Le christianisme face au nouveau paganisme

Le christianisme face au nouveau paganisme

Jean BRUN*

Jadis les païens ignoraient, méprisaient ou persécutaient les chrétiens qui, parfois, le leur rendirent bien; la situation avait cependant l’avantage d’être claire; c’est pourquoi l’évangélisation constituait une activité essentielle dont les martyrs furent nombreux.

Aujourd’hui les choses ont beaucoup changé car le paganisme ne se trouve plus en dehors du christianisme mais, dans bien des cas, il règne au cœur de la chrétienté; je ne fais pas allusion par là à ces restes de superstitions et d’idolâtries que l’on peut constater un peu partout: adoration de reliques, de statues, d’images dites saintes, et ainsi de suite, non: le paganisme est devenu ce à quoi beaucoup de chrétiens font appel pour donner au christianisme un « renouveau » visant à le mettre au goût du jour et à la mode du moment. On assiste ainsi à une sorte d’inversion tragique: ce ne sont plus des païens qui deviennent chrétiens en se convertissant, ce sont des chrétiens qui deviennent païens en prétendant dégager l’essence même du christianisme pour mieux l’accomplir et l’ouvrir au monde.

I. Un nouveau paganisme?

Comment cela a-t-il été possible et quelles sont les conséquences de pareilles attitudes? Réfléchissons, tout d’abord, sur cette lente épopée que fut la conquête de la nature par l’homme. Si nous relisons la Genèse, nous pouvons dire, à la lumière de ce qu’elle nous enseigne, que le Paradis, l’état paradisiaque, dans lequel vivaient Adam et Eve avant le péché, était un état dans lequel existait une véritable osmose entre l’homme et le milieu. Le milieu, en effet, n’était pas hostile à l’homme et, par conséquent, celui-ci n’avait nul besoin de s’abriter. L’homme ne se connaissait pas d’ennemis; les intempéries, les plantes mortelles ne le menaçaient pas; il vivait en étroite harmonie avec tout ce qui l’entourait.

Après le péché, le milieu devient hostile à l’homme qui n’a plus d’abri et doit désormais se protéger de toutes choses: de la pluie, du soleil, du froid, de la chaleur, des animaux et des hommes. A partir de ce moment, l’homme a douloureusement ressenti, et il ressent toujours encore, qu’il est l’être qui a essentiellement besoin d’être protégé, qu’il est l’être qui doit se mettre en quête d’un abri. Dès lors l’homme a dû travailler à se faire des vêtements, à se construire des maisons, à travailler la terre et les métaux; à constituer des réserves pour les jours difficiles. Non seulement il a dû travailler à se construire des abris, mais il a dû s’attacher à les perfectionner sans cesse, à les chauffer, à les éclairer. Telle est la raison pour laquelle il s’est efforcé de conquérir la nature et de la maîtriser; il a dû apprendre à utiliser des matériaux, à se fabriquer des outils, à découvrir des remèdes pour guérir les maladies. Puis l’homme s’est efforcé de conquérir l’espace pour envoyer des messages de plus en plus loin; c’est ainsi qu’il a utilisé le cheval, le navire, puis les engins à moteur, les avions, les fusées, etc.

Mais l’homme, toujours en quête d’abris de plus en plus élaborés, n’a pas été seulement obligé de se protéger de la nature; il a dû se protéger également des autres hommes, c’est pourquoi il a construit des fortifications pour se défendre et a cherché à transformer les outils en armes. L’homme est ainsi devenu l’être qui devait se protéger de la nature et de lui-même.

Dans le perfectionnement sans cesse croissant de ces abris, les hommes ont vu une manifestation évidente de leur puissance, de leur habileté et de leur intelligence et ils en sont arrivés à penser que, grâce aux ressources conjuguées de la science et de la technique, ils étaient capables de construire une hypernature supérieure à la nature brute dans laquelle ils avaient été jetés nus. C’est pourquoi l’homme s’est volontiers reconnu dans Prométhée qui avait volé le feu sacré aux dieux de l’Olympe; et Descartes, au XVIIe siècle, lancera un appel aux savants de son temps pour que ceux-ci mettent leurs travaux en commun afin de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ».

