À la veille du IIIe millénaire – Un point de vue catholique romain

À la veille du IIIe millénaire
Un point de vue catholique romain

Frère Daniel BOURGEOIS*

Comme il est devenu de règle pour toutes les entreprises modernes, on ne peut parler de la prospective et de l’avenir sans, d’abord, commencer par un audit, cette opération de bilan qui analyse l’état de fonctionnement d’un groupe de production, ses atouts, ses qualités, ses faiblesses et ses chances d’avenir. Même si l’Eglise a la chance d’avoir un « grand patron » qui prend tous les risques et défie toutes les prévisions humaines, il n’empêche que – en disant cela, j’annonce la couleur fortement catholicisante de mon propos – l’économie du salut, ou sa gestion divine, passe fondamentalement par une gestion de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui les ressources humaines.

Pour ma part, je le crois fondamentalement, il me semble que l’originalité première de la foi chrétienne fondée sur la confession du mystère de l’Incarnation, de la mort et de la Résurrection de Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme, est que Dieu veut d’un seul vouloir que son salut atteigne toute la création et que toute la création participe réellement et librement à la dispensation de ce salut: si le salut n’est pas donné d’un seul coup et dans une sorte de totalité achevée, mais s’il est donné dans l’histoire et dans une Alliance qui exige sans cesse de reprendre pas à pas le développement historique et de conduire à son achèvement la création, c’est parce que la toute-puissance divine ne veut, en aucun cas, détruire ou court-circuiter l’économie des moyens humains qu’elle met en jeu et qu’elle fait concourir par pure grâce à son projet et à son action.

La perfection de la création est non seulement d’être sauvée, mais d’être rendue, gratuitement et de façon totalement imméritée, participante de l’acte divin du salut: comme Marie au moment de l’annonce de l’ange, la création tout entière peut dire et doit dire « Je suis la servante du Seigneur », le service désignant non seulement la condition de dépendance totale, mais l’indispensable coopération et coactivité qu’implique ce statut de dépendance.

I. Audit de l’Eglise catholique après vingt siècles d’histoire

Ces préalables étant nettement affirmés, permettez-moi dans un premier temps de vous présenter, de façon sûrement trop cavalière et sommaire, l’audit de l’Eglise du Christ, résumant en quelques paragraphes vingt siècles d’histoire sainte et parfois moins sainte. Je regrouperai mon analyse autour de trois éléments qui conditionneront, ensuite, notre regard prospectif en direction du IIIe millénaire.

A) Une insertion historique réussie

La première chose qui me semble digne de remarque est la manière dont la foi chrétienne a pris racine dans la société des hommes: sur un mode essentiellement pacifique dès l’origine, l’annonce de l’Evangile a su implanter sa vitalité et son dynamisme au cœur de la société méditerranéenne, au prix fort de deux siècles de persécutions, mais en arrivant à proposer sans concession ni compromis une conception radicalement nouvelle des rapports entre l’existence croyante et l’existence civique et politique dans la cité des hommes. A la différence du judaïsme qui se contenta du statut de religio licita dans l’Empire romain et renonça assez vite à s’ouvrir à une perspective universaliste, à la différence de l’islam, qui réussit une expansion prodigieuse et atteignit en moins d’un siècle les limites presque définitives de son expansion, par un processus rigoureux de conquête et d’organisation politiques soumises à des impératifs religieux, la foi chrétienne a trouvé son enracinement historique dans un monde romain pacifié, structuré politiquement par la pax romana et n’a pas eu à s’imposer par la force. Le seul point sur lequel l’Eglise ne céda pas – et c’était certainement un acquis totalement neuf et méconnu par ceux qui lui reprochent d’avoir cédé à la constantinisation – est la liberté religieuse: la relation de tout homme à son Dieu est une donnée immédiate, indispensable et sacrée de son existence et donc, aucune instance politique ni sociale ne peut interférer sur quelque mode de contrainte que ce soit pour réguler, influencer ou modifier cette relation personnelle.

