Aux fondements de l’alliance de grâce : la promesse faite à Abraham – Essai de conceptualisation

Aux fondements de l’alliance de grâce :
la promesse faite à Abraham

Essai de conceptualisation

Michel Johner1

Nul ne pourrait clarifier l’articulation de l’« ancienne » et de la « nouvelle alliance » en théologie biblique sans préciser préalablement ce qu’il désigne par l’ancienne : s’agit-il, à l’aube de l’humanité, de l’alliance de Dieu avec Adam et ses fils, que le péché des hommes est venu rompre et l’œuvre du second Adam restaurer et accomplir ? S’agit-il de l’alliance faite avec Noé ou avec Abraham ? S’agit-il du régime légal institué par l’intermédiaire de Moïse ? Ou encore de l’interprétation faite de celui-ci dans la pensée des Juifs et pharisiens ? Dans ces différents cas de figure, les réponses seront distinctes, voire opposées.

L’opposition courante, déjà chez les écrivains du Nouveau Testament, entre l’alliance de grâce et la loi de Moïse prise comme moyen de justification (érigée en « alliance des œuvres »), ne saurait s’appliquer à l’enseignement même de Moïse, que Jésus puis Paul reprochent aux Juifs d’avoir trahi2, et encore moins au régime antérieur institué par la promesse de grâce faite à Abraham. Ne pas faire ces distinctions serait perdre le moyen de discerner la cohérence et la continuité de l’histoire de l’alliance. Dans le Nouveau Testament (notamment dans les épîtres aux Romains et aux Galates), rien n’est plus fondamental que la référence à « la promesse » faite à Abraham antérieurement à la révélation de la Loi (Ga 3.17-18), pour désigner le fondement ou le soubassement de la construction3.

Expliciter les principales caractéristiques du régime institué par les promesses adressées à Abraham, dont les croyants du Nouveau Testament sont les héritiers directs, sera l’objet de cet essai.

Si vous êtes à Christ, alors vous êtes la descendance d’Abraham, héritiers selon la promesse.
(Ga 3.29)

I. Le régime de la promesse : son acte fondateur

Cherchant, dans le texte de la Genèse, après la chute, les signes d’une action rédemptrice de Dieu dans l’histoire, le lecteur en trouve les prémices dans les promesses divines adressées à Ève (chap. 3) puis à Noé (chap. 9). Mais il doit attendre les chapitres 11 à 18 pour que soit instituée une véritable « alliance de grâce » avec Abram (devenu « Abraham ») et ses fils.

Concrètement, l’histoire du salut est instituée par des promesses que Dieu, du ciel, adresse à Abraham, parfois de manière directe au travers d’« apparitions », parfois par l’intermédiaire d’anges (18.1-2), et dont on trouve la mention de manière répétitive au fil des chapitres 11 à 18, le développement le plus magistral de celles-ci étant le grand chapitre 17 sur l’établissement par Dieu d’une « alliance éternelle » : « J’établirai mon alliance avec toi et ta descendance après toi, dans toutes leurs générations. Ce sera une alliance perpétuelle, en vertu de laquelle je serai ton Dieu et celui de tes descendants après toi » (17.7), et l’institution de la circoncision pour sceller sa dimension transgénérationnelle et perpétuelle (« signe dans la chair d’une alliance éternelle », 17.13).

Ici est instituée une véritable économie de la promesse, qui ne sera jamais abrogée en théologie biblique (Ga 3.17), et servira de fondement ou cadre juridique à toutes les relations qui pourront se développer au fil des siècles entre Dieu et son peuple, au cœur desquelles figure l’œuvre de salut accomplie par le Christ (Lc 1.55).

II. Le régime de la promesse : ses caractéristiques matérielles

A. Le contenu des promesses faites à Abraham

Quel est le contenu ou l’objet des promesses adressées par Dieu à Abraham, Isaac et Jacob ?

C’est tout d’abord, dans le texte de la Genèse, la promesse d’une grande bénédiction (« Je te bénirai » est un des refrains du récit, cf. 12.2 ; 14.19 ; 17.16), puis des précisions sur les aspects matériels de cette bénédiction :

  • Promesse d’une terre, de l’héritage d’un pays (la « terre promise »). C’est là le thème qui revient le plus fréquemment (12.1, 7 ; 13.15 ; 15.7, 18 ; 17:8).

  • Promesse d’une protection envers ses ennemis (15.1).

  • Promesse d’un riche héritage et d’une riche récompense (15.1).

