L´euthanasie bientôt légale en France ?

L´euthanasie bientôt légale en France ?

Une lecture critique de l´avis du Comité national consultatif d´éthique en faveur de la légalisation d´une « exception d´euthanasie »

Michel JOHNER*

Dans une troisième partie, je vous propose, à partir des considérations théologiques qui ont été évoquées par les précédents orateurs, de fixer votre attention sur l´avis rendu par le CCNE (Comité national consultatif d´éthique), en faveur de la légalisation d´une certaine forme d´euthanasie, en date du 27 janvier 2000… un avis qui a ouvert, en France, des débats de société importants, et qui ne manqueront pas de se développer encore dans les années à venir, dans le sillage de la révision de la loi de bioéthique.

Dans le temps limité qui m´est imparti, je me propose de faire avec vous une lecture critique de cet avis, étant entendu que cette lecture sera une lecture personnelle, comme aussi celle d´un chrétien engagé, attaché aux valeurs morales et théologiques qui ont été évoquées par les deux orateurs précédents.

L´homicide comme transgression

Ma première réaction, en lisant le texte de cet avis, qui est assez volumineux (plus de 20 pages)1,fut d´être agréablement surpris par la manière dont la question de l´euthanasie a été abordée par le comité national.

En effet, il aurait pu se contenter – par rapport à l´esprit du temps, c´eût été le raccourci facile – d´aborder le problème de l´euthanasie en posant la question d´un « droit au suicide’ ou d´un « droit de disposer ou à choisir l´heure de sa mort’. Cette position est présente, au sein du comité national, notamment par la personnalité du sénateur Caillavet, président honoraire de l´ADMD (l´Association pour le droit de mourir dans la dignité). Mais il est notable que le comité national, dans ses intentions initiales, n´ait pas voulu suivre cette logique, ou faire écho à la philosophie qu´elle induit. En précisant, notamment, qu´il est important, pour la société, que la mort donnée reste toujours une transgression – quelles que soient les circonstances et les justifications -, une transgression qui peut peut-être être tolérée dans certains cas (ceux que le texte va essayer de définir), mais qui doit toujours être regardée comme une transgression par rapport à une règle (« tu ne commettras pas de meurtre’), dont le respect est essentiel à la construction de la société. Il est notable que le comité national, pour cette raison, se soit prononcé, dans un premier temps du moins, contre l´idée d´une dépénalisation de l´euthanasie, telle qu´elle existe dans d´autres pays européens.

Il y a là, au départ, le choix d´une perspective générale, qui ne peut pas laisser indifférents les chrétiens que nous sommes, et qui nous met, en tous les cas, beaucoup plus à l´aise que ne l´aurait fait la mise en discussion d´un droit à disposer de sa mort ou à choisir l´heure de sa mort.

Dans la tradition judéo-chrétienne, de façon générale, il est manifeste que l´homme n´a pas ce rapport à la vie et à la mort. Selon l´éclairage biblique, en particulier, c´est une des prérogatives de Dieu que de donner la vie et de la reprendre (cf. Dt 32:39, Ec 8:1 et 6-8). La vie est reçue par l´homme comme un don. Elle lui est « prêtée’ par un Tiers, qui l´appelle à en jouir avec reconnaissance (au double sens de « reconnaître’ et de « remercier’), laquelle se traduit, notamment, par l´acceptation du terme que Dieu choisira de lui donner. J´irai jusqu´à dire qu´au regard de la foi, la non-maîtrise de la mort est une des expériences au travers desquelles se respecte l´Altérité dont la vie humaine dépend.

C´est pourquoi le discours de l´homme moderne affichant la prétention de maîtriser sa vie et sa mort, à mon sens, ne trouvera jamais écho dans le christianisme. Je ne parle pas, ici, du cri de désespoir de l´agonisant qui dirait en substance « je n´en peux plus’ ou « je suis à bout’ (et qui doit être entendu comme un appel au secours), mais de la revendication idéologique d´un droit de maîtriser sa mort, lequel émane, le plus souvent, de la bouche de personnes bien portantes. A l´image de cette militante, qui, récemment, à l´occasion d´un débat télévisé sur l´euthanasie, a déclaré qu´il lui paraît essentiel que l´homme, aujourd´hui, puisse enfin s´approprier sa mort.

