Pourquoi nous ne devrions pas imiter Élie à l’extrême

Pourquoi nous ne devrions pas imiter Élie à l’extrême

Pierre-Sovann CHAUNY1

Un texte biblique comme 2 Rois 1.9-15 met en scène un prophète de Dieu, et non des moindres, agissant avec une violence assez stupéfiante :

[Achazia] envoya [à Élie] un chef de cinquante avec ses cinquante hommes. Celui-ci monta auprès d’Élie, qui était assis au sommet de la montagne, et il lui dit : Homme de Dieu, le roi a dit : « Descends ! » Élie répondit au chef de cinquante : Si je suis un homme de Dieu, qu’un feu descende du ciel et te dévore, toi et tes cinquante hommes ! Alors un feu descendit du ciel et le dévora, lui et ses cinquante hommes. Il lui envoya encore un autre chef de cinquante avec ses cinquante hommes. Celui-ci dit à Élie : Homme de Dieu, ainsi parle le roi : « Descends vite ! » Élie leur répondit : Si je suis un homme de Dieu, qu’un feu descende du ciel et te dévore, toi et tes cinquante hommes ! Alors un feu de Dieu descendit du ciel et le dévora, avec ses cinquante hommes. Achazia envoya encore le chef d’une troisième cinquantaine avec ses cinquante hommes. Ce troisième chef de cinquante monta ; et à son arrivée, il fléchit les genoux devant Élie et le supplia : Homme de Dieu, je te prie, que ma vie et celle de ces cinquante hommes, tes serviteurs, soient précieuses à tes yeux ! Le feu est descendu du ciel et a dévoré les deux premiers chefs de cinquante et leurs cinquante hommes ; mais maintenant, que ma vie soit précieuse à tes yeux ! Le messager du Seigneur dit à Élie : Descends avec lui, n’aie pas peur de lui. Élie descendit avec lui vers le roi2.

Il ne s’agit pas, dans cet article, de déterminer si la violence dont Élie fait preuve dans ce passage est donnée en exemple au chrétien. Cette discussion n’a pas lieu d’être puisque le Seigneur Jésus lui-même coupe court à cette possibilité en Luc 10.51-55 lorsque ses disciples font précisément allusion à cet épisode du feu qui descend du ciel pour dévorer les impies :

Comme arrivaient les jours où il allait être enlevé, [Jésus] prit la ferme résolution de se rendre à Jérusalem et il envoya devant lui des messagers. Ceux-ci se mirent en route et entrèrent dans un village de Samaritains, afin de faire des préparatifs pour lui. Mais on ne l’accueillit pas, parce qu’il se dirigeait vers Jérusalem. Quand ils virent cela, les disciples Jacques et Jean dirent : Seigneur, veux-tu que nous disions au feu de descendre du ciel pour les détruire ? Il se tourna vers eux et les rabroua.

L’objet de cet article n’est donc pas de savoir si, oui ou non, nous devrions imiter Élie dans sa violence, mais pourquoi nous ne le devons pas. Il s’agit non de déterminer le comportement moral du chrétien – ce qui est aisé dans ce cas précis – mais d’en saisir les raisons sous-jacentes.

Pourquoi, donc, ne devrions-nous pas imiter Élie à l’extrême ? Une première idée, qui vient assez spontanément, consiste à révoquer l’Ancien Testament. La violence de l’Ancien Testament ne concernerait pas le chrétien, dans cette perspective, parce que nous vivons sous la nouvelle alliance. Voici une façon de se débarrasser du problème qui a l’avantage d’être simple… à l’extrême. C’est en fait la vieille solution de Marcion de Sinope, un hérétique du iie siècle apr. J.-C., qui ne reconnaissait pas le Dieu de Jésus-Christ dans le Dieu de l’Ancien Testament, et qui a donc tout simplement proposé de se débarrasser de l’ensemble de la première partie du canon biblique3. Dans une telle optique, la violence d’Élie n’embarrasse plus.

