CHRISTIANISME ET ISLAM
FACE À LA VIOLENCE RELIGIEUSE
Christian Bibollet1
De toutes les fictions, le Dieu de l’Ancien Testament est sans aucun doute le personnage le plus déplaisant : il est jaloux et fier de l’être ; il est mesquin, impitoyable, vindicatif et partisan sanguinaire du nettoyage ethnique ; il est misogyne, homophobe, raciste, infanticide, génocidaire…
Dans The God Delusion, Richard Dawkins entreprend de nous dire tout le mal qu’il pense d’un « dieu » qu’il perçoit comme caractériellement violent. En France, Michel Onfray joue sur le même registre, mais en s’en prenant plus particulièrement au « dieu » de l’islam, dont il dénonce la violence en citant de nombreux passages coraniques. Ces deux auteurs, athées militants, sont dans leur rôle quand ils s’emparent de tout ce qui, dans la Bible ou le Coran, a trait à la violence. L’occasion est trop belle pour manquer de laminer l’idée même de « dieu ». Mais bien qu’on puisse assez facilement contester l’idée commune à ces deux auteurs qu’en termes d’incitations à la violence Bible et Coran se valent, il faut admettre que chrétiens et musulmans ont abondamment recouru à la violence au nom de leur religion ou de leur Dieu. C’est bien Mahomet et ses compagnons après lui qui ont imposé le devoir sacré du djihad (guerre sainte), et c’est bien le bon peuple « chrétien » de France qui a approuvé l’appel à la croisade d’Urbain II par les cris répétés de « Dieu le veut ! ».
Pourtant, quand on parle de violence, et plus particulièrement de violence religieuse, de quoi parle-t-on exactement ?
La violence : première approche
Globalement, la violence a deux sources.
L’homme, comme source de violence
Le concept de violence a un champ d’application extrêmement vaste. D’un point de vue sociologique, on peut parler de violence interpersonnelle (verbale, psychologique), de violence pathologique (malades mentaux dangereux), de violence criminelle (crime organisé), de violence politique (cas d’insurrection, mise à mort d’un tyran), de violence d’État (exercice de la violence légitime dans l’exécution des décisions de justice), et ainsi de suite.
Cette violence, observable parmi les hommes, est évidente dès les premiers chapitres de la Bible. Immédiatement après la chute (Gn 4), l’homme adopte un comportement violent. Et les différents types de violence qu’a identifiés la sociologie sont abondamment illustrés dans la suite du récit biblique. Caïn tue son frère Abel (violence verbale et violence criminelle), Lémek promet que si Caïn devait être vengé sept fois, lui le serait soixante-dix-sept fois (violence pathologique ?), tandis que la société de Noé se caractérise par une injustice et une violence sociales à grande échelle.
Assez typiquement donc, les sociétés humaines sont le théâtre de violences de tous contre tous. Paul, en Romains 1.29-31, nous en donne une description crue :
Ils accumulent toutes sortes d’injustices et de méchancetés, d’envies et de vices ; ils sont pleins de jalousie, de meurtres, de querelles, de trahisons, de perversités. Ce sont des médisants, des calomniateurs, des ennemis de Dieu, arrogants, orgueilleux, fanfarons, ingénieux à faire le mal ; ils manquent à leurs devoirs envers leurs parents ; ils sont dépourvus d’intelligence et de loyauté, insensibles, impitoyables.
Partout et en tout temps, la violence de l’homme est manifeste. Mais ce n’est pas tout. La violence a une seconde origine.
Dieu, comme autre source de violence
Dieu énonce clairement la possibilité d’une violence émanant de lui dans les termes mêmes de l’alliance qu’il passe avec Adam : « Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras. » (Gn 2.16-17)
Dieu déclare ici qu’il est prêt à exercer la forme la plus radicale de violence contre Adam s’il désobéit au commandement qu’il lui a donné. Et comme le montrent les premiers chapitres de la Bible, il a tenu parole. Immédiatement après la chute, il exclut Adam et Ève du jardin et les livre au cycle engendrement-vie-retour à la poussière. On lit aussi que Dieu a condamné la société de Noé à travers un déluge d’eau, qu’il a forcé l’humanité rassemblée à Babel à se disperser sur la terre et qu’au temps d’Abraham il a anéanti Sodome et Gomorrhe sous un déluge de feu parce qu’il n’y avait pas trouvé dix justes.
