surhumaine qu’il a fallu à son héros pour accomplir son œuvre, notamment pour la défense de la cause de Dieu attaquée sur tant de fronts :

Sed hoc potius admiratione dignum est, unicum hominem tanquam Herculem quendam christianum tot domandis monstris sufficere potuisse, nempe fortissima illa clava, id est Dei verbo utentem (…).[8]

(« Mais ce qui est davantage digne d’admiration, c’est qu’un seul individu, à la manière d’un Hercule chrétien, ait pu suffire à dompter tant de monstres, à savoir au moyen de cette massue si forte, c’est en usant de la Parole de Dieu. »)

L’image des travaux d’Hercule domptant les monstres peut nous sembler banale. Elle ne l’était pas dans la culture humaniste. Erasme, en effet, avait associé l’image d’Hercule à celle de l’homme faible qu’il était lui-même sur le plan physique, selon une antithèse du corps (faible) et de l’esprit (puissant et héroïque) qui mettait l’image du héros mythologique surhumain au bénéfice du prestige de la culture humaniste. Cette image valorisait l’immensité du labeur philologique et littéraire d’Erasme, ainsi que la victoire des valeurs spirituelles que représentaient notamment son édition du Nouveau Testament grec et des œuvres de saint Jérôme. Dans un célèbre portrait d’Erasme peint par Holbein, un livre fermé porte la double inscription : « Hérakleioi ponoi » (« Travaux d’Hercule ») et « Erasmi Rotero » (« Erasme de Rotterdam »)[9]. Or, dans le livre d’Erasme le plus célèbre à l’époque, ses Adages, l’adage n° 2001 est justement consacré aux « Travaux d’Hercule ». Qu’y trouve-t-on ? Cet adage invite le lecteur à renoncer aux plaisirs ordinaires, à n’épargner « ni l’apparence du corps, ni le sommeil, ni la santé », à « vieillir prématurément, à mépriser sa vie, de façon à susciter contre toi la haine de la plupart des gens, et surtout leur envie ». Pour accomplir ce programme de labores au service du public (publicum negocium), il faut être « un Hercule par l’esprit, capable de tout faire et de tout supporter ». Et Erasme précise encore que « quand il est question de restaurer la culture (in restituenda literaria), il faut fournir un esprit herculéen[10]. »

La biographie officielle de Calvin capte donc la mythologie érasmienne au bénéfice de la mémoire de Calvin, de la réforme calvinienne de l’Eglise et des combats et controverses menés par le leader réformé. Mais on peut également dire que Calvin a pris à la lettre, dès sa jeunesse, le programme de sacrifice tracé par l’humaniste hollandais, et qu’il l’a mis en œuvre ensuite, au point de sacrifier effectivement sa vie et son corps en réalisant une vocation qu’il n’avait pas choisie et qui contrariait son tempérament.

C’est dans le cadre biographique de ce principe de tension que je voudrais maintenant évoquer l’œuvre de Calvin envisagée comme univers de la Parole divine, et univers de parole. Du double versant, oral et écrit, de l’œuvre de Calvin, je ne mentionnerai ici que les sermons, puis quelques caractéristiques littéraires des traités.