Le refus de l´acharnement thérapeutique

Un deuxième point, qui m´est apparu comme très positif, dans l´avis du CCNE, c´est le refus de l´acharnement thérapeutique, dénoncé comme étant attentatoire à la dignité de la personne humaine. Un acharnement qui repose, lui aussi, sur une forme de déni, ou de refus, de la mort, auquel la foi chrétienne peut difficilement adhérer.

Dans la conception classique de la médecine, on pourrait dire, pour prendre une métaphore militaire, que l´ennemi: c´est la maladie; le défenseur: c´est le médecin; l´arme: le remède ou le bistouri; le champ de bataille: le malade; la victoire: la guérison; et la défaite: la mort! La mort ne peut jamais être regardée comme normale ou acceptable. La médecine ne peut jamais cesser de combattre contre elle! Et si l´on poussait à son extrême la logique de ce raisonnement, la seule attitude possible, et morale, face à la maladie, serait l´acharnement thérapeutique: utiliser tous les moyens techniques et tous les artifices dont on dispose pour favoriser le prolongement de la vie, quel que soit le prix qu´il en coûte, ou quelle que doive être la qualité de cette survie!

C´est donc une logique qui a ses limites, et l´acharnement thérapeutique est une pratique que tout le monde aujourd´hui (CCNE compris) dénonce comme attentatoire à la dignité humaine et au respect de la vie et de la mort.

Ceci dit, vous me permettrez d´attirer l´attention sur le fait – c´est l´ancien soignant qui parle – que l´acharnement thérapeutique est un concept essentiellement théorique, qui, dans la pratique, est extrêmement difficile à identifier.

Sur le plan théorique, tout le monde est d´accord pour dénoncer l´acharnement thérapeutique comme contraire à la dignité de la personne humaine. Mais lorsque c´est vous-mêmes qui êtes touchés, ou l´un de vos proches (vos enfants ou vos parents), les choses peuvent devenir tout à coup très différentes, et exprimer les comportements les plus contradictoires.

Premier cas de figure: tous les soins, même les plus sophistiqués, vous apparaissent subitement comme étant des nécessités, ou même comme étant exigibles au nom d´un « droit aux soins’. Dès l´instant où la médecine possède les moyens techniques de prolonger une vie, où est la frontière entre un répréhensible acharnement thérapeutique et une non moins répréhensible non-assistance à personne en danger (pensez à la question très difficile de la réanimation d´un grand prématuré)? De surcroît, tout acte de médecine, même le plus anodin (comme l´opération d´une appendicite), ne pourrait-il pas être « épinglé’ comme étant un refus de la mort ou un refus du terme naturel de la vie?

Deuxième cas de figure, à l´inverse, il arrive fréquemment que s´expriment, en milieu hospitalier, des réactions d´hostilité aux soins, qui sont tout à fait abusives. Lorsqu´on a affaire à une personne très âgée, et que certains soins, un peu techniques, sont prodigués, vous avez régulièrement quelques enfants pour venir dire au médecin ou à l´infirmière: « Surtout pas d´acharnement thérapeutique, on est contre.’

Souvent, dans le public, se manifeste, à cet égard, ce que j´appelle parfois un « fétichisme des tuyaux’, qui repose sur beaucoup d´ignorance et de superficialité. Votre interlocuteur compte les tuyaux qui entourent le corps du patient, et décline leur nombre comme étant l´indice du degré de l´acharnement. Alors qu´une sonde urinaire, une lunette à oxygène, une perfusion, les câbles d´un monitoring cardiaque peuvent n´être rien de plus, objectivement, que les moyens d´un minimum de confort, d´hygiène et de surveillance.

En outre, je crois qu´il faut aussi être reconnaissant à la médecine pour ses obstinations dans le combat. Je suis certain qu´il y a plusieurs personnes, parmi les auditeurs de cette conférence (ou parmi les lecteurs de cet article), qui doivent la vie, qui doivent d´être aujourd´hui présentes, au fait que la médecine a su, à un moment donné de leur vie, être « acharnée’ et combative, alors qu´eux-mêmes, ou leur entourage, n´auraient jamais cru le succès possible.