L’homme en est arrivé à voir dans son œuvre de construction une fin en elle-même en oubliant qu’il avait été, qu’il était et qu’il serait toujours un être ayant besoin de s’abriter. Des manifestations de sa puissance spectaculaire l’homme a tiré la conclusion qu’il était capable de se protéger par ses seules ressources et il a oublié qu’il devait se protéger aussi contre lui-même. Si bien que, face à cette épopée extraordinaire que représente l’histoire de la science et de la technique, beaucoup de chrétiens ont relu les Evangiles avec des lunettes plus ou moins colorées et s’attachèrent à la parole célèbre de Paul selon laquelle l’homme est le « collaborateur de Dieu ». Ils en conclurent que, puisque nous avions été faits à l’image de Dieu, puisque nous étions ses collaborateurs, nous étions pour ainsi dire les « collègues » ou les égaux de Dieu et que, grâce aux ressources de nos machines, nous reprenions la création pour la prolonger, la parfaire et la parachever. La créature se prit finalement pour le Créateur en affirmant que, sans elle, la création n’aurait jamais pu être vraiment possible. Telles sont les conclusions auxquelles sont parvenus ceux qui croient que le fameux Fiat lux, que la lumière soit, est désormais descendu du ciel sur la terre et que l’homme a la possibilité technique de faire naître la lumière là où régnaient les ténèbres.

Dès lors, de tous côtés, on nous invite à tirer de cet état de choses la conclusion qui s’impose: il y a une notion dont nous n’avons plus besoin, que nous avons à tout jamais exorcisée, la notion de mal.

Le mal, précisera-t-on, c’est de croire qu’il y a du mal; il existe simplement des maladies qui ont des origines organiques ou socio-économiques; il faut donc travailler à guérir les maladies grâce aux ressources sans cesse accrues de la médecine et de l’économie politique. Il n’y a, par conséquent, pas de mal radical, nous dit-on, qui serait à tout jamais enraciné au cœur de l’homme, il n’existe que des situations aliénantes auxquelles nous pouvons mettre fin.

Puisque l’homme peut se guérir de ses maladies, on en conclut aussitôt qu’il est capable de faire son salut par ses propres forces et qu’il n’a nul besoin de l’extraordinaire assistance de ce que les théologiens appellent la grâce. Certes, on concédera que les maladies qui continuent d’assaillir l’homme demeurent nombreuses, mais l’on affirme avec optimisme que, tôt ou tard, celles-ci seront à tout jamais extirpées du monde et que nous vivrons alors dans une société où nous serons pleinement libres et désaliénés.

Nous lisons dans les Ecritures que l’arbre de la science du bien et du mal n’est pas l’arbre de vie; un tel message est d’une grande actualité, car que se passe-t-il aujourd’hui? La science, dont il ne faut naturellement pas mépriser a priori les applications, utilise des concepts; or, ce qui caractérise un concept, c’est qu’il désigne des choses qui n’existent pas. L’Homme, avec une majuscule, est un concept, mais l’Homme n’existe pas, ce qui existe ce sont des hommes en chair et en os dont pas deux ne se ressemblent. Or ce concept de l’Homme règne partout en maître, à tel point qu’il est devenu un nouveau Moloch auquel on sacrifie volontiers les hommes. C’est ainsi que l’on affirme fort souvent que, pour que l’Homme demeure, il est nécessaire que des hommes meurent. On précise, en outre, que l’individu, la personne, ne sont que des abstractions impuissantes à se justifier d’elles-mêmes. Telle est la raison pour laquelle la notion d’individu est dénoncée un peu partout, aujourd’hui, comme étant une notion aliénante; la notion éminemment chrétienne de personne humaine s’évanouit de plus en plus et la notion de prochain disparaît également. Nous n’avons plus de prochains, nous n’avons que des voisins que nous subissons avec plus ou moins de patience sans jamais les rencontrer vraiment, mais en les côtoyant toujours. La promiscuité a remplacé la proximité. Au fur et à mesure que la technique fait proliférer les voisins et semble abolir les distances qui nous séparent d’autrui, elle éloigne de plus en plus le prochain; c’est ainsi que,

– au téléphone, j’entends une voix lointaine qui est toute proche mais qui demeure sans visage;

– je vois dans un journal une photographie et je peux y reconnaître telle ou telle personne célèbre que je n’ai pourtant jamais rencontrée, je la reconnais sans l’avoir jamais connue;

– la télévision nous montre des fantômes en couleurs qui bougent et qui parlent mais, chose extraordinaire, elle me donne un pseudo-dialogue: les personnages que je vois sur cet écran semblent me parler, mais il m’est impossible de leur répondre.