Cette attitude qui dérivait immédiatement de la foi au mystère de la création, c’est-à-dire de la relation ontologique immédiate entre le Créateur et chacune de ses créatures, donna un statut nouveau et irréversible à la dimension sociale de l’existence croyante: l’absolu de la relation avec Dieu pouvait se déployer en toute liberté dans toute la complexité des activités et des liens qui composent la vie sociale. La sainteté de l’existence chrétienne n’était plus désormais réductible à une affaire « extra-terrestre » ou « supra-terrestre »; elle devenait la manifestation gratuite de l’omniprésence du salut de Dieu dans la totalité de l’agir humain sauvé et renouvelé par le salut en Jésus-Christ.

On sait que la mise en œuvre de cette intuition connut plus tard certaines régressions fort regrettables et que certains aspects de la vie de l’Eglise médiévale ne furent pas à la hauteur de ce respect de la liberté fondamentale de toute créature spirituelle face à Dieu. Les exemples – à commencer par la prétendument sainte Inquisition et les consternants épisodes religieux de la conquête de l’Amérique – sont, hélas, trop connus; mais il ne faudrait pas oublier pour autant que ces faits ne nous choquent que parce qu’ils sont en contradiction formelle avec l’histoire profonde et constitutive de la foi chrétienne, qui fut la matrice essentielle – personnellement je pense: exclusive – de la liberté religieuse dans l’histoire de l’humanité.

Je me permets d’insister sur le fait que ce nouveau mode d’intégration de l’existence religieuse dans l’existence humaine « naturelle » de l’homme et de la cité humaine ne fut possible que par une disposition que je crois providentielle, celle de la rencontre de la Révélation judéo-chrétienne avec une culture méditerranéenne de souche grecque et romaine, qui avait déjà profondément réfléchi et mis en œuvre concrètement un modèle de « vivre ensemble » que nous appelons précisément le mode politique et qui considérait déjà la liberté et l’intelligence de l’homme comme les fondements réels et efficaces de la vie sociale des hommes. Il me semble que l’on ne peut sous aucun prétexte sous-estimer le caractère décisif de la rencontre de ces deux éléments: d’une part, le constat philosophique d’une liberté humaine naturelle qui, éclairée par l’intelligence et la raison, se met en recherche de la vérité de l’existence humaine et du sens d’une transcendance et, d’autre part, l’accueil d’une Révélation qui vient accomplir, par pure grâce, cette attente de la liberté spirituelle de l’homme et lui conférer les prémices de cette plénitude par le don de la vie baptismale dans la Pâque du Christ.

B) Une réussite assez limitée dans la structuration ecclésiale du peuple de Dieu

Toute expérience religieuse se comprend spontanément sur l’arrière-fond de l’humanité comme totalité: comment une existence croyante ou religieuse individuelle pourrait-elle prétendre saisir la totalité de son destin personnel sans s’inscrire dans la perspective de la participation de toute l’humanité à cette expérience et à cette destinée? Je ne puis me concevoir croyant tout seul: ma propre recherche s’inscrit toujours sur fond d’humanité. Or le problème est de garantir – d’une façon aussi objective et critique que possible – la vérité de l’expérience religieuse dans chacune des existences croyantes individuelles par rapport à la référence fondatrice, sous peine d’aboutir à un morcellement amorphe et à la confusion généralisée (le cas typique étant, dans la tradition réformée, la dispersion sectaire).

La tradition ecclésiale du Ier millénaire a fait face à cette exigence d’unité de la foi par la structuration ecclésiale que je nommerais volontiers l’apostolicité ministérielle: d’un point de vue catholique (et, je crois, orthodoxe également), il s’agit de la structure collégiale de l’épiscopat qui, dès les premières grandes manifestations conciliaires de l’antiquité chrétienne, se posa comme le principe régulateur de la confession de foi de l’Eglise. Malheureusement, suite à la distanciation entre les deux pôles de l’oikouménè, Eglise d’Orient et Eglise d’Occident, ce rôle de référence reconnu à la collégialité apostolique de l’épiscopat ne parvint pas à se maintenir de façon vivante et convaincante. Pour ce qui est de l’Eglise d’Occident, dont l’épiscopat fut de plus en plus défaillant et préoccupé de choses très différentes de celles qu’il aurait dû considérer comme prioritaires, la sauvegarde d’une authentique ministérialité apostolique ne tint qu’à un fil, celui du ministère de l’évêque de Rome, siégeant sur le siège de Pierre et de Paul.

