L’attitude ambivalente du protestantisme français envers la culture

L’attitude ambivalente du protestantisme français envers la culture

Paul WELLS1

Le rapport entre la foi et la culture n’est pas compris de la même manière par le protestantisme français que par les autres protestantismes, y compris ceux d’Europe du Nord. Trois facteurs, au moins, semblent importants :

  • L’oubli quasi général en France et dans le protestantisme français de la théologie de Calvin, plus proche de saint Thomas qu’on ne le pense, en particulier son enseignement sur la grâce commune.
  • Le réveil du xixe siècle a poussé le protestantisme soit vers le repli du piétisme avec une insistance sur la conversion et la justification par la foi seule comprises dans un sens individualiste, soit, dans le cas de la réaction libérale, vers un évangile social et humaniste (les sociétés missionnaires ou les œuvres comme la Mission McCall, la Fondation John Bost et la Cimade).
  • La minorité protestante a dû se définir par rapport aux deux majorités en place pendant les deux siècles qui ont suivi la Révolution. Ce dernier point est capital.

Un déficit d’assise

Le protestantisme en France a rencontré un double problème : d’abord, le rejet de la Réforme et la persécution, et puis, en second lieu, le développement de l’humanisme et de la laïcité. Il a eu de la peine à faire face à ces deux réalités2. Entre l’Église et la République, il a toujours été problématique pour le protestantisme de sauvegarder une identité propre3. Entre les « deux France », le protestantisme a des affinités qui vont dans les deux sens4.

Il a été quasiment impossible de développer une théologie de la culture ou des entreprises culturelles indépendantes dans cette situation. C’est pour cette raison que, au lieu d’insister sur « la foi et la vie », le protestantisme en France s’est le plus souvent limité à l’une ou l’autre : une action pour convertir ou une action sociale.

On aurait de la peine à nommer, dans le protestantisme français des deux derniers siècles, des artistes, des musiciens ou des écrivains (à l’exception d’André Gide). Il y a eu des philosophes, en revanche – avec Paul Ricœur en tête, suivi de personnalités comme Jacques Ellul ou Jean Brun. Au moment de la séparation de l’Église et de l’État, les protestants ont remis leurs écoles à l’État et, avec ces moyens pédagogiques, leur spécificité culturelle.

Quand, au xixe siècle, le protestantisme a trouvé ses alliés dans les forces du progrès, il a profité du social pour avoir une influence au-delà de son poids numérique. Quand, au contraire, au xxe siècle, il a fait cause commune avec la religion majoritaire catholique dans l’œcuménisme, il est devenu le petit frère derrière le grand frère romain.

Bref, on peut dire que, dans le premier cas, les Églises protestantes ont subi l’influence « idéologisante » des humanismes et leur message n’a guère été différent des idéaux ambiants. Ce caractère a été accentué, sans doute, par le « déficit institutionnel » qui caractérise ces Églises5. La relation avec la société, contrairement à ce qui s’est passé dans le catholicisme majoritaire, a affaibli le caractère chrétien du protestantisme6. Cela se voit particulièrement dans les variétés du libéralisme théologique. À la différence du catholicisme romain, le protestantisme était crédible comme religion ayant des affinités avec la Révolution et ses valeurs7. Il a eu des hommes politiques influents, des banquiers, des industriels au-delà de sa taille relative au sein de la population.

Plus l’Église catholique était hostile au protestantisme, plus elle le poussait dans le sens où il allait tomber, dans des alliances avec ceux qui étaient, fondamentalement, hostiles à la foi chrétienne, ou qui se contentaient de son « essence » éthique8. En même temps, le protestantisme a eu un rôle social positif à cause de sa notion de tolérance. Sa doctrine de la liberté de conscience a donné un modèle concret de solution aux problèmes de l’autoritarisme ecclésiastique et a pu contribuer au changement social9. Il a eu, en Jules Ferry, un allié nécessaire face aux forces anticatholiques du progrès10 dans l’établissement d’un « pacte laïque »11. D’une certaine façon, pour les « hommes de bonne volonté », le protestantisme est devenu au xixe siècle un christianisme rationalisé et la Révolution a été spiritualisée12. Dans cette perspective, des projets protestants d’ordre culturel ont été superflus et se sont fait remarquer par leur absence.

