Le lecteur comme objet principal de l’exégèse biblique

Le lecteur comme objet principal de l’exégèse biblique

Gert Kwakkel1

« Le sens dépend entièrement de celui qui lit. »2 L’idée exprimée dans cette phrase peut être considérée comme une caractéristique importante de l’herméneutique postmoderne. Les textes n’ont pas de sens en eux-mêmes. Ils tirent leur signification de leurs lecteurs. S’il n’y a pas de lecteur pour attribuer un sens au texte, il n’y a pas de sens du tout.

Les biblistes qui adhèrent à cette perspective concentrent naturellement leurs recherches interprétatives sur les lecteurs. Ce faisant, ils diffèrent de leurs prédécesseurs d’avant la Seconde Guerre mondiale, qui se concentraient sur les auteurs des textes et sur leur intention. Plus tard, dans la seconde moitié du xxe siècle, l’approche centrée sur l’auteur a été concurrencée par l’interprétation synchronique, qui se concentre sur les textes (plutôt que sur les auteurs). Aucune de ces approches ne satisfait les interprètes postmodernes. Ils préfèrent prendre les lecteurs comme objet principal. L’essor des méthodes comme la reader-response criticism (qui analyse comment les lecteurs répondent aux textes) et l’histoire de la réception (qui étudie comment les textes ont été interprétés et appliqués au cours du temps) ont leur préférence3.

L’objectif de cet article est de faire un certain nombre de commentaires sur les développements que nous venons de mentionner. Premièrement, l’affirmation selon laquelle les textes tirent leur sens des lecteurs sera évaluée d’une manière plus générale. Deuxièmement, les résultats de l’évaluation seront appliqués à la lecture des Écritures. Troisièmement, nous nous demanderons si l’idée de se concentrer sur les lecteurs pourrait avoir un intérêt pour l’interprétation biblique. Les interprètes qui considèrent la Bible comme la Parole de Dieu ayant autorité peuvent-ils tirer profit de cette approche ?

Le lecteur et le sens du texte

Les chrétiens qui adhèrent au principe du sola Scriptura pourraient avoir tendance à rejeter d’emblée l’affirmation selon laquelle les textes tirent leur sens des lecteurs. N’est-il pas évident que chaque texte a un sens, celui que l’auteur veut communiquer ? Autre objection : l’idée selon laquelle n’importe qui peut donner un sens à un texte rend l’interprétation entièrement arbitraire et subjective. Or s’il ne nous reste que des interprétations subjectives, comment les chrétiens peuvent-ils savoir si leur interprétation de la Bible est correcte et correspond à la vérité révélée par Dieu ?

Ces réactions sont tout à fait compréhensibles et dignes d’intérêt. Mais nous aurions tort de rejeter tout simplement les affirmations de l’herméneutique postmoderne sans prendre le temps d’y réfléchir plus profondément. Les biblistes qui font ce genre d’affirmations sont des personnes intelligentes. Ils ont raison dans une certaine mesure. Les croyants qui acceptent l’autorité de l’Écriture pourraient même tirer profit de leurs découvertes.

Deux exemples concrets peuvent nous éclairer à ce propos. Le premier exemple est une tablette d’argile en caractères cunéiformes de l’ancienne Babylonie. La tablette a été écrite par un scribe qui voulait communiquer un certain message. Le sens du texte en cunéiforme était clair pour lui et tous ses contemporains qui pouvaient lire l’écriture cunéiforme et connaissaient la langue babylonienne. Pour eux, le texte avait bien un sens. Mais pour la plupart des gens de notre époque, il n’a aucun sens. Seuls ceux qui ont suivi des cours universitaires en écriture cunéiforme et en babylonien peuvent lire et comprendre le texte.

Un texte a donc besoin de lecteurs compétents. En l’absence de tels lecteurs, un texte ne peut transmettre aucun sens. De toute évidence, un texte ne peut pas communiquer son sens par lui-même. L’activité d’un ou plusieurs lecteurs est nécessaire pour faire apparaître le sens.

