LES ÉGLISES PROTESTANTES EN FRANCE
Quelques problèmes et quelques solutions
Paul WELLS*
Dans cette présentation ma thèse sera la suivante:
Les Eglises chrétiennes en Europe en général et en France en particulier, à cause de leur passé majoritaire, ont de la peine à accepter une situation de minorité et à s’y adapter. Le protestantisme français a la particularité d’avoir toujours été minoritaire, mais il n’a pas su profiter de cet avantage.
Reconnaître une telle situation minoritaire ouvre de nouvelles perspectives. L’enseignement de Jésus est conçu pour une minorité, mais une minorité qui est bénie dans l’espérance eschatologique.
Dans un contexte de minorité, la théologie de l’Eglise a un caractère confessant et considère la conversion comme un moyen d’adhésion et de développement de la communauté.
En analysant la situation actuelle des communautés protestantes en France, on pourrait courir le risque de ne regarder que quelques arbres en oubliant la forêt. Il faut donc rechercher une certaine objectivité en prenant le recul nécessaire.
Sur ce sujet, j’ai personnellement un avantage et je dois faire face à une difficulté. En effet, n’étant pas Français, j’ai l’avantage de pouvoir prendre ce recul et de faire des comparaisons avec d’autres situations que je connais. Ma difficulté est de risquer de donner l’impression de verser dans une critique ou un pessimisme injustifiés puisque je ne suis pas «de la famille».
Les remarques qui suivent, si elles concernent la situation du protestantisme français en général, s’appliquent, d’abord, au protestantisme mainline et non le «nouveau protestantisme» qui suscite l’intérêt des médias.
Dans la palette de couleurs disponibles, nous en choisissons trois pour brosser notre tableau: l’historique, la sociologique et la théologique.
1. Le problème historique
Le protestantisme a dû faire face, en France, à un double problème: d’abord, le rejet de la Réforme et, en deuxième lieu, le développement de la modernité. Il a eu de la peine, plus que dans les pays à majorité protestante, à négocier ces deux virages. Je suis étonné de voir, lorsque le mot «réforme» est utilisé France, combien sa connotation est très souvent négative…
Même ambiguïté en ce qui concerne le développement moderne de la laïcité et la neutralité observée dans le domaine public1. Entre l’Eglise et la République, il a toujours été problématique de préciser son identité. La défense de sa liberté a impliqué le risque de perdre son identité religieuse, dans un alliage fait de foi et d’humanisme tolérant2. Le protestantisme, comme Jean Baubérot le remarque, est le seul groupe en France qui soit une minorité religieuse: une religion désacralisée et une confession chrétienne. Entre les «deux France», le protestantisme a des affinités qui vont dans les deux sens3. Une identité à la Dr. Jekyll et Mr. Hyde.
En pratique, ce scénario s’est développé tout au long des XIXe et XXe siècles. Quand, au XIXe siècle, le protestantisme a trouvé ses alliés dans les forces du progrès, il a maintenu son côte social et une influence au-delà de son poids numérique. Quand, au contraire, au XXe siècle, il a fait cause commune avec l’œcuménisme, il est devenu le petit frère derrière le grand.
Bref, on peut dire que, dans le premier cas, les Eglises protestantes ont subi l’influence «idéologisante» des humanismes et leur message n’a guère été différent des idéaux ambiants. Ce caractère a été accentué, sans doute, par le «déficit institutionnel» qui caractérise ces Eglises4. La relation positive avec la modernité, contrairement à ce qui s’est passé dans le catholicisme, a affaibli le caractère chrétien du protestantisme5. Cela se voit particulièrement dans les variétés du libéralisme théologique. A la différence du catholicisme, le protestantisme était crédible comme religion ayant des affinités avec la révolution6.
Plus l’Eglise romaine était hostile au protestantisme, plus elle le poussait dans le sens où il allait tomber, dans des alliances avec ceux qui étaient, fondamentalement, hostiles à la foi chrétienne, ou qui se contentaient de son «essence» éthique7. En même temps, le protestantisme a eu un rôle social positif et un caractère exemplaire, car il a donné un modèle concret de solution aux problèmes de l’autoritarisme et a pu contribuer positivement au changement social8. Il a eu, en Jules Ferry, un allié nécessaire face aux forces anticatholiques du progrès9 dans l’établissement d’un «pacte laïque»10. D’une certaine façon, le protestantisme a été un christianisme rationalisé et la révolution a été spiritualisée11.