Très vite, par un jeu juridique très complexe – dont l’analyse demanderait à elle seule de trop longues explications –, l’attention théologique prioritaire, et de plus en plus exclusive, portée sur le rôle du siège romain comprit la primauté pontificale sur un modèle social unitaire qui, dans sa pratique, s’inspirait davantage des souvenirs et des nostalgies de l’imperium romanum que des formulations primitives telles que la très célèbre formule d’Ignace d’Antioche: « l’Eglise de Rome qui préside à la charité ». Ainsi, très rapidement, la redécouverte presque exclusivement cléricale du droit romain au début du second millénaire et la nécessité de résoudre une crise majeure à l’époque en Occident, celle du conflit du sacerdotium et de l’imperium, aboutirent à une formulation abrupte de la structure ecclésiale en Occident, symbolisée par la réforme de Grégoire VII: la papauté, ayant été seule à défendre contre les princes la liberté religieuse et le libre choix des évêques, chercha à exploiter ce droit vital de l’autonomie et de la liberté de la religion jusque dans une théorie aberrante qui prétendait que le pouvoir spirituel de l’Eglise devait fonder et réguler le pouvoir temporel des princes (les fameux dictatus papæ).

Cette prise de position politico-religieuse catastrophique à l’aube du second millénaire fut sans doute déterminante pour l’avenir des Eglises: elle focalisait toute la question de la ministérialité apostolique en termes de pouvoir juridique aussi bien ad extra (vis-à-vis de la société civile qui considéra de plus en plus l’Eglise comme une « empêcheuse de tourner en rond ») que ad intra, dans la mesure où la collégialité apostolique allait devenir pratiquement inexistante en acte, à l’exception de quelques événements conciliaires en période de très graves crises. De plus, les débats très formels et caricaturaux sur le problème du conciliarisme au XVe siècle avec, pour arrière-fond, le Grand Schisme et l’échec avéré de l’unité ecclésiale en Occident ne facilitèrent pas les choses et sonnèrent pratiquement le glas de la collégialité apostolique pour quatre siècles. On pourrait dire que les affirmations ecclésiologiques de Vatican II constituent la première tentative de sortir de l’impasse d’une telle structuration juridique de l’apostolicité ministérielle, en proposant une vision à la fois nouvelle et traditionnelle de la collégialité épiscopale avec Pierre à sa tête; mais nous ne sommes qu’au début de cette réforme historique décisive pour le IIIe millénaire.

Je signale que c’est, dans ce contexte spécifique, que s’inscrivit la grande cassure religieuse interne à l’Occident entre les différents courants de la Réforme (Europe du Nord) et le monde latin resté globalement catholique: devant faire face à une caricature de la structure ministérielle de l’Eglise, Luther surtout voulut, par réaction, revenir à une perception de l’unité ecclésiale fondée sur la seule réalité du sacerdoce baptismal, ce qui est insuffisant. L’enjeu de cette division est aujourd’hui encore d’une extrême gravité, dans la mesure où c’est la signification dogmatique et la structuration ministérielle concrète de l’expérience ecclésiale qui sont en cause: il s’agit ultimement de savoir si le sacerdoce baptismal est le seul et unique fondement de la vérité de l’expérience croyante, de façon quasi autofondatrice, et comment et pourquoi le sacerdoce ministériel intervient, totalement finalisé par le sacerdoce baptismal évidemment, mais néanmoins comme une instance nécessaire et réellement fondatrice.