Trois facteurs de fragilité

Au xxe siècle, par contre, le protestantisme semble avoir souffert de la sécularisation plus que le catholicisme, du moins de façon visible, et cela en raison de la masse imposante que représente le catholicisme en France13. Trois attitudes ont contribué à fragiliser le protestantisme et à décourager le développement d’actions culturelles spécifiquement protestantes : l’œcuménisme, une certaine notion de la Réforme et l’individualisme.

L’œcuménisme

En premier lieu, il faut mentionner la venue de l’œcuménisme. La théologie barthienne, en France plus que dans les pays anglo-saxons, a donné de la crédibilité aux Églises protestantes comme partenaires dans un dialogue avec le catholicisme14. Cela leur a permis de sortir de l’isolement religieux, l’œcuménisme étant devenu une fonction sociale valable de la religion dans une société où celle-ci devient privée15. Les fidèles protestants ont pu ainsi montrer « patte blanche » par une ouverture et une capacité à s’adapter aux changements. L’œcuménisme a été, pour le protestantisme, une forme de réarmement religieux, une preuve d’authenticité chrétienne16.

À cause de la démographie, l’œcuménisme a eu beaucoup plus d’importance pour le protestantisme que pour le catholicisme, et lui a fait courir beaucoup plus de risques17. Il est devenu plus acceptable de se dire chrétien avant de se dire protestant. Ce qui est fondamentalement vrai sur le plan de la foi est subversif sur celui de l’Église institution. Jean Baubérot affirme même que cette attitude a mis en danger l’existence du protestantisme en France18 ; elle a été comme une forme de suicide sociologique19. C’est ainsi, notamment, qu’après 1968 il y a eu une hémorragie impressionnante des membres des Églises protestantes par la voie des mariages mixtes, avant tout parmi la bourgeoisie et la haute société protestante (HSP). La conséquence de l’œcuménisme est qu’il est devenu sectaire d’avoir des projets qui n’étaient que « protestants », même dans le domaine de l’évangélisation.

Une perte d’image de soi

En deuxième lieu, le « scandale » de la Réforme. L’historiographie catholique a longtemps interprété la Réforme comme étant le premier pas de la « dégringolade » vers la libre pensée. Elle a trouvé un étrange allié à la fin du xixe siècle dans le libéralisme protestant d’un Auguste Sabatier, qui interprète la Réforme comme un pas vers la liberté totale de la conscience individuelle et un précurseur de la tolérance moderne20. Le résultat est que, pour beaucoup de protestants, la Réforme est devenue quelque chose d’embarrassant et, avec le développement du dialogue, l’idée qu’il était une erreur, une page de l’histoire à tourner, une parenthèse, a cheminé dans la conscience collective des protestants.

Le pluralisme

En troisième lieu, l’adaptabilité du protestantisme a toujours été son point fort, mais cette force porte en elle le danger de l’autodestruction dans une société où les convictions sont passées de mode et où l’on vit sans idée de sens et sans finalités précises21. Ce climat de relativisme extrême a contribué à accentuer la tension classique entre le libéralisme et l’orthodoxie dans le protestantisme22, le pluralisme étant accueilli par les différentes parties en présence comme une trêve historique après le synode de Pau de l’Église réformée de France (1971). L’individualisme favorise le prêt-à-porter théologique et ouvre une sorte d’ère du vide sur le plan confessionnel. Steve Bruce a affirmé que les non-croyants ne se convertissaient pas au libéralisme ; il est permis de se demander s’ils le font davantage avec le pluralisme23.

Le pluralisme a eu l’effet d’affaiblir les forces vives des convictions protestantes et a fait régner une ambiance individualiste et relativiste qui décourage les entreprises spécifiquement protestantes. On fait cause commune avec les éléments progressistes dans la société. Un bon exemple est l’engagement de femmes protestantes dans le développement du planning familial. Voir également comment la Fédération protestante de France, dans ses déclarations, a fait écho à la politique socialiste à l’époque Mitterrand et avant 1990.