  • Promesse d’une souveraineté/domination sur les rois de la terre (chap. 14 ; 17.6, 16).

  • Promesse d’une infinie fécondité ou multiplication : « Je te multiplierai, ferai de toi une grande nation (12.2), te multiplierai à l’extrême (17.2), te donnerai des descendants aussi innombrables que la poussière de la terre (13.16) ou que les étoiles du ciel » (15.5).

  • Et ceci, mystérieusement, par l’intermédiaire d’un fils biologique, qui doit naître des relations conjugales d’Abraham et Sara malgré leur grand âge (15.45 ; 17.16 ; 18.10-15), précisions qui déclenchent chez eux une franche hilarité (16.17 ; 21.10), immortalisée par le nom donné à l’enfant (« Itsrak », 21.3).

  • Enfin, la promesse faite à Abram devenu « Abraham » (Père d’une multitude) de devenir à son tour une source de bénédiction pour toutes les nations (12.2, 3), le père (spirituel) d’une foule de nations (17.4-5, 16), que Dieu veut bénir au travers de lui.

Dans le Nouveau Testament, Abraham est salué comme le « père des croyants » (Rm 4.1-25.), celui qui, à la suite d’Abel, Hénoc et Noé (cf. Hé 11.4-7), a montré l’exemple de ce que signifie la justification non par les œuvres, mais par la foi en l’œuvre du Messie, dont il a vu le jour (Jn 8.56).

Mais cette lecture n’est-elle pas surfaite ? Pour l’exégète juif qui n’aurait entre les mains que le seul texte de la Genèse, l’interprétation de Paul ne pourrait-elle pas prêter à sourire ? Il faut admettre que les promesses citées font plus spontanément penser à la réitération des ordres de mission que Dieu avait adressés à Adam avant la chute au premier chapitre du livre (« se multiplier, remplir, gouverner, assujettir la terre », Gn 1:28) qu’à l’Évangile du salut par la foi, tel qu’exprimé par exemple en Jean 3.16.

C’est ici que se mesure l’importance que revêt l’histoire de la Révélation dans l’interprétation chrétienne des Écritures. Tout l’Évangile ne peut pas être décrypté dans le récit de la Genèse comme il le sera dans le Nouveau Testament. Dans sa compréhension de l’expérience spirituelle d’Abraham, le lecteur chrétien recourt à des clés d’interprétation qui lui sont données rétroactivement dans l’Évangile de Jean, dans les épîtres aux Galates, aux Romains et aux Hébreux. Une forme de voile doit être levée. Que saurait-il d’Abraham si Jésus n’avait dit : « Abraham, votre père, a tressailli d’allégresse (à la pensée) de voir mon jour : il l’a vu et il s’est réjoui. […] avant qu’Abraham fût, moi, je suis. » (Jn 8.56-58)

Ce dévoilement progressif, toutefois, ne signifie pas que l’Évangile de la grâce serait imperceptible dans le récit de la Genèse :

  • L’initiative divine, tout d’abord, est tout entière reçue, par Abraham et ses fils, comme une marque de la bienveillance de Dieu et de sa miséricorde. Abraham perçoit la bénédiction promise comme une faveur, et non comme un dû. Abraham ne doute pas d’être le débiteur de Dieu.

  • Du temps de Noé déjà (quelques chapitres plus haut, chap. 9), le lecteur apprend que Dieu s’est engagé à retenir son jugement, à ne plus frapper l’humanité des punitions qu’elle aurait pourtant méritées. Il en a fait serment.

  • En outre, le récit de la Genèse ne dissimule pas les faiblesses et démérites d’Abraham. Au chapitre 12, son mensonge : pour se protéger, Abraham présente sa femme au pharaon comme sa sœur. Ce faisant, il l’abandonne aux désirs du monarque, qui la déshonore. Au chapitre 15, les doutes d’Abraham sur la filiation promise : comment Dieu pourrait-il donner d’engendrer à deux grands vieillards ? Au chapitre 16, la proposition faite par Sara (empruntée aux mœurs antiques des familles « patriciennes ») de mettre sa servante dans le lit d’Abraham, proposition à laquelle il cède (comme Adam, jadis, céda aux sollicitations d’Ève4), par impatience à l’égard de la promesse divine, et comme pour en précipiter ou forcer l’accomplissement par des moyens humains.