C) Un échec total face au mystère de la judaïté

Le second millénaire s’achève par la prise de conscience de plus en plus lucide et douloureuse d’un drame monstrueux et horrible dans l’histoire de l’Occident. Le peuple juif – qu’il ne faut pas confondre avec l’Etat moderne d’Israël – a été victime depuis une quinzaine de siècles d’une persécution, d’abord spécifiquement religieuse (que l’on nomme aujourd’hui l’antijudaïsme), puis d’un déchaînement de violence aveugle et insensée (que l’on nomme antisémitisme), dont les racines idéologiques semblent être françaises et la mise en œuvre concrète à la fois allemande et russo-soviétique. Même si l’on prend soin, à juste titre, de distinguer entre une persécution sur la base de motifs religieux et une persécution pour des raisons de racisme idéologique, la question essentielle demeure. Pourquoi les Eglises chrétiennes, ces « sauvageons d’olivier », ont-elles développé une attitude de rupture aussi radicale envers l’« olivier franc », « à qui appartiennent l’adoption filiale, la gloire, les alliances, la législation, le culte, les promesses et aussi les Patriarches et de qui est issu le Christ selon la chair »?1

On aura beau dire et beau faire, en citant des exemples individuels remarquables et héroïques de courage et de sauvetage durant la persécution nazie, le fait est là incontournable: les Eglises chrétiennes ne sont pas dans une situation dogmatiquement clarifiée vis-à-vis d’Israël, qui est la souche et la racine charnelle de leur propre expérience du salut, dans la mesure où Jésus le Fils de Dieu et le Messie promis récapitule en sa chair la totalité d’Israël et que les disciples de Jésus-Christ ne sont pas simplement, comme le suggérait la formule improvisée de Pie XI, « spirituellement des Sémites »; cette formule est ambiguë et insuffisante, car en toute rigueur, les chrétiens sont, avec les Juifs, mystériquement « l’unique Israël de Dieu ». On ne pourra manquer dans un avenir proche d’interroger le lien étrange et pervers qui existe entre un refus religieux d’Israël comme lieu du surgissement historique du salut et de la communauté messianique qu’est l’Eglise d’une part, et la dérive idéologique dont notre siècle aura été l’acteur et le témoin, d’autre part.

Sur ce problème, les Eglises n’en sont – dans le meilleur des cas – qu’à l’aurore d’une prise de conscience, et on entrevoit à peine les conséquences de cette situation nouvelle: c’est encore l’apôtre Paul qui affirme que « là où le péché a abondé, la grâce a surabondé »2. Il n’est pas possible que cette parole ne se vérifie pas de façon éclatante dans le terrible drame que je viens d’évoquer ici.

II. regarder en face le IIIe millénaire

Autant le dire d’emblée: je n’ai pas plus que vous, je le suppose, le don de voyance extralucide et je crois que notre regard vers l’avenir ne peut être qu’une suite d’interrogations concernant le mystère de l’Eglise: étant plongés, du fait de notre condition de créatures, dans l’opacité de l’histoire et de la temporalité humaines, il serait ridicule de vouloir proposer plus que des questions et attirer plus spécialement l’attention sur certaines préoccupations actuelles dont on peut penser qu’elles sont comme ces « signes des temps » dont parlait Jésus, et qu’il faut savoir lire à la lumière de la Bonne Nouvelle du Royaume et de l’espérance qu’elle engendre.

Je reprends donc les trois points évoqués précédemment, en cherchant à voir ce qu’ils pourraient suggérer pour l’avenir des Eglises.

A) Approfondir le mystère de la sacramentalité de l’Eglise

J’ai dit plus haut que l’expérience chrétienne était l’une des expériences religieuses de l’humanité qui avait, en fin de compte, trouvé un enracinement socio-historique des plus équilibrés: il suffit pour s’en convaincre de voir à quels dramatiques problèmes doivent actuellement faire face les sociétés façonnées par la religion musulmane, en priant le ciel que les Eglises chrétiennes ne soient pas tentées de nostalgies passéistes et réactionnaires comparables si peu que ce soit à celles de l’islam contemporain.

