Le défi des extrémismes religieux

Le défi des extrémismes religieux

Jean-Philippe BRU1

Introduction

L’extrémisme religieux a toujours inquiété l’opinion publique et les États. À la fin du xxe siècle, ce sont les sectes qui défrayaient la chronique, poussant le gouvernement à créer un nouveau délit de manipulation mentale. Aujourd’hui, c’est l’islamisme radical qui fait les gros titres et favorise la montée d’une autre forme d’extrémisme, l’extrémisme politique. Malgré les appels répétés à ne pas faire l’amalgame entre terrorisme et islam, beaucoup se demandent s’il n’y a pas tout de même un rapport entre les deux. Il importe donc que l’Église réfléchisse à la nature de l’extrémisme religieux, à ses liens avec les religions traditionnelles et à la réponse à lui apporter.

Dans une première partie, nous présenterons brièvement les principaux extrémismes religieux auxquels l’Église est confrontée en France. Puis nous verrons quelles réponses les religions tentent d’apporter aux extrémismes auxquels elles ont elles-mêmes donné naissance. Nous terminerons en faisant quelques propositions susceptibles d’aider les Églises à relever le défi que leur adressent les extrémismes religieux sans tomber dans les excès reprochés à ces derniers.

La diversité des extrémismes religieux

Avant de présenter les principaux extrémismes religieux auxquels nous avons affaire en France, il convient d’en donner une définition. Le sociologue des religions Jean-Louis Schlegel propose celle-ci : « Des idées ou des mouvances qui marquent ouvertement leurs distances avec la modernité ou même la rejettent ouvertement. »2 Cette définition a l’inconvénient de prendre la modernité comme centre par rapport auquel on situe les extrêmes. Les religions prennent plutôt pour centre une application équilibrée de leurs propres principes. Pour la plupart d’entre elles, il est tout aussi problématique de se conformer sans aucune restriction à la modernité que de « prendre ses distances » avec elle. Le Petit Robert donne une définition plus neutre de l’extrémiste : « Partisan d’une doctrine poussée jusqu’à ses limites, ses conséquences extrêmes […] », par opposition au modéré : « Qui fait preuve de mesure, qui se tient éloigné de tout excès. » Il est important de préciser dans le contexte actuel que pousser une doctrine jusqu’à ses conséquences extrêmes n’implique pas nécessairement le recours à la violence.

L’intégrisme catholique

Les intégristes catholiques voudraient que « la doctrine de l’Église soit suivie ‹intégralement›, c’est-à-dire dans la vie publique, dans la vie privée et dans toutes les sphères de la vie sociale, pour réaliser un ‹ordre social chrétien›. »3 Ils n’acceptent donc pas les principes de la République qui s’opposent à un tel monopole de la part d’une religion particulière. Ils ont l’appui des textes officiels du xixe siècle, qui condamnent la notion moderne de liberté, mais deviennent un parti d’opposition à partir du moment où l’Église renonce à son intransigeance et se rallie à la République.

Ils sont particulièrement déçus par le concile Vatican II et son ouverture au monde. Leur chef de file, Mgr Lefebvre, refuse la réforme liturgique et les déclarations concernant la liberté religieuse, et va jusqu’à créer une Église parallèle en 1988 en consacrant quatre évêques. Plus que leur nostalgie de la période prérévolutionnaire, c’est cette attitude schismatique qui leur est reprochée.

Il ne faut pas les confondre avec les catholiques traditionalistes qui, bien qu’ayant une préférence pour la messe en latin, estiment pouvoir vivre leur spécificité au sein de l’Église telle qu’elle est aujourd’hui. Benoît XVI leur a d’ailleurs donné sa bénédiction en rétablissant en 2007 la possibilité de la messe en latin.

