La triade piété-justice-sobriété

La triade « piété-justice-sobriété [1] »

Pierre COURTHIAL

« La grâce de Dieu, source de salut pour tous les hommes, a été manifestée. Elle nous enseigne à renoncer à l’impiété, aux désirs de ce monde, et à vivre dans le siècle présent selon la sobriété, la justice et la piété en attendant la bienheureuse espérance et la manifestation de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur, le Christ-Jésus. »
(Tt 2.11-13)

I

La formation spirituelle du chrétien est un combat permanent, un travail à salut, fruit de la grâce souveraine de Dieu. L’Eglise notre mère, la communion des « saints », nous apporte tout ensemble l’aide de nos frères et sœurs, pères et mères, ceux du passé et ceux d’aujourd’hui, et l’aide des « moyens de grâce » : la Parole (Evangile et Loi) communiquée (prédication, catéchèse, études bibliques…) ; la prière liturgique et/ou communautaire; les saints sacrements (baptême, eucharistie) et les « sacramentaux » (bénédictions, absolutions…). Nous forment aussi notre méditation de l’Ecriture et notre prière personnelles comme notre fidélité, nuancée hélas! d’infidélités, dans les aspects individuel, conjugal, familial, social, professionnel, politique, ludique, social, culturel, etc., de notre existence.

La présente note se contentera de décrire en partie la formation spirituelle du chrétien selon la triade des vertus de piété, de justice et de sobriété, avec les trois exercices correspondants: la prière, l’aumônerie et le jeûne.

Les liturgies chrétiennes rappellent fréquemment aux fidèles cette triade de vertus. C’est ainsi, par exemple, que la Morning Prayer de l’Eglise d’Angleterre achève une confession des péchés par ces mots : « Pour l’amour de lui (Jésus-Christ), accorde-nous, ô Père très miséricordieux, de pouvoir vivre désormais dans la piété, dans la justice et dans la sobriété, à la gloire de ton saint Nom. »

La théologie chrétienne traditionnelle insiste aussi sur la même triade. Par exemple, dans son Institution de la religion chrétienne, au remarquable petit « Traité de la vie chrétienne » que composent les chapitres vi à x du livre III, Jean Calvin écrit que Paul « réduit toutes nos actions à trois membres ou parties : tempérance, justice et piété… Quand ces trois vertus sont conjointes ensemble d’un lien inséparable, elles font une perfection entière. » (vii, 3)

En fait, il est normal et il convient de rapprocher

– le sommaire de la Loi donné par Jésus lui-même : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée ; et ton prochain comme toi-même » (Lc 10.27) ;

– le bref passage de la Lettre de Paul à Tite (2.11-13) que j’ai mis en exergue de cette note; et

– le passage du sermon de Jésus sur la montagne traitant de l’aumône, de la prière et du jeûne (Mt 6.1-18);

et l’on peut alors présenter le tableau suivant:


  VERTUS EXERCICES
TU AIMERAS LE SEIGNEUR TON DIEU
ET TON PROCHAIN
COMME TOI-MÊME
la piété
la justice
la sobriété
la prière
l’aumône
le jeûne

La piété, la justice et la sobriété sont jointes, et comme tressées ensemble, pour ne faire qu’un seul tout. Au reste:

  • la piété (notre manière d’être devant Dieu) n’est vraie que lorsqu’elle se manifeste en justice, en bienveillance, envers autrui (notre manière d’être avec le prochain) et en sobriété, en tempérance (notre manière d’être avec nous-mêmes); si la prière – l’exercice de la piété – ne nous change pas dans nos rapports avec les autres et si elle ne contribue pas à dompter notre nature pécheresse, autrement dit si elle sauvegarde notre égoïsme et notre laisser-aller, elle n’est pas vraie prière, prière selon Dieu ;
  • la justice, la bienveillance, n’est pas dans nos cordes; elle n’est possible que par l’action de la grâce et s’appuie, par conséquent, sur notre piété et notre prière; elle n’est authentique que lorsqu’elle nous coûte, que lorsqu’elle exige de notre part une certaine abstinence, une certaine privation, un certain sacrifice et donc l’exercice de la sobriété qu’est le jeûne ;
  • la sobriété, la tempérance, a, comme la justice, besoin du fondement de la grâce, de la piété, de la prière; elle n’est vraie devant Dieu que lorsque, dépouillée d’amour-propre, elle s’accompagne de justice, de miséricorde envers le prochain.