A vrai dire, notre préoccupation serait plutôt inverse: la greffe de certaines données constitutives de l’expérience chrétienne a si bien réussi, notamment en ce qui concerne la liberté humaine, le sens de l’égalité des personnes humaines concrétisé dans la formulation moderne des droits de l’homme, le sens du service et de la charité, de la solidarité et de l’entraide, la compréhension globale du bonheur de l’homme dans les multiples facettes de sa nature – depuis le soin médical de son corps jusqu’à la promotion de son intelligence par l’éducation et la culture – qu’on est en droit de se demander si les grandes perspectives chrétiennes n’ont pas été digérées ou phagocytées par la cité des hommes. Dans ce phénomène historique que nous appelons la « sécularisation » et dont la notion fit couler beaucoup d’encre durant ces trente dernières années, c’est bien le fait d’une assimilation à s’y méprendre de toute la richesse politique, éthique et sociale de l’Evangile qui inquiéta les théologiens chrétiens. A vrai dire, les plus bruyants d’entre eux n’y sont pas allés de main morte, puisqu’ils se réjouissaient, à l’époque, de ce que l’on pourrait assimiler le message évangélique aux formes les plus grossières et les plus abâtardies de l’idéologie marxiste-léniniste: cette opération hasardeuse prit le nom emblématique de « théologie de la libération ». En fait, il n’y avait pas beaucoup de raisons d’avoir peur: cet amalgame pseudo-théologique est mort avec l’effondrement du mur de Berlin et de l’empire soviético-communiste, montrant une fois de plus que la perspicacité futuriste n’est vraiment pas une spécialité des théologiens du XXe siècle les plus prisés par les médias.

Ces turbulences épisodiques étant désormais, espérons-le, loin derrière nous, la question fondamentale de la sécularisation reste toujours aussi aiguë et devrait amener à réfléchir sur le point que voici et qui me paraît essentiel: le fait d’avoir cru que le message évangélique allait perdre sa spécificité et se dissoudre dans l’anthropologie et la culture occidentales contemporaines n’invite-t-il pas à se demander si l’on n’aurait pas perdu de vue ce qui constituait l’originalité formelle de la foi et de l’existence chrétienne? A force de réduire la foi chrétienne à sa dimension morale, la charité à un comportement purement éthique, de faire de l’acte de foi un acte restreint à sa dimension subjective et volontaire – on pense à l’école franciscaine et à ses redoutables dérivés, l’occamisme et le nominalisme –, on est tombé dans une interprétation purement volontariste de la dogmatique chrétienne au détriment de toutes les possibilités d’intelligence et de sagesse qu’elle contenait. Il me semble que la théologie chrétienne contemporaine a manqué de s’inspirer du meilleur de la tradition patristique – aussi bien grecque que latine – pour reconnaître comme préalable épistémologique de sa réflexion ce qu’on peut nommer la « sacramentalité ». Il s’agit de la possibilité de manifester par des langages et des systèmes symboliques de significations jamais adéquats mais toujours nécessaires pour manifester la réalité du mystère révélé. Cette perception de la sacramentalité est si essentielle à la Révélation elle-même qu’elle en conditionne toutes les modalités d’expression, à commencer par le mystère de l’Incarnation lui-même, dont la formulation chalcédonienne « une seule personne du Fils en deux natures » doit être considérée comme le fondement théologiquement certain et fécond.

Dans son extension ecclésiologique, cette perception est si radicale, englobante et illimitée qu’il faut prendre à la lettre l’affirmation ecclésiologique la plus novatrice du Concile Vatican II, selon laquelle « l’Eglise est, dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (Vatican II, Lumen Gentium §1). S’il est donc une tâche urgente à accomplir, non seulement au point de vue de la réflexion intellectuelle et dogmatique mais aussi au plan de la vie pastorale de nos Eglises, c’est bien celle de retrouver comment l’Eglise est sacrement du salut au cœur de l’histoire du monde. C’est seulement dans une telle perspective que l’on échappera aussi bien à Charybde qu’à Scylla: d’un côté, les formes diverses d’extrincésisme religieux, les situations de rivalité entre la reconnaissance croyante de la grâce du salut et la reconnaissance philosophique de l’existence naturelle de l’homme et de la société; de l’autre côté, les diverses formes de réduction naturaliste de la Révélation et de la grâce.