L’islamisme

Comme les autres religions du monde, l’islam a été l’objet d’interprétations « ouvertes », permettant une certaine flexibilité dans la pratique, selon le contexte social et l’époque. C’est contre cette ouverture que réagissent ceux que l’on appelle aujourd’hui les islamistes. Dès le ixe siècle, Ibn Hanbal « réclame un retour à la lettre du Coran et à la tradition des premiers compagnons du prophète »4 . Au xviiie siècle, Abd al-Wahhab prône lui aussi un retour strict aux deux sources de l’islam : le Coran et la sunna. Le wahhabisme interdit le tabac, le rire, la poésie, la musique et les spectacles profanes. Au xxe siècle, c’est le modèle démocratique qui est contesté, le Coran étant considéré comme la seule constitution possible pour les États musulmans. Les islamistes ont donc une action directement politique et cherchent non seulement à influencer le pouvoir mais à le prendre, certains de manière pacifique, d’autres par la violence. Les attentats terroristes, même s’ils captent toute l’attention et sont de plus en plus nombreux, « représentent l’exception par rapport à la règle » 5 .

Le fondamentalisme protestant

Le fondamentalisme protestant est une réaction contre le libéralisme théologique du xix e siècle considéré comme trop conciliant avec le rationalisme des Lumières.

Bref historique

Entre 1910 et 1915 sont publiés douze fascicules (The Fundamentals) contenant 90 articles exposant les croyances considérées comme non négociables : la naissance virginale du Christ, sa résurrection corporelle, son sacrifice expiatoire, l’inerrance de la Bible, et ainsi de suite. Ces fascicules, imprimés en plusieurs millions d’exemplaires, sont distribués gratuitement. Les auteurs sont tous britanniques ou nord-américains et incluent des figures évangéliques comme Ruben Torrey, Benjamin Warfield, James Orr, Campbell Morgan, John Ryle et Handley Moule. Ceux qui adhèrent à ces croyances prennent le nom de « fondamentalistes ». Ils se considèrent à juste titre comme les héritiers de la Réforme et des réveils, mais développent pendant l’entre-deux-guerres certaines tendances qui les distinguent à la fois des réveils des siècles précédents et du mouvement évangélique d’après-guerre 6 .

Tendances distinctives

John Stott en mentionne dix7  :

  1. Un certain mépris pour les disciplines scientifiques et la réflexion académique. Richard Lovelace attribue cette tendance au fait que les principaux dirigeants évangéliques de la fin du xixe et du début du xxe siècle étaient des évangélistes laïques sans formation théologique8 . Les fondamentalistes se sont engagés dans l’évangélisation de masse, mais ont perdu beaucoup de terrain dans le domaine théologique, ce qui a permis aux libéraux de s’emparer des principales dénominations et facultés de théologie, comme celle de Princeton.
  2. Une conception mécanique de l’inspiration. Les fondamentalistes ont tendance à réduire les modes d’inspiration de la Bible à la dictée, alors qu’il existe une diversité de modes d’inspiration, comme les recherches historiques (Lc 1.1-3).
  3. Un littéralisme excessif 9 . C’est-à-dire une tendance à prendre chaque mot de la Bible au pied de la lettre, sans prendre suffisamment en compte le genre littéraire.
  4. Une application directe du texte, sans passer par la case « exégèse ». Les fondamentalistes ont tendance à sous-estimer la distance qui les sépare du monde de la Bible. En appliquant trop rapidement le texte à leur situation, ils passent à côté de l’intention de l’auteur et retombent de manière un peu trop acrobatique sur le mont Golgotha ! Lorsque le texte n’est pas directement applicable à la situation présente, ils ont recours à l’interprétation allégorique, « qui revêt souvent un ton moralisateur »10 .
  5. Un rejet total du mouvement œcuménique. Contrairement à leurs prédécesseurs, les fondamentalistes n’ont pas le sens de l’unité de l’Église. Ils considèrent le dialogue avec les autres branches du christianisme comme un piège conduisant à d’inévitables compromis.
  6. Une ecclésiologie séparatiste. Leur souci de la vérité est tel qu’ils ont tendance à se séparer de ceux qui ne pensent pas exactement comme eux, y compris sur des points secondaires.
  7. Un retrait excessif du monde. Convaincus que le monde va devenir de plus en plus corrompu jusqu’au retour du Christ, ils ont tendance à se tenir à l’écart de ce qui pourrait les contaminer. Cela ne les empêche pas d’adopter certaines valeurs discutables comme le capitalisme.
  8. Tendance à accepter le mythe de la supériorité de la race blanche. Surtout aux États-Unis et en Afrique de Sud, les fondamentalistes ont eu tendance à défendre la ségrégation raciale, y compris dans l’Église.
  9. Tendance à confondre mission et évangélisation. Laissant l’action sociale aux libéraux, les fondamentalistes ont eu tendance à réduire la vocation missionnaire de l’Église à la proclamation de l’Évangile.
  10. Tendance au dogmatisme eschatologique. Un dispensationalisme rigide envahit les Églises par le biais de la Bible Scofield et conduit de nombreux fondamentalistes à défendre inconditionnellement Israël et à sous-estimer les injustices faites aux Palestiniens.