La triade des vertus de piété, de justice et de sobriété s’enracine et se ressource au « cœur » régénéré d’où jaillit l’autre triade paulinienne : la foi, l’amour et l’espérance. Ces trois autres inséparables sont sans doute en rapports privilégiés : la foi avec la piété, l’amour avec la justice, et l’espérance avec la sobriété qui ne vainc la nature pécheresse que dans l’attente de la résurrection. De plus, selon l’enseignement du sermon sur la montagne, la triade des exercices ne doit être accomplie que « dans le secret », c’est-à-dire dans un rapport au Père, par le Fils et en l’Esprit, qui ne regarde personne et ne veut être vu par personne. Il faut choisir entre la récompense des hommes, à commencer par celle que je m’attribuerais à moi-même, et la récompense de Dieu : le summum bonum, la joie que Dieu réserve aux siens, en Jésus-Christ. « Quand tu pries, ferme ta porte… quand tu fais l’aumône, que ta gauche ne sache pas ce que fait ta droite… quand tu jeûnes, parfume ta tête… », nous dit le Seigneur non sans quelque humour, nous laissant aux prises avec notre foi infidèle (hélas !) et avec sa grâce (heureusement !).Le vrai, l’authentique, le beau, le bien se passe « dans le secret où le Père voit » (Mt 6.4, 6, 18). Voilà qui ne nous laisse pas « confortables » ! Et nous fait courir nous jeter aux pieds du Miséricordieux !

II

Si Jésus-Christ et la Sainte Ecriture nous ordonnent trois exercices (trois « combats ») se rapportant aux trois vertus de la piété, de la justice et de la sobriété, à savoir la prière, l’aumône et le jeûne, c’est que les vertus selon lesquelles notre baptême nous appelle à vivre ont besoin d’être manifestées, entretenues, développées et fortifiées par des pratiques bien à la portée des forces que nous donne la grâce. Paul, qui connaissait l’utilité des exercices physiques, déclare que cette utilité est peu de chose en comparaison de l’utilité des exercices spirituels pour la piété qui a les promesses de la vie présente et de la vie à venir ; il faut « travailler et lutter », dit-il, pour croître dans la vraie piété (1 Tm 4.8-10). Et l’exercice de la piété est la prière. Non pas n’importe quelle prière pour le développement de n’importe quelle piété. Mais la prière procédant de la connaissance du Dieu trinitaire de la Sainte Ecriture et de la Sainte Ecriture du Dieu trinitaire, la prière jaillissant d’un cœur enflammé par l’Esprit Saint qui, seul, peut former en nous, membres du Corps du Christ, le zèle ardent que Dieu demande de nous et va nous conduire à la justice envers autrui et à la sobriété pour nous-mêmes.

Dans le passage du sermon sur la montagne où il parle de la prière, après avoir parlé de l’aumône et avant de parler du jeûne, Jésus rejette et condamne tout usage d’incantations dans la prière. Et l’oraison dominicale qu’il donne en exemple aux siens nous apprend que le désir de la gloire de Dieu (son Nom, son Règne, sa Volonté) doit passer en premier, avant nos demandes, aussi légitimes et nécessaires qu’elles soient; et qu’il nous faut avoir égard ensuite au bien de l’Eglise, de la communion des saints (notre pain, notre pardon, notre délivrance) avant d’en venir, dans nos demandes, à ce qui nous concerne plus personnellement. Alors la prière est un « moyen de grâce » qui a pour projet non pas de soumettre Dieu à notre volonté, mais de tout soumettre (et notre volonté) à la volonté de Dieu.

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Notre mot « aumône », par l’intermédiaire du latin, vient du mot grec eleénosuné qui signifie d’abord miséricorde. Puisque Dieu est le Miséricordieux, dans le mouvement même de son amour, dans la communion de Jésus, nous sommes appelés à être miséricordieux. Ainsi, l’aumône, exercice de la justice, c’est certes, en bien des cas, donner de l’argent, du temps, à notre prochain ; c’est, plus généralement, lui tendre une main secourable, l’aider dans son besoin de quelque ordre qu’il soit.