Au début de la radio, ceux qui possédaient un poste récepteur se posaient une question techniquement stupide mais bien significative: lorsqu’ils entendaient le speaker dire des choses ridicules, ils lui criaient volontiers: « Tais-toi, tu nous ennuies! » et ils se posaient aussitôt la question: « Est-ce qu’il nous entend? » Ils ne pouvaient pas concevoir que l’on pût entendre quelqu’un sans pouvoir lui répondre. Aujourd’hui il suffit qu’un homme braque l’index sur l’objectif d’une caméra de télévision pour qu’aussitôt des millions de téléspectateurs aient l’impression que cet index est dirigé vers eux.

En outre, tous les moyens que la technique met à notre disposition ont fini par devenir des fins; c’est ainsi qu’on fait de la moto et qu’on fait de la voiture. Les moyens sont à tel point devenus des fins que nous travaillons à avoir les moyens d’obtenir d’autres moyens et que nous oublions de nous poser le problème de la fin et du but. Si bien que l’homme ressemble de plus en plus à un être qui marche à reculons: il sait d’où il vient, mais il ne sait pas où il va. Nous savons de quoi la technique nous a libérés, mais nous oublions de nous demander en vue de quoi elle nous a rendus libres.

Le concept est donc devenu un tyran, nous sommes surencombrés de moyens et nous vivons dans une grande indigence de fins.

Et nous voici à nouveau confrontés avec la notion d’abri et de protection. Sur cette planète où nous construisons des abris de plus en plus perfectionnés, des maisons dotées de moyens de plus en plus nombreux, nous continuons pourtant de nous poser une question bien simple: que signifie habiter? Notre premier abri fut le sein de notre mère; sortis de ce premier abri, nous avons habité la terre et les maisons où nous logeons sont des intermédiaires entre la matrice maternelle et cette terre où vit l’humanité. Or les maisons que nous construisons sont de plus en plus pathogènes, les villes que nous édifions sont de plus en plus invivables, si bien que nous devons nous mettre à l’abri de nos abris. La pollution nous menace, nous ne pouvons plus circuler parce que nous circulons trop, nous remédions à la crise du logement par des locaux existentiellement inhabitables. Nous en sommes venus à un point où nous devons nous protéger de nos protections. Et de nos protecteurs.

L’homme finit par prendre obscurément conscience, dans les pays où le problème de la faim ne se pose plus d’une manière lancinante, qu’il ne vit pas seulement de pain. Cela le christianisme nous l’avait dit depuis longtemps en ajoutant que, si les conquêtes de l’homme sont nécessaires, elles ne sont pas suffisantes, car le salut ne se fait pas par les œuvres puisque l’homme n’est pas à lui-même son propre dieu.

II. Le dieu-homme

Ces quelques réflexions sur la conquête de la nature nous conduisent ainsi à réfléchir à une autre ligne de force caractéristique de l’histoire de l’homme: celle par laquelle on est passé du Dieu fait homme, le Christ, à l’homme qui se fait dieu. Que Dieu se soit fait homme, qu’il se soit incarné en un moment de l’histoire et en un point de la terre, constitue l’idée essentielle du christianisme. Le Dieu fait homme mourut sur la croix et ressuscita. A partir de cette révélation que constitue la Passion de Christ se sont développées des idées et des théories que l’on peut simplifier pour les rendre claires sans pour cela les caricaturer.

