La méprise universaliste
Michel JOHNER*
Il se trouve, dans l’enseignement du Nouveau Testament, deux éléments dont la cohésion ne s’impose pas à première vue : d’une part, l’affirmation du salut par la foi seule (avec en corollaire celle de la perdition des incrédules) et, d’autre part, l’affirmation de la victoire universelle du Christ sur le péché du monde.
A beaucoup, ces deux affirmations paraissent incompatibles, car, disent-ils, de deux choses l’une, soit la victoire du Christ sur le péché du monde est réelle et universelle – en tel cas le Sauveur doit être le sauveur de tous les hommes, mais ce « doit » implique la négation, ou tout au moins la relativisation, de ce qui fait l’historicité de l’accession à ce salut, le salut des seuls croyants –, soit l’exigence de la foi est absolument incontournable – en tel cas, il ne saurait être question, pour ce salut, de nécessité ou d’universalité.
En d’autres termes, s’il est une double issue à l’histoire de l’humanité (le salut ou la perdition, le paradis ou l’enfer), que signifie alors le triomphe universel de la croix? La victoire universelle du Christ conserve-t-elle encore un contenu tangible? Et s’il est une issue unique à l’histoire de l’humanité, en l’occurrence le salut, quelle signification revêt encore, dans l’enseignement du Christ, des thèmes comme la nécessité de la foi, le jugement dernier ou le châtiment éternel?
Face à la difficulté, la solution qui prévaut dans l’herméneutique contemporaine consiste à faire un choix en faveur de l’option qui paraît la plus généreuse (le salut universel) et à reléguer au second plan les paroles, par ailleurs impopulaires, qui concernent le jugement dernier et le châtiment éternel. A ces notions n’est plus reconnue, dans l’exégèse biblique, qu’une visée interpellatrice (menaces et avertissements) ne véhiculant aucune information objective sur le devenir de l’homme.
C’est ainsi que s’est installé un nouveau dogme, dans le credo du protestantisme contemporain, qu’on appelle l’« universalisme ». C’est la croyance, aujourd’hui très largement répandue, selon laquelle tous les hommes seront sauvés, quelles que soient leur foi ou leur religion.
Universalisme implicite et explicite
Il convient toutefois de distinguer, à ce propos, deux positions dans la théologie contemporaine. D’une part, pour reprendre la terminologie de B. J. Nicholls1, l’universalisme « explicite » de ceux qui, comme J. A. T. Robinson, n’hésitent pas à parler sans retenue du salut de tous les hommes en Jésus-Christ. Et, d’autre part, l’universalisme « implicite » de tous ceux qui, dans le sillage de K. Barth, conscients des dangers que présente la doctrine universaliste, se gardent de l’affirmer ouvertement, mais dont le système théologique (en l’occurrence la « concentration christologique ») implique néanmoins le salut universel comme son corollaire.
Une conjoncture favorable
L’engouement contemporain pour la doctrine universaliste s’explique également (et surtout) par un certain nombre de facteurs non théologiques, comme l’éducation induite par le développement du dialogue œcuménique. Il n’est plus de bon ton, aujourd’hui, d’émettre un jugement de valeur sur la foi ou la non-foi de l’autre. Et même vis-à-vis des religions non chrétiennes, l’idée de mission ou d’évangélisation est regardée comme suspecte. On lui préférera, et de beaucoup, l’idée du dialogue interreligieux, qui apparaît comme une démarche ouverte et respectueuse de la pluralité des formes d’expression de la foi.
