La conversion

La conversion

Gérald BRAY*

A la différence de la plupart des thèmes traités jusqu’ici dans cette série, le sujet de la conversion a curieusement un petit air sectaire. Il est généralement admis que la Création, par exemple, est une doctrine chrétienne, même si on n’y croit pas; la conversion est une notion beaucoup plus nébuleuse. Est-ce, à proprement parler, une doctrine? Ne vaudrait-il pas mieux en parler, soit comme d’une expérience spéciale faite par un petit nombre de « géants de la foi », tels que Paul, Augustin, François d’Assise et Luther, soit comme d’une expérience artificiellement provoquée dans d’innombrables réunions d’évangélisation, soit, tout au plus, comme d’un phénomène plutôt désagréable que l’on peut ignorer pour des raisons pratiques?

Impossible d’évacuer le fait que la conversion n’a pas bonne presse chez beaucoup, parce qu’elle présuppose une condition humaine dans laquelle bien peu de personnes sont prêtes à se reconnaître; de plus, la conversion ne leur semble concerner que des êtres exceptionnels dont elles ne sont pas. Se convertir exige une prise de conscience de son état de péché, et il semble que, dans certains cas au moins, celle-ci soit liée à un péché vraiment grave. La conversion exige que l’on reconnaisse de tout cœur sa propre faiblesse face à ce mal, et que l’on soit prêt à requérir la miséricorde de Dieu, le juste Juge. Elle présuppose, alors qu’on n’y croit plus guère de nos jours, qu’il y aura, un jour, un jugement auquel nul n’échappera, et que le premier objectif dans la vie est d’éviter la sentence « coupable » qui nous y attend inexorablement.

En un mot, la conversion présuppose un certain nombre de croyances et d’expériences préalables qui ne sont ni populaires ni à la mode à notre époque. Il est même possible d’assister au culte toutes les semaines – même dans une Eglise « évangélique » très attachée à la Bible – et de ne jamais entendre prononcer, de manière correcte et forte, les mots péché ou culpabilité. Il se peut qu’il y ait un moment de confession et que, dans certaines Eglises, des réunions d’évangélisation avec appel,… continuent d’avoir lieu, mais, sauf exception, le message délivré invite beaucoup plus à considérer les joies de la communion en Jésus-Christ que des réalités plus sombres. A une époque où la fréquentation du culte est fortement réduite, on ressent vivement le besoin de rendre celui-ci plus attrayant, et on pense souvent qu’il n’y a pas de raison de décourager des membres potentiels.

Ces tendances sont renforcées par les pressions exercées par un libéralisme théologique (parfois sous la forme d’un « néo-évangélisme ») qui n’accepte pas les présupposés sur lesquels la doctrine de la conversion est basée, et qui méprise la préoccupation des âmes lorsqu’elle s’exerce aux dépens de la justice sociale et de la solidarité. Aussi croire à la nécessité de la conversion conduit-il à être constamment sur la défensive et oblige-t-il à exposer sa position avec clarté et confiance dans un climat foncièrement hostile. Mais en dépit des difficultés -multiples -, il ne faut pas renoncer, puisque la conversion a toujours été, et reste, l’un des éléments fondamentaux de la vie du chrétien et de l’Eglise.

Lorsque nous examinons les Ecritures pour connaître leur enseignement sur ce sujet, il est courant de considérer, tout d’abord, le cas de l’apôtre Paul, dont la conversion sur la route de Damas a toujours été considérée comme l’archétype en la matière. Cela est tout à fait compréhensible, mais fort dommage pour au moins deux raisons. La première est que, même selon les normes du Nouveau Testament, cet événement est exceptionnel. Paul a été un exemple typique de « grand pécheur » – après tout, n’était-il pas en route pour persécuter les chrétiens de Damas? – et sa conversion comporte un maximum de facteurs dramatiques. L’ensemble constitue une histoire remarquable, dont il ne faut jamais réduire l’importance, mais dont on ne peut guère dire qu’elle ressemble si peu que ce soit à l’expérience du chrétien moyen!

La deuxième raison est que le but de l’expérience de conversion de Paul a été unique: avoir la vision du Christ ressuscité qui l’a appelé à être apôtre, lui, l’avorton. Ce but est extrêmement important et spécifique. La conversion de Paul ne peut donc pas être prise comme modèle pour nous. Il y a d’autres récits de conversions dans le Nouveau Testament; certaines sont spectaculaires comme celle du geôlier de Philippes, d’autres plus intellectuelles (comme celle de Denys l’aréopagite). Il n’existe pas de modèle type de conversion, même s’il est possible de déceler des points communs à toutes.