Influence sur le mouvement évangélique français

L’influence du fondamentalisme américain de l’entre-deux-guerres sur le mouvement évangélique français reste très limitée. Sébastien Fath estime que le protestantisme évangélique français des années 1920 ne compte pas de mouvement dont l’identité se définisse en priorité par le fondamentalisme. La « fidélité biblique », en revanche, fait recette, mais cette formule renvoie bien davantage à l’héritage revivaliste qu’aux influences d’outre-Atlantique11 .

La réponse de l’homme moderne et des religions à l’extrémisme religieux

Il existe trois types de réponse à l’extrémisme religieux.

Il faut « sortir de la religion »

Certains penseurs considèrent que la meilleure réponse à l’extrémisme religieux est de « sortir de la religion », de renoncer à l’idée d’un Dieu souverain qui révèle à ses créatures des vérités intouchables. Il ne suffit pas de faire le tri entre les bonnes et les mauvaises traditions, ni entre les croyants modérés et les extrémistes, puisque les premiers s’appuient sur les mêmes textes que les seconds et sont donc atteints de la même maladie, même si les symptômes sont moins évidents chez les uns que chez les autres.

On trouve ce genre de raisonnement chez le philosophe d’origine musulmane Abdennour Bidar, qui a écrit un livre intitulé Comment sortir de la religion12 , où il propose de substituer à la puissance créatrice de Dieu la puissance créatrice de l’homme moderne. Voici ce qu’il dit :

J’ai essayé, dans un premier temps, de proposer une alternative en montrant ce qu’on pouvait sauver de l’islam, en faisant un tri dans le matériau de la tradition. Mais j’avais seulement la sensation de parer au plus pressé. Puis j’ai compris que le religieux ne correspondait plus à notre situation moderne et contemporaine, parce que l’essence du religieux est l’idée qu’il existe une puissance créatrice absolument illimitée, prodigieuse, qui dépasse l’homme et vers laquelle il doit se tourner. Depuis la modernité du xixe siècle, c’est notre propre puissance créatrice qui a explosé, notamment sur le plan scientifique et technique13 .

De manière plus caricaturale, c’est aussi la réponse de la une de Charlie Hebdo, un an après les attentats de janvier 2015. Le dessin de Riss nous montre le vrai coupable : Dieu lui-même, qu’il s’agisse du Dieu des musulmans ou des chrétiens.

Comme l’observe toutefois Vincent Trémolet de Villers dans un article publié sur le site du Figaro14 , les idéologies non religieuses, comme le nazisme ou le communisme, ont fait beaucoup plus de victimes au xxe siècle que le terrorisme religieux15 .

La vérité, en conclut-il, est que la folie des hommes s’empare de toutes nos passions pour les dérégler. On tue au nom de Dieu, on tue par dépit amoureux, on tue par aveuglement idéologique, on tue par ambition : faut-il s’en prendre à l’amour, aux idées, à la politique ?

Il affirme ensuite, en s’appuyant sur la théorie du bouc émissaire de René Girard, que le christianisme est le meilleur antidote contre la violence, « parce qu’il la rend inefficace et fait honte à ceux qui l’utilisent et se réconcilient contre une victime commune »16 .