Quand on s’intéresse à l’histoire d’Israël et des nations, on découvre encore que Dieu sanctionne le péché et la violence de son peuple ou d’autres peuples, en utilisant la puissance et la violence de peuples qu’il emploie pour exécuter ses jugements (Lv 26.27-39).
Dans son ensemble, la Bible met en évidence le fait que, depuis la chute, la violence caractérise à la fois les relations des hommes entre eux et les relations de Dieu avec l’homme, à cette différence près que la violence de l’homme manifeste sa nature rebelle et son péché tandis que la violence de Dieu procède de sa sainteté et de sa justice.
À partir de cette notion générale de la violence, nous pouvons passer au problème très spécifique de la violence religieuse.
LA VIOLENCE RELIGIEUSE
Qu’entend-on couramment par violence religieuse ? Qu’est-ce qui la constitue ? En voici une définition sommaire : « Tout propos (jugement) et tout acte (sévices corporels) par lesquels on sanctionne une personne qui a transgressé une loi/parole prophétique (attribuée à Dieu). »
Pour qu’il y ait violence religieuse, il faut donc :
- une loi (corps de vérités) dont un groupe de personnes croient que Dieu l’a donnée ;
- des transgresseurs qui enfreignent cette loi et
- un prophète qui, au contraire, l’incarne.
C’est par rapport à ces trois éléments que christianisme et islam se différencient dans leur relation à la violence religieuse.
Le concept de loi
Pour le chrétien, la loi, c’est à la fois les Dix Commandements et l’ensemble des Écritures qui les interprètent à la lumière de Christ. « Si la loi nous a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ. » (Jn 1.17)
Cette loi remplit au moins trois fonctions. D’abord, elle révèle à l’homme le caractère saint de Dieu. Parce qu’elle est vraie, parfaite, éternelle, droite, juste, bonne, elle manifeste le caractère saint de son auteur. La loi concourt ainsi à développer en nous un sens de l’identité morale de Dieu.
Ensuite, elle révèle à l’homme son état de rébellion contre Dieu afin de le conduire à Christ. Comment ? En faisant proliférer le péché (Rm 5.20) dans la vie de ceux qui comptent sur leur obéissance à la loi pour gagner des mérites auprès de Dieu. « Ainsi, dit Paul, la loi a été comme un gardien chargé de nous conduire au Christ pour que nous soyons déclarés justes devant Dieu par la foi. » (Ga 3.24)
Enfin, elle conduit ceux qui vivent par l’Esprit de Christ. Jésus a bien dit qu’il n’était pas venu pour abolir la loi mais pour l’accomplir. Quand l’Esprit conduit les disciples de Jésus, il le fait dans le respect de cette loi qui cesse d’être une contrainte extérieure et devient une conviction intérieure et personnelle du disciple (Jr 31.31-34 ; Ez 36.25-27).
En bref, l’obéissance aux commandements de Dieu n’est pas le moyen d’obtenir le salut, mais l’expression même de la vie nouvelle que produit l’Esprit dans le cœur de ceux que Christ a délivrés de l’esclavage du péché.
Que représente la « loi » pour le musulman ? Pour lui, la charia est à la fois révélation directe de Dieu (quand ses préceptes sont explicites dans le Coran) et jurisprudence (quand ses préceptes sont déduits par un effort de raisonnement (ijtihad) des trois sources du droit musulman : le Coran, les hadiths et la Sirat, la biographie du prophète). En fait, la charia résulte d’un long et complexe processus d’interprétation pour définir le « vivre en musulman » dans des contextes historiques changeants. Elle est une « histoire éternisée » qui a eu de nombreux développements au cours des siècles. Elle n’a pas de valeur éternelle mais est historiquement conditionnée.
Quelle est la fonction de la charia en islam ? Elle définit pour le musulman deux types d’actes :
- Les ibâdât (littéralement « actes de servitude ») par lesquels il reconnaît qu’il est une créature esclave témoignant humblement de sa soumission à son Dieu-maître tout-puissant. Ce sont les ablutions, la prière, les aumônes, le jeûne et le pèlerinage, à quoi est parfois ajouté le djihad. Le Coran stipule clairement le caractère contraignant de ces actes.