En réalité, la conversion n’est pas, d’abord, une expérience, mais une doctrine. Pour comprendre ce qu’est la conversion, il convient d’en considérer les principes avant d’analyser des exemples précis. Le modèle se situe au niveau théorique, sa concrétisation pouvant revêtir des formes très différentes. C’est pourquoi il ne faut jamais se laisser prendre au piège de prescrire une méthode particulière, ce qui ne ferait pas honneur à la sagesse et à la puissance de Dieu.

La recherche de principes dans les Ecritures nous pousse à nous tourner vers l’évangile de Jean, où le contraste entre les ténèbres et la lumière est peint avec intensité. Nous en venons inévitablement au chapitre 3, où Jésus dit à Nicodème qu’il doit naître de nouveau. Cette expression consacrée a revêtu une certaine notoriété depuis quelques années, grâce à un éveil religieux aux Etats-Unis. Etre « né de nouveau » y est devenu une condition de l’élection à la Présidence. Par suite, l’expression a été reprise par les médias, et ne signifie plus, désormais, qu’un changement d’attitude ou d’opinion. Cela n’est pas sans valeur, bien sûr, mais cette définition est bien en deçà de son sens selon la Bible. Dans le Nouveau Testament, la régénération n’est pas un changement superficiel comme peut en susciter une habile campagne de publicité. Elle est, au contraire, un nouveau départ sur une base tout autre que précédemment.

Cette nouvelle base est nécessaire à cause de l’état de péché dans lequel se trouvent tous les hommes depuis Adam. Peu importe qu’ils aient ou non commis des péchés graves: il suffit qu’ils se trouvent dans cet état. Nicodème était un homme juste et pieux, sans doute plus proche de Dieu que la plupart des hommes de son temps. Il était même capable de reconnaître une valeur positive en Jésus -pas différente de celle que bien des libéraux d’aujourd’hui lui reconnaissent – à savoir qu’il était un homme extraordinaire ayant une relation exceptionnellement proche avec Dieu. En dépit de tout cela, Nicodème était mort spirituellement parlant. Même lui devait repartir de zéro et passer par une expérience de salut et une vie nouvelle dans l’Esprit, dont il n’avait aucune idée.

Ce que cela signifie se clarifie plus loin dans l’évangile. En Jean chapitres 14-16, Jésus explique qui il est, quel est le sens de sa mission, et comment il l’accomplira. Dans ces chapitres, il donne, en particulier, un enseignement sur l’œuvre du Saint-Esprit qui va venir. En Jean I6:8, nous lisons que quand le Saint-Esprit sera venu, « il convaincra le monde de péché, de justice et de jugement ». Ici, en quelques mots, se trouvent le message de l’Evangile et la doctrine de la conversion.

En premier lieu, la conversion est l’œuvre du Saint-Esprit. Si n’en est pas l’auteur, elle n’est pas authentique. Il est certainement possible de simuler l’expérience de la conversion, et nombreux sont les prédicateurs qui ont très bien su provoquer de « fausses conversions ». C’est ainsi qu’on voit des personnes répondre à toutes sortes d’appel, pour des raisons très diverses. Cela n’est pas toujours visible sur le moment, mais plus tard nous savons, en considérant l’évolution de ceux qui persévèrent dans la foi – par opposition avec ceux qui abandonnent – qui a été touché et qui ne l’a pas été. Dieu est libre d’agir (ou pas) comme il l’entend. Mais une chose est claire, quelle que soit sa manière d’agir, le premier résultat est toujours le même: la conviction de péché dans le cœur de celui qui entend. Si je n’ai pas été amené au repentir par la conviction de mon péché, je n’ai pas entendu le Saint-Esprit. Cela peut se passer de manière dramatique, ou pas, avec tout un catalogue de péchés à confesser, ou très peu. Mais une chose est sûre – et je dois le savoir et intellectuellement et en pratique – c’est que sans Dieu, je suis perdu. Si je ne peux pas affirmer cela, je ne suis pas chrétien.

En deuxième lieu, le message du Saint-Esprit a un contenu hautement spécifique. Il nous convainc de péché, puisque nous n’avons pas cru en Christ. Nous portons la culpabilité du sang qu’il a versé pour nous sur la croix. C’est là qu’il a effectué l’expiation, non pas simplement pour le péché en général, mais pour mes propres péchés, non pas simplement pour le monde, mais pour moi. J’en prends conscience, non pas pour exclure les autres, mais pour être aux prises avec le vrai problème qui est au centre de ma propre vie. J’ai péché; je suis pécheur; j’ai besoin de pardon. Ma désobéissance a conduit Christ à mourir pour mon salut. Telle est l’intensité de la relation personnelle à avoir avec lui, qui est la marque de toute véritable conversion.