Nombreux sont ceux qui nous disent aujourd’hui que les Ecritures ne contiennent que des images, des mythes, des symboles, des allégories qu’il importe de démythologiser pour en découvrir le sens véritable. Selon eux, il faudrait donc comprendre que l’incarnation de Dieu n’a pas eu lieu seulement une fois au cours de l’histoire, mais qu’elle se renouvelle constamment. Si nous regardons l’histoire des civilisations, nous nous apercevons que, à chaque moment de celle-ci, un peuple a été le peuple où ont particulièrement brillé la littérature, l’architecture, la statuaire, voire la science et une vision religieuse du monde; c’est ainsi qu’aux Egyptiens succédèrent les Crétois, puis les Grecs, puis les Romains, et ainsi de suite. Chacun de ces peuples a, tour à tour, dirigé le cours de l’histoire et fini par mourir pour passer le flambeau de la civilisation à un autre.

Tel est le point de vue de Hegel, qui précise que Dieu vit dans et par l’histoire et que celle-ci constitue le calvaire de l’Absolu sans cesse recommencé. L’esprit de tel peuple, c’est l’incarnation de Dieu dans le temps; la mort de ce peuple, c’est la mort du Christ qui recommence et la naissance d’un peuple nouveau n’est autre que la résurrection de l’Absolu qui se répète. Beaucoup de philosophes et de théologiens ont fait leur une telle conception du monde en précisant que, lorsqu’on parle de Dieu qui s’incarne dans l’histoire, il faut lire dans cette allégorie son sens véritable et comprendre que le mot Dieu est mis là à la place de « homme ». L’homme, ajoute-t-on, est cet être exceptionnel qui seul a une histoire au cours de laquelle il se fait, se défait pour se refaire encore. Il est donc l’être autocréateur qui, tel le Phénix, renaît sans cesse de ses cendres. L’homme devient ainsi le maître du sens qui transfigure toutes choses. Non seulement c’est lui qui fait l’histoire, mais c’est l’histoire qui le fait; il y a donc une relation dialectique entre l’un et l’autre et l’homme devient l’ingénieur du temps et le pilote de son destin.

Il reste encore un pas à franchir, ce que l’on fait très aisément en affirmant Vox populi, vox Dei: la voix du peuple, c’est la voix de Dieu. Désormais, il n’y a plus d’autre dieu pour l’homme que l’homme lui-même, comme le dit Feuerbach; le Christ n’était que l’image symbolique de l’humanité qui n’avait pas encore pris conscience de sa propre divinité; celui qui est mort sur la croix, c’est Dieu, et l’homme peut alors vraiment naître.

III. Le grand dieu « politique »

Nous parvenons ainsi à un nouveau thème de réflexion. Après avoir réfléchi sur la conquête de la nature, après avoir réfléchi sur cette idée que c’est l’homme qui est devenu Dieu et non Dieu qui s’est fait homme, nous nous trouvons en face des implications théologico-philosophiques que suppose la politique.

Le Christ avait dit: « Mon Royaume n’est pas de ce monde. » Nombreux sont ceux qui nous demandent de compléter cette formule en disant qu’il faut la comprendre ainsi: mon Royaume n’est pas encore de ce monde; dès lors notre tâche devient claire: il s’agit de travailler efficacement à hâter l’avènement terrestre de ce Royaume d’où toute contradiction sera exclue. Et l’on ne manque pas d’ajouter que le Christ était un révolutionnaire venu prêcher la guerre et non la paix, c’est-à-dire la lutte des classes. Il faudra « donc » que le chrétien « s’engage » et s’ouvre sur le monde en comprenant que les perspectives sur les arrière-mondes, les spéculations eschatologiques, n’étaient que des lénitifs dont il importe de se débarrasser. Bref, il sera affirmé que l’homme peut se sauver lui-même par ses propres forces, qu’il peut se guérir de toutes ses maladies biologiques ou socio-économiques, de toutes ses discordes, de toutes ses tensions intérieures et extérieures grâce à une politique bien conduite selon le sens, c’est-à-dire selon la signification et selon la direction, de l’Histoire.