C’est pourtant une solution simpliste qui ne fonctionne pas, car celui qui lit le Nouveau Testament se rend vite compte que l’Ancien Testament est considéré comme recelant de nombreux enseignements et exemples pour le chrétien. Et c’est particulièrement vrai de la personne du prophète Élie, puisque nous lisons ceci sous la plume de Jacques :

Quelqu’un parmi vous est-il dans la souffrance ? Qu’il prie. […] Élie était un être humain, de la même nature que nous : il pria avec instance pour qu’il ne pleuve pas, et il ne tomba pas de pluie sur la terre pendant trois ans et six mois. Puis il pria de nouveau ; alors le ciel donna de la pluie et la terre produisit son fruit. (Jc 5.13, 17-18)

Élie nous est présenté ici comme un exemple en ce qui concerne la prière. Jésus nous défend d’imiter Élie en ce qui concerne le feu qui descend du ciel et qui dévore ses ennemis, mais le frère de Jésus nous exhorte à imiter Élie en ce qui concerne la prière. Ainsi, Élie est un exemple dans certains domaines, comme la prière, mais pas pour d’autres, comme la violence. Comment comprendre cela ?

Trois pistes complémentaires seront abordées dans cet article pour répondre à cette question : l’articulation biblique entre continuité et discontinuité des alliances (I), l’articulation biblique entre histoire et eschatologie (II) et l’articulation biblique entre profane et sacré (III).

I. Nous ne devrions pas imiter Élie à l’extrême en raison de l’articulation biblique entre continuité et discontinuité des alliances.

La réprimande de Jésus en Luc 10.55 à l’égard des apôtres Jacques et Jean indique une discontinuité : tout dans l’Ancien Testament n’est pas donné comme exemple au chrétien. L’exhortation de la lettre de Jacques (le « frère de Jésus » qu’il ne faut pas confondre avec le frère de Jean) indique à l’inverse une continuité : certaines choses dans l’Ancien Testament sont données comme exemple au chrétien. Il y a discontinuités et continuités. Tout le problème d’interprétation consiste à bien saisir où passent les discontinuités et où se situent les continuités4.

Il faut du discernement pour percevoir justement les continuités et les discontinuités. Et c’est en acquérant ce discernement que nous comprenons mieux pourquoi tout, dans la vie d’Élie, ne doit pas être l’objet de notre imitation. Comment donc articuler bibliquement les continuités et les discontinuités dans la Bible ? Voici quelques jalons que je soumets à votre jugement :

(i) La continuité dans l’histoire de la rédemption est première. L’Évangile était déjà promis par les prophètes (Rm 1.2), la nouvelle alliance est l’aboutissement de toute l’histoire antérieure. Le temps de l’Église est celui de la plénitude des temps (Ga 4.4). Élie était un homme comme nous que nous pouvons imiter.

(ii) Il y a un contraste entre le temps de l’attente et celui de l’accomplissement qui est marqué par une dualité : dans le langage de Jean, c’est Moïse et Jésus-Christ, la Loi et la Grâce (Jn 1.17), dans celui de Paul et de l’auteur de l’épître aux Hébreux, c’est l’ancienne et la nouvelle alliance, la lettre et l’Esprit (2Co 3 ; Hé 8‒10). Élie vivait au temps de l’attente, tout ce qu’il a vécu ne correspond pas au temps de l’accomplissement dans lequel vit l’Église. Il y a donc des discontinuités qu’il est « légitime »5 de percevoir et de souligner.

(iii) Il y a une autre dualité au sein de l’Ancien Testament : au régime de la Loi et de ses œuvres s’oppose le régime abrahamique de la promesse et de la foi. Les membres de la nouvelle alliance sont enfants d’Abraham (Ga 3‒4) : la non-imputation des péchés caractéristique de l’expérience du patriarche à l’époque qui a précédé l’introduction de la Loi mosaïque (Rm 4.15 ; 5.13-14 ; 7.9) est également caractéristique de l’expérience de ses enfants sous la nouvelle alliance.

Cet accent trouvé dans le Nouveau Testament doit être respecté dans la recherche d’une articulation des alliances : le rapport avec Abraham est d’abord celui de la continuité, le rapport avec Moïse d’abord celui de la discontinuité. D’où il s’ensuit qu’un prophète ayant exercé son ministère sous le régime mosaïque se prête moins directement à notre imitation que les patriarches dont le livre de la Genèse nous raconte l’histoire.