Il faut « moderniser » la religion

D’autres considèrent que c’est aller trop loin que de sortir de la religion, mais que celle-ci a besoin d’être réexaminée à la lumière de la raison autonome, érigée en juge des textes sacrés. On espère ainsi débarrasser la religion de tout ce qui donne prise à l’extrémisme et offrir à l’homme moderne une religion « éclairée », raisonnable. Le problème, c’est que c’est précisément contre ce genre d’accommodement à la modernité que les extrémistes réagissent, considérant qu’il s’agit d’une trahison.

La réponse moderniste à l’islam

Abderrahim Lamchichi, maître de conférences en sciences politiques, estime que l’accommodement de l’islam à la modernité passe par une réforme théologique fondée sur « un libre examen de la tradition et de l’histoire religieuses »17  :

ceci n’est possible, précise-t-il, que grâce à l’épanouissement sans entraves de la recherche scientifique, et grâce à la soumission de l’islam, et des faits religieux en général, aux avancées décisives et aux acquis positifs irrécusables de la critique moderne, afin de rompre avec les instrumentalisations politiques et les dérives idéologiques dont cette religion ne cesse de faire l’objet18 .

La réponse moderniste au fondamentalisme protestant

L’attitude des protestants libéraux envers la théologie fondamentaliste est excessivement méprisante. André Gounelle la qualifie de « négligeable » et affirme que « leur système ne vaut rien » !19 Il a également tendance à minimiser la différence entre le vieux fondamentalisme et le mouvement évangélique d’après-guerre. Voici ce qu’il dit des néo-évangéliques :

Les fondamentalistes « néo-évangéliques », à la différence des radicaux, tiennent bien compte du genre littéraire, de la situation culturelle et de l’intention de l’auteur humain ; ils répugnent cependant à dissocier, comme le fait souvent l’exégèse critique, la « fonction expressive » d’un texte (l’enseignement ou le message qu’il entend délivrer) de sa « fonction représentative » (la description factuelle des choses ou des événements)20 .

Autrement dit, les évangéliques ont tort de considérer comme historiques des récits que la critique moderne a définitivement rangés dans la catégorie des mythes.

Il faut contextualiser la religion

Une troisième attitude consiste à maintenir l’autorité des textes fondateurs, tout en distinguant leur message essentiel de leurs expressions relatives dans différentes cultures et à différentes époques. Ce qui est reproché aux extrémistes, ce n’est pas leur attachement aux vérités révélées, mais leur manque de flexibilité dans l’application de celles-ci.

Ce type de réponse à l’extrémisme religieux est jugé trop conservateur par les modernistes, mais c’est le seul qui soit capable à la fois de rendre justice aux textes sacrés et d’éviter les abus des extrémistes.

La réponse catholique à l’intégrisme21

Comme nous l’avons vu, les catholiques intégristes n’ont pas toujours été un parti d’opposition. Dans un premier temps, ce sont surtout les modernistes qui sont dans le collimateur d’une Église qui a accepté de se rallier à la République sans pour autant être prête à renoncer à ses dogmes, fussent-ils en décalage avec la science moderne.

Les tensions avec les intégristes s’accroissent à la suite de Vatican II, conduisant au schisme lefebvriste. Benoît XVI tente d’apporter une réponse à cette situation dans les années 2000 en faisant des concessions, comme le rétablissement de la messe traditionnelle (2007) et la levée des excommunications des évêques schismatiques (2009). Mais il pose également des conditions à la réintégration des intégristes, comme reconnaître que le concile Vatican II fait partie intégrante de la tradition de l’Église et accepter la validité de la messe qui en est issue. Autrement dit, il leur demande d’accepter un certain pluralisme au sein de l’Église et une évolution de la tradition. Malgré l’optimisme initial, les négociations se soldent par un échec.

