Entretien sur Karl Barth : 1886-1968, 1986[1]
Pierre COURTHIAL
1. Quelle est l’importance théologique de Karl Barth ?
Je pense que Karl Barth a eu une importance théologique considérable, en particulier dans les années 1930. Mais cette importance momentanée – il ne s’agissait d’ailleurs, pour beaucoup, que d’une mode – a reposé sur un malentendu : celui du retour en force, avec Barth, de la Foi réformée. Il apparaît plus clairement aujourd’hui, comme quelques théologiens réformés (par exemple: Berkouwer et Schilder, aux Pays-Bas ; Van Til, aux Etats-Unis) l’avaient vite discerné, que la théologie de Barth, loin de promouvoir cette Foi, lui a fait obstacle et a finalement engagé plusieurs de ceux qui l’ont suivie sur de bien étranges voies. En France et en Suisse romande, alors que de nombreux jeunes protestants, théologiens ou autres, retrouvaient la Foi réformée – en particulier « grâce à Auguste Lecerf, grâce à son enseignement, grâce au rayonnement de sa personnalité[2] » –, ce fut la théologie de Barth qui désamorça ce mouvement; on crut qu’en suivant Barth plutôt que Lecerf, on allait vers le renouveau de la Foi réformée authentique. Hélas !
2. Comment faut-il considérer Barth par rapport au « vieux » libéralisme et par rapport aux théologies récentes ?
Dans les années 1930, Barth fut considéré comme le matador qui allait porter l’estocade au « vieux » libéralisme. Quelle illusion ! En fait, la pensée de Barth allait manifester, de plus en plus, de mieux en mieux, comme un « nouveau libéralisme ». Dans un de ses derniers ouvrages (en traduction française), Barth en est venu à écrire au sujet du grand théologien Friedrich Schleiermacher (1768-1834) : « Personne ne saurait dire aujourd’hui si nous l’avons vraiment dépassé ou si, malgré toutes les protestations, vigoureuses et fondamentales, qui s’élèvent contre lui, nous ne continuons pas d’être tout au fond les enfants de son siècle[3]. »
Les théologies récentes se réfèrent encore, mais de moins en moins, à Barth.
3. Quelles sont les différences entre Calvin et Barth ?
Je préfère dire : entre les réformateurs (et les confessions de foi de la Réformation) et Barth. Elles sont considérables et touchent à la plupart des points théologiques fondamentaux (révélation de Dieu ; création et providence ; christologie ; péché ; grâce, élection ; place et importance de la Loi de Dieu, etc.).
4. Sa théologie représente-t-elle l’héritage réformé ?
Certainement pas. Après un premier quart de siècle durant lequel Barth, bien que non réformé encore, sembla se rapprocher de la Foi réformée (comme en témoigne sa préface de février 1935 à une nouvelle édition de la Reformierte Dogmatik de Heinrich Heppe), à partir (disons) des approches de la Seconde Guerre mondiale, il s’en éloigna de plus en plus.
5. S’agit-il d’épistémologies (théories de la connaissance) différentes ?
Il me faut à ce propos développer quelque peu ma réponse.
Comme le disent nettement nos confessions de foi, qui suivent en cela l’Ecriture Sainte, Dieu se fait connaître à nous de plusieurs manières : par ses œuvres de création et de gouvernement de toutes choses, en nous-mêmes ses images, en Jésus de Nazareth la Parole de Dieu incarnée, par la Bible la Parole de Dieu écrite… Aucune de ces diverses formes de la révélation ne « fonctionne » sans les autres. La révélation du Dieu unique et trinitaire est ainsi, elle-même, une et multiple. Une des formes de la révélation: l’Ecriture Sainte tient cependant de Dieu – et cela pour nous – un rôle à part et prééminent. D’abord, parce qu’elle nous fait connaître Celui qui nous sauve et comment Il nous sauve ; et cela a à voir avec tous les aspects de notre existence personnelle et sociale, le Christ ayant reçu du Père toute autorité dans le ciel et sur la terre. Ensuite, parce qu’elle est « puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit » ; en elle, nous trouvons non seulement « l’Evangile de la grâce » et « la Loi » pour nous conduire en tous domaines, mais aussi la capacité de recevoir et de vivre de cet Evangile et de cette Loi, car l’Esprit Saint œuvre dans et avec l’Ecriture Parole de Dieu pour s’emparer de nous et nous « dynamiser ». Enfin, la Bible est le livre « allianciel » par lequel notre souverain Sauveur-Seigneur définit et fait croître notre communion avec lui et la fidélité obéissante et reconnaissante qu’il est notre joie de lui offrir, ne serait-ce ici-bas qu’en petit, tout petit, commencement.