Ceci dit, il est certain qu´il y a, derrière l´idée théorique d´acharnement thérapeutique, un refus ou un déni de la mort qu´il est juste et nécessaire de dénoncer. C´est un refus qui est, en réalité, une variante déguisée de la pensée, qui, précédemment, réclamait le droit de choisir l´heure de sa mort. Acharnement thérapeutique et euthanasie peuvent paraître, a priori, diamétralement opposés, puisque l´un réclame la vie et l´autre réclame la mort. Mais, en réalité, les deux procèdent d´une même attitude. Elles sont deux façons de ne pas respecter la mort. Euthanasier, c´est anticiper la mort. Procéder à un acharnement thérapeutique, c´est repousser la mort. Dans les deux cas, la mort n´est pas respectée. Dans les deux cas, une volonté de maîtrise s´exprime vis-à-vis d´elle. Comme l´a dit O. Abel: « On veut faire de celle-ci un acte décidé, et non quelque chose qui simplement arrive, et où je fais place à un Autre que moi.’2

Plaidoyer en faveur du développement des soins palliatifs

Il est ensuite une troisième affirmation, dans le rapport du comité national, qui doit être saluée comme positive: c´est un plaidoyer franc et massif pour le développement des soins palliatifs et de l´accompagnement des mourants, domaine dans lequel, en matière de santé publique, la France conserve toujours beaucoup de retard.

Cette proposition est sans doute, nous le croyons, une des meilleures réponses qui puissent être apportées à la demande d´euthanasie. Car la demande d´euthanasie est inspirée, dans la plupart des cas, non par le refus de la vie ou le goût de la mort, mais par la peur de la souffrance, de la déchéance, comme aussi de la dépendance (ou les angoisses réelles ou imaginaires que celles-ci peuvent engendrer).

Et il arrive fréquemment que lorsqu´on parle à un patient des aides dont il pourrait bénéficier dans le cadre des soins palliatifs (notamment en ce qui concerne la prise en charge de la douleur), et surtout lorsqu´il en fait l´expérience bienfaisante, de le voir changer de visage et de discours, et exprimer tout à coup un furieux désir de vivre.

C´est pourquoi, développer les soins palliatifs et les prises en charge de la douleur serait effectivement la façon la plus efficace, aujourd´hui, de rendre caduque la demande d´euthanasie, dans la plus grande partie des cas.

Et les situations irréductibles?

Ceci dit, même si l´on menait ces programmes jusqu´au bout, et si la société exploitait toutes les ressources dont elle pourrait disposer en la matière – ce qui est très loin d´être le cas – resteront toujours quelques situations irréductibles, quelques situations dramatiques, dépassant la limite de ce qui est considéré comme étant humainement soutenable. Quel est le soignant qui n´en a pas fait l´expérience, à un moment ou à un autre de son parcours? C´est dans ces situations extrêmes, et par définition peu nombreuses, que, selon les sages du comité national, une demande d´euthanasie devrait pouvoir être reçue et acceptée… un pourcentage assez faible, mais suffisamment important, aux yeux du CCNE, pour que la société ait le devoir de légiférer en la matière.

Dépénaliser l´euthanasie? « Non’, répond le comité national, pour les raisons symboliques évoquées plus haut. En revanche, légaliser, dans des circonstances définies (et après épuisement des ressources désignées précédemment), la reconnaissance d´une « exception d´euthanasie’: « oui’. Faire en sorte que, dans cette situation exceptionnelle, le juge puisse reconnaître la légitimité ou non-criminalité d´un acte d´euthanasie.

D´où la grande question, posée par ce rapport, qui n´est pas tant celle de l´euthanasie, en tant que telle, que celle de sa légalisation. Faut-il légaliser l´euthanasie ou introduire dans la législation la reconnaissance d´une exception d´euthanasie?

Les arguments favorables à la légalisation

Le maître argument des partisans d´une légalisation, c´est l´affirmation selon laquelle il y aurait, en France, dans la juridiction actuelle, une hypocrisie inacceptable et insoutenable, mettant sur le même plan une euthanasie qui se veut « compassionnelle’ et le meurtre le plus crapuleux… permettant de condamner pour homicide telle infirmière ou tel médecin, à qui il est arrivé d´être dénoncés, et de fermer allégrement les yeux sur les pratiques hospitalières les plus répandues, et qui pourraient, objectivement, tomber sous le coup des mêmes accusations.

Est présenté, ici, comme argument imparable, le nombre important des euthanasies présumées, que le sénateur Caillavet évalue de 1700 à 2000 par année – ce qui est sans doute un chiffre inférieur à la réalité si l´on en croit les informations que commencent à donner les médecins réanimateurs3. Argument imparable pour démontrer que la loi actuelle, en la matière, ne serait plus en prise avec la réalité, et qu´elle doit impérativement, si elle veut rester crédible, s´adapter aux réalités et aux aspirations de notre temps. Avec ou sans elle, dit-on, l´euthanasie se pratiquera. Autant donc que ce soit avec elle, de façon à ce que la loi puisse l´encadrer et en empêcher les débordements.