Ensuite le Saint-Esprit nous convainc de justice. Pourquoi? Le Christ que nous avons cloué au bois n’est-il pas ressuscité et monté au ciel? A la droite du Père, il règne avec justice sur le monde. Comment pouvons-nous espérer le connaître si nous ne sommes pas, nous aussi, revêtus de sa justice? C’est une erreur courante, dénoncée par Paul en Romains 6, que de s’imaginer qu’en péchant, nous pouvons, en quelque sorte, accroître l’effusion de la grâce de Dieu envers nous, comme s’il y avait une source inépuisable de pardon attendant d’être utilisée. C’est là une étrange illusion entretenue par des rites et pratiques, comme la confession dans l’Eglise catholique romaine. Il ne faut jamais sous-estimer combien cette illusion est trompeuse, ni oublier la force avec laquelle elle est condamnée dans l’Ecriture. Pas de conviction authentique de péché sans conviction de justice, ce qui renforce l’enseignement de Jésus sur la nécessité de naître de nouveau. Il s’agit d’un revirement complet et permanent, et non d’un simple maquillage qui s’effacera au bout d’une semaine ou deux.

En troisième lieu, le Saint-Esprit nous convainc de jugement. Pourquoi? Satan, le prince de ce monde, n’a-t-il pas été condamné? Il est assez facile de penser que le jugement dont il est question, dans ce verset, est notre propre sens de conviction de péché. Il y a pourtant deux raisons pour que cette interprétation soit improbable. D’abord, cela a déjà été évoqué plus haut, nous n’allons pas être jugés après avoir été convaincus de péché et de justice! Une fois revêtus de la justice du Christ, il n’y a plus de condamnation à craindre: cette interprétation peut donc être écartée. En deuxième lieu, le texte dit que c’est Satan et non pas le croyant qui est condamné. Dans notre étude sur la Chute, nous avons montré comment la Bible maintient un équilibre entre le péché personnel et le mal à l’échelle cosmique, reconnaissant chacun pour ce qu’il est. Il en est de même pour la conversion. Nous sommes convaincus de notre propre péché et tenus pour responsables. Ensuite, la justice du Christ, qui, seule, est suffisante pour nous sauver nous est révélée. Enfin, il nous est dit que Satan a été vaincu. Impossible de revenir en arrière, et d’ailleurs le passé n’a rien pour nous tenter. Qui voudrait être au service d’un prince vaincu? Le monde n’a pas encore entendu ce message qui constitue la partie vitale de l’expérience du chrétien. Combien de jeunes croyants sont revenus en arrière pour n’avoir jamais été convaincus de cela? Combien d’entre eux ont continué à craindre le pouvoir de Satan, sans oser l’avouer, et à ressentir sa séduction? Quel prix terrible à payer, si nous négligeons cet aspect de notre conversion!

L’enseignement de l’évangile de Jean est normatif pour notre expérience de la conversion, et les principes exposés, ici, constituent les éléments essentiels qui attestent son authenticité. En considérant le reste du Nouveau Testament, le témoignage et les vies de ceux qui ont reçu la Parole avec puissance, nous sommes, chaque fois, renvoyés aux mêmes thèmes. Nous n’avons pas à récuser l’accusation selon laquelle une bonne partie de cela est d’ordre psychologique; après tout, le psychique est un élément important de notre personnalité et les grands évangélistes de l’histoire ont toujours été fiers d’être considérés comme des gagneurs d’âmes pour Jésus. Quelle étrange conversion, en effet, serait celle qui ne toucherait pas profondément notre personnalité!

Il convient d’écarter l’idée que ce qui est d’ordre psychologique est nécessairement une manipulation, et de rejeter l’accusation que la conversion est incomplète ou superficielle, ou qu’elle est appelée à s’effacer comme toute expérience émotionnelle. Une conversion véritable, comme l’histoire de l’Eglise et le témoignage d’innombrables saints le montrent, ne s’efface pas de sitôt. Elle est tout simplement une nouvelle naissance, le début d’une relation nouvelle avec un Seigneur et Sauveur, qui nous fait entrer dans son éternité. C’est cela, la conversion; toute expérience à qui manque l’un de ces éléments est fausse et trompeuse. N’ayons pas honte de l’Evangile que nous avons reçu pour le proclamer. Répandons-le avec la ferme conviction que celui qui nous a amenés à la connaissance de sa vérité de salut rachètera beaucoup d’hommes et de femmes des terreurs du Jugement dernier et de la condamnation éternelle!


* Gérald Bray est professeur d’histoire de l’Eglise à la Samford University (Birmingham, Alabama, Etats-Unis). Il est l’auteur de The Doctrine of God (Leicester: IVP, 1993). Ce texte a été traduit de Evangel, la revue de Rutherford House (Edimbourg, printemps 1985) par Alison Wells.

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