Pouvoir sur la vie et désir de maîtrise de la mort :
Un questionnement théologique et éthique sur l´euthanasie
Jean-Daniel CAUSSE*
Le point de vue que je développerai dans les lignes qui suivent est un éclairage latéral du problème de l´euthanasie ou, pour utiliser une expression moins chargée d´émotion, de la mort médicalement assistée et de sa reprise dans le débat actuel1. La question est complexe de savoir si l´on peut, et sous quelles conditions, consentir en des cas ultimes à un geste qui abrège la vie d´un être humain. On ne peut en tout cas banaliser un acte qui est et demeure transgressif d´un interdit social majeur: donner la mort ou laisser mourir, que ce soit par une démarche active ou passive. Il faudra s´interroger sur la capacité d´articuler alors le registre de la norme au réel d´un humain qui se trouve réduit à la seule survie biologique ou qui endure une insupportable souffrance et le sentiment de déchéance. L´appel contemporain à pouvoir vivre une mort digne ne peut nous laisser indifférents et l´éthique ne saurait se réfugier dans la répétition stérile de principes intemporels qui ne permettraient plus de répondre de la souffrance des humains. Elle ne peut davantage se contenter de suivre les demandes de chaque époque sans porter un regard critique sur le désir qui s´y exprime. L´éthique cherche avec constance et humilité une parole capable de discerner entre ce à quoi il faut dire « non’ et ce à quoi il est possible de dire « oui’.
A l´arrière-plan de la discussion sur l´euthanasie se trouve le problème du rapport de l´être humain à la réalité de la mort. C´est sur ce plan que j´exercerai un regard critique en interrogeant les raisons qui travaillent en profondeur un vouloir qui n´est pas simplement transparent à lui-même. L´euthanasie nécessite de penser les modes d´intégration culturelle de la réalité mort, s´il est vrai que le « mourir’ de l´être humain n´est pas simplement le « périr’ de l´animal. Pour l´humain, en effet, la mort n´est pas et n´a sans doute jamais été un fait de nature, mais toujours et seulement un fait de culture. Elle n´est pas une simple disparition biologique, mais toujours une façon de se comprendre soi-même dans le monde et d´habiter sa propre humanité. Elle est trace d´histoire et attestation du social. L´apparition de la culture s´accompagne d´une organisation singulière du mourir de l´humain. L´anthropologie a mis en lumière depuis longtemps que les traces primitives de l´humain sont repérables notamment grâce à des rites funéraires d´ensevelissement et à toute une série de procédures qui inscrivent culturellement la mort2. Ainsi, la mort de l´humain particularise un rapport à soi-même dans le temps et dans l´espace. Sa symbolique est l´une des marques qualifiantes d´un passage de la nature à la culture.
Or, mourir est aussi le lieu toujours possible d´une dénégation qui est alors refus de l´humanité en sa condition structurelle. Plus précisément et pour utiliser une catégorie biblique, la dénégation du statut de créature s´édifie toujours par une volonté de se rendre maître de sa propre origine et de sa propre fin et donc, pour ce qui concerne notre sujet, de dompter la finitude et la mort qui borne l´humain. Ce désir n´est pas nouveau. Sans doute est-il actif depuis toujours, mais notre époque en conforte la logique pour diverses raisons et elle construit une culture de la mort maîtrisée. Lorsque la mort cesse d´être inscrite dans la vie, contrairement à ce que nous pouvons penser, nous ne devenons pas plus vivant. Au contraire, en refusant de faire place à la mort au sein de la vie, c´est la vie elle-même qui se pétrifie. Une société qui exclut la réalité de finitude et de la mort compromet paradoxalement le possible déploiement joyeux de la vie. Le fantasme d´éternisation du vivant ne permet plus d´accueillir les modalités d´une vie qui s´ouvre à l´accueil possible des êtres et des choses.