Les sermons du prédicateur et l’écrivain

Durant sa carrière de réformateur, Calvin a dû prononcer plusieurs milliers de sermons. Nous ne connaissons bien le détail de sa pratique qu’à partir de 1549, quand un secrétaire régulier fut engagé pour prendre en sténographie le texte de ses sermons. Il s’agissait de conserver une trace écrite de sermons qui n’étaient pas rédigés, mais improvisés en chaire. On constate que, sauf circonstances extraordinaires, il prêchait deux fois par dimanche, et, une semaine sur deux, chaque jour. A la fin de sa vie, devenu malade chronique, il se faisait porter de chez lui jusqu’à l’église pour remplir sa tâche. Chaque sermon – dont la durée était limitée par un sablier – durait en général plus d’une heure. Calvin prêchait, sermon après sermon, du début à la fin d’un livre biblique, en retenant pour chaque homélie quelques versets, selon le modèle patristique de la lectio continua, particulièrement adapté à la prédication homilétique. Prêcher revient donc à interpréter systématiquement la totalité des Ecritures saintes, de livre en livre. L’ordre des livres retenus n’est cependant pas celui de la Bible, mais il est dicté par des circonstances diverses. Cela ne signifie pas que les sermons de Calvin traitaient indifféremment les divers livres bibliques. Il prêchait en semaine sur l’Ancien Testament, et le dimanche sur le Nouveau Testament. Les Psaumes donnèrent lieu cependant à une série de sermons les dimanches après-midi, et la Semaine sainte justifia des textes du Nouveau Testament en dehors du dimanche.

Les sermons conservés de Calvin présentent les traits suivants. Ils expliquent le texte au fil de ses versets, en s’appuyant sur des connaissances linguistiques et historiques solides pour l’époque (surtout en grec, moins en hébreu), même si elles sont moins techniques que celles employées dans les commentaires bibliques de l’exégète. Par rapport aux principes de l’exégèse chrétienne traditionnelle, celle de Calvin privilégie, dans ses sermons comme dans ses commentaires bibliques, une explication du sens littéral, mais en appliquant ce sens à la situation des fidèles. Cela veut dire que l’exégèse allégorique, qui déchiffre dans l’Ancien Testament des symboles annonciateurs du Nouveau Testament et du Christ, est rarement pratiquée par Calvin quand il prêche sur l’Ancien Testament. Les sermons sur le Nouveau Testament insistent, eux, sur l’œuvre rédemptrice du Christ, et sur l’union des fidèles avec leur Sauveur, en vue de la vie nouvelle des régénérés. Le fait que ces sermons étaient donnés le dimanche explique, autant que la matière même des livres du Nouveau Testament, cette insistance thématique. Mais, dans les deux cas, les idées du texte biblique sont mises sur le compte d’une volonté divine d’interpeller directement et de toucher l’auditoire. On n’a donc pas affaire à une théologie abstraite et spéculative. Souvent, même s’il ne personnalise pas son propos, le prédicateur fait référence ou allusion à des situations économiques, sociales ou morales concrètes de la vie genevoise ou de son temps, qui ont besoin d’être corrigées à la lumière de la volonté divine. La langue est claire et directe, sans prétention oratoire, assez souvent familière. L’exégèse du texte et son application vont de pair, selon quelques principes constants: tenir compte du contexte, identifier le sens de chaque passage avec un vouloir-dire de Dieu (ou de ses porte-parole), dégager ce vouloir-dire univoque grâce à l’analyse rhétorique[11] du texte. Mais Calvin soumet aussi les énoncés bibliques particuliers à une cohérence globale de la révélation biblique. Il tend à négliger ce que notre culture moderne privilégie parfois dans les différents livres bibliques: le caractère singulièrement irréductible, sur le plan littéraire et idéologique, de chacun d’eux.

Malgré leur caractère souvent répétitif, ces sermons devaient captiver l’auditoire, ainsi confronté directement à une Parole divine directement tendue vers lui. Ils introduisent les auditeurs à une grande familiarité avec l’Ancien Testament. Celui-ci n’est pas christianisé sur un mode allégorique, comme s’il n’était qu’une annonce symbolique des réalités de la révélation évangélique, mais il est traité pour lui-même avec aisance, comme un texte de référence ordinaire pour la foi et la piété chrétiennes. Il y a là un changement d’attitude et de mentalité caractéristique du monde protestant, notamment réformé.