Il est aussi question d’obéissance dans la Genèse, mais d’une obéissance d’un type particulier : qui s’exprime a posteriori, sur le mode de la reconnaissance à l’égard de la promesse donnée. C’est d’une « obéissance de la foi » dont il est question. Par elle, il ne s’agit pas pour Abraham et ses fils d’entrer ou d’accéder, comme dans le concept supposé d’une « alliance des œuvres »5, à des faveurs divines qui leur auraient été précédemment étrangères, mais de « marcher sur la voie tracée par l’Éternel », de ne pas « se détourner de la voie que les promesses de grâce ont ouvertes devant eux », de ne pas trahir cette vocation.

B. Un héritage qui n’est pas de ce monde et des rencontres inouïes

D’autre part, Abraham comprend d’emblée que la parole divine lui promet un héritage qui n’est ni à portée des hommes ni de ce monde : « une cité dont Dieu lui-même est l’architecte et le constructeur » (Hé 11.10), un héritage qu’il ne pourra, avant de mourir, que « saluer de loin en confessant qu’il est étranger et résident temporaire sur la terre » (Hé 11.13). L’exaucement de cette promesse exige une foi indéfectible en la toute-puissance de Dieu et au-delà des limites du temps présent, « une espérance qui, telle une ancre solide et ferme, pénètre au-delà du voile, là où Jésus est entré comme précurseur » (Hé 6.19).

L’un des exemples les plus frappants, dans la biographie d’Abraham, est sans conteste la résurrection de son fils, Isaac, qu’Abraham aurait égorgé, si le bras de l’ange de Dieu ne l’avait pas retenu, « comptant que Dieu (l’ordonnateur du sacrifice) est puissant même pour ressusciter les morts » (Hé 11.19). L’héritage promis n’est pas perçu ici comme le prolongement et le couronnement naturel des actions humaines. Il engage Abraham à croire que Dieu ira jusqu’à « donner la vie aux morts et appeler à l’existence ce qui n’existe pas » (Rm 4.17).

De plus, Abraham a vécu dans la Genèse des rencontres inouïes qui l’ont comme propulsé, avant l’heure, au cœur des mystères les plus profonds de la foi chrétienne, comme la bénédiction du sacrificateur Melchizédec, au chapitre 14, à la manière duquel le Christ, ultérieurement, remplira le même office (cf. Hé 5.6, 10 ; 6.20 ; 7.17, 21), ou l’apparition de forme « trinitaire » sous le chêne de Mamré, où « l’Éternel lui apparut » sous les traits de trois mystérieux personnages qui lui réitèrent les promesses divines antérieures (18.1-2).

C. Au cœur des promesses faites à Abraham : l’œuvre du Christ

Quand, dans les épîtres du Nouveau Testament (Romains, Galates et Hébreux), il est parlé de l’exemplarité de la foi d’Abraham, l’affirmation s’entend non seulement de son extraordinaire confiance en la parole divine, et des actes héroïques que cette confiance lui a inspirés, mais englobe aussi sa relation au Christ, l’appropriation des bénéfices positifs de l’œuvre du divin Médiateur6, sans laquelle, dès l’origine, la promesse faite à la lignée d’Abraham serait restée stérile (Rm 4.1-25). L’œuvre du Christ fait dès le départ partie du « contrat », si l’on peut dire, d’abord de manière implicite, puis explicite.

Dans le récit de la Genèse, il est déjà acquis pour Abraham que l’accomplissement des promesses données passera par l’œuvre d’un divin médiateur (cf. 3:15). En particulier, dans l’épreuve dite « du sacrifice d’Isaac » (ou de « la ligature d’Isaac », 22.1-19), il est révélé à Abraham que le salut de sa lignée est redevable à la substitution sur le bois de son fils unique par un mystérieux agneau, auquel Dieu lui-même veut pourvoir. Par l’épreuve psychologique qu’il a subie, Abraham éprouve, dans sa chair paternelle, une partie de ce que sera la douleur de Dieu le Père sacrifiant son Fils unique pour le salut d’Israël et du monde (Jn 3.16). Par cette épreuve, Abraham perçoit une partie du coût par lequel la promesse faite à sa descendance pourra s’accomplir. « Abraham a vu mon jour, et s’en est réjoui », dira Jésus (Jn 8.56-58).