De plus, l’exemple montre que la phrase « un texte a un sens » peut être utilisée dans deux sens différents. Ceux qui disent qu’un texte comme celui de la tablette d’argile a un sens indépendamment du lecteur se concentrent sur le message que l’auteur initial a voulu transcrire dans le texte et qui peut être déchiffré par des lecteurs compétents. Ceux qui déclarent que le texte n’a pas de sens indépendamment du lecteur se concentrent sur l’effet du texte : le message transcrit dans le texte atteint-il le lecteur ou non ?4 Peut-être le débat est-il dû en partie à ces différentes compréhensions de la phrase « un texte a un sens ».

Le deuxième exemple est un avis d’imposition. Supposez que quelqu’un vienne de recevoir un avis d’imposition dans sa boîte aux lettres. Il peut ouvrir l’enveloppe et dire : « Ce n’est pas sérieux. Ce document n’a pas été envoyé par le centre des impôts. C’est juste une blague que me fait mon voisin. Il veut me faire peur en mettant ce bout de papier dans ma boîte aux lettres. Je vais lui montrer que j’ai compris que c’était une blague : je vais plier ce bout de papier pour en faire un bateau et le mettre dans sa baignoire. »

À l’évidence, le texte (l’avis d’imposition) ne peut rien changer à cela. En lui-même, c’est juste un bout de papier et de l’encre. Si quelqu’un décide de l’interpréter comme un faux, le texte ne peut qu’accepter le fait qu’un tel sens lui a été assigné. Toutefois, cette situation ne saurait durer indéfiniment. Si la personne qui a reçu l’avis d’imposition s’obstine à le considérer comme un faux, l’inspecteur des impôts va venir. Au nom de la loi, il lui montrera qu’il a commis une infraction. Bien qu’il ait été informé de la somme qu’il devait payer, il a négligé de le faire. Il répliquera peut-être qu’il était persuadé que la lettre était un document fabriqué par un voisin qui voulait lui faire une blague. Peut-être l’inspecteur esquissera-t-il un sourire, mais il soulignera que c’était une supposition erronée. Une personne qui reçoit un avis d’imposition n’a pas le droit d’interpréter le document à sa guise. Cette personne devra de toute façon renoncer au sens qu’elle avait donné à l’avis d’imposition. Même si le texte lui-même ne pouvait rien y faire, le lecteur devra accepter le sens voulu par son auteur (le centre des impôts) comme le seul sens légitime et payer ses impôts.

Cet exemple montre une fois de plus qu’un texte ne peut défendre son propre sens. Il n’a pas le pouvoir de garantir que son message ou l’intention de l’auteur est correctement communiqué au lecteur. Toutefois, comme l’exemple de l’avis d’imposition le montre clairement, un texte fonctionne habituellement dans un cadre social. Les êtres humains utilisent les textes pour communiquer des messages à d’autres personnes.

Dans chaque société, des usages et des règles relatifs à l’interprétation des textes s’appliquent. Le plus souvent ces règles n’ont pas été consignées dans des textes officiels comme le code civil. Ce sont des conventions, qui peuvent changer de temps à autre. Chaque société et culture peut avoir ses propres usages et règles sur la manière dont les textes devraient être lus. Pourtant ces conventions peuvent être considérées comme connues et acceptées dans leur propre contexte historique. Aux Pays-Bas, par exemple, les avis d’imposition sont envoyés dans des enveloppes bleues et ont une présentation et une formulation fixes, ainsi qu’une signature officielle. En dehors de très rares cas de falsification, les gens savent comment reconnaître ces textes et quel sens doit leur être assigné.