Telle est la raison pour laquelle on assiste, depuis pas mal de temps, à une politisation de l’Eglise qui se double d’ailleurs d’une cléricalisation des partis fortement structurés. Les partis politiques forts prétendent tout d’abord au monopole et nombreux sont ceux qui s’intitulent « le Parti »; ils possèdent leurs textes sacrés (les manifestes), leurs encycliques (les résolutions des comités), leurs prophètes, leurs Grands Inquisiteurs, leurs croisés, leur Index, leurs hérétiques et leurs prisons. Car aujourd’hui Dieu est devenu César et César est devenu Dieu; celui qui tient dans ses mains les destinées d’une nation, et bien souvent celles du monde tout entier, prétend que, en fonction d’études, de plans, de méthodes scientifiques rigoureuses, etc., il connaît le chemin qu’il faut suivre sous peine d’acculer l’humanité à la déroute et à la misère.

Ainsi sont nées les « théologies de la Révolution » et les « théologies de la violence » qui, au nom d’une bonne et d’une mauvaise violences, d’une révolution indispensable au salut de l’humanité, sont prêtes à employer la force pour diriger infailliblement la marche de l’histoire. Il est bien significatif de voir un Jean-Paul Sartre, qui signe un manifeste par jour pour la libération de X ou Y, qui dénonce les « répressions », ne pas hésiter à avoir recours à la violence suprême pour imposer le triomphe de ses idées politiques. Voici ce qu’il répond, dans un article intitulé « Sartre parle des maos » – article qui précède, ô ironie, un autre article ayant pour titre « Quand la Bible tue » –, à un interviewer qui lui demande: « Sans parler de combats de rue ou d’action à force ouverte, vous restez personnellement un partisan de la peine de mort politique? » Et Sartre proclame:

Oui… Un régime révolutionnaire doit se débarrasser d’un certain nombre d’individus qui le menacent, et je ne vois pas là d’autre moyen que la mort. On peut toujours sortir d’une prison. Les révolutionnaires de 1793 n’ont probablement pas assez tué et ils ont ainsi inconsciemment servi un retour à l’ordre puis la Restauration.1

César n’a donc pas de comptes à rendre puisqu’il connaît, prétend-on, le sens de l’Histoire au nom duquel il faut condamner les contresens.

Pour justifier de telles perspectives, la science est toujours invoquée. Dans son Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, Auguste Comte écrivait en 1822:

Il n’y a point de liberté de conscience en astronomie, en physique, en chimie, en physiologie, dans ce sens que chacun trouverait absurde de ne pas croire de confiance aux principes établis dans ces sciences par les hommes compétents. S’il en est autrement en politique, c’est parce que les anciens principes étant tombés, et les nouveaux n’étant pas encore formés, il n’y a point, à proprement parler, dans cet intervalle de principes établis.

Comte déplore cet état de choses. Nombreux sont ceux qui nous diront qu’aujourd’hui les nouveaux principes politiques ont été scientifiquement établis et que, par conséquent, il ne peut pas y avoir de liberté de conscience en politique. On ne saurait, précisera-t-on, laisser à l’erreur le droit de se répandre, on ne peut que s’incliner devant la vérité dans quelque domaine que ce soit. Pas plus qu’on ne saurait permettre, au nom d’on ne sait quelle liberté de conscience, qu’un professeur de mathématiques enseignât que ? + ? = 5, pas davantage, ajoutera-t-on, on ne saurait permettre, maintenant que les lois régissant l’histoire et l’économie politique ont été fermement établies, qu’un philosophe, un théologien, un artiste, un économiste, se situe en dehors de la ligne de vérité définie par le Parti qui s’annexe la formule: Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. Ainsi naissent les dictatures par la politique et par la science qui se donnent la bonne conscience d’être de bonnes dictatures parce qu’elles sont, prétendent-elles, des dictatures mises au service du Vrai.

Dès lors la Vie doit devenir exclusivement cette vie sociale à laquelle il importe de se consacrer entièrement sans hésitation ni murmure. Nous devrons exécuter les ordres des guides, des Duce, des Führer, des Grands Timoniers, qui savent dans quelle direction nous devons penser, marcher et agir.