« Je n’ai pas corrompu un seul passage de l’Ecriture, ne détourné à mon escient, et quand j’eusse bien pu amener des sens subtils, si je me fusse étudié (= efforcé) à subtilité, j’ai mis tout cela sous le pied, et me suis toujours étudié à simplicité. »[12]

Dans ses sermons, Calvin cherche donc à appliquer à la communauté genevoise le message de réforme de la vie chrétienne, individuelle et collective, dont il trouve le programme dans la Bible. Le lien est direct entre cette prédication et le reste de l’œuvre réformatrice de Calvin, c’est-à-dire ses luttes à Genève, ses controverses avec des adversaires théologiques nombreux et divers, et son rôle de « consultant » de la Réforme française et européenne. C’est sur la base de son exégèse et de l’application de celle-ci dans sa prédication, que Calvin a fondé son autorité de réformateur.

Quant à la part écrite de son œuvre, qui lui a assuré un grand prestige et un immense rayonnement, elle en est le prolongement en dehors de la cité de Genève, à travers le support éditorial du livre imprimé. Comme Luther avant lui, Calvin a saisi très rapidement l’importance du livre imprimé dans la société de son époque, et il en a exploité au maximum les ressources pour les mettre au service de ses idées en matière de réforme de l’Eglise. Les genres qu’il a pratiqués sont très divers: commentaires bibliques, traités, dont l’Institution de la religion chrétienne, pamphlets, traités de controverse, etc. L’ampleur de l’ensemble de l’œuvre exégétique (sur presque toute la Bible) publiée est sans précédent à cette époque. D’autre part, l’ensemble de ces productions exégétiques est traduit et imprimé en français du vivant de Calvin. Geste décisif, puisqu’il complète la décision de traduire en langue française l’Institution de la religion chrétienne, que le réformateur a conçue à partir de 1539, après la découverte de sa vocation d’exégète et de pasteur, comme une introduction à la compréhension de la Bible. Pour le public des non-lettrés, l’accès à l’exégèse est essentiel, comme cela est programmé par l’Institution.

A côté des écrits ecclésiastiques (catéchisme, etc.), le groupe des textes calviniens appelés par la tradition éditoriale traités présente des ouvrages à la physionomie très diverse. On distingue, par exemple, une série de nombreux pamphlets, souvent rédigés en langue française. Sur des questions chaque fois d’actualité, Calvin y traite une question ponctuelle ou s’en prend à un adversaire ou à un groupe d’adversaires particuliers, dans un écrit bref, à l’écriture concise, au style mordant, de manière à disqualifier ses valeurs ou ses positions. Plusieurs de ces textes de propagande, quasi journalistiques, sont publiés sans nom d’auteur, anonymat qui a pour but de cacher l’identité de l’écrivain, notamment pour en faciliter la diffusion en pays catholiques. Les besoins de la propagande ont fait ainsi de Calvin une sorte de brillant journaliste. Mais la plupart de ses textes pamphlétaires présentent une allure plus développée, et traitent de questions permanentes et même générales, même si c’est à travers un point ou un adversaire particuliers. Les traités plus développés concernent les différents fronts et adversaires que le réformateur a affrontés dans les années 1540-1560 : contre les « nicodémites », les anabaptistes, les « libertins spirituels », les catholiques et les antitrinitaires, à quoi il faut ajouter, après le milieu des années 1550, les textes visant des personnalités et des questions théologiques particulières: Michel Servet après son exécution, ainsi que Sébastien Castellion, le luthérien Joachim Westphal, etc. Leur propos, essentiellement théologique, et de nature plus technique, présente cependant de nombreux aspects moraux, spirituels et littéraires qui sont cohérents avec les autres œuvres du penseur, de l’écrivain et du pamphlétaire.