La liberté d’une personne d’attribuer des sens aux textes n’est pas seulement guidée par ces conventions sociales, elle est aussi limitée par la présence et les activités d’autres personnes. Ces dernières peuvent vérifier et corriger ses interprétations. Comme le montre l’exemple de l’avis d’imposition, il peut y avoir des personnes investies d’une autorité et d’un pouvoir qui peuvent superviser ou diriger l’interprétation du document. Certaines d’entre elles peuvent même imposer des sanctions à ceux qui lisent le document d’une mauvaise manière !5

Il semble donc que l’idée selon laquelle les textes n’auraient pas de sens ou que les lecteurs seraient libres de leur attribuer n’importe quel sens est liée à une approche purement formelle ou matérialiste des textes. C’est-à-dire que les textes sont traités comme des bouts de papier et de l’encre, indépendamment de leur fonction comme moyens de communication dans une société donnée. Il peut être utile de considérer les textes de cette manière, en particulier dans les analyses académiques ou philosophiques6. Il est toutefois clair qu’il faut en dire davantage au sujet des textes si l’on veut rendre plus précisément compte de leur fonction réelle.

En résumé, si les textes sont liés au cadre social dans lequel ils fonctionnent comme moyens de communication, on peut dire avec raison que les textes ont un sens. Bien que les textes en eux-mêmes ne puissent pas contrôler la façon dont ils seront lus, les gens ne jouissent pas non plus d’une liberté d’interprétation absolue. Mais si l’on préfère traiter les textes comme de simples objets de papier et d’encre, il faut interpréter le sens des textes à partir des activités des lecteurs. Dans ce cas, une phrase comme « ce texte a ce sens particulier » devrait être remplacée par « les lecteurs compétents interpréteront le texte d’une manière particulière ; en vertu de leur formation et compte tenu des restrictions imposées par les conventions sociales, ils seront capables de saisir le message que l’auteur voulait communiquer ».

Le contexte de communication de la Bible

Ce que nous avons dit plus haut s’applique-t-il aussi à la Bible ? La Bible diffère manifestement d’une tablette d’argile babylonienne ou d’un avis d’imposition moderne. Mais elle n’est pas davantage en mesure de garantir que le message que l’auteur avait à l’esprit atteindra le lecteur. En elle-même, la Bible n’a pas la capacité de se défendre contre des interprétations erronées ou arbitraires. Les lecteurs de la Bible peuvent lui attribuer n’importe quel sens selon leur préférence. Cela est vrai si l’on traite la Bible comme un simple objet fait de papier et d’encre ou une série de pages imprimées. Toutefois, comme pour une tablette d’argile ou un avis d’imposition, il peut en être autrement si la Bible est considérée dans son propre contexte de communication. Quel est donc ce contexte de communication ?

Premièrement, la Bible fonctionne dans le contexte des œuvres créatrices et rédemptrices de Dieu. Avant que la Bible n’ait été écrite, Dieu avait parlé et agi à différentes époques. Ces paroles et ces actes de Dieu ont été consignés de manière normative dans la Bible. Elle contient et présente le message que Dieu veut communiquer aux gens du monde entier.

Deuxièmement, la Bible peut être lue par tous, croyants et non-croyants, individuellement ou en groupe. Mais elle est surtout destinée à être lue et étudiée par le peuple de Dieu, dans l’assemblée chrétienne, l’Église de Jésus-Christ. Dans l’Église, le message de Dieu est transmis oralement, par la prédication, l’enseignement et l’accompagnement spirituel. L’Évangile est ainsi transmis de génération en génération comme la tradition de l’Église. Dans ce contexte, Dieu a donné la Bible comme la norme absolue et officielle pour toute communication de son message.