Nombreux sont aujourd’hui les sauveteurs qui se prennent ainsi pour des sauveurs; or, il peut résulter d’une lecture des Ecritures cette idée que les sauvetages, souvent nécessaires, ne peuvent pas devenir des saluts et que les libérations, pour souhaitables qu’elles soient, ne peuvent pas donner naissance à la délivrance. Mais, dans la politique, la ruse de la passion (de la passion humaine) est la plus forte dans la mesure où elle cherche à se faire passer pour l’expression de la raison. Ici nous allons peut-être trouver le signe indubitable du péché originel.

L’exercice d’un pouvoir social est nécessaire; les sociétés possèdent des structures de plus en plus complexes et obéissent à des mécanismes de plus en plus compliqués, il est donc indispensable que des organismes président à leur fonctionnement. Mais, d’autre part, toute demande en vue de l’obtention d’un pouvoir quelconque est éminemment suspecte, car elle implique une ambition personnelle, un narcissisme évident, une grande complaisance à l’égard de soi, quand il ne s’agit pas d’une véritable paranoïa, comme cela se rencontre souvent chez tous ceux qui veulent nous faire croire que le troupeau a besoin d’eux, alors que c’est eux qui ont besoin du troupeau. Voilà donc le drame; nous ne pouvons pas ne pas faire de la politique, car ne pas en faire revient finalement à en faire tout de même dans la mesure où nous laissons ainsi agir les autres; nous ne pouvons pas ne pas participer à la vie sociale de la nation à laquelle le hasard de notre naissance nous a fait appartenir, nous devons donc prendre des options, voter, etc. Mais la politique conduit aussi aux délires de l’efficacité, aux exaspérations tyranniques de tous ceux qui exercent le pouvoir. Nous voici donc en face d’un colosse et d’une idole d’un nouveau genre: la liberté, celle au nom de laquelle on commet des crimes, celle qui étouffe les libertés. Et pourtant nous ne pouvons pas laisser prendre des libertés à l’égard de la Liberté.

Devant un tel dilemme certains prêchent la tolérance; mais il s’agit là d’une notion fort ambiguë. Au cours d’un dialogue entre des théologiens et des philosophes, j’ai entendu quelqu’un dire ceci: « Nous devons tout tolérer sauf l’intolérance. » Un Américain répondit aussitôt: « C’est trop facile, car nous sommes immédiatement tentés d’accuser l’autre d’intolérance pour pouvoir affirmer que nous ne pouvons pas le tolérer. Nous autres, Américains, serions trop portés à dire: « L’intolérant, c’est Hô Chi Minh, nous ne pouvons le tolérer. » Et cet Américain conclut par une formule qui se voulait généreuse: « Nous devons tout tolérer, même l’intolérance. » Je fis remarquer qu’une telle formule ne voulait finalement rien dire: fallait-il tolérer les pogroms, les camps de concentration nazis, le racisme hitlérien? Fallait-il dire: nous devons tolérer même cette intolérance? J’ajoutais qu’il fallait introduire une autre notion: celle d’intolérable. Il y a de l’intolérable que l’on ne saurait tolérer. Mais nous nous trouvons aussitôt devant une autre difficulté insurmontable: qui va définir cet intolérable d’une manière précise et au nom de quoi va-t-on le faire? Le Mal est donc bien là, mais nous ne pouvons le saisir pleinement et nous sommes incapables de le guérir par nos propres forces. Le péché originel échappe à toutes les tentatives de sauvetages et à toutes les guérisons d’ordre intellectuel, pratique ou politique.

IV. Les « essayismes »

Pour conclure, nous devons réfléchir sur d’autres formes de paganisme qui se rencontrent dans pas mal de théologies d’aujourd’hui. Quelques-uns refuseront les dictatures qui précèdent et les conséquences qu’elles impliquent et tenteront de se délivrer dans des saluts par la fuite. Ils affirmeront qu’il n’y a pas de chemin, que chacun est à lui-même son propre chemin – qu’il n’y a pas de Vérité mais seulement des vérités que les hommes utilisent pendant un certain temps parce qu’elles leur conviennent et dont ils changent une fois qu’elles sont usées –, que la vie n’est autre qu’un jeu, qu’une sorte de danse à laquelle nous nous devons de participer. Les théologies de la fête, les théologies dionysiaques, prolongent de tels points de vue et débouchent sur de nombreuses manifestations spectaculaires et théâtrales visant à renouveler la liturgie. La « recherche » donne ainsi naissance à l’essayisme et au n’importe quoi érigé en vision du monde. Tout cela accompli au nom de l’innocence et à partir de cette idée que nous sommes les enfants de Dieu. Ici, la porte est ouverte à toutes les licences, aux pensées les plus folles et les plus subjectives, à une sexualité débridée, au nom de cette idée séduisante que l’homme doit être laissé entièrement libre et qu’aucune contrainte, ni celle de l’Eglise, ni celle de la famille, ni celle de l’école, ni celle de la société ne doit brider sa « créativité ».