Tariq Ramadan

La réponse de Tariq Ramadan à l’islamisme fait moins de concessions à la modernité que celle d’Abderrahim Lamchichi ou du très médiatique Malek Chebel. Il s’efforce d’associer fidélité aux fondements de l’islam et contextualisation des lois et traditions islamiques. Si le Coran est une parole divinement révélée, et donc infaillible, les hadiths, en revanche, sont des paroles humaines au degré d’authenticité variable qui doivent sans cesse être réexaminées. Il reproche aux extrémistes de sacraliser les lois islamiques postérieures au Coran et de ne pas tenir compte du contexte historique dans lequel elles ont vu le jour. Cette réponse moins tranchée lui a valu d’être boudé par les médias français ces derniers temps et d’être accusé de double langage par ses détracteurs ! Il est vrai que même en relativisant les hadiths, il reste suffisamment de matière dans le Coran pour justifier un intégrisme musulman non moins incompatible avec la République que l’intégrisme catholique, le religieux et le politique pouvant difficilement être séparés. Il suffit de voir le peu de liberté laissée aux autres religions dans la plupart des pays à majorité musulmane.

La réponse évangélique au fondamentalisme

Dès 1942 est créée aux États-Unis l’Association nationale des évangéliques, qui vise « à coordonner les efforts des organisations fondamentalistes (dénominations, agences missionnaires, notamment), afin de mettre un terme à leurs rivalités ainsi qu’au retrait qu’elles entretenaient à l’égard de la société »22 . Ces « néo-évangéliques », comme ils s’appellent eux-mêmes, restent fondamentalistes sur le plan doctrinal, mais adoptent une attitude plus positive envers la culture. Comme le dit en 1957 un des acteurs principaux du changement, Harold Ockenga, dans un sermon intitulé « The New Evangelicalism » (« Le nouveau mouvement évangélique ») :

Nous croyons que le fondamentalisme a raison pour ce qui touche à la doctrine, et nous l’embrassons, et s’il se limitait à cela, je souhaiterais être appelé « fondamentaliste ». Mais nous croyons que le fondamentalisme se trompe dans son approche sociale et dans sa philosophie sociale23 .

L’évolution des évangéliques conduit à la création de facultés de théologie comme Fuller Theological Seminary (1947) et Gordon-Conwell (1969), et de magazines comme Christianity Today. Ces facultés se fixent pour objectif de « constituer une élite intellectuelle, afin d’interagir avec les sciences et la culture contemporaine, alors qu’au cours des décennies écoulées le fondamentalisme s’était défini par son anti-intellectualisme »24 . Elles font leurs les paroles du néo-calviniste néerlandais Abraham Kuyper : « Il n’y a aucun domaine de la culture des hommes dont le Christ ne puisse dire : c’est à moi ! »

Le Mouvement de Lausanne s’inscrit également dans cette démarche d’ouverture lorsqu’il encourage les Églises dans ses textes officiels à s’engager socialement, à collaborer dans l’évangélisation et à transformer la culture25 .

Quant à la droite chrétienne américaine, qui fait beaucoup parler d’elle depuis les années 1970, elle attire des évangéliques de tous bords, conscients de leur poids non négligeable dans l’arène politique. Même les charismatiques « troisième vague » organisent de grands rassemblements de prière en faveur de leurs candidats politiques préférés. Ils estiment que le Christ, par sa mort et sa résurrection, a donné aux chrétiens le pouvoir non seulement d’amener des âmes au salut, mais aussi de reconquérir les institutions les plus influentes, à savoir le gouvernement, les médias, la famille, l’économie, l’éducation, la religion et les arts.

Les évangéliques sont aujourd’hui tellement présents dans l’espace public aux États-Unis que leurs détracteurs s’en inquiètent et regrettent l’époque où ils se tenaient à l’écart et faisaient beaucoup moins parler d’eux26 .

Nous avons vu que le fondamentalisme américain initial avait eu une influence limitée en France. La réaction néo-évangélique, en revanche, a eu des répercussions beaucoup plus profondes, parce qu’elle a coïncidé avec l’arrivée en plus grand nombre de missionnaires américains dans notre pays après la Seconde Guerre mondiale. Si certains d’entre eux étaient des fondamentalistes stricts, la plupart ont plutôt encouragé les évangéliques à consolider leurs réseaux et à sortir du ghetto. L’Alliance évangélique française a été rénovée en 195327 et des facultés de théologie que l’on pourrait qualifier de néo-évangéliques ont vu le jour (Vaux-sur-Seine et Aix-en-Provence). Plus récemment, la création du Conseil national des évangéliques de France (CNEF) témoigne de la volonté des évangéliques d’unir leurs forces et de faire entendre leur voix dans l’espace public.