Dans cet argumentaire, on se plaît aussi à dénoncer tous les effets pervers présumés de la clandestinité, les hypocrisies sociales ou personnelles qu´elle engendre, faisant remarquer que la transgression, dans le statu quo, dépend essentiellement du personnel soignant, qui exerce, en matière de vie ou de mort, une forme de toute-puissance, dans laquelle, dit-on, ne manquent pas de régner l´arbitraire et l´irresponsabilité.

Les faiblesses de la législation

Il est important de reconnaître les limites de la législation actuelle. Les arguments des partisans de la légalisation n´auraient pas autant de poids, dans l´esprit du public, s´ils n´exprimaient pas des parties de vérités. Il faut, je crois, être parfaitement lucide sur les inconséquences et les contradictions du droit actuel, même et surtout si l´on est favorable à son maintien. Qui ne s´est jamais interrogé sur les circonstances, parfois douteuses, dans lesquelles a été déclaré décédé tel parent, tel ami, tel enfant, sans qu´aucun droit de regard ne leur ait été donné

dans cette décision?

Ceci dit, l´idée d´une légalisation de l´euthanasie ne me rassure pas davantage. Les effets pervers d´une légalisation (avec tout son cortège de conséquences symboliques) ne seraient-ils pas plus redoutables que les effets redoutés du statu quo? Toute légalisation de l´euthanasie ne serait-elle pas une boîte de Pandore, de laquelle, une fois ouverte, se répandraient des maux infiniment plus dommageables et préoccupants pour la société (et pour l´homme tout court) que ceux qui sont craints du statu quo?

La vocation du droit civil

Plus en profondeur, la question que me pose cette proposition législative est aussi celle de la vocation du droit civil.

Le comité national argumente en faveur de la légalisation en disant qu´il n´est pas sain qu´un trop grand écart existe entre les règles affirmées et la réalité vécue, reprenant ainsi l´idée que le droit devrait accompagner les évolutions sociales. Mais quelle est la limite de cette logique? Quelle est la fonction du droit? Quelle est sa vocation?

Les dérapages possibles, sur ce point, peuvent porter dans deux directions opposées.

La première serait de confondre purement et simplement le droit et la morale, en voulant faire du droit l´expression immédiate de la morale, et soumettre le politique au théologique. Ce serait l´intention de définir un droit qui serait la traduction exacte de ce qu´exige la morale ou la théologie. Ce serait une forme d´intégrisme politique, qui ne voudrait tenir compte, dans le domaine législatif, ni de l´évolution des mœurs, ni des situations nouvelles créées par les développements des sciences et des techniques, et pas davantage de la diversité des ressources que peuvent avoir les individus dans ces situations nouvelles. Comme dit l´adage: fiat justitia, pereat mundus: que la justice ou le droit (ou ce que l´on considère comme tel) soit respecté, le monde dût-il en mourir.

Mais on ne saurait pour autant – dans la direction opposée – réduire la fonction du droit à la simple gestion des désirs privés, comme si la loi devait simplement suivre passivement l´évolution des mœurs sans avoir prise sur elle, comme s´il n´y avait aucun point de contact entre la morale et le droit.

Dans une perspective chrétienne (tel que Calvin, par exemple, a défini la théologie politique), la vocation du droit civil, ou du politique, ne se situe ni dans un extrême, ni dans l´autre, mais dans un entre-deux fécond.

Comme l´a dit I. Théry, « le droit ne se réduit pas à la simple gestion des désirs privés. Il a aussi, et peut-être d´abord, une fonction instituante, dans le sens où il contribue à mettre en place, dans le langage de la loi commune, un certain nombre de distinctions anthropologiques majeures, qui dessinent un ordre symbolique indispensable à la construction des sociétés humaines, comme aussi des individus qui la composent.’4

La loi, pour la société, c´est la parole instituante. C´est la parole autour de laquelle la communauté se constitue et se rassemble. C´est l´ensemble des paroles qui sont reconnues comme l´expression officielle de son identité, qui dit ce qu´est la normalité à ses yeux, qui précise la direction dans laquelle elle espère se construire.