- Les mu âmalât (les transactions). On range sous ce terme tous les domaines du droit (au sens occidental du terme) ; le statut personnel (musulman ou membre du peuple du Livre ou idolâtre ; homme ou femme ; homme libre ou esclave, marié ou célibataire, et ainsi de suite), le droit commercial (interdiction de l’usure) et le droit pénal (sanctions prévues pour les coupables).
Quand on la compare au concept biblique de loi, on note que la charia remplit des fonctions bien différentes.
Elle n’a pas pour but de révéler au musulman la sainteté d’Allah mais d’exiger de lui qu’il cultive une posture d’esclave soumis à son Maître tout-puissant. Au lieu de mettre l’accent sur la sainteté de Dieu, comme la Bible le fait, le Coran insiste sur la grandeur d’Allah et appelle le croyant à la soumission plutôt qu’à la sainteté personnelle. De ce point de vue, ne pas faire la prière dans les règles est plus grave que mentir.
La charia n’a pas non plus pour but de révéler à l’homme sa nature rebelle. L’islam n’enseigne pas que le péché a produit un cataclysme cosmique, que l’homme s’est révolté contre Dieu et qu’il se trouve aliéné de lui. Il n’enseigne pas non plus que le péché a porté atteinte à l’entièreté de son être au-delà de toute possible autorédemption. Selon le Coran, quand Adam et Ève ont péché, ils n’ont pas offensé Allah. Ils n’ont fait de tort qu’à eux-mêmes (S 7.23) et ont simplement montré à la fois leur faiblesse et leur besoin d’une « guidance ».
Le rôle premier de la charia est de dire au musulman ce qui est prescrit, recommandé, indifférent, blâmable ou interdit. Elle lui fournit la « guidance » dont il a besoin pour sa vie de tous les jours. Et s’il a des questions, il est invité à consulter son imam ou un mufti (jurisconsulte) qui lui dira si ce qu’il envisage de faire est hallal (pur) ou haram (impur).
Si, pour le chrétien, l’obéissance au commandement n’est pas la voie du salut, pour le musulman, la soumission aux préceptes de la charia est, au contraire, un moyen de gagner des « mérites ». Comme le dit un auteur musulman :
L’être humain, dans cette vie, est à l’exemple d’un commerçant qui a pour capital sa vie, pour bénéfices ses bons actes et pour pertes ses péchés. Et ce n’est qu’au Jour du jugement dernier que le bilan sera établi2.
Une fois la loi biblique et la charia comparées au plan de leur fonction respective, reste la question : existe-t-il un rapport entre la conception qu’un individu a de la loi de Dieu et la violence religieuse ?
Grâce à Paul, on sait comment peut se comporter un individu qui regarde l’obéissance à la loi comme condition de son salut et de celui de sa communauté. La violence avec laquelle il a traité les disciples de Jésus avait un rapport direct avec son attachement au caractère normatif et absolu de la loi. Luc nous dit qu’il « ne pensait qu’à menacer et à tuer les disciples du Seigneur » (Ac 9.1) parce qu’il les considérait comme une menace mortelle pour le judaïsme. Mais le Nouveau Testament ne justifie jamais un tel comportement. Dans ses lettres, Paul condamnera implicitement à plusieurs reprises la violence dont il était alors animé (Ga 1.13-14 ; Ph 3.6). Il fera ainsi écho à Jésus reprenant certains de ses disciples tentés d’y recourir (Lc 9.51-56 ; Mt 26.51-54).
Dans l’islam, en revanche, réprimer violemment ceux qui font ce qui est interdit ou ne font pas ce qui est prescrit est considéré comme un devoir dont chacun doit s’acquitter sous peine de se faire complice de comportements apostats. Cette violence est aussi regardée comme nécessaire et juste parce que l’Umma est comprise comme le lieu sacré où doit s’imposer la volonté d’Allah.
Les transgresseurs de la loi
Ils constituent le deuxième facteur susceptible de provoquer de la violence religieuse.
Chrétiens et musulmans sont d’accord sur un point : tous les croyants transgressent la loi d’après laquelle ils sont censés vivre. Tout le monde pèche, sans exception. Il faut donc examiner ce que christianisme et islam prévoient dans ce cas.