(iv) La Loi advenue sous Moïse n’a pas annulé la promesse faite à Abraham (Ga 3.17-29). Les croyants qui vivaient sous le régime de la Loi étaient eux aussi sauvés au moyen de la foi (cf. Rm 4.6-8). La promesse est demeurée en vigueur lorsque la Loi a été ajoutée. Les langages antithétiques de la justification par les œuvres (Lv 18.5 ; cf. Ga 3.12 ; Rm 10.5) et de la grâce (Dt 30.12-14 ; cf. Rm 10.6-8) s’y trouvent réunis6. Cette coexistence des principes de grâce et des œuvres est possible parce qu’ils sont présents dans l’alliance mosaïque à des niveaux différents. Le principe de la grâce est premier, fondamental, infrastructurel, concernant le salut : l’Israélite, lui aussi, est justifié par la foi seule comme David l’exprime dans le Psaume 32 (cf. Rm 4.6-8). Le principe créationnel des œuvres est, quant à lui, intégré dans l’alliance du Sinaï au niveau superstructurel des bienfaits temporels et du maintien dans la terre promise : l’Israélite devait soit mériter par ses œuvres son maintien dans les bénédictions divines soit être retranché de la terre que Dieu lui avait octroyée. Élie était sauvé comme nous, par la grâce : sa prière de foi peut donc nous servir d’exemple. Mais Élie vivait aussi à une époque de l’histoire du salut où le principe des œuvres était en vigueur et on pourrait le paraphraser ainsi dans le cas des ennemis d’Élie : « Si tu fais les choses de la Loi, tu vivras par elle ; mais si tu ne les fais pas tu seras retranché du pays, et le feu qui descend du ciel te dévorera. » Puisque les malédictions de l’alliance mosaïque sous lesquelles s’étaient placés les ennemis d’Élie par leur impiété ne sont plus en vigueur, nous ne pouvons donc pas imiter Élie sur ce point.

(v) Les deux principes de la grâce et des œuvres coexistent toutefois non seulement dans l’administration mosaïque de l’alliance, mais également depuis le début de l’histoire de l’humanité déchue. Le principe de la grâce et de la foi remonte jusqu’à Abel (Hé 11.3) et même au jour de la chute (cf. Gn 3.15). Quant au régime des œuvres, son principe n’est pas plus récent : le principe légal contenu dans la Loi mosaïque (cf. Ga 3.23-29) est l’exact pendant des στοιχεῖα τοῦ κόσμου, les « éléments du monde » qui régissent les pratiques païennes (cf. Ga 4.1-12)7, i.e. le principe des œuvres adamiques connu de tous mais qui demeure impuissant à sauver des pécheurs. Les transgresseurs de la Loi de Moïse doivent être retranchés de la terre d’Israël, les transgresseurs de l’alliance créationnelle doivent être retranchés de la terre des vivants, selon le principe « le jour où tu en mangeras, tu mourras » (Gn 2.17). Tous, païens comme Juifs, étant des traîtres à l’alliance dans laquelle ils sont nés, il serait possible d’en déduire que la violence d’Élie contre les traîtres à l’alliance mosaïque (les Israélites impies) peut être étendue aux traîtres à l’alliance créationnelle (les humains impies). Nous savons toutefois par Jésus que ce n’est pas le cas. Et nous en trouvons la raison en suivant la deuxième piste évoquée en introduction.

II. Nous ne devrions pas imiter Élie à l’extrême en raison de l’articulation biblique entre histoire et eschatologie.

Ce qui nous conduit à examiner l’articulation biblique entre histoire et eschatologie est précisément l’autre passage du Nouveau Testament qui réemploie le langage du feu qui descend du ciel pour dévorer les ennemis d’Élie. Il s’agit d’Apocalypse 20.7-8 :

Quand les mille ans seront achevés, le Satan sera relâché de sa prison, et il sortira pour égarer les nations qui sont aux quatre coins de la terre, Gog et Magog, afin de les rassembler pour la guerre. Leur nombre est comme le sable de la mer. Ils montèrent sur toute la surface de la terre et ils investirent le camp des saints et la ville bien-aimée. Mais un feu descendit du ciel et les dévora.