Ces facteurs n’expliquent pas le déclin du protestantisme mainline, mais ils apportent de l’eau au moulin de la fragilisation du protestantisme historique. Baubérot affirme que ce n’est pas par hasard si le protestantisme en déclin est celui qui a su intérioriser la sécularisation et l’œcuménisme24.

Conclusion

C’est manger le pain du mendiant que de se rassurer en disant que notre succès est dans la « protestantisation » de la société française, le protestantisme institutionnel aujourd’hui étant devenu pratiquement sans saveur ni odeur. Son ouverture culturelle est virtuellement limitée à ce qu’on peut appeler le sociopolitique. Les milieux « nouveau protestant », évangéliques, charismatiques ou pentecôtistes, par contre, se caractérisent trop souvent par le « cocooning » spirituel de l’individu ; s’ils s’intéressent au social, ils se désintéressent presque totalement de ce qui est du domaine culturel, qui se limite chez eux à la musique de louange.

Il est grand temps de retrouver les bases bibliques d’une théologie de la culture dans le protestantisme, avec comme soutien la notion classique de la grâce commune qui encourage le développement culturel et la résistance contre le péché social.


  1. Paul Wells est professeur émérite à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence. Ce texte a été présenté lors d’un colloque interdisciplinaire sur la foi et la culture à l’Université catholique d’Angers en 2010, sans être publié jusqu’à maintenant.

  2. Cf. Jean Baubérot, Le protestantisme doit-il mourir ?, Paris, Seuil, 1988, annexe II.

  3. Baubérot, ibid., p. 223ss.

  4. Baubérot, ibid., p. 233. Sur les « deux France », cf. Jean Baubérot, La morale laïque contre l’ordre moral, Paris, Seuil, 1997 ; Emile Poulat, Liberté, laïcité : la guerre des deux France et le principe de la modernité, Paris, Cerf/Cujas, 1987.

  5. Jean-Paul Willaime, La précarité protestante, Genève, Labor et Fides, 1992, p. 11.

  6. Steve Bruce, A House Divided. Protestantism, Schism and Secularisation, London and New York, Routledge, 1990.

  7. Eugène Réveillaud (1851-1935) dans son livre La question religieuse et sa solution protestante (1878).

  8. Baubérot, Le protestantisme, op. cit., p. 46.

  9. Baubérot, ibid., p. 49.

  10. Baubérot, Le retour des huguenots, Paris/Genève, Cerf/Labor et Fides, 1985, p. 77-80.

  11. Baubérot, ibid., chap. 1 et p. 301s.

  12. Cf. Philippe Joutard, sous dir., Historiographie de la Réforme, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1977, p. 171-181.

  13. Baubérot, Le protestantisme, op. cit., p. 71ss.

  14. Willaime, La précarité, op. cit., p. 41ss, 166-168.

  15. Baubérot, Le protestantisme, op. cit., p. 91.

  16. Willaime, La précarité, op. cit., p. 166.

  17. Nous parlons de l’œcuménisme avec les catholiques. L’enthousiasme pour le Conseil œcuménique des Églises (COE) a généralement été peu ressenti parmi les protestants français, assez « hexagonaux » ; il a atteint un niveau de crise après la chute du mur de Berlin et l’embarras par rapport à la politique du COE envers les anciens pays de l’Est.

  18. Baubérot, Le protestantisme, op. cit., p. 97.

  19. Comme le remarque Willaime, « Risques et atouts de la précarité protestante », p. 34.

  20. Baubérot, op. cit., p. 97-102.

  21. Gilles Lipovetsky, L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983, p. 44.

  22. Tension qui se manifeste aujourd’hui dans les différends sur le mariage pour tous.

  23. Bruce, A House Divided, p. 109, chap. 5 et 6.

  24. Baubérot, op. cit., p. 29.


Les commentaires sont fermés.