B) Le mystère de l’unité de l’Eglise et sa structuration ministérielle

J’ai dit plus haut comment la structuration de l’apostolicité ministérielle s’est progressivement modifiée au cours de ces deux millénaires: pour le dire de façon claire, comme catholique romain, je crois à la réalité dogmatique de la primauté de Pierre et du siège apostolique de Rome. En effet, il me paraît illusoire de penser qu’une quelconque forme collégiale existe sans une référence unitaire structurelle reconnue; et, par ailleurs, il faut tout de même pouvoir rendre compte d’une manière claire de la manière dont le témoignage évangélique situe Pierre de façon si marquée dans le collège des Douze. Mais ce qui me paraît constituer l’obstacle majeur actuellement, aussi bien à l’intérieur de la confession de foi catholique que dans la relation de l’Eglise catholique aux Eglises sœurs, c’est la compréhension juridico-sociale du pouvoir de l’évêque et du siège de Rome par rapport aux autres membres du collège épiscopal et aux Eglises particulières (ou diocésaines). Autre est la réalité dogmatique, autre son interprétation juridique et sociale.

Or, il me semble fort vraisemblable que l’interprétation socio-juridique traditionnellement prévalante de la primauté romaine est trop fortement marquée par la notion juridique d’imperium, issue directement de la compréhension du pouvoir dans le monde romain, cette notion étant simplement transférée du plan politico-militaire à celui de la potestas spiritualis. Le fait que l’on ait couramment utilisé durant tout le Moyen Age la métaphore des « deux glaives » est assez révélateur et indique fort bien cet impensé où le bât blesse. Il est difficile, voire impossible, d’interpréter la notion ignacienne primitive de « présidence à la charité » en termes de potestas imperii, que cet imperium soit exercé sur le collège épiscopal ou sur les Eglises particulières.

Vous devinez, sans doute, les conséquences qu’une reprise rigoureuse et critique des notions de primauté et de collégialité pourrait avoir dans le domaine de la vie ecclésiale, aussi bien pour l’Eglise catholique elle-même où elles ne me semblent pas vraiment mises en œuvre que pour la question du rapport entre les Eglises avec lesquelles elle se trouve, selon la très audacieuse expression de Vatican II, en communio non plena. Si l’on pouvait progresser si peu que ce soit sur cette voie, ce serait un pas de géant: proposer au niveau de l’instance ministérielle – qui provoque a priori un urticaire géant dans toutes les confessions non catholiques romaines – une interprétation de la primauté qui ne soit pas une supériorité de pouvoir calqué sur la structure socio-politique de l’imperium, mais qui soit la garante d’une proposition, d’un service et d’une régulation objectifs de la foi à l’égard de chaque Eglise particulière constituée et respectée. Voilà qui pourrait renouveler de façon radicale la structuration aussi bien du collège épiscopal dans sa relation avec celui qui en est à la tête que de la communion de toutes les Eglises! De ce point de vue, on ne peut que souhaiter voir le IIIe millénaire amorcer une reprise des intuitions ecclésiologiques essentielles du Ier millénaire – je pense plus spécialement à l’équilibre que représentait la structure des grands patriarcats aux IVe et Ve siècles – par-delà les tâtonnements et les audaces réellement discutables et critiquables de l’ecclésiologie occidentale du second millénaire, que cette dernière soit d’inspiration latine-grégorienne ou conditionnée par la réaction réformée.