Au XXe siècle, le protestantisme semble avoir souffert de la sécularisation plus que le catholicisme, du moins de façon visible, et cela en raison de la masse imposante que représente ce premier12. Trois difficultés historiques peuvent être ciblées.
– En premier lieu, la question de l’œcuménisme. La théologie barthienne, en France plus que dans les pays anglo-saxons, a donné de la crédibilité aux Eglises protestantes comme partenaires dans le dialogue avec le catholicisme13. Cela leur a permis de sortir de l’isolement, l’œcuménisme étant devenu une fonction valable de la religion, dans une société où celle-ci s’est privatisée14. Les fidèles ont pu ainsi montrer une ouverture et une capacité à s’adapter aux changements. L’œcuménisme a été une forme de réarmement religieux, une preuve d’authenticité chrétienne15. A cause de la démographie, l’œcuménisme a eu beaucoup plus d’importance pour le protestantisme que pour le catholicisme et lui a fait courir beaucoup plus de risques16. Il est devenu plus acceptable d’être chrétien avant d’être protestant. Ce qui est fondamentalement vrai sur le plan de la foi est subversif sur celui de l’Eglise institution. Jean Baubérot affirme même que cette attitude a mis en danger l’existence du protestantisme en France17; elle a été comme une forme de suicide sociologique18. C’est ainsi, notamment, qu’après 1968 il y a eu une hémorragie impressionnante des membres des Eglises protestants par la voie des mariages mixtes.
– En deuxième lieu, le «scandale» de la Réforme. L’historiographie catholique a longtemps interprété la Réforme comme étant le premier pas de la «dégringolade» vers la libre-pensée. Elle a trouvé un étrange allié dans le libéralisme protestant à la Sabatier, pour lequel la Réforme est un pas vers la liberté totale de la conscience individuelle et un précurseur de la tolérance moderne19. Mais, pour beaucoup de protestants, la Réforme est apparue comme quelque chose d’embarrassant et, avec le développement du dialogue, l’idée qu’il était une erreur, une page de l’histoire à tourner, une parenthèse, a cheminé dans la conscience collective. Cette attitude a été soutenue par le fait qu’en dehors de quelques références aux sola, la théologie du protestantisme était peu connue.
– En troisième lieu, l’adaptabilité du protestantisme a toujours été son point fort, mais cette force porte en elle le danger de l’autodestruction dans une société moderne et hypermoderne où les convictions sont passées de mode et où l’on vit sans idée de sens et sans finalités précises20. Ce climat de relativisme extrême a contribué à accentuer la tension classique entre le libéralisme et l’orthodoxie dans le protestantisme, le pluralisme étant accueilli par les différentes parties en présence comme une trêve historique après le synode de Pau de l’Eglise réformée de France (1971). Ce pluralisme favorise le prêt-à-porter théologique et ouvre une sorte d’«ère du vide» sur le plan confessionnel. Steve Bruce a affirmé que les non-croyants ne se convertissent pas au libéralisme; il est permis de se demander s’ils le font davantage avec le pluralisme21.
Ces facteurs n’expliquent pas le déclin rapide du protestantisme mainline, mais ils apportent de l’eau au moulin de la fragilisation du protestantisme historique. Baubérot affirme que ce n’est pas par hasard si le protestantisme en déclin est celui qui a su intérioriser la sécularisation et l’œcuménisme22.
C’est manger le pain du mendiant que de se rassurer en disant que notre succès est dans la «protestantisation» de la société française, le protestantisme historique étant pratiquement sans saveur ni odeur.
Cette analyse, qui est sans doute beaucoup trop schématique, trouve un complément dans les deux points qui suivent avec les solutions qu’ils suggèrent.
2. Le problème de la situation de minorité: la question de l’identité
Presque tout ce qui a été dit jusqu’ici concerne le fait d’être une minorité: cette situation est à la fois un danger et une opportunité, car les groupes qui exercent de l’influence, dans les société hypermodernes, sont des minorités qui savent profiter de leur situation23. La sympathie, la reconnaissance et l’innovation caractérisent des «époques minoritaires» ( ?)24.