De ce point de vue, il m´apparaît donc parfaitement normal et légitime que, sur la question de l´euthanasie (comme sur toute autre), il existe une forme de décalage ou de tension entre le droit et les mœurs. Tension mesurée, certes, et révisée en permanence, mais tension tout de même, une tension féconde pour bâtir la société dans une direction donnée.

L´exception qui infirme la règle

Ceci dit, je ne crois pas que le comité national, en théorie, soit en désaccord avec cette vision du droit civil, disant qu´il est important pour la construction de la société que l´homicide soit toujours considéré comme une transgression.

Seulement, l´embarras et, en ce qui me concerne, le désaccord proviennent du fait que, dans une seconde partie, le comité national introduit une ouverture à la reconnaissance juridique d´une « exception d´euthanasie’ qui, malheureusement, ne peut que ramener à zéro, ou presque, la portée de ses déclarations initiales. Car, sur le plan symbolique, la légalisation d´une exception d´euthanasie peut-elle être perçue autrement, dans le grand public, que comme la reconnaissance d´un droit à l´euthanasie (un droit positif)?

Sans vouloir faire des comparaisons boiteuses, un parallèle qui me semble intéressant, à cet égard, c´est la légalisation de l´IVG (la loi Veil) qui, elle aussi, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, ne se présente, dans la loi française, que comme une dérogation à un devoir général de respect de l´être humain dès le commencement de la vie, c´est-à-dire l´article 2 de la Convention européenne des droits de l´homme, que la loi Veil rappelle et cite dans son préambule. Dans l´esprit du législateur, la loi Veil, ne voulait être que la reconnaissance d´une dérogation, ou d´une exception, à un devoir général de respect de la vie humaine dès ses commencements.

Mais quel est le citoyen français, je vous le demande, qui en a gardé connaissance ou conscience? Cette reconnaissance d´exception s´est très vite traduite, dans la conscience populaire, par l´idée d´un droit à l´avortement, un droit positif. Le législateur a fait des nuances, sur le sujet, dont la conscience populaire s´est affranchie assez rapidement.

C´est pourquoi je suis persuadé que légaliser une exception d´euthanasie équivaudrait, dans les faits, et dans la symbolique, à légaliser l´euthanasie, à la reconnaissance d´un droit à l´euthanasie, et transformerait immanquablement ce qui ne veut être qu´une possibilité exceptionnelle en un droit positif, avec tous les effets pervers consécutifs à ce glissement.

Les avatars d´une légalisation de l´euthanasie

Sans être prophète, il n´est pas difficile d´imaginer quels pourraient être les effets pervers d´une légalisation de l´euthanasie.

A )Transformer une possibilité en un droit

C´est, tout d´abord, nous l´avons évoqué, de transformer une possibilité exceptionnelle en un droit, avec son cortège de conséquences symboliques.

B) Banaliser l´acte d´euthanasie et contribuer à sa multiplication

Ce serait aussi de banaliser l´euthanasie. La grande affirmation des partisans de la légalisation, selon laquelle la légalisation entraînerait une diminution du nombre d´euthanasies (aujourd´hui clandestines), est-elle exacte? Les exemples étrangers montrent plutôt le contraire: la dépénalisation n´a pas entraîné la diminution escomptée, ni supprimé la clandestinité. Aux Pays-Bas, par exemple, en l´an 2000, sur 16 millions d´habitants, 2123 cas d´euthanasie ont été recensés officiellement5. Mais, en parallèle, on considère que, dans un nombre identique de cas, il n´y a pas eu notification aux services chargés d´autoriser l´euthanasie. Si ces renseignements sont exacts, cela signifierait que, là où existe depuis plusieurs années une possibilité d´euthanasie légale, sur 4200 décès provoqués par an, la moitié le serait encore de façon clandestine, sans que la voie légale soit respectée.

C. Mettre la liberté en péril

De surcroît, si l´euthanasie devait être légalisée, je serais également inquiet, personnellement, de toutes les menaces qui pourraient peser sur la liberté des individus. De mon point de vue, c´est une des faiblesses de l´avis du comité national que de ne tenir aucun compte des pressions sociales (psychologiques, économiques) qui pourraient altérer la liberté de consentement en matière d´euthanasie.

Le CCNE veut supprimer une hypocrisie par une législation, soit, mais il ne semble pas imaginer un instant que d´autres hypocrisies pourraient les remplacer sous le couvert de la nouvelle législation.

a. Les pressions économiques

La liberté du consentement pourrait très vite être menacée, tout d´abord, par un certain nombre de pressions économiques.