Un certain sens pastoral, associé aux sciences humaines, participe également aujourd’hui au succès de la doctrine universaliste. Comme le dit H. Blocher, la gêne devant l’idée que la destinée éternelle dépend de l’authenticité de la foi personnelle s’inspire aussi de la « sagesse » désabusée de celui qui sait d’expérience la fragilité, l’impureté, la complexité, la médiocrité de la foi des croyants. Où tracer la frontière de la vraie foi dans l’enchevêtrement des élans, des velléités, des efforts, des réactions?2
La nécessité de l’amour de Dieu
Le premier argument qui monte en général à la bouche des universalistes, c’est celui de l’amour de Dieu. Pour J. A. T. Robinson, par exemple, « l’universalisme n’est pas une spéculation, mais une affirmation fondée sur la véritable nécessité de l’amour de Dieu. Dans un univers d’amour, il n’y a pas de ciel qui tolère la chambre des horreurs. Si Dieu condamnait à l’extension des millions d’hommes, il aurait échoué, et échoué infiniment (…), une complète contradiction serait posée dans l’être de Dieu, Dieu cesserait tout simplement d’être Dieu. »3 De même pour J. Ellul, « (…) il ne peut y avoir d’existant en dehors de l’amour de Dieu, puisque ce Dieu est tout; il est impensable qu’existe un lieu de souffrance, de torture, de domination du mal (…); il est stupéfiant qu’une théologie chrétienne n’ait pas vu ce qu’il y a d’impossible dans cette invention »4.
Il est juste de souligner que le Dieu dont parle l’Ecriture est foncièrement un, qu’il n’y a en lui aucune forme de duplicité. Comme le dit J. Ellul, « il n’est pas un Dieu qui aurait deux visages, une sorte de Janus bifrons »5. De même, J. A. T. Robinson relève avec raison que « la justice de Dieu n’est en aucun sens l’antithèse de son amour »6. Mais, à partir de là, on ne comprend plus pourquoi J. A. T. Robinson, au lieu de chercher à définir les attributs de Dieu les uns avec les autres et les uns par les autres (comme le voudraient les règles d’une saine herméneutique), se permet d’établir une hiérarchie entre ces différents attributs, et surtout de placer au sommet de cette hiérarchie un « amour de Dieu » dont il a lui-même défini le contenu de façon abstraite. J. A. T. Robinson pose au départ une définition subjective ou, comme le dit E. A. Blum, « anthropocentrique »7 de l’amour de Dieu (c’est-à-dire conforme à l’image que ses pensées et sentiments personnels lui en donnent), puis il impose à l’ensemble de l’enseignement biblique la nécessité de se soumettre à la logique supposée de ce concept directeur.
En utilisant exactement la même méthode, on pourrait soutenir la thèse inverse : partant d’une notion « anthropocentrique » de la justice de Dieu (en l’occurrence strictement rétributive), on excluerait ensuite de l’Evangile la doctrine de la grâce en s’étonnant que « la théologie chrétienne n’ait pas perçu ce qu’il y a d’impossible dans cette invention. »
En revanche, pour celui qui veut penser l’amour de Dieu en partant de l’ensemble de ce que l’Ecriture révèle sur lui, force est de constater que cet amour ne s’oppose pas aux condamnations les plus rigoureuses, même éternelles. Et cet amour de Dieu, de même que toutes les autres données de la théologie biblique, ne s’offre pas en premier lieu à notre raison ou à nos sentiments, mais demande à être cru! On croit que Dieu est amour, comme on croit qu’il est juste ou tout-puissant : c’est-à-dire par la foi en sa Parole, une foi qui va bien au-delà du sentiment ou de la compréhension rationnelle que l’on peut en avoir. Comme le dit H. Blocher, « ce n’est certainement pas à nous qu’il appartient de donner à Dieu des leçons de miséricorde »8.
La grâce dénaturée
C’est la raison pour laquelle les théologiens du deuxième groupe (l’universalisme « implicite »), auquel appartient d’ailleurs F. Torrance, sont soucieux de ne pas durcir l’idée de salut universel en une doctrine. Pour K. Barth, par exemple, quoiqu’il n’y ait aucune raison d’exclure la perspective d’une réconciliation universelle, il faut se retenir de l’affirmer, car, dit-il, « fût-ce dans l’élaboration des pensées et des propositions qui seraient théologiquement d’une logique et d’une conséquence des plus évidentes, on ne doit pas chercher à usurper ce qui ne saurait être donné et reçu que comme un libre cadeau. »9
Ce n’est pas l’idée universaliste en tant que telle que conteste la théologie dialectique, mais c’est le fondement sur lequel J. A. T. Robinson et ses pairs entendent l’appuyer : une notion anthropocentrique et rationnelle de l’amour de Dieu, laquelle « transforme un mouvement en une nécessité »10.