En Europe et en France, le christianisme est devenu effectivement minoritaire, mais les Eglises chrétiennes en général, et les Eglises protestantes en France, ne sont pas parvenues à accepter cette situation ou à s’y adapter. Elles agissent, en général, comme si elles étaient toujours en chrétienté, avec leur représentation institutionnelle, les apparences extérieures et l’aura de ce qu’elles ont été. Appuyées sur leur passé, les Eglises traditionnelles montrent peu de dynamisme et peu de capacité à faire face aux problèmes de la société actuelle; ainsi elles n’attirent pas les éléments dynamiques, les movers and shakers. C’est le paradoxe tragique des majorités qui sont devenues des minorités sans avoir su s’adapter. Le drame des Eglises protestantes établies en France est qu’elles assument toujours, mentalement, une situation «majoritaire», mais elles sont très light en ce qui concerne leur public. En cela, elles sont un peu comme le parti communiste français (PCF). Un exemple relativement récent est celui du cardinal Lustiger, qui parlait toujours de l’«Eglise de France».
Plus vite la situation de minorité sera acceptée, mieux cela sera pour l’Eglise et pour la mission chrétienne25. En cela, notre situation n’est pas dissemblable de celle de la première Eglise, avec la possibilité d’évangélisation qui la caractérisait26. Mais là où l’islam, en Europe, accepte pleinement sa situation de minorité et agit en conséquence, nous, les chrétiens, nous avons du mal à faire de même27. Il y a peu, j’ai lu dans un journal le compte rendu de la prédication d’un imam, qui aurait dit: «Si vous êtes Européen, Français, avant d’être musulman, vous n’êtes pas un bon musulman. La vraie foi islamique nous demande d’être musulman avant toute autre chose.» Cet imam était présenté comme étant un fondamentaliste «pur et dur». Je me suis alors posé la question: qu’en est-il pour nous, en tant que chrétiens? Devrions-nous être chrétiens avant d’être tout ce qu’on peut dire à notre sujet? Si c’est le cas, sommes-nous alors, nous aussi, des fondamentalistes?
Le fait d’embrasser pleinement la réalité de minorité pourrait peut-être nous conduire à lire l’Evangile autrement. La minorité et la marginalité ont été des réalités concrètes dans la vie de Jésus lui-même28. Le texte significatif à ce sujet est évidemment Luc 12.32: «Sois sans crainte petit troupeau, car votre Père a trouvé bon de vous donner le royaume.» Le contexte de cette exhortation est l’inquiétude face aux stress temporels et à l’attraction des choses recherchées par «les nations du monde» pour alléger de tels soucis. La perspective n’est pas la petitesse du troupeau, mais le merveilleux du royaume qui est donné à une minorité sans apparence29.
Comme dans l’Ancien Testament, le troupeau est le peuple qui appartient au Seigneur; il y a un troupeau (Jn 10.16) et un berger qui nomme des sous-bergers pour «paître le troupeau» (Jn 21.15). Il s’agit du peuple eschatologique, racheté par le sang du Berger, qui reçoit les promesses du royaume30. Il est peu de chose, mais il est promu à un grand avenir. Ce qui compte n’est pas la taille mais le bon plaisir de Dieu, et sa promesse, qui, en termes d’alliance, est la récompense accordée à la fidélité. L’obsession moderne avec tout ce qui est grand – plus c’est mega, mieux c’est – n’a rien à voir ici.
De même, il est frappant que bon nombre des paraboles de Jésus concernent des situations de minorité, le soin personnalisé, la croissance et l’accomplissement. Elles étaient faites pour une minorité destinée à croître de façon spirituelle31. Le grain de moutarde, le champ avec les mauvaises herbes, le levain, le filet et les poissons, la brebis perdue, la drachme perdue, les ouvriers de la dernière heure, la semence dont la récolte n’est pas bonne à cent pour cent. Les minorités sont valorisées: le publicain et le pharisien, le bon samaritain, Lazare et le riche, le juge inique, entre autres.
Le secret du royaume est que sa réalité finale étonnante est à l’inverse des situations qui semblent aller nulle part. Un principe directeur est la vie du Maître lui-même, qui a vécu l’expérience quotidienne de la «contradiction des pécheurs», à l’image du grain de blé qui est enseveli pour porter beaucoup de fruit (Jn 12.24). Pessimisme? Non, Dieu vient dans le monde selon le modèle de la semence avec une force de germination, qui conduit au triomphe eschatologique. Contre la dureté du monde, la récolte est préparée par la parole et la puissance de Christ32. Ainsi les promesses eschatologiques sont accomplies33. Dieu réduit à rien les choses qui sont, parce que le Christ est la source de la vie et renverse les structures de valeur de ce monde (Lc 8.16-18; 1Co 1.26-31).