Il faut savoir que pendant des siècles le chrétien ordinaire ne disposait pas d’une copie de la Bible qu’il pouvait lire à la maison. C’était déjà bien pour les assemblées locales de posséder une copie de tous les livres bibliques ! La foi des croyants était principalement nourrie par l’écoute de ce qui était lu et prêché dans l’Église. Maintenant que les chrétiens ont leur propre Bible, ils la lisent en principe avec intérêt. Ils seront souvent capables de saisir le sens correctement et d’en tirer profit. Toutefois, la lecture personnelle ne devrait pas se faire au détriment de l’écoute communautaire. L’Église de Jésus-Christ reste le meilleur endroit pour lire la Bible. Les chrétiens devraient lire les Écritures ensemble et s’aider les uns les autres à en comprendre le message, car ils seront « capables de comprendre, avec tous les saints, quelle est la largeur, la longueur, la profondeur et la hauteur » (Ep 3.18)7. C’est la manière normale du Saint-Esprit d’agir avec la Parole. Il surveille et conduit le processus de lecture, d’interprétation et de détection du sens des textes. Il fait cela au moyen des talents qu’il a donnés à la communauté des saints. Comme nous l’avons souligné, la lecture biblique individuelle peut également être fructueuse. Mais le risque d’interprétation erronée est moindre si la Bible est lue dans le contexte approprié, c’est-à-dire dans l’assemblée de Jésus-Christ, qui l’a acceptée comme l’expression digne de confiance des paroles et des actes rédempteurs de Dieu.

Trois conséquences en découlent. Premièrement, si le Saint-Esprit se sert des talents des gens pour aider les autres à comprendre correctement les Écritures, les chrétiens ne doivent pas avoir peur d’accepter l’aide des spécialistes. En fait, ils le font déjà. Pour donner un seul exemple, la plupart des chrétiens ne sont pas capables de lire la Bible dans les langues originales. Ils se servent de traductions faites par des spécialistes. Dans la plupart des cas, ils ne sont pas en mesure de vérifier le travail des traducteurs. S’appuyant sur ce que disent des responsables d’Église respectés, ils ont confiance dans le fait que le travail a été bien fait. Bien sûr, il est très compréhensible que les chrétiens ne veuillent pas dépendre entièrement des autres pour ce qui est de leur relation avec Dieu. Mais l’idée de dépendre des spécialistes ne doit pas être un problème si l’on considère que c’est la manière d’agir de l’Esprit et dans la mesure où les spécialistes en question sont prêts à rendre compte de ce qu’ils ont fait.

Deuxièmement, si les chrétiens de différentes époques trouvent des choses différentes dans la Bible, cela ne doit pas non plus être un problème, dans la mesure où le message central demeure le même. Le Saint-Esprit se sert de la Bible pour éclairer les chrétiens dans leurs situations historiques particulières. Certains éléments de l’Écriture peuvent être plus pertinents dans une situation particulière que dans une autre. Psaume 119.105 dit que la Parole de Dieu est une lampe à nos pieds et une lumière sur notre sentier. Elle aide les croyants à marcher en toute sécurité où qu’ils aillent. Ce n’est pas un immense projecteur éclairant tout ce qui existe dans le monde, afin que les chrétiens puissent connaître tout ce qu’ils désirent. Elle ne résout pas toutes les énigmes. Pour les lecteurs du xxie siècle, il n’est pas nécessaire de savoir tout ce que les chrétiens du xxiie siècle auront besoin de connaître. La Bible est suffisante pour informer les croyants de ce qu’ils doivent savoir pour croire, mener une vie chrétienne et être sauvés (cf. Confession helvétique, art. 7) – rien de moins, mais souvent rien de plus que cela.

Troisièmement, dans une certaine mesure, les arguments tirés du sens commun sont suffisants pour montrer que les gens ne jouissent pas d’une totale liberté pour attribuer un sens à un texte. Même si certains détails sont mal interprétés, le message que l’auteur avait à l’esprit peut passer d’une manière satisfaisante. Néanmoins, si l’on s’efforce de démontrer que les gens peuvent réellement saisir le message que Dieu avait à l’esprit en donnant les Écritures, il faut plus que le sens commun. L’argument présenté ci-dessus est fondé sur la foi en Dieu et la confiance dans l’œuvre du Saint-Esprit. En définitive, si la dimension de la foi est totalement mise de côté, il n’y a aucune base épistémologique décisive à ce que croient les chrétiens. Les partisans de l’herméneutique postmoderne ou d’autres peuvent affirmer qu’on ne peut jamais être sûr que la façon dont les chrétiens lisent la Bible correspond vraiment à l’intention de Dieu. Les arguments tirés du sens commun peuvent être utiles pour mettre cette affirmation en perspective. En même temps, il faut admettre qu’au bout du compte la réponse ne peut être formulée que par la foi.