C) La question du lien entre Israël et les Eglises chrétiennes

On ne peut négliger l’immense problème que les Juifs se posent à eux-mêmes face à leur destin actuel, ce dont témoigne la littérature théologique et philosophique de Buber à Levinas, en passant par Rosenzweig, Arendt, Fackenheim, G. Sholem et le très grand Abraham Heschel. Cependant on aurait tort de considérer ce problème comme purement interne au judaïsme – même si eux-mêmes ont tendance à penser ainsi – et étranger ou annexe dans le cadre de la dogmatique chrétienne. Je me contenterai de poser une seule question: jusqu’ici, on a généralement traité le problème du judaïsme par rapport au christianisme en termes de conversions individuelles plus ou moins retentissantes, qu’il s’agisse de Ratisbonne, de Max Jacob, de Raïssa Maritain ou de Jean-Marie Lustiger. Même si l’on croit rêver et friser la science-fiction, on peut se poser la question autrement et se demander: qu’adviendrait-il si l’on n’avait plus affaire à des processus individuels isolés, mais à un retour important qui puisse prendre une dimension collective ou plutôt communautaire et « communionnelle »? Le problème mérite d’être posé pour la raison suivante: comment comprendre la place d’Israël qui, par le Christ, le Messie qui lui a été envoyé, est la racine historique et ontologique de l’Eglise, comment comprendre la place d’Israël dans cette même communion que nous constituons par grâce, c’est-à-dire l’Eglise des nations, issue de la gentilité? Autrement dit, si Paul a comparé la naissance de l’Eglise des nations à la greffe d’un rameau sauvage sur l’olivier franc, comment faudrait-il comprendre ecclésiologiquement le fait que l’olivier franc entre dans la communion messianique dûment constituée de l’Eglise venant des nations païennes?

Question oiseuse, direz-vous, et la situation actuelle semble indiquer clairement que nous sommes à des années-lumière de ce cas de figure! De plus, l’interprétation classique de Romains 10-11 semble vouloir conclure en termes eschatologiques:

Si leur mise à l’écart fut une réconciliation pour le monde, que sera leur admission sinon une résurrection d’entre les morts?3

Pourtant, si les Eglises doivent faire un pas, si modeste soit-il, pour élucider ce drame que notre siècle a connu, elles ne le pourront pas sans essayer de penser deux problèmes au moins:

• Tout d’abord quel est leur rapport à Israël dont le faux pas est la source de l’Eglise des Gentils et de sa participation au destin messianique de Jésus, Fils de Dieu?

• Ensuite, quel est leur rapport avec Israël comme cette racine sainte qui doit, en vertu de la fidélité de Dieu à ses promesses, entrer pleinement dans l’accomplissement du dessein de salut de Dieu sur tous les hommes? Peut-être le fait d’avoir méconnu cette grave, irritante et douloureuse question et d’avoir interprété la notion paulinienne de « jalousie » en termes de violence et de rivalité est-il à la racine de ce grave et terrible malentendu.

+ + +

Pour conclure, je voudrais simplement préciser que les réflexions dont je vous ai fait part relèvent d’une unique conviction: face à la parole si célèbre et si galvaudée d’André Malraux qui semblait vouloir dire que la religiosité sera la pierre de touche du siècle prochain, je voulais simplement souligner l’ambiguïté, voire le caractère un peu creux et passablement médiatique d’un tel propos. La religiosité telle que la concevait André Malraux était au mieux une esthétique de la transcendance, dont la structure objective lui importait finalement fort peu.

Je crois, personnellement, que les enjeux humains et spirituels du siècle et même du millénaire à venir ne sont pas d’ordre religieux – si c’était vrai, on pourrait prédire, à coup sûr, la victoire de la Gnose sous toutes ses formes –, mais d’ordre ecclésiologique. Les Eglises chrétiennes ont déjà trop perdu de temps pour en prendre conscience. Pour ma part, j’aurais tendance à penser que l’Eglise catholique romaine a, grâce au Concile Vatican II, manifesté qu’elle était très sensible à cette dimension ecclésiologique de l’avenir de l’humanité. Il n’est pas sans intérêt que le fait du calendrier – en soi, fortuit et purement numérologique – nous invite à retrouver, dans la communion de foi et de charité de son Eglise, ce qui constitue les racines de notre existence de disciples de Jésus-Christ.


* D. Bourgeois est prêtre à la communauté de Saint-Jean-de-Malte, à Aix. Il a fait cet exposé à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence, le 20 janvier 1999.

1 Rm 9:5-7.

2 Rm 5:20.

3 Rm 11:15.

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