Ce qui fait la vitalité d’une minorité, comme nous le disent les sociologues, est la nature de ses attitudes et de ses comportements, qui est une source d’influence indépendante de son statut social, de sa richesse ou même de son leadership34. En fait, son seul vrai impact se trouve dans son comportement35.
Ces considérations impliquent qu’il y a des avantages importants dans la reconnaissance d’une situation minoritaire et que l’impact d’une minorité sur le monde n’est pas tellement fonction de son adaptation, mais des différences au niveau du comportement. Il faut assumer cette position, planifier et agir en conséquence36.
Serge Moscovici, dans son étude classique, décrit comment les minorités actives influencent des majorités. Elles progressent en entrant en conflit avec les normes assumées et non en s’y adaptant; elles deviennent ainsi des agents de transformation à cause de leur influence37. D’une certaine façon, c’est tout le contraire de la pratique des Eglises qui ont toujours été à la remorque des idées progressistes dans leur souci d’être «dans le vent». Moscovici indique les facteurs suivants:
– Exister et être actif en ayant quelque chose à dire est capital; une position cohérente transforme un groupe passif en une minorité capable d’action. Le fait de ne pas épouser l’orthodoxie du moment n’est pas déterminant.
– Une minorité fonctionne bien quand ses positions sont en dissonance avec les opinions acceptées comme allant de soi; on demande aux gens de mettre en doute ce qu’ils acceptent comme normal jusque-là.
– L’objectif d’une minorité est même d’élargir l’écart entre l’hétérodoxie qu’elle propose et le point de vue majoritaire.
– La différence souligne l’originalité et la valeur des positions38.
– Le «consistance» et la conviction des croyances et des comportements sont importantes pour des minorités actives. Cela ne rend pas toujours attirant, mais cela permet de se faire entendre; on donne l’impression de la justesse de la cause.
– Etre «aimé» n’est pas de première importance, car on peut être admiré pour ses qualités, sans être aimé. Exemple, l’œuvre sociale de l’Armée du Salut.
Quand une minorité fait surface, c’est souvent après une longue période de préparation et des efforts répétés pour gagner la confiance des gens. Exemples: les témoins de Jéhovah ou les mormons.
Un certain ordre peut être observé: la reconnaissance sociale demande la visibilité qui, à son tour, dépend de la puissance d’attraction, laquelle implique la conviction et la sympathie potentielle que créent ces attitudes. Ensemble, ces facteurs forment le groupe comme élément vivant qui peut agir et contribuer à faire quelque chose d’utile ou de souhaitable. Etre invisible, c’est ne pas exister. Moscovici indique cinq formes d’action qui permettent à une minorité de se voir et de discerner comment les autres la voient39:
– La capacité d’entreprendre des actions qui influencent les autres.
– Des contacts avec des gens du dehors en vue de leur «conversion».
– Une préférence pour des contacts avec ceux qui sont les plus éloignés, voire les plus hostiles.
– La capacité de se comparer à d’autres et d’apprendre de leurs méthodes.
– L’acceptation de l’opposition, le conflit étant comme un moyen d’aiguiser ses positions.
Quand nous considérons ces cinq points, nous sommes étonnés de voir combien ils rappellent l’enseignement et les attitudes de Jésus, les principes d’évangélisation des apôtres ou les méthodes missionnaires des générations précédentes, ou des groupes de «nouveaux évangéliques» aujourd’hui40.
Il y a dix ans, le mot «évangélisation» était à l’index – c’était du vilain prosélytisme. Aujourd’hui, tout le monde en parle, mais, pour beaucoup, en quoi cela consiste-t-il vraiment? Une réflexion sur l’analyse de Moscovici pourrait permettre de développer des tactiques susceptibles de bénéficier à nos Eglises dans leurs situations de passivité actuelle. Il y a là des idées à étudier et à mettre en œuvre en vue d’un renouveau de la vision de la mission de l’Eglise.
3. Les défis théologiques
Qui doute que nous vivons, aujourd’hui, des événements étonnants dans le paysage ecclésiastique du protestantisme français? Dans sa position de minorité, il y a comme une redistribution des cartes41. Quel sera le résultat de l’«interrelation» entre les «nouveaux protestants» issus de l’immigration et les Eglises mainline?42 Qui peut le prévoir?