Ces différents genres (j’aurais pu mentionner également les lettres de la correspondance, très abondante) ont au moins un point commun: il n’existe pas d’ouvrage de Calvin qui ne contienne au moins un moment de controverse ou de polémique, et nous retrouvons ainsi le principe de tension que j’ai commenté à partir de la vocation de Calvin. Même le Petit traité de la Sainte Cène, paru en 1541, et qui cherche à dégager une solution acceptable par l’ensemble du camp protestant à propos de la nature de la présence du Christ dans l’eucharistie, contient, bien qu’il soit largement positif, quelques pointes anti-luthériennes et, surtout, s’appuie sur un rejet explicite et développé des conceptions catholiques. Malgré sa tonalité édifiante et en partie conciliante, Calvin y reste donc le redoutable débatteur que l’on retrouve presque toujours dans ses autres productions (y compris dans ses sermons et son exégèse !). C’est un aspect important de la dimension littéraire de Calvin, qui a d’ailleurs choqué certains lecteurs au cours des siècles. Comment l’expliquer ? J’ai déjà mentionné plus haut des raisons personnelles, en parlant du réformateur comme homme de souffrance. Mais la culture rhétorique et théologique de Calvin ainsi que la nature même de son projet réformateur expliquent aussi cette orientation constante. Aux yeux du réformateur, la vérité a besoin de s’appuyer sur l’erreur qui lui est opposée pour être mise en lumière. Ce principe, hérité de la culture antique, était renforcé par la mise en œuvre systématique, sur le plan argumentatif et littéraire, de la rhétorique. Celle-ci puise volontiers dans les ressources du genre oratoire judiciaire, qui accuse pour défendre, ou du genre délibératif, qui dissuade pour conseiller, au détriment de la dimension conciliatrice de la parole humaine. L’habitude médiévale et universitaire du débat intellectuel contradictoire pouvait donc être récupérée et transformée par des humanistes comme Calvin en raison de leur goût de la rhétorique. Celle-ci, coulée dans de nouvelles formes de controverse, triomphe sous la plume de Calvin écrivain. Enfin, le même principe de la contradiction s’applique sur le plan proprement théologique dans la mesure où, selon Calvin, le retour à la lumière de la vérité évangélique implique la résistance de Satan et conduit les représentants de l’erreur et de l’obscurité à redoubler d’effort pour s’y opposer. La prédication de la Parole divine dévoile le vrai visage des impies (du moins à vue humaine), autant qu’elle fait accéder les élus au salut. Historiquement, l’œuvre de Calvin est ainsi une manifestation de ce que les historiens appellent la confessionnalisation de la religion chrétienne aux XVIe et XVIIe siècles: structurer de manière solide et identitaire l’Eglise, pour Calvin dans sa version réformée, appelait la délimitation claire de divers fronts de combat.

Revenons pour finir à la dimension littéraire de cette œuvre. Calvin écrit dans l’une ou l’autre langue, le latin ou le français, selon le public qu’il vise prioritairement, savant et international, ou moins lettré et francophone. Mais presque toutes ses œuvres publiées ont été traduites dans l’autre langue, soit par lui-même, soir par des collaborateurs. En fait, Calvin, ce n’est pas seulement un écrivain, c’est un atelier collectif d’écriture. Le réformateur Calvin disposait de secrétaires qui lui servaient dans certains cas d’alter ego. Véritables collaborateurs de son œuvre imprimé, restant disciples même quand ils deviennent collègues, dévoués à leur « père et maître » comme dit l’un d’eux, Nicolas Des Gallars, ils écrivent sous sa dictée, mais aussi rédigent pour lui, traduisent et éditent les textes issus de la plume de Calvin et dont ils ont la charge. Mais il ne faut cependant pas exagérer la part de leur intervention. Normalement, Calvin reste bien le seul auteur de ses textes, surtout de ceux qu’il considère comme essentiels: lettres autographes ou dictées; versions successives de l’Institution, et commentaires bibliques. Du point de vue littéraire, l’intervention de ces alter ego se décèle, le cas échéant, par de minimes « failles » dans le processus d’imitation par lequel les secrétaires reproduisent le modèle stylistique calvinien. Inversement, devant des ouvrages rédigés effectivement et publiés par tel collaborateur, on peut hésiter un moment et se demander parfois si Calvin n’en est pas l’auteur, tant le style du secrétaire ressemble à celui du maître. Nous touchons ici un autre chapitre, encore peu étudié, celui de la diffusion, par mimétisme, du style de Calvin dans la France de la seconde moitié du XVIe siècle. Or ce mimétisme se constate, au premier chef, chez ceux qui avaient effectivement la « main du maître », et qui apprenaient ainsi à son contact direct cette imitation au beau style si nécessaire et si prestigieux à cette époque. Ce phénomène conduit évidemment à relativiser, dans le cas de Calvin, une notion trop romantiquement individualiste de l’écriture et du style personnel. Il révèle également la fascination qu’a exercée le réformateur sur ses contemporains – adhérents comme adversaires –, et, dans le cas des secrétaires, le rôle qu’ils ont joué pour démultiplier la présence et la voix, d’abord orale et genevoise, de leur maître. Calvin n’est pas seulement un réformateur et un homme d’Eglise; il a inventé un univers de langage nouveau.