La tentation de l’extrémisme, qu’il soit de droite ou de gauche, n’est pourtant pas absente des Églises protestantes. À droite, certains évangéliques continuent à se méfier de toute recherche d’unité. À gauche, l’Église protestante unie a adopté la possibilité de bénir des couples homosexuels. Il importe donc que nous nous demandions, à la lumière de ce qui précède, à quoi devrait ressembler une Église équilibrée dans son rapport à la Bible et à la culture, qui se situe entre les extrêmes du libéralisme et du fondamentalisme.

Caractéristiques d’une Église équilibrée 28

Une Église équilibrée est contre-culturelle tout en contribuant au bien commun

Les extrémistes considèrent que leur religion a fait trop de concessions à la modernité, trahissant ses textes fondateurs et affaiblissant son témoignage. Ce reproche n’est pas dénué de vérité. Le libéralisme théologique conduit inévitablement à une perte de saveur, les valeurs chrétiennes se confondant de plus en plus avec celles de la société. Si l’Église veut être sel de la terre, elle doit être prête à nager à contre-courant lorsque ses valeurs ne sont plus à la mode. Il ne s’agit pas, comme les ultra-orthodoxes juifs, de porter des vêtements démodés, mais de « revêtir l’homme nouveau, qui a été créé selon Dieu dans la justice et la sainteté que produit la vérité » (Ep 4.24, NBS).

Mais il ne faut pas pour autant se retirer du monde, comme ont eu tendance à le faire les fondamentalistes d’avant-guerre, sans doute influencés par une eschatologie très pessimiste. Il s’agissait de résister à la corruption croissante du monde en attendant que Jésus revienne. De même les ultra-orthodoxes juifs évitent le plus possible le contact avec ceux qui ne partagent pas leurs valeurs. L’Église doit au contraire contribuer au bien commun, comme Jérémie y exhorte les Juifs déportés à Babylone : « Recherchez la paix de la ville où je vous ai exilés et intercédez pour elle auprès du Seigneur, car votre paix dépendra de la sienne. » (Jr 29.7)

Une Église équilibrée s’efforce de transformer la société tout en reconnaissant ce qu’il y a de positif dans la culture

La plupart des extrémistes considèrent la société actuelle comme foncièrement mauvaise et voudraient la transformer en lui imposant leurs valeurs. Le problème est qu’ils sous-estiment les effets positifs de la grâce commune et ont tendance à vouloir prendre la place de Dieu en matière de jugement. Il est vrai que nous vivons dans un monde déchu, mais les non-croyants sont également capables de faire de très belles choses. Nous devrions avoir l’humilité de le reconnaître et être prêts à leur prêter main-forte sur des projets qui servent l’intérêt général.

Quant à l’idée d’imposer un ordre social chrétien, elle est incompatible avec la parabole de l’ivraie, qui enseigne que seuls les anges pourront à la fin du monde arracher du royaume de Dieu ceux qui font le mal.

Une Église équilibrée est fidèle à l’Évangile tout en le contextualisant

La fidélité des extrémistes à leurs convictions est souvent admirable et devrait nous interpeller. Faisons-nous preuve de la même fidélité à l’égard de l’Évangile ? Le prophète Jérémie fait l’éloge de la fidélité des Rékabites aux règles très strictes de leur fondateur et regrette que le peuple de Dieu soit si prompt à se détourner des commandements divins : « Les fils de Jonadab, fils de Rékab, eux, respectent le commandement que leur a donné leur père, et ce peuple ne m’écoute pas ! » (Jr 35.16)

Mais fidélité à l’Évangile ne signifie pas rigidité dans la manière de le vivre aujourd’hui et de le présenter à nos contemporains. Le concile de Jérusalem, dès le début de l’histoire de l’Église, a estimé que la fidélité à l’Évangile n’impliquait pas de rester lié à la culture juive qui lui avait donné naissance. Il fallait au contraire que l’Évangile trouve de nouvelles expressions dans les cultures non juives avec lesquelles il entrait en contact.