Une chose est certaine: il y a un mal-vivre dans les Eglises traditionnelles. Pendant longtemps, on y a tenu le discours que «tout allait bien» mais, maintenant, on admet que ce n’est pas nécessairement le cas. Des articles et des textes du courrier des lecteurs dans l’hebdomadaire Réforme ont exprimé, ces derniers mois, le désarroi de certains43. Si les Eglises ne savent pas évangéliser, le problème n’est sans doute pas sans rapport avec le message, le contenu qu’on veut communiquer. Sait-on, dans le protestantisme historique, le rendre audible par nos concitoyens avec une conviction et une cohérence suffisantes? Peut-être n’avons-nous pas d’exemple, ou peut-être n’avons-nous pas pensé, jusqu’à maintenant, que cela était nécessaire (la foi étant une affaire privée)? Que penser à ce sujet? Et d’où vient le problème?
Lors du synode des Eglises réformées évangéliques, à Anduze, en 1902, le doyen Emile Doumergue a dit: «Toute Eglise qui ne confesse pas sa foi n’en a point.»44 Ce mot «choc» met bien en scène les débats du XXe siècle: tel est le défi auquel toutes les Eglises de la famille protestante ont à faire face aujourd’hui, qu’elles soient de tendance luthéro-réformée, «piétiste-orthodoxe» ou «nouveau protestant» charismatique ou pentecôtiste. Par «confesser sa foi», nous entendons, bien sûr, non pas seulement ce qui est écrit dans un texte, si important soit-il, mais ce qui est manifesté dans la pratique, dans la prédication ou dans le ministère pastoral, ainsi que dans toute la vie de l’Eglise, dans sa catéchèse, son accompagnement pastoral, son évangélisation, et dans la vie et le témoignage de ses membres au sein de la société dans laquelle ils vivent: bref, le sens que revêtent tous les aspects de la vie.
Il me semble que notre problème fondamental est, avant tout, d’ordre théologique. Non pas trop de théologie, mais pas de théologie. Il n’y a plus de «confession de foi» (vraiment explicite) commune aux Eglises protestantes, qui leur permette d’exprimer leur unité, de s’identifier mutuellement et de proposer une vision cohérente et une direction. Le résultat est qu’on pratique la politique du pompier qui tente d’éteindre un incendie avec un arrosoir de jardin. Cette carence théologique est un problème à trois têtes: le pluralisme, les convictions et la conversion.
1. Cassez un grand miroir, vous aurez toujours un morceau assez grand pour vous voir; cassez le miroir d’un sac à main de dame, vous n’aurez que des éclats de verre! Une grande Eglise, majoritaire, peut supporter un certain pluralisme sans qu’on en parle, mais une Eglise minoritaire, avec peu de membres engagés, ne le peut pas. Le pluralisme, même contradictoire, n’éprouve pas le besoin de se remettre en question (, c’est de la poudre aux yeux par rapport au problème fondamental de la théologie. Le pluralisme) En assumant une fonction de status confessionis, il a, en réalité, rendu impossible le fait de confesser sa foi. L’acceptation de cette idéologie a fait un tort considérable à la foi dont nous avons de la peine à nous rendre compte. C’est comme une maladie du système nerveux central de l’Eglise; elle rend impossible une présentation cohérente de la foi chrétienne. Le pluralisme est la négation de ce qui est central dans le christianisme: à savoir une vision structurée du monde.
Je crois que l’Ecriture nous donne un système de foi, fait d’éléments prosystématiques et antisystématiques qui s’équilibrent, qui sont à articuler en termes de complémentarités et qui sont appelés à être cohérents avec les données de la révélation biblique.
N’est-il pas étonnant qu’à une époque où l’épistémologie scientifique parle de présupposés, d’hypothèses, de systémique et de cybernétique, toute harmonisation ou toute démarche cohérente est méprisée en théologie, où on en reste au niveau des «à mon sens» ou des «vérités selon moi», des «éclats de vérité»? Face à ce problème, la meilleure solution, je crois, est d’en prendre conscience et de rechercher les moyens d’aborder la question théologique dans un esprit de système, qui permette de confesser la vérit�� de la foi. Pourquoi résiste-t-on à la notion de système dans le domaine théologique? Parce qu’on accepte, sans discussion, la dichotomie kantienne et le positionnement de la foi dans le domaine subjectif et intrapersonnel. Toutes ces attitudes supposant une certaine notion de la Révélation, c’est donc par le statut de l’Ecriture qu’il faut commencer.