De ce point de vue, s’il est question d’un salut universel, ce ne peut être qu’en vertu de la nature même de la grâce. E. Brunner, par exemple, dira « ce n’est pas ma foi qui fait que je suis l’objet de l’amour de Dieu; si c’est donc malgré moi que sa volonté s’accomplit en ma faveur, pourquoi ne devrait-elle pas s’accomplir tout aussi bien en faveur de tous? Ainsi donc le message de la grâce inconditionnée renferme en lui-même la connaissance du décret du salut universel. »11
L’argument est beaucoup plus subtil que le précédent, et d’autant plus séduisant qu’il semble traduire une préoccupation évangélique. L’idée universaliste ne procède pas, ici, d’une relativisation de la culpabilité humaine ou de l’absolue gratuité de la grâce mais, au contraire, comme l’implication même de cette gratuité. La colère de Dieu, dit-on, est tout entière tombée sur le Christ. Il a porté sur la croix la condamnation universelle et fait triompher la grâce de façon tout aussi universelle. L’universalisme est, ici, corollaire d’une « concentration christologique ». En Jésus-Christ, tout homme est à la fois réprouvé et élu. Dans leur relation dialectique, la perdition universelle et la réconciliation universelle s’impliquent réciproquement, « elles ne sont vraies qu’ensemble »12.
Toutefois, c’est aussi dans ce « réciproquement » qu’apparaît la singularité de cette seconde approche. Car s’il est juste, au regard de la doctrine biblique de la grâce, de dire qu’il n’y a pas de sauvés qui n’aient été condamnés, il n’en va pas de même de l’affirmation inverse. Pour les écrivains bibliques, tous les hommes condamnés ne sont pas sauvés, mais ceux-là seuls qui croient en Jésus-Christ. Ici, en revanche, condamnation et salut sont indissociables, et il n’y a pas davantage de condamnés qui n’aient été sauvés qu’il n’y a de sauvés qui n’aient été condamnés. La réalité de la condamnation est même subordonnée à celle du salut. Comme le dit G. C. Berkouwer, « l’histoire du péché est contemporaine de sa conquête par la grâce immuable de Dieu »13.
La dévaluation de la foi
Ainsi surgit la question cruciale posée par toute idée universaliste : quelle signification revêt encore, dans cette perspective, la nécessité de la foi ou celle de l’obéissance de la foi (pour désigner ses implications éthiques)? S’il y a en Jésus-Christ condamnation et élection, non seulement des croyants, mais de tout homme, l’obéissance de la foi joue-t-elle encore un rôle décisif dans l’accession au salut?
L’obéissance de la foi, est-il précisé, est incluse, de fait, dans la rencontre existentielle entre Dieu et les hommes, en vertu du caractère bilatéral (dipleurique) de l’œuvre de la grâce, puisque « le mouvement de Dieu envers moi a pour but d’inspirer mon mouvement envers lui »14. C’est précisément la particularité de la doctrine biblique de l’élection, dit T. F. Torrance, « d’expliquer l’action universelle de la grâce de Dieu de manière telle que, loin de dissoudre les notions de choix et de décision, elle les établisse »15. Ce plaidoyer contemporain en faveur du dipleurisme de la grâce est généralement étayé par une violente critique de toute conception synergiste (ou « semi-pélagienne ») du rapport entre la foi et le salut, telle qu’elle s’est exprimée, par exemple, au travers de l’arminianisme16.