Timothy Keller prône une contextualisation « active » de l’Évangile comprenant trois étapes 29  :

  1. Entrer dans la culture, c’est-à-dire écouter les gens et distinguer les éléments de la culture en accord avec l’Évangile de ceux qui s’y opposent.
  2. Remettre en question la culture. Plutôt que de critiquer directement la culture, il juge plus constructif de partir des éléments acceptables et de montrer en quoi les éléments que nous ne pouvons approuver sont incohérents avec les premiers. On montrera, par exemple, en quoi la notion de droits de l’homme est difficilement compatible avec une vision du monde athée.
  3. Appeler à la foi en Christ, car il est la réponse aux incohérences de la culture.

Conclusion

Bien que les extrémismes religieux représentent une menace pour les religions, ils nous adressent également un défi : être fidèles à nos valeurs. Mais cette fidélité ne doit pas nous empêcher de faire preuve de compassion et d’humilité envers nos contemporains. Les chrétiens disposent à cet égard du meilleur des modèles, le Christ, dont le seul « excès » a été d’aimer les siens « jusqu’à l’extrême » (Jn 13.1, TOB). Contrairement aux pharisiens, il n’a pas donné plus de poids à la tradition qu’à la Parole de Dieu. Contrairement aux sadducéens, il n’a pas nié l’existence d’un Dieu agissant dans le monde. Contrairement aux esséniens, il ne s’est pas retiré du monde avec ses disciples. Contrairement aux zélotes, il n’a pas eu recours à la violence pour imposer ses idées. Le mystère de son incarnation est un encouragement à contextualiser l’Évangile et à servir les autres avec humilité. Le mystère de sa mort sur la croix est un encouragement à donner notre vie pour les autres, à aimer nos ennemis et à ne pas rendre le mal pour le mal. Il « s’est abaissé lui-même en devenant obéissant jusqu’à la mort » (Ph 2.8), mais il ne saurait être qualifié de kamikaze. Il n’a pas donné sa vie pour semer la mort et la terreur, mais pour que nous soyons en paix avec Dieu (Rm 5.1). C’est pourquoi « il ne faut pas faire semblant de croire, comme l’a dit René Girard30 , que, dans leur conception de la violence, le christianisme et l’islam sont sur le même plan ». La croix est un antidote plus efficace que le croissant contre la violence. Annoncer l’Évangile de la grâce en le contextualisant d’une manière équilibrée est donc la meilleure façon de répondre au défi des extrémismes religieux.


  1.  Jean-Philippe Bru est professeur-coordinateur de théologie pratique à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

  2.  Jean-Louis Schlegel, La loi de Dieu contre la liberté des hommes. Intégrismes et fondamentalismes, Seuil, Paris, 2003, p. 8-9.

  3.  Ibid., p. 19.

  4.  Ibid., p. 33.

  5.  Ibid., p. 8.

  6.  Même les fondateurs ne sont pas aussi stricts que leurs successeurs. James Orr, par exemple, ne croyait pas que le monde avait été créé en six jours « littéraux » de vingt-quatre heures, alors que le créationnisme « jeune terre » devient la position majoritaire chez les fondamentalistes.

  7.  John Stott, Evangelical Truth. A Personal Plea for Unity, Integrity and Faithfulness, Langham, Carlisle, 2013 (1999), p. 5-7.

  8.  Cf. Richard Lovelace, Dynamics of Spiritual Life. An Evangelical Theology of Renewal, InterVarsity Press, Downers Grove, 1979, p. 49-51.

  9.  Pour une description plus détaillée de l’interprétation fondamentaliste, voir Paul Wells, « Trois approches du texte biblique. Notes sur le ‹cycle de Balaam› (Nombres 22‒24) », La Revue réformée 231 (2005/1), p. 68-71.

  10.  Ibid., p. 69.

  11.  Sébastien Fath, Du ghetto au réseau. Le protestantisme évangélique en France, 1800-2005, Labor et Fides, Genève, 2005, p. 160.

  12.  Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2012.