Jésus a répondu à un aspect de cette question en Matthieu 18.15-18 :
Si ton frère a péché contre toi, reprends-le entre toi et lui seul […] s’il refuse, reviens le voir avec une ou deux personnes […], s’il refuse, dis-le à l’Église et s’il refuse d’écouter l’Église, considère-le comme un païen.
Ce texte nous apprend que si une personne ne se laisse pas convaincre de son péché et ne se repent pas, l’Église peut l’exclure de la communion des frères/sœurs. La sanction spirituelle qu’elle encourt consiste à être exclue de la communauté, mais sans qu’aucun châtiment corporel ne lui soit infligé. Et si, plus tard, cette personne se repent, il lui est possible de réintégrer l’Église.
Dans l’islam, on enseigne que l’homme est libre de ses actes et que c’est Dieu qui le punira ou le récompensera à sa mort. Néanmoins, la charia répertorie cinq actions interdites passibles de peines légales :
- la consommation d’alcool, punie de coups de fouet ;
- le vol et le brigandage, punis par l’amputation des mains ou des membres opposés ;
- les péchés sexuels (adultère, fornication, homosexualité, notamment), sanctionnés par la décapitation ou la lapidation ;
- l’apostasie, également punie par lapidation ou décapitation.
En principe, la charia est très stricte sur les preuves à fournir quand il est question de condamner une personne. Néanmoins, même dans les cas où les preuves sont présentées, cela n’atténue en rien la violence des peines physiques infligées aux coupables.
Face à ces sanctions, on doit se demander ce qui explique la différence de traitement infligé aux pécheurs par l’Église et par les tribunaux « chariatiques » ? Pour apprécier la différence, il faut d’abord rappeler comment la loi mosaïque prescrivait de sanctionner certains péchés.
Deutéronome 13.7-12 nous en donne un exemple éloquent :
Si ton frère […] t’incite secrètement en disant : Allons rendre un culte à d’autres dieux ! – (des dieux) que ni toi ni tes pères n’avez connus, d’entre les dieux des peuples qui vous entourent, de près ou de loin, d’un bout à l’autre de la terre – tu n’y consentiras pas ; ton œil sera sans pitié, tu n’useras pas de ménagement et tu ne le couvriras pas. Mais tu devras le tuer ; ta main se lèvera la première sur lui pour le faire mourir, et la main de tout le peuple ensuite ; tu le lapideras, et il mourra, parce qu’il a cherché à te pousser loin de l’Éternel ton Dieu qui t’a fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude. Ainsi, tout Israël l’apprendra et sera dans la crainte, et l’on ne commettra plus une action aussi mauvaise au milieu de toi.
Outre l’idolâtrie (Dt 17.2-13), l’indocilité et la rébellion contre les parents (Dt 21.21), les relations sexuelles avant le mariage pour une fille qui vit chez son père (Dt 22.21), l’adultère (Dt 22.24), ainsi que bien d’autres péchés étaient punis de mort.
Comment est-on passé de la mise à mort de ceux qui, en Israël, étaient coupables de ces péchés à, dans le pire des cas, leur excommunication par l’Église ? Qu’est-ce qui a réduit à ce point la violence religieuse exercée contre les pécheurs ?
Cette question nous ramène au fondement de notre foi. Sur la croix, Jésus a subi dans son corps et son âme la colère de Dieu contre le péché. Et son sacrifice a ouvert une ère de grâce durant laquelle Dieu se montre patient envers les pécheurs. Il accorde aux idolâtres, aux adultères, aux rebelles à leurs parents, notamment, un sursis, afin qu’ils puissent saisir la possibilité de se repentir et de mettre leur foi en Christ. Le jugement des pécheurs est ainsi reporté à la fin des temps. C’est ce que l’apôtre Pierre rappelle en 2 Pierre 3.9 :
Le Seigneur ne tarde pas dans l’accomplissement de la promesse, comme certains le pensent ; au contraire, il fait preuve de patience envers nous, voulant qu’aucun ne périsse mais que tous parviennent à la repentance.
D’autre part, sous l’Alliance de vie en Jésus, il n’y a plus le même besoin d’inspirer la crainte au croyant pour le dissuader de pécher. Le Saint-Esprit sensibilise sa conscience à l’égard de l’anomalie du péché ; il l’appelle à y renoncer et lui donne le pouvoir d’y renoncer.