Pour ces trois raisons, l’Ecriture a prééminence d’autorité, comme la bouche même de Dieu, sur la Sainte Eglise, et sur les hommes dans les divers aspects (personnel, conjugal, familial, civique, scientifique, philosophique, artistique, culturel, etc.) de leurs vies.
A la lumière et selon l’enseignement normatif de la Bible, pour les réformateurs (et les confessions de foi de la Réformation aux XVIe et XVIIe siècles), l’Ecriture Sainte est la Parole textuelle de Dieu. Par contre, selon Karl Barth, il ne peut y avoir une telle Parole directe de Dieu. Pour lui, l’Ecriture Sainte, parce qu’elle est humaine aussi (ce qui est indiscutable !), est forcément « vulnérable » et contient des « contradictions » et des « erreurs » jusque dans ses affirmations religieuses et théologiques. Pour lui, elle n’est la Parole de Dieu que lorsqu’elle le devient dans l’événement d’une rencontre existentielle. Là réside ce qu’on peut appeler l’acti-visme ou l’actualisme de Barth. Barth s’en prend, au reste, à toute l’idée d’une révélation directe de Dieu dans l’histoire, et cela au nom de la liberté de Dieu. Alors qu’en fait rejeter, comme le fait Barth, toute révélation « donnée », directe, de Dieu, c’est rejeter la liberté qu’a Dieu de vouloir et pouvoir donner directement une telle révélation, et c’est imaginer spéculativement une idée de la révélation étrangère à tout ce que nous dit la Bible de la révélation une et diverse de Dieu. Pour Barth, Dieu ne peut être connu que par Dieu, et Dieu n’a pas la liberté de se faire directement connaître à la foi en le Christ de l’Ecriture et en l’Ecriture du Christ par la puissance du Saint-Esprit.
Les réformateurs (et les confessions de foi de la Réformation) – en plein accord sur ce point avec les Pères de l’Eglise ancienne (et les confessions des conciles des premiers siècles) – établissent la vraie Foi sur l’histoire objective de la révélation (histoire centrée sur la naissance virginale, la vie, la mort sur la croix, la résurrection et l’ascension historiques de Jésus-Christ) et sur l’interprétation de cette histoire par le Christ parlant par son Esprit en la Sainte Ecriture.
Seule la reconnaissance de l’autorité souveraine, sûre et certaine, qu’a précisément l’Ecriture-Parole de Dieu, permet d’établir une épistémologie solide prenant en compte le motif biblique : création-chute-rédemption.
6. Le christocentrisme de Karl Barth a été considéré comme son point fort : qu’en pensez-vous ?
Si Barth n’avait développé – et selon de ce que dit l’Ecriture ! – qu’un christocentrisme, nous n’aurions rien à lui objecter. L’univers est christocentrique. La Bible est christocentrique. Le Christ est bien le centre de tout.
Mais Barth a développé ce qu’on a justement désigné comme un christomonisme (de Christos = Christ et monos = seul). Selon Barth, la révélation de Dieu ne se trouve seulement que dans l’« histoire » (la personne-œuvre) de Jésus dans les trente premières années de notre ère (on pourrait d’ailleurs discuter ici – ce serait trop long – sur ce terme d’« histoire », Barth distinguant entre « histoire » (au sens de Historie, en allemand) et « Histoire » (au sens de Geschichte). C’est précisément le christomonisme de Barth qui le conduit à rejeter aussi bien la révélation générale de Dieu dans les œuvres et les personnes que Dieu a créées et qu’il régit souverainement, que la révélation qu’est la Sainte Ecriture. La Bible, selon Barth, n’est que témoignage, et témoignage faillible, rendu à la révélation.