  13.  Entretien avec Abdennour Bidar consultable en ligne :

    http://www.lemondedesreligions.fr/culture/abdennour-bidar-comment-sortir-de-la-religion-15-05-2012-2510_112.php (consulté le 18/01/2016).

  14. http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2016/01/04/31003-20160104ARTFIG00321-charlie-hebdo-rene-girard-la-violence-et-le-sacre.php#auteur (consulté le 25/01/2016).

  15.  Abdennour Bidar est bien sûr conscient de ce genre d’objections. Il précise dans le même entretien que « la confiance en l’homme est difficile parce qu’on a beaucoup de mal à voir les progrès que fait l’humanité. Parce qu’ils sont chaotiques, et parce que nous jugeons un processus général à partir de l’échelle de notre existence individuelle durant laquelle il ne se passe finalement pas grand-chose. »

  16.  La citation est de René Girard.

  17.  Abderrahim Lamchichi, « Fondamentalismes musulmans et droits de l’homme », in Fondamentalismes et intégrismes, p. 92.

  18.  Ibid.

  19.  André Gounelle, « Regard d’un libéral sur le fondamentalisme », http://andregounelle.fr/vocabulaire-theologique/fondamentalisme.php (consulté le 15/01/2016).

  20.  Ibid.

  21.  Cf. La Vie, « La rupture des négociations entre le Vatican et les intégristes », 13 novembre 2012.

  22.  Philippe Gonzalez, Que ton règne vienne. Des évangéliques tentés par le pouvoir absolu, Labor et Fides, Genève, 2014, p. 251.

  23.  Cité et traduit par Philippe Gonzalez, op. cit., p. 251. Les trois Déclarations de Chicago (1978, 1982, 1986) témoignent de l’attachement des néo-évangéliques à la doctrine très contestée de l’inerrance biblique, même s’ils sont plus nuancés dans l’expression de celle-ci. Comme le dit l’article XIII de la première Déclaration :

    Nous affirmons que le mot inerrance convient, comme terme théologique, pour caractériser l’entière vérité de l’Écriture.

    Nous rejetons la démarche qui impose à l’Écriture des canons d’exactitude et de véracité étrangers à sa manière et à son but. Nous rejetons l’opinion selon laquelle il y aurait démenti de l’inerrance quand se rencontrent des traits comme ceux-ci : absence de précision technique à la façon moderne, irrégularités de grammaire ou d’orthographe, référence aux phénomènes de la nature tels qu’ils s’offrent au regard, mention de paroles fausses mais qui sont seulement rapportées, usage de l’hyperbole et de nombres ronds, arrangement thématique des choses racontées, diversité dans leur sélection lorsque deux ou plusieurs récits sont parallèles, usage de citations libres.

    On peut trouver les trois Déclarations de Chicago dans La Revue réformée 197 (1998/1) ou Paul Wells, Dieu a parlé. La Bible, semence de vie dans le cœur labouré, Éditions La Clairière, Québec, 1997, p. 230-265.

  24.  Ibid., p. 252.

  25.  Voir la Déclaration de Lausanne (1974), articles 5, 7, 8 et 10. Ces points sont repris dans le Manifeste de Manille (1989) et L’Engagement du Cap (2010).

  26.  Voir, p. ex., Joan Stavo-Debauge, Le loup dans la bergerie. Le fondamentalisme chrétien à l’assaut de l’espace public, Labor et Fides, Genève, 2012.

  27.  Sébastien Fath nous rappelle que le premier secrétaire général de l’AEF rénovée ne fut autre qu’Yves Perrier, un évangéliste à plein temps ( op. cit., p. 168).

  28.  Timothy Keller utilise l’expression « Église centrée » (« Center Church »), pour désigner une Église à la fois fidèle à l’Évangile et attentive au contexte particulier dans lequel elle est appelée à l’annoncer. Dans cette dernière partie, nous empruntons plusieurs idées à son livre Une Église centrée sur l’Évangile. La dynamique d’un ministère équilibré au cœur des villes d’aujourd’hui, Excelsis, Charols, 2015.

  29.  Voir Timothy Keller, op. cit., p. 175-199.

  30.  Entretien au Figaro Magazine en 2007.

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