Ces pressions pourraient venir, tout d´abord, de la famille: pensez à Odette, une femme simple et sans ressources, qui doit être placée à demeure dans un centre gériatrique, entraînant une facture de 12 000 à 14 000 francs par mois, en grande partie à la charge de ses enfants. Odette, culpabilisée et extrêmement malheureuse d´être à la charge de ses enfants (avec, de surcroît, quelques belles-filles qui se chargent régulièrement de lui rappeler le prix qu´elle leur coûte). Je vous pose la question: quelle serait la liberté d´Odette, face à une possibilité légale d´euthanasie ?

Pressions économiques de la famille, mais aussi de la société en général, qui considère la personne âgée comme une charge inutile et improductive. Il n´est pas difficile de se rendre compte qu´en termes de santé publique, ce sont les derniers mois de la vie qui coûtent le plus cher à la Sécurité sociale. De là à penser aux avantages économiques que procurerait pour la collectivité la légalisation de l´euthanasie, il n´y aurait qu´un petit pas à franchir!

Et dans le domaine des assurances, sans vouloir faire de la science-fiction, est-ce qu´on serait loin du jour où l´on pourrait imaginer l´offre de contrats d´assurance à tarifs préférentiels, impliquant la signature préalable d´une acceptation d´euthanasie (ou d´un « testament de vie’, comme on dit).

Si la société ne se fixe pas des limites éthiques très rigoureuses, l´argument économique, rapidement, finit par occulter toute autre considération morale.

b. Les pressions psychologiques

1. Je pense ici, notamment, à la possibilité que la demande d´euthanasie puisse être alimentée, non par le mal-être du malade lui-même, mais par celui de l´entourage familial du défunt, notamment à cause de l´image ou les questions parfois insoutenables que cette agonie peut renvoyer au visage de chacun. La tentation serait ici de faire taire celui qui dérange, plutôt que de l´écouter. Il serait déplorable que l´euthanasie puisse devenir un raccourci qui permette à l´entourage du patient d´escamoter un face-à-face qui dérange, ou d´écourter des attentes qui l´insupportent.

2. Pour avoir été moi-même soignant, je crois aussi important de dire que l´équipe médicale elle-même ne serait pas invulnérable face une possibilité légale d´euthanasie. Qui pourrait nier que l´accompagnement d´un agonisant, dans un service, peut devenir extrêmement lourd, et même parfois excessivement pénible. Il est parfois des situations insupportables, même pour des professionnels. Il arrive qu´une équipe soignante soit excédée par le comportement d´un malade (notamment par ses cris). D´ailleurs, combien d´infirmières, en milieu hospitalier traditionnel, ne parlent-elles pas de la démission ou de la fuite des médecins, vis-à-vis des malades en fin de vie? La personne agonisante renvoie à la médecine une image d´elle-même qui n´est pas triomphante et toute-puissante.

Dans ce contexte, pratiquer une médecine euthanasiante pourrait être une nouvelle façon, pour la communauté médicale, de ne pas faire face à la mort. Ne serait-ce pas la suprême tentation, pour une médecine qui, dans son histoire, a largement nié la mort (qu´elle a ressentie comme son échec ou son ennemi), que de plonger directement dans une pratique euthanasiante qui lui permettrait, paradoxalement et sur un autre mode, d´éviter le face-à-face qui la dérange? Si le médecin n´a pas appris à faire face à la mort et répondu à titre personnel aux questions qu´elle lui renvoie à la figure, comment pourrait-il résister à la tentation d´une « précipitation euthanasique’?

3. Autre danger, c´est que l´on ne respecte pas le temps nécessaire à la maturation d´une demande d´euthanasie. Une décision juste et libre est rarement une donnée immédiate. Elle est aussi, dans bien des cas, le produit d´une lente maturation.

Les pratiques cliniques montrent combien les demandes de mort du patient peuvent être fluctuantes, complexes, ambivalentes et impossibles à affirmer comme irrévocables. La plupart du temps, la demande d´euthanasie n´exprime-t-elle pas autre chose qu´un désir de mourir? un SOS? un appel à la reconnaissance? un appel à la prise en considération du drame vécu par l´entourage familial? C´est pourquoi il nous paraît essentiel, dans de nombreuses situations, de savoir traduire la demande d´euthanasie. Ce serait, en tous les cas, une erreur grossière que de la prendre au premier degré.