Parce que le Christ est le seul Sauveur (et, selon Barth, le Sauveur de tous les hommes, tous également rejetés en Adam et tous également sauvés en Jésus-Christ, qu’ils soient croyants ou non), Barth veut aussi que le Christ soit la seule et exclusive révélation de Dieu.
7. Barth, à votre avis, remplace-t-il la révélation biblique objective par une foi subjective ?
Il est, à la fois, curieux et symptomatique que Barth ait publié en allemand sa Dogmatique comme une Kirchliche Dogmatik (Dogmatique ecclésiale) comme s’il voulait par ce titre audacieux se prémunir contre l’accusation de subjectivisme.
En réalité, si la Dogmatique expose une pensée géniale (comme le fut au IIIe siècle celle d’Origène), elle revêt un caractère spéculatif et subjectif indéniable. Le « vieux » libéralisme opposait l’Esprit au texte de l’Ecriture. Le « nouveau » libéralisme va opposer le « mouvement de l’Ecriture » au texte de l’Ecriture. La question est posée: une fois le texte de l’Ecriture lâché, ou émondé, ou trituré, ou trié, de quel « Esprit » va-t-on recevoir le « mouvement » ? Calvin aurait dit : « Qu’est-ce que cet Esprit qu’ils nous rotent ? »
A partir de la brèche ouverte par Barth en raison de sa mauvaise (non scripturaire) doctrine de l’Ecriture vont s’engouffrer les théologies non réformées les plus diverses. Du vivant de Barth déjà, il y a eu autant de théologies diverses que de barthiens, Barth étant peut-être le moins « non réformé » de tous !
8. Malgré son caractère systématique, la théologie de Barth a-t-elle contribué au développement du pluralisme ?
Pour moi, c’est indéniable et cela s’accorde avec tout ce que je viens de dire. Jusqu’au libéralisme, « vieux » ou « nouveau », l’Ecriture Sainte a été reçue par les Eglises comme Parole même de Dieu. Son autorité était indiscutable et souveraine. A partir du moment où l’on ne se « réfère » plus à la Bible que comme à un « témoignage » humain et faillible, la Bible n’a plus son autorité indiscutable et souveraine, elle n’est plus la Parole de Dieu. Il va forcément y avoir pluralisme de « canons dans le canon » et « hiérarchisations différentes des divers éléments du message biblique ». Il ne pourra plus y avoir Confession commune de la foi, mais Déclarations pluralistes de foi, chacun d’ailleurs n’adhérant à telle ou telle Déclaration que « sans s’attacher à la lettre de ses formules ».
Les conciles de l’Eglise des premiers siècles et les synodes des Eglises de la Réformation ont pu formuler des confessions de foi parce qu’ils entendaient se soumettre à l’autorité claire et nette de l’Ecriture-Parole de Dieu.
Karl Barth et le « nouveau » libéralisme rejoignent Schleiermacher et l’« ancien » libéralisme. Le dogme du « pluralisme » exige le rejet de tout dogme ecclésial, de toute réelle confession ecclésiale de la Foi. Le dogme du « pluralisme » obligatoire a-t-il historiquement été un dogme de la Réformation ?
Il va falloir bientôt, dans la ligne et la continuité des confessions (solidement bibliques) de l’Eglise des premiers siècles et des Eglises de la Réformation, que soit reprise la proclamation de la Foi chrétienne (et biblique !) par les Eglises réformées confessantes de demain.
[1] La Revue réformée, 147 (1986 : 4), 134-138.
[2] Cf. le témoignage d’Albert-Marie Schmidt in Etudes sur Calvin et le calvinisme (Paris : Fischbacher, 1935), 210.
[3] In La théologie protestante au dix-neuvième siècle (Genève : Labor, 1969), 234.