Étudier la Bible du point de vue du lecteur

Si l’argument que nous venons de présenter est correct, la question centrale à laquelle les lecteurs de la Bible doivent chercher une réponse est celle-ci : qu’est-ce que Dieu ou le Saint-Esprit veut communiquer par ces textes ? Nous nous demanderons dans cette section, de manière plus limitée, si l’accent mis récemment sur le lecteur peut apporter quelque chose à cet égard. Peut-il aider les interprètes à mieux comprendre ce que Dieu veut communiquer à son peuple au moyen d’un texte donné ?

Comme exemple concret, j’utiliserai le commentaire d’Ehud Ben Zvi sur Osée, publié en 2005. Dans ce commentaire, Ben Zvi se demande souvent comment les lecteurs ont pu lire le texte du livre d’Osée. Traditionnellement dans les commentaires sur Osée, le prophète lui-même est le sujet grammatical des phrases (le commentateur dira, par exemple, « ici le prophète dit… »). Dans les commentaires plus récents, c’est parfois l’éditeur du livre qui reçoit une attention particulière. Dans le commentaire de Ben Zvi, ce sont les lecteurs.

Plus précisément, Ben Zvi fait référence aux lecteurs vivant dans la province perse de Yehoud (autour de Jérusalem) au ve ou au ive siècle av. J.-C. Selon lui, c’est dans ce contexte que le livre d’Osée a été écrit. Le livre pourrait avoir une relation avec les activités de l’Osée historique ayant vécu au viiie siècle av. J.-C., mais rien n’est moins certain pour Ben Zvi. En tout cas, cela importe peu pour son exégèse. Il interprète Osée comme un livre postexilique ayant vu le jour dans la province de Yehoud et analyse comment il a pu être lu et relu à cette époque.

Il est probable que les lecteurs conservateurs de la Bible se sentiront mal à l’aise avec l’approche de Ben Zvi. Des objections pourraient être formulées, mais ce n’est pas ce qui nous intéresse ici. Le commentaire peut en effet aider les lecteurs ou les interprètes qui se soumettent à l’autorité de la Bible comme Parole infaillible de Dieu à voir plus clairement un certain nombre de choses.

Même en partant du principe que le livre d’Osée est l’expression de la Parole de Dieu telle qu’elle a été reçue et transmise par le prophète Osée au viiie siècle av. J.-C., les exégètes doivent se poser la question : « Qu’est-ce que le prophète voulait dire en disant ceci ou cela ? » Toutefois cette première démarche ne suffit pas. Il faut aller plus loin.

Dans le cas d’Osée, cela peut également être démontré à partir du livre lui-même. Le dernier verset du livre, Osée 14.10 [9], dit :

Qui donc est assez sage pour comprendre ces choses, assez intelligent pour les connaître ? Les voies que l’Éternel prescrit sont droites, les justes les suivront, tandis que les rebelles trébucheront sur elles.

Le verset sert de conclusion au livre entier. Il a pu être écrit par Osée lui-même. Il est plus probable que le verset a été ajouté par quelqu’un d’autre, par exemple, la personne ou les personnes qui ont rassemblé les prophéties d’Osée et édité le livre, et qui ont peut-être aussi formulé la note introductive au début du livre (Os 1.1)8. Quoi qu’il en soit, l’idée principale du verset est que le livre d’Osée est digne d’être lu, non seulement par les gens vivant à l’époque d’Osée, mais aussi par les générations suivantes. La plupart de ces lecteurs ultérieurs vivaient après l’accomplissement de plusieurs des paroles prophétiques d’Osée. Ils avaient été les témoins, par exemple, de la chute de la capitale israélite Samarie en 722 av. J.-C., que le prophète avait annoncée en Osée 14.1 [13.16]. Ces lecteurs ultérieurs avaient de bonnes raisons de se demander ce qu’Osée avait pu vouloir dire et comment il avait pu comprendre ses propres messages. En outre, ils devaient aussi se poser la question : « Quelle est la sagesse que Dieu veut nous communiquer au moyen de ces prophéties, maintenant que plusieurs d’entre elles se sont déjà accomplies ? Quelle est leur valeur pour nous aujourd’hui ? »