Conclusion

Nous voici donc parvenus au terme de notre réflexion. D’un côté, nous trouvons ceux qui nous disent: le sens est entièrement dans l’homme qui le détermine scientifiquement et l’applique dans l’histoire et dans la vie sociale; d’un autre côté, nous trouvons ceux qui nous disent: le sens se trouve n’importe où car il n’y a pas de sens mais des sens que nous devons créer et renouveler le plus rapidement possible afin de donner à la vie tout le caractère luxuriant dont elle n’aurait jamais dû être privée.

Or, à la lumière des impasses auxquelles conduisent de telles attitudes et à la lumière des évangiles, nous pourrions dire que le sens n’est ni entièrement en l’homme, ni entièrement en dehors de l’homme. Nous ne sommes pas les maîtres et les créateurs du sens, mais nous n’avons pas non plus à être les désespérés du sens. L’homme est dans le sens, celui-ci ne lui est ni totalement personnel ni totalement étranger. Parce que l’homme est dans le sens, il doit s’attacher à reprendre sans cesse les démarches par lesquelles il tente de l’approcher de plus près.

C’est pourquoi nous pouvons citer, en conclusion, la parole: « Il y a bien des demeures dans la maison de mon Père. » Les uns prétendront qu’il n’y a qu’une seule maison et que eux seuls en possèdent la clef – et c’est ainsi que naissent toutes les dictatures théologiques et politiques; les autres affirmeront: « Construisez votre demeure n’importe où, où vous voudrez, elle sera toujours dans la maison parce que la maison est partout. »

Or cette maison n’est pas n’importe où, mais elle n’est pas, pour cela, ici ou là, en un point que les hommes pourraient localiser en fonction de leurs propres coordonnées. Malgré tous les abris qu’il peut construire, l’homme ne peut jamais être à lui-même son propre abri, car il est le seul être qui ait toujours besoin d’être consolé.

Jean nous dit dans l’Apocalypse: « Et la mer n’était plus », cette mer qui sépare les îles que nous sommes les uns et les autres, cette mer sur la surface de laquelle prolifèrent des moyens de communication qui ne nous donnent jamais la communion. L’homme peut sillonner la mer, il ne peut la vider. Christ nous donne à comprendre et à sentir que la voie qui mène des hommes aux hommes se trouve bien au-delà de celles que nous traçons sur la planète. L’amour du prochain ne se rencontre pas dans ces idolâtries du collectif où l’on prend l’incorporation pour une incarnation. Christ donne à comprendre et à sentir que l’espérance à exhausser se trouve au-delà de tous les espoirs à réaliser, que le port que cherche le pèlerin qui est en chacun de nous est ailleurs que tous les ailleurs et plus loin que tous les là-bas au rapprochement desquels nous ne cessons de travailler.

Dieu est le Tout Autre et les copies que nous pouvons en proposer n’ont rien à voir avec l’original qui n’est pas de ce monde.

L’homme n’est pas à lui-même sa propre solution, il est à lui-même son propre problème et c’est dans cette ouverture toujours béante que vient surgir ce qu’il attend sans cesse mais que lui-même ne pourra jamais se donner.

 


* J. Brun (1919-1994) a été professeur associé de la Faculté de théologie réformée d’Aix-en-Provence dès le début et jusqu’à sa mort. Cet article, publié dans Etudes évangéliques (1975:1-2), montre toute l’actualité et le prophétisme de sa pensée.

1 A ctuel, février, 1973.

Les commentaires sont fermés.