Ainsi, si Jésus réprimande ses disciples parce qu’ils veulent faire descendre le feu du ciel sur les Samaritains afin qu’il les dévore, ce n’est pas parce que cela serait absolument contradictoire avec sa mission, mais parce que le temps du feu du ciel n’est pas encore venu. Ce jour viendra ! Ce sera au dernier jour, quand le diable rejoindra la bête et le prophète de mensonge dans l’étang de feu et de soufre (Ap 20.10). L’utilisation du langage de 2 Rois 1 en Apocalypse 20 nous renseigne sur la fonction de la violence d’Élie dans le cadre de l’histoire de la révélation et de la rédemption : elle anticipe le jugement dernier. La mise en lumière de cette correspondance nous conduit à réfléchir à l’articulation entre histoire biblique et eschatologie. Chaque texte, en effet, par la place qu’il occupe dans l’histoire de la révélation et de la rédemption, possède son propre rapport au monde nouveau que Dieu instaurera. Deux lignes différenciées d’anticipation eschatologique peuvent être distinguées :

(i) La première ligne d’anticipation eschatologique trouve son point de départ dans le jardin d’Éden où la relation entre Dieu et les hommes est d’abord réglée par l’alliance des œuvres créationnelle par laquelle l’homme devait mériter (ex pacto8) son entrée dans la vie eschatologique9. Ici, pas de violence, si ce n’est peut-être celle que l’homme aurait dû exercer à l’égard du serpent pour accomplir la mission que Dieu lui avait donnée de « garder » le jardin (Gn 2.15), ainsi que, bien sûr, la menace qui était attachée au non-respect de l’alliance : « […] le jour où tu en mangeras, tu mourras. » (2.17) L’homme échoue lors de la mise à l’épreuve de sa foi. Conformément aux dispositions de l’alliance, le Seigneur vient en jugement : l’homme et la femme entendent alors le terrifiant « bruit du Seigneur Dieu traversant le jardin en tant que l’Esprit du Jour »10 (3.8). Ce « jour » de l’Esprit sert de prototype à ce que d’autres auteurs bibliques appellent « le Jour du Seigneur », « le Jour », « le grand Jour », « le Jour de la Colère », « le Jour de sa visite », notamment, autant d’expressions qui désignent de multiples jugements temporels de Dieu dans l’histoire – le déluge, la destruction de Sodome, celle des armées du pharaon, l’invasion de Canaan, l’établissement de la maison de David dans la violence, les multiples « jours du Seigneur » qu’annoncent les prophètes tout au long de l’histoire d’Israël, et ce jusqu’à la seconde destruction du temple en 70 apr. J.-C. Et, bien sûr, cette parousie primitive en Éden sert également de prototype à cette venue de Dieu qui, « en ce jour-là », mettra un terme à l’histoire humaine. L’épisode d’Élie faisant tomber le feu du ciel pour dévorer ses adversaires s’inscrit dans cette logique. Le prophète fait advenir, pour eux, le Jour du Seigneur. Il les transperce de la lumière éblouissante de Dieu qui détruit les ténèbres.

(ii) La deuxième ligne d’anticipation eschatologique trouve son point de départ au cœur même du premier jugement, dans ce qu’on appelle le protévangile (Gn 3.15) qui prophétise la victoire de la descendance de la femme sur celle du serpent. Toutes les dispositions qui sont ajoutées au cours de l’histoire du salut procèdent de la grâce de Dieu et sont une expression de l’unique alliance de grâce en Christ. Le médiateur de cette alliance est un nouvel et dernier Adam qui accomplit l’alliance des œuvres à la place de ceux qui, par la foi, sont unis à lui. Remplissant les conditions de l’alliance à leur place par son obéissance active et prenant sur lui les malédictions de l’alliance par son obéissance passive, il mérite pour ceux qui sont unis à lui l’entrée dans la vie eschatologique, le salut. Dès lors, la vie des croyants est marquée elle aussi par une anticipation eschatologique – non celle du jugement, mais celle du salut. Cela est vrai aussi bien des saints de l’Ancien Testament que des chrétiens. Cela signifie que les correspondances que nous pouvons établir entre la situation de l’Église et celle de l’Ancien Testament ne se limitent pas aux périodes qui ressemblent le plus à celle dans laquelle vit l’Église comme, par exemple, la période qui précède le déluge, celle des patriarches, celle de l’esclavage en Égypte, celle de l’Église israélite errant quarante ans dans le désert ou encore celle de l’époque des juges, celle du reste fidèle lors du délitement de la monarchie ou encore celle de l’exil. Il est vrai que les correspondances entre ces époques et la nôtre sont plus fortes, et les auteurs du Nouveau Testament ne manquent d’ailleurs pas d’y faire souvent allusion. Mais puisque les Israélites, sous le régime de l’ancienne alliance mosaïque, étaient tout autant sauvés par la grâce que nous, ce qui relève du principe de la grâce dans leur vie s’applique à notre situation de manière comparable. C’est pourquoi Élie peut être pour nous un sujet d’imitation concernant sa foi s’exprimant dans la prière – même si le contenu de sa prière, qui impliquait le jugement, ne fait pas l’objet de l’imitation des disciples de Jésus, qui aiment leurs ennemis et prient pour leurs persécuteurs.