Il convient de noter ici que le mot «  justice », dans l’Ecriture Sainte, exprime une idée bien différente de celle qu’il évoque, pour la plupart, aujourd’hui. Peut-être le mot biblique « justice » serait-il mieux rendu par le mot « droiture ». Il se rapporte bien moins, en effet, à un état de choses qu’à la vertu de respect : de l’image de Dieu en ce prochain, des siens, de sa propriété, de sa réputation, de son métier, de son repos, etc. Pratiquer la justice, c’est obéir en esprit et en vérité à la Parole-Loi de Dieu. La justice, comme nous l’avons déjà remarqué, est en liaison indéfectible tant avec la piété qu’avec la sobriété. Avec la piété, c’est évident. Mais aussi avec la sobriété, car toute main secourable tendue au prochain va exiger un renoncement, un sacrifice, une privation, d’un ordre ou d’un autre ; comme déjà dit, elle va coûter. Toute vraie miséricorde, à commencer par celle de Dieu, coûte à celui qui est miséricordieux. A l’inverse, pour celui qui reçoit, la miséricorde doit être gratuite. « Vous avez reçu gratuitement, donnez donc vous-mêmes gratuitement. » (Mt 10.8) « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir. » (Ac 20.35) « Travaillez… pour avoir de quoi donner à celui qui est dans le besoin. » (Ep 4.28) « Le juste est miséricordieux et il donne. » (Ps 37.21) « Le juste donne sans parcimonie » (Pr 21.26) « Donne à celui qui te demande, et ne te détourne pas de celui qui veut emprunter de toi. » (Mt 5.42)

Profondément, l’aumône exprime et approfondit non seulement le souci du droit, mais aussi celui du besoin d’autrui. C’est pourquoi elle est l’exercice concret et indispensable de la justice.

Nous avons à nous souvenir que l’aumône de Dieu pour nous, c’est son Corps et son Sang.

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La sobriété, dont l’exercice est le jeûne, est la vertu, compagne inséparable de la piété et de la justice, qui vise à maîtriser notre nature pécheresse, selon la Sagesse de Dieu, pour la gloire de Dieu et dans la perspective de la future résurrection, promise à ceux qui croient.

Cette sobriété concerne aussi bien notre intelligence, nos sentiments, notre imagination, notre mémoire que notre sensibilité. Et l’exercice du jeûne n’intéresse pas seulement le manger, le boire et la sexualité.

Lorsque Paul écrit : « Ne savez-vous pas que ceux qui courent dans le stade courent tous mais qu’un seul reçoit le prix ? Courez de manière à l’obtenir. Tout lutteur s’impose toute espèce d’abstinence ; eux pour recevoir une couronne corruptible, nous pour recevoir une couronne incorruptible. Moi donc, je cours, mais non pas à l’aventure ; je donne des coups de poing mais non pour battre l’air. Au contraire, je traite durement mon corps et je le tiens assujetti, de peur, après avoir prêché aux autres, d’être moi-même disqualifié » (1 Co 9.24-27), il est bien évident – et le contexte le confirme – qu’il parle là d’une sobriété ou d’une maîtrise de soi, d’un jeûne, d’une abstinence, qui portent sur l’ensemble des aspects de l’existence.

L’ascèse chrétienne, le combat chrétien, selon la vertu de sobriété, consiste à tenir assujettis au Christ et à la Parole de Dieu toutes les parties de notre être, y compris bien sûr notre corps, mais aussi notre âme, notre cœur, toutes les parties de notre vie, depuis les relations sexuelles dans le mariage (cf. 1Co 7.5) jusqu’à nos recherches culturelles en passant par notre profession.

Il va nous falloir canaliser ici, supprimer là (Mt 5.29-30), nous abstenir sur ce point, forcer intrépidement sur tel autre, et cela non pas pour nous brimer ou supplicier, mais pour que nous avancions en nouveauté de vie (Rm 6.4).

A chacun d’apprendre à se mieux connaître au miroir qu’est la Sainte Ecriture et par expérience, et par écoute des frères et sœurs, afin de savoir toujours mieux comment et sur quels points faire porter la force de la sobriété et l’exercice des jeûnes. La plus grande attention spirituelle est indispensable si nous voulons, par la grâce de Dieu, avec le secours de la prière, non seulement « dompter » (Jc 3.8) notre langue, mais les passions diverses inscrites en nous par le péché, habitus dont nous ne serons dépouillés qu’avec ce « corps de mort ».

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« Nous ne sommes point nôtres: que notre raison et volonté ne dominent point en nos conseils et en ce que nous avons à faire. Nous ne sommes point nôtres: ne nous établissons donc point cette fin de chercher ce qui nous est expédient selon la chair. Nous ne sommes point nôtres : oublions-nous donc nous-mêmes tant qu’il sera possible, et tout ce qui est à l’entour de nous. Au contraire, nous sommes au Seigneur : que sa volonté et donc sa sagesse président en toutes nos actions. Nous sommes au Seigneur : que toutes les parties de notre vie soient référées à lui comme à leur fin unique. Ô combien a profité l’homme qui, se connaissant n’être pas sien, a ôté la seigneurie et régime de soi-même à sa propre raison, pour les résigner à Dieu ! » (Institution de la religion chrétienne, III.vii.1)


[1] La Revue réformée, 38 (1987 : 4), 35-40.

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