2. On pourrait ironiser sur le fait que le pluralisme théologique, considéré comme la solution au problème de l’unité de l’Eglise, ait suscité le résultat opposé, bien loin donc de ce qu’on imaginait. L’effet sur les convictions des fidèles a été de semer la confusion et de susciter des incertitudes. Un des caractères de notre époque est, certes, d’accepter l’«hyper-individualisation» des convictions et le relativisme de la vérité. Mais la référence centrale du christianisme n’est pas liée à une époque, elle est transcendante. C’est précisément lorsque l’on est à la dérive sur une mer d’incertitudes que l’on en a le plus besoin. Avons-nous donné l’impression, dans nos Eglises, qu’il serait honteux d’affirmer qu’il existe une vérité objective et qu’il serait souhaitable de tout tolérer au nom de l’ouverture?
Les convictions ou les certitudes sont toujours liées aux origines, d’une façon ou d’une autre, avec ce qui est fondamental. Dans une perspective chrétienne, les certitudes proclamées concernent les origines dans trois domaines: la création, l’incarnation et la conversion, trois réalités transcendantes qui fondent la foi. Un marxiste garde ses convictions non pas à cause du PCF d’aujourd’hui, mais à cause du système de Marx et de sa vision «scientifique» de l’histoire. De même, un chrétien convaincu ne l’est pas à cause de son Eglise, mais à cause des origines de sa foi qui doivent être transmises autour de lui.
Le début de l’évangile de Marc présente de façon remarquable.comment ce message d’espoir peut faire irruption, de façon spectaculaire, au sein de situations empreintes d’un désespoir profond: «Commencement de l’évangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu… Jésus alla dans la Galilée; il prêchait la bonne nouvelle de Dieu et disait: ‹Le temps est accompli et le royaume de Dieu est proche. Repentez-vous, et croyez la bonne nouvelle.» (Mc 1.1, 14-15) Ce n’est pas par hasard si le premier mot de l’évangile de Marc est «commencement» et fait, ainsi, écho aux premiers mots de la Bible: «Au commencement Dieu…» La bonne nouvelle de Dieu surgit dans des vies dont la caractéristique principale est la vacuité – des vies qui sont devenues comme un désert «informe et vide»45. De nouveaux commencements, radicalement différents, sont possibles. Une vie peut être recréée. Le royaume promis consiste à passer de l’exil que produit le péché, de quelque taille qu’il soit, à l’ordre et au bonheur.
La bonne nouvelle de Christ abonde en mots commençant par «re»: renaissance, rédemption, réconciliation, régénération, renouveau et, finalement, re-création. La réconciliation est le processus qui conduit à la restauration. Dans un sens plus étroit, l’apparition de Jésus – sa personne et son œuvre, sa mort sacrificielle – donne un commencement radicalement nouveau aux espérances humaines. Là où il y a un ordre, il y aura quelque chose de solide pour nourrir des convictions.
3. Nos Eglises ne semblent pas susciter beaucoup de conversions. Cela est grave pour une communauté en situation de minorité, parce que la seule façon de progresser, pour elle, est une transfusion de sang nouveau. Ce phénomène est le résultat des deux premiers problèmes théologiques. Et là, pour des raisons différentes, les Eglises traditionnelles et les nouvelles communautés ont à réfléchir en profondeur: les premières parce que le pluralisme ne suscite pas de conversions; les secondes parce qu’une foi sans racine biblique profonde, englobant tout le conseil de Dieu, est source de fragilités. Dans les deux cas, le témoignage au Christ ressuscité et vivant n’est pas rendu dans les vies individuelles et, pas davantage, dans la vie de la société. Le chantier est donc vaste… Qui est suffisant pour cela? L’Esprit avec un grand «E» l’est. Autrement dit, inspirons-nous d’Actes 2.42, dont le premier point est l’«enseignement des apôtres» et le dernier la «prière»!
Conclusion
La question ouverte, à la fin de cette étude, est complexe: comment une minorité religieuse peut-elle agir de manière à s’impliquer pleinement dans le tissu social dont elle fait partie, sans perdre son caractère spécifiquement chrétien? Comment une minorité peut-elle présenter un message qui est universel et dont la particularité est de présenter un salut unique?