Avant d´aborder plus directement une réflexion critique sur la maîtrise contemporaine de la mort et ses enjeux pour interpréter la question de l´euthanasie, formulons encore trois brefs éléments qui précisent un positionnement sur le plan de l´éthique. D´abord, il est devenu fréquent dans les médias et chez les éthiciens d´exprimer d´emblée des craintes à l´égard du pouvoir technique de la médecine. Il convient au contraire d´en saluer avant toute chose les bienfaits. Il faudrait être particulièrement irresponsable pour verser dans la critique négative à l´emporte-pièce tout en se précipitant chez des spécialistes lorsque la maladie survient par malheur dans notre vie ou dans celle de l´un de nos proches. Ensuite, l´éthique se situe rarement dans l´opposition d´un bien et d´un mal absolus, mais à l´articulation complexe de principes fondateurs et du concret d´une situation où se trouve le visage de l´autre et sa souffrance. Je l´ai indiqué; il faut encore y insister. L´éthique ne peut que se garder d´une attitude qui absolutiserait la norme sans égard pour la joie et la souffrance du prochain et qui oublierait, pour évoquer un récit évangélique, que la loi est faite pour l´homme et non l´homme pour la loi. L´enjeu éthique consiste à trouver sans cesse des chemins de fidélités et non à répéter un catalogue de préceptes abstraits. Enfin, l´approche qui est ici la mienne s´écarte d´un point de vue, parfois soutenu en théologie, selon lequel la vie humaine est sacrée et, à ce titre, intouchable. Cet ancrage est problématique en ce qu´il réduit l´être humain à une vision biologisante, c´est-à-dire au seul registre du bio-anatomique. La notion de « vie humaine’ recouvre un tissu beaucoup plus complexe qui est notamment, et peut-être d´abord, une relation. Respecter la vie humaine ne se confond pas avec une sacralisation du biologique. En regard des sources bibliques, la vie ne semble pas considérée comme sacrée au sens d´un objet intouchable. Elle est plutôt à respecter dans tout ce qui la compose et elle est sainte parce que reçue d´ailleurs. Il n´est jamais aisé de trancher entre le geste qui respecte la vie de l´être humain et celui qui porte atteinte à son intégrité. arrêter la vie est parfois une atteinte fondamentale à la vie d´un autre, mais il se peut aussi, dans d´autres cas, qu´accepter de laisser partir un autre soit plus respectueux de sa vie que le maintien artificiel d´un simple fonctionnement biologique. La réalité n´est jamais simple et ne peut se réduire à l´application mécanique d´un précepte. Elle requiert la sagesse pratique du choix risqué et ambigu.
En ce qui concerne le fantasme contemporain d´une maîtrise de la mort, trois temps ponctueront mon développement: d´abord un ancrage théologique, puis deux lieux d´un déni possible de la mort et, enfin, le problème posé par une société du primat de l´image.
I. Ancrage théologique
D´un point de vue anthropologique, l´existence humaine n´est véritablement humaine que dans la mesure où elle accueille la finitude sans la dénier. Autrement dit et sur un plan théologique, l´être humain n´est humain que s´il ne veut pas être un dieu. Car vouloir être divin – ne pas mourir – consiste précisément à dénier sa propre humanité. Nous sommes sans doute à une époque où nous supportons difficilement tout rappel d´une limite qui n´est pas celle du savoir ou du pouvoir, mais de notre condition humaine en tant que telle. La réalité de la mort est devenue insupportable si nous comprenons par « mort’ non pas seulement le terme de la vie, mais tout ce qui atteste notre condition humaine au cours de notre vie. La mort nous renvoie à la limite de tous nos efforts de maîtrise. Elle concerne la finitude inhérente à la condition humaine.
Sur ce plan, nous pouvons entendre le récit de Genèse 2, qui marque symboliquement une limite fondatrice d´humanité. La seule limite posée devant l´être humain dans le récit du jardin d´Eden est de ne pas manger de l´arbre de la connaissance du bien et du mal. Or, bien et mal n´ont ici aucune connotation morale restrictive, mais désignent une loi qui fonde l´humain et que l´on peut formuler de la manière suivante: tu ne seras pas tout, tu n´auras pas tout, tu ne sauras pas tout. Ta joie est d´habiter ta propre humanité et non de supposer le bonheur du côté d´une divinisation ou d´une immortalité de ton être3. On sait d´ailleurs la proposition mensongère du tentateur à Adam et Eve: « Vous serez comme des dieux’, promet-il, c´est-à-dire, vous serez semblables à ce que vous supposez être un dieu, celui à qui rien ne fait défaut en termes de pouvoir, d´avoir ou de savoir.