Il ne s’agit donc pas seulement de distinguer diverses administrations de l’alliance dans l’Ancien Testament pour savoir ce qui s’applique à nous, mais plutôt de déterminer, dans toutes ces administrations de l’alliance de grâce, ce qui renvoie d’une part au temps de la grâce et du salut et ce qui renvoie d’autre part au temps du jugement. Nous retrouvons ici la traditionnelle distinction entre Loi et Évangile, considérée sous un angle eschatologique. Parce que la Loi a pour principe : « fais ce que demande la Loi et tu vivras par elle, mais maudit soit quiconque ne met pas en pratique tout ce qu’exige la Loi », la destinée eschatologique des pécheurs qui n’ont que la Loi comme moyen de salut est inévitablement le jugement. Parce que l’Évangile a pour principe : « un autre fait à ta place ce que la Loi exige de toi pour que tu puisses recevoir la récompense de son obéissance », la destinée eschatologique des justifiés par la foi est irrévocablement le salut. Nous apprenons ainsi à distinguer deux lignées différenciées d’anticipation eschatologique. D’un côté, il y a Élie, assis au sommet d’une montagne où ciel et terre se rencontrent, qui fait descendre le feu du ciel sur ses ennemis. De l’autre, il y a le Christ, assis sur une montagne où ciel et terre se rencontrent, qui demande à ses disciples d’aimer leurs ennemis et de prier pour leurs persécuteurs. Dans les deux cas, il s’agit d’être un signe du monde à venir. Mais la lumière que jette le ciel n’est pas la même. D’un côté, une lumière qui consume : le ciel vient sur terre pour apporter le jugement. De l’autre, une lumière qui éclaire : le ciel vient sur terre pour apporter le salut. Le Sermon sur la montagne donne, de ce côté-ci de la croix, la ligne de conduite des fils de lumière qui sont, par leurs belles actions, l’annonce d’un monde nouveau. Alors qu’Élie, en faisant descendre le feu du ciel, est le précurseur du jugement dernier. L’Église doit, quant à elle, faire briller une lumière qui est celle du salut. C’est pourquoi l’Église n’a pas à imiter Élie sur ce point : aujourd’hui, c’est encore le jour du salut. Le jugement viendra après. Certes, l’Église annonce aussi le jugement à venir, mais elle n’est pas elle-même agent du jugement autrement que par son annonce de l’Évangile, qui est odeur de vie pour ceux qui sont sur la voie du salut, et odeur de mort pour ceux qui vont à leur perte.

Il reste à évoquer une troisième piste pour comprendre pourquoi nous ne devons pas imiter Élie dans sa violence.

III. Nous ne devrions pas imiter Élie à l’extrême en raison de l’articulation biblique entre profane et sacré.

Lorsque Dieu crée le monde, tout est sacré. Le mandat créationnel établit l’homme à la fois comme prêtre et roi au sein de la création. Le jardin est à la fois l’objet de son labeur de roi-cultivateur du jardin et de prêtre-gardien du sanctuaire : « Au sein de la théocratie créationnelle (comme lors de tous les rétablissements de cet ordre théocratique dans l’histoire de la rédemption) la dimension culturelle est […] orientée vers le culte ; elle est elle-même sacrée. »11 Après la chute, il y a disjonction de la culture et du culte, qui est symbolisée en Genèse 4 par le fait que des avancées culturelles sont attribuées à la lignée de Caïn, alors que la lignée de Seth est caractérisée par sa préservation du culte de Yahvé. De cette disjonction de l’activité culturelle et de l’activité cultuelle procède la distinction entre profane et sacré.