Dans de nombreuses situations, n´est-il pas aussi du devoir du médecin de savoir freiner les élans de ses patients: les inviter à modérer certaines ardeurs, les appeler à faire des apprentissages et des découvertes dont ils ne se savent pas toujours a priori capables, mais qu´ils pourraient découvrir avec profit. Une décision libre et éclairée n´est pas forcément celle qu´ils auraient prise dans un premier élan de spontanéité.

Or, la médecine française, dont on fête aujourd´hui l´insuffisance et la précarité des moyens (manifestations de rue des professions médicales et paramédicales du 22 janvier 2002), aura-t-elle les ressources (financières, humaines, morales, spirituelles) et la disponibilité nécessaires pour mener à bien un accompagnement de cette qualité?

4. Enfin, suprême inquiétude, pour le respect de la liberté: quand la personne ne peut plus donner son consentement. Que penser des innombrables cas, qui, jusqu´à ce jour, ont alimenté la réflexion sur l´euthanasie, de personnes devenues incapables d´exprimer un quelconque consentement?

A mon sens, c´est une des grosses faiblesses de la proposition du CCNE que de sous-estimer les difficultés éthiques posées dans les situations où il y a impossibilité d´exprimer son consentement. Non pas celles des personnes capables de demander l´euthanasie (et dont le geste prendrait la forme d´un « suicide assisté’), mais celles des personnes qui n´ont plus cette possibilité et à qui il s´agirait d´imposer une décision prise, par la force des choses, en dehors d´elles, et sans elles. Ici, le danger de manquer de respect à la vie humaine est d´autant plus grand que la personne est faible et sans capacités de paroles. Et que l´homicide – si homicide il y a – est sans témoins. Il ne laisse aucune trace derrière lui. Ici surgissent moult questions, toutes plus insolubles les unes que les autres: comment décider que la vie d´un tiers ne vaut plus la peine d´être vécue? Sur la base de quels critères?

Les espaces de non-droit et la conscience personnelle

Il faut reconnaître qu´il existe aujourd´hui, en France, dans le non-droit, des espaces de tolérance où se pratiquent certaines formes d´euthanasie (que celle-ci soit active ou passive, la différence entre les deux nous semble très relative). Il y a toujours eu, dans l´exercice de la médecine, des situations d´exception appelant des comportements d´exception. Ce sont des décisions qui, lorsqu´elles sont prises, le sont par l´équipe soignante, en leur conscience.

Il faut réaliser que les familles elles-mêmes ne sont pas toujours capables d´apprécier ou d´évaluer la gravité d´une situation. Par exemple, en matière de réanimation néonatale, il est impossible à des parents éplorés de donner leur accord à la décision d´arrêter une réanimation. Il y a parfois des décisions que l´équipe médicale doit elle-même assumer, sans pouvoir toujours s´en référer à des tiers.

Ce sont des actes extrêmes, dans des situations extrêmes, dont les acteurs, je le crois, auront à rendre compte devant Dieu. Ce sont des actes qui engagent leur responsabilité.

Du reste, et en conclusion, une des choses qui me semblent les plus contestables, dans l´idée d´une légalisation de l´euthanasie, c´est aussi de penser que la conscience personnelle puisse être désengagée dans une décision de caractère légal. C´est de penser que l´on puisse réduire la moralité à la légalité, ou confondre la morale avec le respect du droit. Alors qu´aucune loi ou instance morale, qu´elle soit laxiste ou restrictive, ne saurait, en la matière, supprimer la responsabilité éthique du soignant et du malade ou de sa famille.


* M. Johner est doyen de la Faculté libre de théologie réformée d´Aix-en-Provence, où il enseigne l´éthique et la théologie pratique.


1
Texte de l´avis du CCNE disponible sur internet: http://www.ccne-ethique.org/francais/avis/a_063.htm#deb.

2 Le Figaro du 25 septembre 1998.

3 Cf. R. Robert et E. Fernand, « Limitation et arrêt des thérapeutiques actives en réanimation: expérience de dix centres’, dans Réan. Urg., 1996, 5 (5), 611-616.

4 I. Théry, « Le combat d´union sociale en question’, dans Revue Esprit, octobre 1997, 174 (citation libre).

5 Pour plus d´informations, consulter le site internet du ministère des Affaires étrangères: http://www.minbuza.nl. En anglais sous la rubrique « Ethical issues’.

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