Il convient toutefois de s’interroger sur la signification réelle de leur « dipleurisme », lorsque les théologiens universalistes affirment conjointement, à l’exemple de J. Ellul, « que l’homme soit ou non réconcilié, qu’il veuille faire sa paix avec Dieu, qu’il soit repentant ne change rien à la décision de Dieu de réconcilier le monde avec lui-même : cela changera certes la vie de cet homme, mais non sa destination au salut; la réconciliation concerne dorénavant tout homme (musulman, bouddhiste, nazi, communiste, etc.) et je dirai s’impose à lui qu’il le sache ou non, qu’il le veuille ou non; Dieu est réconcilié avec lui, même si cet homme n’est pas réconcilié avec Dieu »17.
C’est là qu’apparaît, au-delà des mots utilisés, la fracture qui s’est opérée entre la pensée contemporaine et la doctrine classique de la justification par la foi seule (sola fide), telle qu’elle a été définie par la Réforme. Comme le fait remarquer N. T. Wright, « la doctrine paulinienne de la justification par la foi a son côté négatif dans l’implication : sans la foi, pas de justification ». Selon l’Ecriture, l’enjeu de la foi n’est autre que le salut lui-même : « Celui qui croit au Fils a la vie éternelle, celui qui ne se confie pas au Fils ne verra pas la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui. »18 Dans la pensée universaliste, par contre, la foi ou le dipleurisme n’a pas pour enjeu le salut lui-même, mais uniquement sa connaissance ou son expérience existentielle.
Pour K. Barth, par exemple, « l’illusion qu’il (l’incrédule) nourrit ne touche pas la vérité, et encore moins y change-t-elle quelque chose (…); quelle que soit la force ou l’habileté avec laquelle l’homme triche ou fraude, il reste que la vérité est valable aussi pour lui (…) »19. Dans ce mouvement, K. Barth ira jusqu’à soutenir l’idée de « l’impossibilité ontologique de l’incrédulité »20, une thèse que G. C. Berkouwer explicite de la manière suivante : « De même que pour K. Barth le péché est ontologiquement impossible, parce qu’il ne parvient pas à atteindre ce qu’il veut atteindre, de même l’incrédulité est une réalité impossible, parce qu’elle ne parvient pas à ébranler ce qui, dans la décision divine, est devenu une réalité irrévocable. »21
Il est donc manifeste que la « nécessité de la foi », dont parle la théologie dialectique, est quelque chose d’essentiellement différent de ce que la théologie chrétienne antérieure désignait par les mêmes termes. Alors que pour les écrivains bibliques, la foi est une affaire de vie ou de mort, de salut ou de perdition, elle n’est plus, ici, qu’une question de connaissance ou de méconnaissance, d’harmonie ou de dysharmonie existentielle avec un salut, qui, de toute manière, est et demeure! La portée de la foi est limitée au domaine de l’appréhension cognitive. La seule chose qui distingue encore l’incroyant du croyant, c’est, comme le dit G. C. Berkouwer, que, chez lui, « la connaissance subjective n’est pas encore à la hauteur de l’état objectif des choses »22.
Nous sommes en présence d’une forme d’objectivisation du salut qui en repousse l’appropriation en deçà de toute historicité, et la dépouille, de ce fait, de toute visibilité morale. L’appropriation du salut se trouve, ici, comme incluse dans un destin antérieur à l’histoire personnelle. Elle est conçue, pourrait-on dire, comme une réalité « pré-historique » ou « originelle ».
L’historicité du salut
Il serait excessif de dire que l’universalisme dialectique ôte à l’historicité de l’appropriation du salut tout contenu23, mais il ampute néanmoins cette historicité d’une partie importante de sa signification. Dans la perspective néo testamentaire, l’appropriation du salut passe obligatoirement par un engagement personnel qui confère à cet événement une signification morale authentique. Elle n’est jamais une irrépressible vocation, à l’emprise de laquelle l’homme et l’histoire de l’homme seraient incapables d’échapper, et le dénouement de l’histoire, en corollaire, n’est jamais réduit à une issue unique. La foi personnelle, sans être la cause méritoire du salut, demeure l’instrument de son appropriation.