La conclusion montre clairement que dès l’origine le livre d’Osée était aussi destiné à être étudié et médité de cette manière-là. Par conséquent, les interprètes modernes ont certainement raison de se demander comment cela a été fait par des lecteurs ultérieurs. À cet égard, il peut être utile de définir des groupes de lecteurs plus récents, comme les gens vivant peu après la chute de Samarie en 722 av. J.-C. ou après la chute de Jérusalem en 586 av. J.-C. Qu’est-ce que ces textes signifiaient pour ces gens ? Comment ont-ils pu les lire ?

En fait, ce genre d’interprétation concernant la façon dont les gens ont pu lire ou comprendre les textes bibliques n’est pas du tout nouvelle. Lorsqu’ils commentent, par exemple, les lettres de Paul aux Corinthiens, les exégètes évangéliques ou conservateurs non seulement se demandent ce que Paul voulait dire en écrivant ceci ou cela, mais ils se mettent aussi à la place des chrétiens de Corinthe et se demandent comment ces derniers ont pu comprendre les paroles de l’apôtre.

Le commentaire de Ben Zvi peut donc être utile aux interprètes qui entreprennent ce genre de démarche interprétative, même s’ils sont en désaccord avec lui sur la composition et la date d’Osée. Son commentaire est particulièrement intéressant lorsqu’un texte donné peut apparemment être interprété de deux manières différentes ou plus. Dans de tels cas, les commentaires avaient tendance traditionnellement à se concentrer sur la question : « Qu’est-ce qu’Osée voulait dire ? » Ils s’efforçaient de faire le bon choix. Ils soulignaient comment les autres possibilités étaient improbables ou même impossibles. Confronté à ce genre de problème, Ben Zvi maintient et accepte toutes les possibilités. Il soutient que les lecteurs auraient pu lire le texte de telle manière, mais aussi de telle autre manière9. Dans de tels cas, les deux interprétations peuvent se côtoyer. Ensemble, elles constituent le sens du texte pour les lecteurs actuels.

On peut objecter que cette approche pourrait aussi être reformulée comme une recherche de l’intention de l’auteur (dans le cas présent, Osée). L’objection s’applique en particulier aux textes qui contiennent un double sens. Ces éléments textuels et autres semblables peuvent, en effet, être analysés en se concentrant sur l’intention de l’auteur (comme cela a parfois été fait dans des commentaires plus traditionnels comme celui de C. Van Gelderen et W.H. Gispen, et celui de Wilhelm Rudolph)10, sans avoir recours à la perspective des lecteurs. Mais le recours à cette perspective nous aide à réfléchir à ces possibilités, ne serait-ce que pour des raisons psychologiques.

En conclusion, les interprètes qui lisent l’Écriture dans le contexte de la communication de Dieu avec son peuple devraient au moins essayer de trouver les intentions des auteurs humains des livres bibliques. En même temps, ils doivent prendre en compte qu’il peut y avoir davantage dans les textes que ce dont les auteurs eux-mêmes avaient conscience. Selon 1 Pierre 1.10-11, les prophètes ne comprenaient pas toujours tous les détails des révélations que l’Esprit leur donnait. Ajouter une analyse de la perspective des lecteurs peut être utile pour trouver des éléments qui vont au-delà de l’horizon des auteurs. Certes, l’intention de l’Esprit parlant par leur intermédiaire ne devrait pas être opposée à la leur. Cependant, l’exégète devrait s’intéresser en définitive à ce que Dieu a voulu dire par l’entremise des prophètes, tout comme Matthieu, lorsqu’il cite Osée 11.1, fait référence à « ce que le Seigneur avait dit par l’entremise du prophète » (Mt 2.15)11.