Si, dans le monde de Dieu, il y a du profane et du sacré, c’est en raison de sa patience. En effet, l’histoire de l’humanité aurait très bien pu se terminer lors de la parousie primordiale, lorsque Yahvé Dieu traversa le jardin pour venir en jugement. Mais au lieu de faire advenir alors le jugement dernier, le Seigneur s’est contenté d’imposer une malédiction commune à l’humanité adamique. Cette malédiction commune a pour contrepartie immédiate une grâce commune : le jugement d’Éden est à la fois une préfiguration et un report du jugement dernier, tout comme le déluge d’eau est à la fois une préfiguration et un report du déluge de feu final. Ce qui ressort de ces reports, c’est la perpétuation de l’ordre du monde. Les bienfaits que retire l’homme de l’ordre de la grâce commune sont temporels et destinés à tous les hommes : Dieu donne soleil et pluie aussi bien aux justes qu’aux méchants – jusqu’au déluge de feu, au jugement dernier. La formulation même de la malédiction édénique qui affecte la femme dans sa fonction procréatrice et l’homme dans son labeur agricole suppose que le mandat culturel de remplir le monde et de le soumettre reste en vigueur12. La différence, toutefois, c’est que l’entreprise culturelle est désormais disjointe du culte rendu à Dieu. La culture est désormais profane : elle n’a plus pour but la construction du temple de Dieu sur terre. En fait, c’est uniquement la lignée de la femme, dans sa préservation du culte de Yahvé, qui est le temple de Dieu – en attendant que Dieu fasse lui-même surgir le temple eschatologique de la nouvelle création.

Le temps qui s’écoule entre la parousie primordiale et le jugement dernier est donc caractérisé par la coexistence du profane et du sacré. Un jour viendra la fin de l’ère de la grâce commune. Celle-ci aura alors rempli sa fonction première : la perpétuation du présent siècle (pourtant mauvais) pour que surgisse en son centre la descendance de la femme vainqueur de la descendance du serpent et pour que des hommes et des femmes de toutes les nations entrent dans l’alliance de grâce pour peupler la cité de Dieu qu’il établira pleinement à la terminaison de l’ancien monde, celui dans lequel nous vivons13.

Dans la Bible, la violence envers les incroyants est, nous l’avons vu, l’irruption dans le monde présent d’une anticipation eschatologique du jugement dernier. La violence envers les incroyants et les hérétiques spécifiquement perpétrée par des croyants – celle de Phinées contre l’Israélite et la Madianite, celle de Josué et des douze tribus contre les sept nations cananéennes, celle de Salomon contre ceux qui représentaient une menace à l’établissement de son règne, et celle d’Élie contre les messagers d’Achazia – est commise par des Israélites, le peuple sacré de Dieu, qui agit avec violence contre les profanateurs de l’alliance et contre les ennemis de Dieu. Mais la relation entre profane et sacré n’est pas la même pour nous que pour les Israélites dont l’activité culturelle était orientée vers le culte. Lorsque les Amorites ont mis un comble à leur péché, ce nouvel Éden où coulent le lait et le miel leur a été donné pour qu’ils en fassent un temple pour Dieu dans lequel tout lui serait consacré. C’est dans ce cadre que les Cananéens devaient être frappés d’anathème, et c’est aussi dans ce cadre qu’Élie fait descendre le feu du ciel sur les messagers d’Achazia. Mais la relation entre la culture et le culte, le profane et le sacré qui prévaut pour l’Église du Nouveau Testament est nettement distincte de celle qui prévalait en Israël. La relation entre le profane et le sacré pour l’Église est plutôt semblable à celle qui prévalait à l’époque des patriarches, lorsque Jacob réprimanda la violence de ses fils Siméon et Lévi (Gn 34.30 ; 49.5-7). Dans le temps de la grâce commune, l’incroyant possède un statut théologique qui interdit que nous demandions au feu du ciel de descendre sur lui. Il ne doit pas être attaqué ou persécuté pour son absence de foi au Dieu vivant et vrai, mais il doit être toléré et accueilli en tant que tel, parce qu’il plaît à Dieu de ne pas mettre un terme à l’ordre de la grâce commune. Le temps de l’Église, comme celui des patriarches, est un temps de pérégrination au milieu du monde où nous nous soumettons aux autorités établies par Dieu – même lorsqu’elles sont aussi non chrétiennes que les tribus cananéennes ou les empereurs romains.