Partout, son style est immédiatement reconnaissable. Certains pamphlets de Calvin parus de manière anonyme ont pu ainsi lui être attribués récemment sur la base de ce critère stylistique.

Dans le message du réformateur français, les traits idéologiques – originaux – sont cohérents avec les moyens d’expression – nouveaux – qui servent à les formuler, ce qui explique la physionomie littéraire si personnelle de son œuvre.

Les principales qualités en sont la clarté, l’élégance, l’emphasis (qui est l’art de suggérer plus de sens que ne le porte la simple signification des termes), et l’emploi constant de l’antithèse, explicite ou implicite. Calvin illustre aussi la véhémence accusatrice de certains auteurs ou de certains passages bibliques, à laquelle il était très sensible comme exégète et prédicateur. Dans ses commentaires bibliques, il a mis en évidence l’idée d’une éloquence divine qui touche les cœurs par sa familiarité chaleureuse autant que par sa majesté, mais qui contrarie également la mauvaise foi en démasquant l’hypocrisie. Ces conceptions sont en partie mises en œuvre par l’écrivain Calvin lui-même, mais elles se combinent chez lui avec une autre source, la nouvelle rhétorique élaborée par l’humanisme germanique de la Renaissance. Son principal représentant était, pour notre réformateur français, Philippe Melanchthon, l’humaniste réformateur luthérien qui allait devenir son ami. Cette nouvelle rhétorique insistait sur la simplicité didactique de la composition et du style, sur les ressources argumentatives des genres oratoires de nature judiciaire (accusation/défense) et délibérative (conseil/dissuasion), et sur la clarté persuasive du discours, qui doit être conforme à la « raison naturelle ». Ce nouvel instrument, mis au service des controverses philosophiques et religieuses, allait permettre la diffusion de celles-ci en dehors des milieux strictement universitaires. Cependant, à cet idéal d’éloquence mesurée, Calvin ajoute souvent une vivacité énergique, ou véhémence, qui se nourrit de modèles antiques et bibliques, et qui s’entretient de la conviction qu’il avait d’avoir été placé par Dieu dans la situation de champion de sa vérité.