En conclusion, quel est l’intérêt de la confrontation avec la conception postmoderne selon laquelle les textes tirent leur sens des lecteurs ? Les résultats de cette étude peuvent être résumés en deux points.

  1. Une telle confrontation peut aider les interprètes à se faire une idée plus précise de ce qui se passe dans le processus d’interprétation. De plus, cela peut nous rappeler que la Bible devrait être lue dans le contexte de la communication de Dieu avec son peuple et en relation avec l’assemblée de Jésus-Christ.
  2. Plus spécifiquement, il a été montré que se concentrer sur le lecteur peut être un outil d’interprétation utile, en particulier lorsqu’il y a lieu d’aller au-delà de ce que les auteurs humains des livres bibliques voulaient dire.

  1. G. Kwakkel est professeur d’Ancien Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence et à la Faculté de théologie des Églises réformées (libérées) de Kampen (Pays-Bas).

  2. Ellen Van Wolde, Words Become Worlds : Semantic Studies of Genesis 1‒11, Biblical Interpretation Series 6, Leiden, Brill, 1994, p. 169. La citation se trouve dans la description que donne Van Wolde du point de vue de Stanley Fish, tel que présenté dans Fish, Is There a Text in This Class ? The Authority of Interpretative Communities, Cambridge, Harvard University Press, 1980.

  3. Pour plus de détails sur l’interprétation biblique postmoderne, voir Adam, What Is Postmodern Biblical Criticism ? ; Lodge, Romans 9‒11, x-xii, p. 1-32.

  4. Cf. Fish, op. cit., p. 65 : « Le sens d’une déclaration, je le répète, c’est son expérience. »

  5. Cf. Fish, op. cit., p. 317-321 ; Van Wolde, op. cit., p. 170-172.

  6. La question de savoir si cette approche est due à la rigueur académique ou à l’influence d’une philosophie matérialiste comme le marxisme est intéressante, mais dépasse le cadre de cet article.

  7. Cf. De Bruijne, “Samen met alle heiligen”, De Reformatie 70 (1994-1995), p. 573-577, et “Navolging en verbeeldingskracht : De bijbel in beeld 3”, in Woord op schrift : Theologische reflecties over het gezag van de bijbel, sous dir. C. Trimp, Kampen, Kok, 2002, p. 223-225. Toutes les citations scripturaires dans cet article sont de la NBS.

  8. Sur le travail des éditeurs, voir aussi Kwakkel, “Prophets and Prophetic Literature”, in The Lion Has Roared : Theological Themes in the Prophetic Literature of the Old Testament, sous dir. H.G.L. Peels et S.D. Snyman, 1-13, Eugene, OR, Pickwick, 2012, p. 10-12.

  9. Voir, par exemple, Ben Zvi, Hosea, The Forms of the Old Testament Literature XXIA/1, Grand Rapids, Eerdmans, 2005, p. 126 (sur Os 6.7) ; p. 130-131 (sur 5.11) ; p. 133 (sur 5.1) ; p. 207-208 (sur 10.1) ; p. 221-222 (sur 10.12).

  10. Voir, par exemple, Van Gelderen and Gispen, Het boek Hosea, Commentaar op het Oude Testament, Kampen, Kok, 1953, p. 254-255 (sur Os 7.6) ; Rudolph, Hosea, Kommentar zum Alten Testament XIII 1, Gütersloh : Mohn, 1966, p. 124-125 (sur 5.13).

  11. Sur Matthieu 2.15 et Osée 11.1, voir aussi Kwakkel, « ‘Out of Egypt I Have Called My Son’: Matthew 2:15 and Hosea 11:1 in Dutch and American Evangelical Interpretation », in Tradition and Innovation in Biblical Interpretation : Studies Presented to Professor Eep Talstra on the Occasion of his Sixty-Fifth Birthday, sous dir. W.Th. Van Peursen et J.W. Dyk, p. 171-188, Studia Semitica Neerlandica 57, Leiden, Brill, 2011.

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