L’islam, à l’inverse, ne prévoit pas de reporter le jugement de certains péchés à la fin des temps. Comme la loi mosaïque, la charia demande un jugement exemplaire des transgresseurs parce qu’on redoute que leur exemple ne remette en cause la soumission de l’Oumma à l’autorité du Dieu Un. Comme en Israël, ces jugements violents ont pour but d’inculquer des tabous au peuple afin de préserver la cohésion socioreligieuse de la communauté.
Les prophètes, incarnation de la loi
Les prophètes, de par leur statut de modèle spirituel, jouent un rôle déterminant dans le fait que des croyants recourent ou non à la violence religieuse. Il est donc particulièrement important d’examiner en quoi l’enseignement et l’exemple de Jésus et de Mahomet peuvent prédisposer leurs disciples à recourir ou non à la violence religieuse.
Toute l’œuvre de Jésus a eu pour but d’instaurer le royaume de Dieu parmi les hommes. Dès le début de son ministère, Jésus a annoncé que le royaume était proche (Mt 3.2). Les guérisons qu’il a opérées (Lc 7.18-22), les démons qu’il a chassés (Lc 11.20) et le pardon qu’il a accordé à certains étaient autant de signes évidents de la présence du royaume. Notons que, dans le Sermon sur la montagne – la charte de ce royaume –, Jésus dit : « Bénis les doux, car ils hériteront la terre », et qu’il insiste sur l’amour des ennemis, une recommandation qui désavoue radicalement l’usage de la violence dans un contexte où l’homme trouve parfaitement légitime d’y recourir.
Quelques années après la naissance de l’Église, la dynamique du royaume a donné naissance à un mouvement missionnaire. Son œuvre de salut accomplie, Jésus avait en effet confié à ses disciples, et à tous ceux qui croiraient en lui dans la suite des temps, la responsabilité d’œuvrer à la manifestation et à l’expansion de son royaume par l’exercice de leur foi, de leurs prières, de leur témoignage et de leur service, et cela de Jérusalem jusqu’aux extrémités de la terre.
À travers leur vie et leur service, les disciples de Jésus, habités et équipés par l’Esprit Saint, ont donc pour but de manifester la justice et la puissance rédemptrice de Dieu au cœur même des sociétés dans lesquelles ils vivent. Mais, contrairement à ce que certains ont pu croire, à aucun moment il n’a été question pour eux de constituer une nouvelle entité territoriale et politique comme manifestation concrète de ce royaume.
Qu’en est-il de Mahomet ? Selon la tradition islamique, deux périodes distinctes marquent le développement de son œuvre. Pendant la douzaine d’années qu’il a passée à La Mecque, son appel au monothéisme – monothéisme qui emprunte beaucoup aux traditions juives, aux hérésies chrétiennes et aux pratiques païennes – rencontre peu d’échos positifs et suscite surtout la colère des membres de sa tribu (Qurayshs) qui étaient en charge de la Kaaba – ce temple aux 360 idoles – et retiraient de substantiels revenus du commerce des idoles.
Cependant, en 622, après sa migration à Médine, le statut de Mahomet change radicalement. Prophète reconnu par sa communauté d’adeptes, il assume aussi les fonctions de leader politique et de chef de guerre. Face à l’hostilité des Mecquois et à la résistance que les Juifs de Médine opposent à son ascendant politique, Mahomet sévit impitoyablement contre ceux qui le critiquent. Quatre fois, il fait assassiner des poètes à qui il reproche d’avoir tenu des propos ironiques à son sujet. Il se montre également intraitable avec les trois tribus juives de la ville. En 624, il fait expulser les Banu Qaynuqa pour avoir comploté contre lui. L’année suivante, c’est le tour des Banu Nadir. Puis, deux ans plus tard, il fait décapiter les sept cents à huit cents hommes des Banu Qurayza, qu’il accusait de s’être alliés aux Mecquois contre lui.
Pendant la période médinoise, la prédication de Mahomet prend un tour hostile et conquérant. S 2,110, 118 donne le ton :
Vous formez la meilleure communauté suscitée pour les hommes : vous ordonnez ce qui est convenable, vous interdisez ce qui est blâmable, vous croyez en Dieu. Si les gens du Livre croyaient, ce serait meilleur pour eux. Parmi eux se trouvent des croyants, mais la plupart d’entre eux sont pervers […]. Ô vous qui croyez ! N’établissez des liens d’amitié qu’entre vous, les autres ne manqueront pas de vous nuire ; ils veulent votre perte ; la haine se manifeste dans leurs bouches mais ce qui est caché dans leurs cœurs est pire encore.