Pour le judaïsme biblique, l´être humain n´est humain qu´à la condition de renoncer à se vouloir divin, parce que ce serait justement refuser sa propre humanité. Autrement dit, le déni de la finitude opère toujours contre l´humanité de l´être humain. Lutter pour l´humain et pour sa dignité, ne consiste pas à l´aider à dépasser sa condition humaine, mais à devenir toujours plus humain. Avec le motif central de l´incarnation, le christianisme radicalise cette anthropologie. A l´être humain qui se veut comme Dieu, il oppose ainsi le Dieu qui se fait pleinement humain en Jésus-Christ. Il affirme que Dieu est le Dieu qui désire vivre la condition humaine jusqu´au bout, sans s´y soustraire. En ce sens, dans la scène de la tentation au désert, en Matthieu 4, le diable redouble le geste du tentateur de la Genèse et propose à Jésus d´échapper à la condition humaine: « Si tu es vraiment le Fils de Dieu alors…’ Par trois fois, le Fils oppose son refus: il aura faim, il ne vivra pas sans risquer de heurter la pierre, il n´aura pas tout le pouvoir. Il montre que le Fils authentique ne cédera pas sur son désir de finitude.
II. Deux lieux d´un déni potentiel de la mort
A partir de cet ancrage théologique, abordons le problème complexe de l´euthanasie. La complexité, nous l´avons souligné, tient au fait que cette question renvoie à la fois à une norme sociale – l´acte de tuer comme transgression – et au concret de réalités humaines souffrantes. Soulignons, d´abord, que la demande d´euthanasie est le signe d´un grand paradoxe. C´est, en effet, la maîtrise du vivant qui fait surgir la demande de mort. L´accroissement extraordinaire de la capacité médicale à maintenir un être en vie fait émerger, contre ce pouvoir sur la vie, la volonté de pouvoir y mettre un terme. En somme, la demande d´euthanasie – qui reste toujours point limite, exceptionnel – affronte un pouvoir sur la vie trop étendue et, pour une part, se laisse comprendre comme désir de n´être pas privé de sa propre mort.
Comment interpréter la discussion actuelle sur l´euthanasie en corrélation avec l´affirmation selon laquelle l´existence humaine est humaine en accueillant la finitude sans la dénier? Si l´on porte un regard critique, notons qu´il existe au moins deux façons de refuser la finitude, c´est-à-dire le caractère non maîtrisable de la vie:
i) Du côté médical, refuser la mort veut dire ne jamais vouloir lâcher prise et faire de la technique le refus de la mort dans ce qu´elle a d´inexorable. Le pouvoir sur la vie recèle alors une volonté de maîtrise de la mort. Ici, l´euthanasie traduit un appel désespéré à la démaîtrise. Elle est une supplique à l´adresse du pouvoir médical afin qu´il ne succombe pas au refus de la condition humaine. La demande de pouvoir mourir contient une invitation lancée à la médecine pour qu´elle consente à la limite de son propre pouvoir
ii) Du côté du souffrant ou du mourant, le refus de la mort peut également se traduire dans la demande d´euthanasie alors même que, paradoxalement, il est question de vouloir mourir, car la mort est perçue comme inéluctable, la souffrance est intolérable ou le sentiment de déchéance envahit toute l´existence. Dans la demande de vouloir mourir, le refus de la mort est ici à l´œuvre dans un désir qui est de pouvoir être maître de sa propre mort. Il est volonté que la vie n´échappe en rien à la maîtrise de soi-même, même la mort qui est justement le temps du lâcher-prise. Dans cette perspective, la tragédie de notre époque serait de soutenir un fantasme: maîtriser entièrement sa propre vie et, au moment de mourir, posséder là encore la maîtrise de cet ultime moment. Si tel est le cas, la maîtrise de sa propre mort est seulement l´autre face d´un vouloir qui est maîtrise totale de la vie.
III. Le primat de l´image
En dernier lieu, nous pouvons relever que la reprise actuelle de la question de l´euthanasie fait symptôme d´une réalité plus large et complexe. Notre époque est celle du primat de l´image. Nous ne cessons de chercher dans le regard des autres une image aimable de nous-mêmes et nous faisons tout pour y parvenir. Il suffit, par exemple, de considérer la façon dont nous nous plions aux « normes’ culturelles ambiantes qui façonnent le corps (minceur, jeunesse maintenue à tout prix, thérapie du bien-être, etc.). L´insupportable est l´atteinte à une image idéalisée de nous-mêmes que nous supposons aimable dans le regard des autres.