C’est pourquoi, afin d’être des fils de notre Père qui est dans les cieux qui fait lever son soleil sur les mauvais et sur les bons et fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes – afin d’être des fils du Dieu de la grâce commune – le Christ nous le demande solennellement : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. » Alors, oui, prions : prions avec autant de foi qu’Élie – non pas pour que le ciel soit fermé à notre parole, mais pour que tous voient nos belles œuvres et glorifient notre Père qui est dans les cieux.


  1.  Pierre-Sovann Chauny est professeur de théologie systématique à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

  2.  Toutes les citations bibliques de cet article viennent de la NBS.

  3.  J. Pelikan, La tradition chrétienne. L’émergence de la tradition catholique (100-600), Paris, PUF, 1994.

  4.  Consulter J. Calvin, IRC, II.x-xi, sur ce point.

  5.  M.W. Karlberg, « Legitimate Discontinuities Between the Testaments », Journal of the Evangelical Theological Society, 1985, p. 9-20.

  6.  Cf. F. Turretin, Institutio Theologiae Elencticae, loc. XII, q. VII, t. XXX-XXXII, p. 248-249 ; q. XII, t. V, p. 288, où il évoque la promulgation de la loi et de l’alliance des œuvres dans l’administration externe de l’alliance sinaïtique, alliance qui n’en demeurait pas moins une administration de l’unique alliance de grâce. Cf. M.G. Kline, Kingdom Prologue. Genesis Foundations for a Covenantal Worldview, Overland Parks, Two Age, p. 320-323.

  7.  En judaïsant, les pagano-chrétiens de Galatie reviennent à ces faibles et pauvres éléments qu’ils connaissaient déjà dans le paganisme (Ga 4.8-11). L’erreur fatale est de se replacer volontairement sous le régime de l’alliance des œuvres en se croyant capable de l’accomplir.

  8.  Le mérite dont parle la théologie réformée n’est pas un mérite intrinsèque, ni ex congruo ni ex condigno, mais ex pacto. Cf. H. Bavinck, Reformed Dogmatics, vol. 2, Grand Rapids, Baker Academic, 2006, p. 544.

  9.  P.-S. Chauny, « La Bible face à la société idéologique : l’éthique protestante et la mutation du capitalisme », La Revue réformée 268 (2013/5), p. 78-79 : « L’eschatologie biblique commence initialement avec le récit de la création du monde. Ce récit nous présente Dieu comme le créateur du ciel et de la terre. Lors de sa semaine de travail créationnel, Dieu configure la matière créée pour que le monde soit comme son temple, le théâtre de sa gloire. Pour ce faire, Dieu établit, d’abord, des distinctions dans le monde créé (jours 1-3), avant de remplir le monde (jours 4-6). L’homme est créé le sixième jour pour servir d’effigie de Dieu sur la terre. Avant même la formulation du commandement, l’homme, image de Dieu, doit déjà agir à la manière du Créateur, en organisant la création et en la remplissant. C’est exactement ce qui est signifié dans le mandat créationnel : soumettre la terre et s’y multiplier. La mission de l’humanité, en tant qu’effigie de Dieu sur la terre, consiste donc à faire de la « semaine » de l’histoire humaine une imitation de la semaine de travail de Dieu, telle qu’elle est rapportée en Genèse 1. Dans ce contexte, le repos sabbatique de Dieu au début de Genèse 2 tient lieu de promesse : si vous imitez comme vous le devez l’œuvre de Dieu, si vous respectez son commandement, si vous cultivez le jardin et que vous le gardez des intrusions extérieures, et ainsi de suite, alors vous entrerez dans le repos de Dieu, vous accéderez à la plénitude pour laquelle vous avez été conçus. »

  10.  Voir M.G. Kline, « Primal Parousia », Westminster Theological Journal, 1977, p. 245-280 ; M.G. Kline, Kingdom Prologue : Genesis Foundations for a Covenantal Worldview, Overland Park, Two Age, 2000, p. 128-129.

  11.  M.G. Kline, Kingdom Prologue : Genesis Foundations for a Covenantal Worldview, op. cit., p. 67.

  12.  Ibid., p. 154-155.

  13.  Ibid., p. 157.

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