Il faut remarquer que la dynamique propre à la doctrine de Mahomet donne elle aussi naissance à un mouvement « missionnaire » qui, en s’élançant de Médine, vise également les extrémités de la terre. En réalité, il est plus exact de parler de mouvement colonial, puisqu’il est question de soumettre des sociétés entières à la règle de l’islam. À cette fin, la domination d’Allah sur ses serviteurs est absolutisée, ainsi que le montrent S 6.18, « C’est Allah le chef-dominateur suprême sur ses serviteurs », et S 33.36, « Il n’appartient pas à un croyant ou à une croyante, une fois que Dieu et son messager ont décidé d’une chose, d’avoir encore le choix dans leur façon d’agir ».
Au cours de cette période, sa prédication revient régulièrement sur la volonté d’Allah d’en découdre avec les mécréants et l’impératif de combattre les « ennemis de l’islam » s’impose comme un devoir pour chaque musulman :
Allah vous aime quand vous combattez dans son droit chemin (djihad pour soumettre les nations) en rangs serrés pareils à une muraille soudée et renforcée. (S 14.4)
Voici quelle sera la récompense de ceux qui combattent Dieu et son apôtre, ceux qui emploient toutes leurs forces à commettre des désordres sur la terre : vous les mettrez à mort ou vous leur ferez subir le supplice de la croix ; vous leur couperez les mains et les pieds opposés ; ils seront chassés de leur pays. L’ignominie les couvrira dans ce monde, et un châtiment cruel dans l’autre. (S 5.37)
La guerre contre les ennemis de l’islam est ainsi sacralisée et constitue le prix que les musulmans doivent payer pour leur salut.
Certes, Allah a acheté des croyants, leurs personnes et leurs biens en échange du paradis. Ils combattent dans le sentier d’Allah : ils tuent et ils se font tuer. C’est une promesse authentique qu’il a prise sur lui-même dans la Thora, l’Évangile et le Coran. Et qui est plus fidèle qu’Allah à son engagement ? Réjouissez-vous donc de l’échange que vous avez fait : et c’est là le très grand succès. (S 9.111)
La logique d’expansion guerrière dans laquelle Mahomet est entré à Médine est également manifeste dans les lettres qu’il avait l’habitude d’envoyer aux rois à qui il proposait de se soumettre à l’islam ou de se préparer à la guerre. À Chosroes, empereur sassanide, il écrit :
Que la paix soit sur ceux qui suivent la voie de la révélation, qui croient en Allah et en son messager, qui attestent qu’il n’y a pas d’autre dieu qu’Allah et que je suis le messager d’Allah, envoyé à l’humanité tout entière afin que chaque homme vivant soit averti qu’il doit respect et adoration à Allah. Embrassez l’islam afin de trouver la paix ; sinon, vous porterez le fardeau des péchés des Mages.
Évaluation et conclusion
Par la radicalité de son jugement contre Jésus, portant seul nos péchés, le second Adam, Dieu a apporté une réponse définitive au péché de l’homme et à la violence qui en est l’expression naturelle. Tout au long de l’histoire de l’Église, les disciples de Jésus ont dû apprendre (et apprennent encore) à renoncer à leur violence instinctive et à lui préférer des échanges francs dans un esprit de grâce et de pardon.
S’il est plusieurs fois arrivé à l’Église de céder à la tentation de la violence, ni la loi de vie en Jésus à laquelle elle est appelée à rendre témoignage (Rm 8.2), ni le royaume que Jésus a instauré n’en sont la cause. La barbarie dont ont pu faire preuve les croisés, les supplices perpétrés par les tribunaux d’Inquisition ou les guerres de religions qui ont ensanglanté l’Europe constituent de tragiques trahisons de l’Évangile. Quand l’Église recourt à la violence pour s’imposer dans le monde ou pour se défendre des violences du monde, elle abandonne le message central de la croix, cède à la séduction du pouvoir séculier et y perd son âme.