C’est dire que, jusque dans l’ordre de la grâce, il plaît à Dieu d’établir une continuité entre le présent et l’éternité. Il n’entre pas dans son dessein de sauver les hommes malgré eux, ou sans eux, mais ceux qui s’approprient dans la foi la promesse de salut en Jésus-Christ. De là découle une valorisation éthique infinie du temps vécu : car l’homme n’a qu’une vie, et dans cette vie unique se joue pour lui l’éternité!
Les universalités bibliques
Pour qui définit ainsi l’instrumentalité de la foi demeure encore ouverte la question des universalités bibliques évoquées dans l’introduction. La lecture non-universaliste du Nouveau Testament parvient-elle à faire droit aux données relatives à l’universalité de la victoire de Jésus-Christ?
Les théologiens « particularistes » discernent dans les paroles néo testamentaires quatre axes principaux d’universalité :
i) Le premier axe, c’est l’universalité de l’annonce de l’Evangile et de l’amour de Dieu qui inspire cette interpellation universelle. Nul, en effet, ne peut se considérer comme étant exclu du champ de la promesse qui s’exprime, par exemple, dans le « quiconque croit en lui » de Jean 3 :16. Cet appel à la foi, cette invitation pressante à entrer dans la maison du Père, est aussi large que l’humanité!
ii) Le second axe de l’universalité biblique, c’est le caractère non discriminatoire de l’accès au salut. En effet, dans l’expérience de la justification par la foi seule, il n’y a plus de considération de sexe, de race ou de rang social qui puisse entrer en considération (cf. Ga 3 :28). Aussi diverses que soient leurs identités sexuelle, sociale ou ethnique, tous les hommes se retrouvent unis dans l’expérience d’un salut qui repose sur l’imputation des mérites d’un Autre, et dont l’appropriation passe par un acte de foi personnelle.
iii) Le troisième axe de l’universalité biblique, mis en évidence par les théologiens « particularistes », c’est la relation organique qui lie l’ordre de la rédemption à l’ordre de la création. En effet, mettant en perspective l’alliance adamique et l’alliance de grâce, il apparaît que la seconde n’a pas pour effet d’invalider la première, mais bien au contraire de la restaurer et de l’accomplir. L’œuvre de Dieu manifestée en Jésus-Christ (le deuxième ou le dernier Adam) ne consiste pas à bâtir un nouvel édifice à côté des ruines de l’ancien, mais à restaurer et parfaire l’édifice que le péché des hommes a corrompu. Ainsi la vie nouvelle à laquelle les croyants accèdent dans la foi n’est autre, rétrospectivement, que La Vie, celle à laquelle Dieu a appelé tout homme dès la fondation du monde24.
Dans cette perspective, l’Eglise du Christ ne saurait être considérée comme un conglomérat d’individus, ni même un échantillon représentatif de leurs différents types. Car elle est l’humanité, en tant que telle, restaurée et accomplie. Comme le dit H. Bavinck, « dans l’Eglise, c’est le monde lui-même qui est sauvé, et non quelques hommes issus du monde (…). Ce n’est pas un agrégat accidentel ou arbitraire qui est l’objet de l’élection divine ou qui est sauvé en Jésus-Christ, mais c’est un tout organique. »25 En Jésus-Christ, c’est l’ensemble du dessein originel de Dieu pour la création qui s’accomplit, sinon quantitativement (puisque seuls les croyants accèdent à cette grâce), du moins qualitativement (puisque l’œuvre du Christ en épuise toutes les virtualités). Tout dualisme entre la création et la rédemption est ici exclu par la vision de leur unité organique.
iv) Enfin, quatrième axe de l’universalité biblique, c’est l’universalité de la royauté eschatologique du Christ, une royauté qui ne saurait être confondue avec le salut.