Or, les progrès fulgurants de la médecine et des biotechnologies ont exacerbé les attentes et les désirs de notre époque. Il est demandé à la médecine qu´elle puisse répondre d´une image idéalisée de nous-mêmes et qu´elle participe à sa construction. Nous n´attendons pas seulement de la médecine qu´elle combatte la maladie, mais fantasmatiquement qu´elle vienne à bout de la finitude elle-même. Comme le souligne, Pascal Bruckner dans l´un de ses essais: « Ce sont toutes les définitions du normal et du pathologique qui sont bouleversées: ne pas être malade est la moindre des choses. Il faut, d´abord, nous guérir de cette maladie mortelle qu´est la vie puisque celle-ci s´arrête un jour. On ne distingue plus entre les fatalités modifiables – freiner le délabrement physique, prolonger l´existence – et les fatalités inexorables, la finitude et la mort. Celle-ci n´est plus le terme normal de la vie, la condition en quelque sorte de son surgissement, mais un échec thérapeutique à corriger toutes affaires cessantes.’4
C´est la raison pour laquelle lorsque l´image de nous-mêmes ne nous apparaît plus aimable dans le regard des autres, nous pouvons avoir le sentiment que notre être est frappé d´indignité. La déchéance de ce que nous donnons à voir construit la souffrance de ne pouvoir être reconnu et accepté. Ce phénomène peut également s´observer à l´approche de la mort ou dans un handicap grave. Il est alors essentiel de pouvoir entendre la souffrance d´un « mal à l´image de soi-même’ et y être attentif, mais, en même temps, il ne faut pas trop vite consentir à la confusion du sentiment d´indignité et de la perte d´une image aimable de soi-même dans le regard social ou familial C´est pourquoi, sans doute, nous ne supportons pas de voir les traces de la mort chez celui qui nous est proche, alors que, par ailleurs, la réalité de la mort est partout exposée dans les médias.
Je n´exclus pas qu´il faille, en un point limite, aider un autre à mourir. Il faut alors conserver la conscience vive de la transgression et l´assumer en dialogue avec des partenaires multiples qui intègrent ce geste avec crainte et tremblement. Il importe, en tout cas, de ne pas verser dans l´acharnement thérapeutique, apprendre à accepter de laisser partir un être humain et surtout s´interroger, sans cesse, sur l´articulation entre un pôle déontologique, qui est celui du droit et de la norme, et un pôle téléologique, qui est celui de la qualité de vie offerte à un être humain. C´est au croisement de ces deux registres que s´effectue l´exercice complexe de la responsabilité éthique. Sur un plan théologique et spirituel, reste pourtant une tâche décisive face au primat de l´image. Le service que l´on peut rendre à celui qui va mourir consiste à lui signifier qu´il ne se confond pas avec l´image qu´il offre de lui-même, mais qu´il est et demeure un être irréductible à ce que l´on voit de lui ou à ce qu´il voit de lui-même. Pouvoir être salué comme sujet irréductible jusqu´à notre dernier souffle fait écho au Dieu qui appelle et connaît chacun par son nom. Comprenons ici que le nom authentique est innommable, c´est-à-dire imprenable et caché au regard du monde. Comme le dit l´Apocalypse, il est un nom nouveau que nul ne connaît sinon celui qui le reçoit (cf. Ap 2:17). Notre corps peut se modifier, notre image se défaire, mais il importe, en dernière instance, de se souvenir d´une nomination qui a pour sens de refuser que nous puissions être réduits à ce que nous donnons à voir de nous-mêmes. Qui peut dire l´impact possible de cette parole sur notre façon de vivre la mort et sur la question de l´euthanasie?
* J.-D. Causse est professeur d´éthique à la Faculté libre de théologie protestante de Montpellier.
1 Pour un aperçu général de la discussion, on peut consulter H. Doucet, « La contribution de la théologie au débat sur l´euthanasie’, in Actualiser la morale. Mélanges offerts à René Simon (Paris: Cerf, 1992), 115-135.
2 Cf., par exemple, P. Binant, Les préhistoires de la mort: les premières sépultures en Europe (Paris: Errance, 1991).
3 On peut se souvenir ici du cours de 1932 de Dietrich Bonhoeffer sur Genèse 1 à 3 et de cette remarque: « La limite de l´être humain est au centre de son existence, pas sur les marges La limite que l´on cherche sur les marges de l´être humain, c´est la limite de sa nature, de sa technique, de ses possibilités. Mais la limite qui est située au centre, c´est celle de sa réalité, tout simplement celle de son être.’ Création et chute (Paris: Les Bergers et les Mages, 1999), 68.
4 P. Bruckner, La tentation de l´innocence (Paris: Grasset, 1995), 105-106. La définition de la santé qui a été donnée il y a quelques années par l´Organisation mondiale de la santé (OMS) a de quoi étonner: « La santé est un état complet de bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en l´absence de maladie.’