Dans l’islam, en revanche, la violence religieuse n’a jamais été fondamentalement remise en cause et ne le sera jamais par les tenants de l’islam classique. On peut même dire qu’elle en est une partie constitutive et que trois raisons sanctifient son usage.
D’abord, elle est regardée comme un « bienfait ». En imposant au croyant une stricte soumission à Allah, son dieu-chef-dominateur, la violence se dresse comme une barrière contre la faiblesse naturelle du croyant qui l’incite à se dérober à cette obligation de soumission. C’est à ce titre qu’en Iran, en Arabie saoudite ou dans le « califat » de Daech, la police islamique sillonne les rues pour faire respecter la charia, et tout particulièrement le code vestimentaire imposé aux femmes.
Ensuite, les musulmans la considèrent comme une « miséricordieuse nécessité ». En infligeant aux « pécheurs », des sanctions corporelles propres à inspirer l’effroi (flagellations publiques, amputations, lapidations, décapitations), elle a pour but de dissuader tous ceux qui seraient tentés de transgresser la « loi divine » ou de quitter leur religion. Les traitements infligés aux musulmans qui répudient l’islam sont bien connus et pleinement approuvés par les foules réunies à l’occasion de ces châtiments publics.
Enfin, l’islam considère la violence comme la voie par excellence pour imposer sa domination aux peuples non musulmans. C’est la méthode privilégiée qu’emploient les musulmans quand ils sont en position de force. Les partisans actuels du salafisme, cette tentative de ressusciter l’islam du temps de Mahomet et son esprit de conquête, affirment sans la moindre hésitation que le « djihad est une obligation divine » et que « c’est par le sabre qu’avance l’islam ».
Néanmoins, certains musulmans comprennent les limites d’un djihad essentiellement militaire. Youssef Al-Qaradawi, prédicateur et savant très proche des Frères musulmans, reconnaît qu’il n’est pas actuellement envisageable de mener des « guerres d’expansion » pour l’avancement de l’islam dans le monde. La charte des Nations Unies, avec son principe de « règlement pacifique des différends » et sa reconnaissance des frontières des États, rend une telle approche difficile. Il recommande donc d’utiliser plutôt la radio, la télévision et l’internet pour propager l’islam. Et il conclut : « Ce dont nous avons besoin, ce sont des armées d’enseignants, de prédicateurs et de journalistes entraînés à parler aux nations dans leurs différentes langues pour leur exposer la religion. »3
Cela dit, il est essentiel de distinguer entre l’islam, ses prescriptions, ses pratiques cultuelles et ses ambitions hégémoniques, et les musulmans eux-mêmes. Comme c’est le cas de beaucoup d’adeptes d’autres religions, les musulmans ne sont pas tous de fervents pratiquants. En Occident, beaucoup d’entre eux n’ont qu’une connaissance générale de l’islam et peuvent en pratiquer une version populaire ou une interprétation juridique qui en atténue ou en dissimule les aspects les plus violents. Cela explique qu’il ne soit pas rare de rencontrer des musulmans « modérés », alors que leur religion, dans sa pure réalité juridique et sa vision « missionnaire », ne l’est pas. C’est pour échapper à ces caractéristiques secondaires qui obscurcissent souvent l’analyse d’un phénomène religieux que l’étude proposée dans cet article s’est délibérément située au niveau des ressorts théologiques du christianisme et de l’islam afin de mieux saisir la nature réelle de leurs rapports respectifs avec la violence religieuse.
En fin de compte, la violence dont toute la tradition islamique justifie l’usage, avec quelques variations de formes selon les écoles d’interprétation et le contexte géopolitique, doit se comprendre comme un déni radical de la cause première de toute violence : la rébellion de l’homme contre Dieu et sa complète perdition, un mal pour lequel l’islam n’a aucun remède.
Cette situation souligne avec grande force la nécessité et l’actualité de la mission que Jésus a confiée à son Église auprès des musulmans, nos frères en Adam !
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Christian Bibollet est responsable du Groupe de travail sur l’islam et de l’Institut pour les questions relatives à l’islam du Réseau évangélique suisse.↩
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L’islam, le bon choix, Mouhammad Kabiné Kaba, édité par la mosquée de Lausanne, 2009.↩
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Cité par Sami A. Aldeeb dans son ouvrage Le jihad dans l’islam, p. 43.↩