Le Christ, en effet, est désigné dans l’Ecriture comme le Chef de l’Eglise26, mais aussi comme le « Chef » de tout homme27, ou de « toute principauté et pouvoir »28. Et la confession « Jésus-Christ est Seigneur », que toute langue prononcera29, est précisément l’acte universel d’allégeance à ce souverain. Mais cette royauté universelle ne signifie pas pour autant salut universel! Le Christ est à la fois « tête » de l’Eglise et « tête » de tout homme, mais seule l’Eglise est désignée comme son « corps »30. Il y a donc une certaine ambiguïté dans la terminologie biblique à laquelle la théologie doit être attentive. Comme le dit O. Culmann, « d’une part l’Eglise (…) est réellement une partie de tout le domaine où règne Christ et dont il est la tête, (…) d’autre part, Christ lui-même est présent dans cette partie limitée de son Royaume d’une tout autre manière que partout ailleurs »31. En d’autres termes, tout ce dont le Christ est tête n’est pas que son corps. Le Royaume du Christ est plus étendu que l’Eglise du Christ.
Pour souligner la justesse de cette analyse, il est aussi notable que lorsque les auteurs du Nouveau Testament parlent d’enfer ou de perdition éternelle, ils ne parlent pas d’« un lieu où Dieu n’est pas », et encore moins d’un lieu où sa souveraineté serait tenue en échec! Le lecteur de la Bible se trompe s’il se représente le rapport du ciel et de l’enfer de façon dualiste ou manichéiste, comme la cohabitation éternelle de deux mondes opposés. Ainsi que le fait remarquer J. Cruvellier, « il n’existe pas deux souverains face à face : le souverain créateur de l’enfer dans son domaine et le souverain créateur du ciel dans le sien (…) »32.
Dans la perspective néo testamentaire, la royauté eschatologique du Christ est établie jusque dans l’enfer!33
Ce qui rend la condition des réprouvés si douloureuse, c’est le fait qu’ils soient convaincus, jusque dans leur propre conscience, de la seigneurie et de la bonté du Christ dont ils sont séparés.
Conclusion
Tout compte fait, il s’avère que l’universalisme contemporain, par la manière dont il conçoit le triomphe de la grâce, réduit considérablement la profondeur de cette victoire. Le triomphe de la grâce, pourrait-on dire, perd ici en profondeur ce qu’il gagne en largeur : l’historicité de l’appropriation du salut est sacrifiée à son universalité.
Certes, tout homme est sauvé en Jésus-Christ, mais un homme diminué, atrophié de la partie la plus décisive de lui-même. Le champ de sa vocation et de sa responsabilité historique se réduit désormais à vivre en consonance ou en dissonance existentielle avec un salut qui, de toute manière, et inéluctablement, l’emportera.
Il est fort regrettable que les universalistes, souvent pour des raisons d’ordre sentimental, se permettent d’écarter les traits de la révélation biblique qui leur paraissent trop tranchants. Car, ce faisant, sous prétexte de la protéger, ils dépouillent la vie de chaque individu de l’importance que la doctrine biblique lui confère, et méconnaissent les enjeux éthiques considérables qui s’attachent à sa décision.
Prendre au sérieux ce que le Nouveau Testament dit de la particularité du salut (le salut des seuls croyants), ce n’est pas transformer la bonne nouvelle du salut en une doctrine « horrible et blasphématoire », mais c’est affirmer qu’il plaît à Dieu, jusque dans l’ordre de la grâce, de traiter avec l’homme comme avec une personne, de le prendre au sérieux dans ses choix et ses déterminations personnelles.
Si quelqu’un veut, au nom de l’Evangile, prendre la défense des notions d’amour et de générosité, il fait bien. Mais ce n’est pas en adhérant à l’idée universaliste qu’il y parviendra, mais, au contraire, en proclamant à tous les hommes la bonne nouvelle du salut par la foi en Jésus-Christ, et en les appelant à cet acte de foi personnelle avec empressement et solennité.
* M. Johner est professeur d’éthique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.