Ainsi, malgré la difficulté que présente parfois pour le lecteur moderne la langue du XVIe siècle (surtout le lexique, et parfois la syntaxe), une transposition directe en français moderne des œuvres de Calvin ne demande pas beaucoup de transformations, et ne perd pas grand-chose du texte ancien. Autrement dit, l’univers de langage de Calvin donne l’impression d’être déjà moderne, par sa clarté, par l’organisation apparemment « naturelle » des idées et des arguments, par le caractère direct du style, par l’énergie intérieure qui anime la phrase et l’ensemble du discours. Cette impression d’évidence ne doit pas tromper. L’univers de langage de Calvin se distingue fortement d’autres univers de langage contemporains, élaborés à la Renaissance par d’autres grands écrivains, latins et français, comme Erasme ou Rabelais, ou, un peu plus tard, par Montaigne. Calvin a bien inventé son style, à partir de sa culture latine et humaniste, et de son sens personnel de la langue française. Il est ainsi un des premiers qui ait traité systématiquement de hautes questions intellectuelles dans la langue commune, et qui l’ait fait avec une telle efficacité. Ce style correspond à la vision qu’il avait de Dieu et de l’homme, de la révélation biblique et de la société humaine, de la vérité et de l’Eglise. On peut préférer d’autres visions, plus consensuelles, et d’autres styles, moins antithétiques et moins tendus, mais on ne peut dénier ce fait : Calvin a été un grand écrivain pour les mêmes raisons qui lui ont permis de structurer intérieurement par sa pensée et de fortifier par son action et par son verbe le mouvement évangélique de la seconde génération de la Réforme. Il lui a ainsi assuré un avenir.


* O. Millet est professeur de littérature française de la Renaissance, Université de Paris 12.

[1] Ce type de sermon repose sur des principes complexes de composition du discours.

[2] Comme l’étaient, notamment, beaucoup de dominicains et de franciscains.

[3] Nous nous référons à la version française de cette préface, qui se trouve, comme la latine, dans les volume 31 des Calvini opera dans le Corpus Reformatorum, en résumant plus bas les principales étapes du récit qui est donné de cette vocation.

[4] Nous insistons, ici, sur des idées mises en valeur par toute une tradition, notamment par Jean Cadier dans Calvin. L’homme que Dieu a dompté, Genève, Labor et Fides, 1963, mais en les situant dans la perspective d’une histoire de la culture attentive aux schémas mentaux et littéraires qui ont permis ce type de représentation. Voir, entre autres, notre contribution « Calvin témoin de lui-même dans la Préface de son commentaire sur les Psaumes », Emergence du sujet. De L’Amant vert au Misanthrope, études réunies par Olivier Pot, Genève, Droz, 2005, 113-132, et Calvin. Un homme, une œuvre, un auteur, éditions InFolio, CH-Gollion, 2009; pour la dimension médicale et humaniste de ces schémas, voir notre communication « Calvin als Leidensmann » au colloque de Putten (Pays-Bas, novembre 2008) Calvin Saint or Sinner ?, dont les actes sont à paraître.

[5] C’est ainsi qu’un correspondant de Calvin lui écrit qu’il sait que le réformateur est negotiis obrutum verius quam occupationibus, « écrasé plus réellement par les affaires que par les occupations » (Corpus Reformatorum, Calvini opera, vol. 17, col. 622). Sur Calvin obrutus (« écrasé ») dès son retour à Genève, voir par exemple Calvini opera, vol. 15, col. 337.

[6] Elle consacre dans l’historiographie moderne la vie de Calvin comme celle d’un homme de souffrance: Jean Calvin. Les hommes et les choses de son temps, t. 3: La ville, la maison et la rue de Calvin, Lausanne, G. Bridel, 1905, 509 : caractère prodigieux de ces souffrances.

[7] Les trois versions successives (latines et française) se trouvent dans le volume 21 des Calvini opera, titre désormais abrégé en CO.

[8] CO, vol. 21, col. 170.

[9] Voir Ch. Bénévent, op. cit., « La grandeur d’un Hercule souffreteux ».

[10] Opera omnia, Amsterdam/New York, North Holland Publishing Company, 1981, Adagia, tome I-5, n° 2001.

[11] Cette analyse est plutôt implicite dans les sermons, et est menée dans les commentaires et « leçons » bibliques destinés à un public plus averti.

[12] Discours d’adieu, dans Œuvres, éd. F. Higman et B. Roussel, Paris, Gallimard, collection de la Pléiade, 2009, 991.

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