1 B. J. Nicholls, « The Exclusiveness and Inclusiveness of the Gospel », Themelios (1979 :2), 63.
2 H. Blocher, « Le champ de la rédemption et la théologie moderne », Hokhma 43 (1990), 38.
3 J. A. T. Robinson, « Universalism – is it Heretical? », Scottish Journal of Theology (1949 :2), 146.
4 J. Ellul, « Le salut universel », dans Ce que je crois (Paris : Grasset et Fasquerelle, 1987), 252 (c’est nous qui soulignons).
5 J. Ellul, ibid., 252.
6 J. A. T. Robinson, op. cit., 145.
7 E. A. Blum, « Shall you not Surely Die? », Themelios (1979 :2), 60.
8 H. Blocher, « La doctrine du châtiment éternel », Ichthus 32 (1973), 7, disponible sous le titre Irons-nous tous au paradis? (Aix-en-Provence : Kerygma, 1999).
9 K. Barth, « La damnation de l’homme », Dogmatique (Genève : Labor & Fides, 1973, IV, III**), 122-123.
10 T. F. Torrance, « Universalism or Election? », Scottish Journal of Theology (1949 :3), 313.
11 E. Brunner, « Réconciliation universelle et jugement dernier », La doctrine chrétienne de l’Eglise, de la foi et de l’achèvement (Genève : Labor & Fides, 1967), 505 (c’est nous qui soulignons).
12 E. Brunner, op. cit., 505.
13 G. C. Berkouwer, op. cit., 250.
14 E. Brunner, « The Last Judgment and the Problem of Universal Redemption », Eternal Hope (Philadelphie : The Westminster Press, s. d.), 184.
15 T. F. Torrance, op. cit., 314.
16 Pour plus de développement à ce propos, cf. M. Johner, « L’universalité et la particularité du salut chrétien », La Revue réformée 156 (1988 :4), 18-24.
17 J. Ellul, op. cit., 268.
18 Jn 3 :36; cf. Mc 16 :16; Hé 3 :14 et 4 :3.
19 K. Barth, op. cit., 119.
20 K. Barth, « Kirchliche Dogmatik » IV/I (Zurich : Zollikon, 1953), 634.
21 G. C. Berkouwer, De Triomf der Genade in de Theologie van K. Barth (Kampen : Kok, 1954), 263.
22 G. C. Berkouwer, ibid., 261.
23 Cf. sur cette question les remarques prudentes de J. Ellul in Ethique de la liberté, 89-90.
24 Pour plus de développement à ce propos, cf. M. Johner, op. cit., 33-37.
25 H. Bavinck, Gereformeerde Dogmatiek II (Kampen : Kok, 1928), 368.
26 Ep 1 :22.
27 1 Co 11 :3.
28 Ep 1 :10; cf. Col 1 :15-20.
29 Ph 2 :9-10.
30 Ep 1 :23; Col 1 :18, 24.
31 O. Cullmann, Royauté du Christ et Eglise selon le Nouveau Testament (Neuchâtel et Paris : Delachaux et Niestlé, 1971), 54-55.
32 J. Cruvellier, « Le châtiment éternel », Etudes évangéliques (1955 :4), 86.
33 Qu’est-ce, par exemple, que « les pleurs et les grincements de dents » sinon, en Matthieu 22 :13, le déchirement intérieur de celui qui prend toute la mesure de la générosité que Dieu a manifestée à son égard, et pour qui, cependant, le temps d’en jouir est révolu? Qu’expriment les gémissements de celui dont « le corps et la chair se consument », si ce n’est, en Proverbes 11 :5-14, le cri « comment ai-je pu haïr l’instruction (…), comment ai-je pu ne pas écouter la voix de mes maîtres »? Q’expriment « les pleurs et les grincements de dents », sinon, en Luc 13 :23-30, le remords incommensurable de ceux qui, voyant les multitudes venues des quatre coins de la terre se mettre à table dans le Royaume de Dieu avec leurs pères Abraham, Isaac et Jacob, frappent et crient, mais un peu tard, « Seigneur ouvre-nous »?