Les prières qui, plus tard dans le temple de Jérusalem, salueront la naissance de Jésus soulignent également le lien qui relie l’événement à Abraham :

La Vierge Marie, dans la prière du Magnificat (Lc 1.46-55), non seulement salue en l’enfant qu’elle porte la réalisation de tous les hauts faits de Dieu (« Il a déployé la force de son bras, il a dispersé ceux qui avaient dans le cœur des pensées orgueilleuses… »), mais salue aussi en chacun d’eux l’accomplissement de la promesse faite par Dieu à son ancêtre : « comme il l’avait dit à nos pères, envers Abraham et sa descendance à toujours » (v. 55). C’est l’antique promesse, dont la pérennité est scellée dans la chair de tous les enfants d’Israël, qui constitue à ses yeux le « cadre juridique » par lequel s’éclaire tout ce qui sera donné par Dieu à l’humanité au travers de l’incarnation du Fils de Dieu qu’elle porte en son sein.

Zacharie, après la naissance de Jean-Baptiste, la sentinelle annonciatrice de la venue du Christ, s’écrie :

Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, de ce qu’il a visité et racheté son peuple, et nous a procuré une pleine délivrance dans la maison de David son serviteur, comme il en avait parlé par la bouche de ses saints prophètes depuis des siècles, la délivrance de nos ennemis et de la main de tous ceux qui nous haïssent. Ainsi fait-il miséricorde à nos pères, et se souvient-il de sa sainte alliance, selon le serment qu’il a juré à Abraham notre père. Ainsi nous accorde-t-il, après avoir été délivrés de la main de nos ennemis, de pouvoir sans crainte lui rendre un culte, dans la sainteté et la justice, en sa présence, tout au long de nos jours.

(Lc 1.68-73)

Anne, la prophétesse, de même, voyant Jésus, loue Dieu, et parle de Jésus « à tous ceux qui attendaient la rédemption d’Israël » (Lc 2.38).

Dans l’économie ancienne, c’est bien par leur espérance en l’œuvre du Messie que les Juifs croyants, Abraham en tête, accèdent au salut. De même, Paul précise, sur le mode négatif, que c’est en s’écartant du Christ qui, tel un rocher, les suivait et les abreuvait, que les Juifs incrédules sont tombés dans le désert (1Co 10.4).

Doivent encore être soupesées ici les paroles de Paul en Romains 9.1-5 sur le « patrimoine spirituel » des Juifs (cf. Mt 15.24 ; Rm 1.16 ; Ep 2.12) : l’œuvre du Christ est reconnue par l’apôtre comme faisant partie du privilège des Juifs dès la fondation de l’alliance. Elle est la pièce maîtresse du patrimoine de ses coreligionnaires, pour qui il voudrait devenir anathème, eu égard à tout ce que le Christ est venu leur apporter et qu’ils rejettent. Jésus lui-même, en Matthieu 23.37, exprime une tristesse analogue en disant : « Israël, Israël, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses poussins, et vous ne l’avez pas voulu ! »

Appuient encore la conviction d’un lien entre Abraham et Jésus les nombreuses paroles qui, dans les évangiles, les Actes et les épîtres, affirment que Jésus est venu en priorité ou en primeur pour le salut des brebis perdues d’Israël (Lc 2.25), parfois même de façon brutale, comme lorsque Jésus oppose aux sollicitations de la femme cananéenne : « il ne convient pas de donner le pain des enfants aux petits chiens », réponse à laquelle celle-ci réplique avec une pugnacité que Jésus honore : « Oui Seigneur, mais les chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » (Mt 10.16 ; 15.24 ; Jn 4.22 ; Ac 3.26 ; 11.9 ; 13.23 ; Rm 1.16 ; 2.9) L’œuvre du Christ est inscrite au nombre des privilèges du Juif, bien avant qu’il soit donné aux non-Juifs de pouvoir en goûter à leur tour les faveurs, et à condition qu’ils n’oublient pas leur rang, ni qu’ils ne perdent de vue ce qu’ils doivent aux Juifs (Rm 9-11).

Dans l’épître aux Hébreux, enfin, frappe l’attention du lecteur le fait que les figures qui forment au chapitre 11 le « panthéon des croyants » (la liste de ceux qui ont donné l’exemple de ce que signifie être justifié par la foi en Jésus-Christ) soient toutes des figures ayant vécu sous la première dispensation de l’alliance. Ce sont des hommes et des femmes qui, bien avant l’heure de l’incarnation, ont vécu et ont été sauvés par leur attachement au Christ, dont ils ont perçu, par anticipation, toute la substance. Et s’« ils sont tous morts sans avoir reçu l’héritage que Dieu leur avait promis », c’est que « Dieu ne voulait pas qu’ils parviennent sans nous [les chrétiens des nations] à la perfection. » (Hé 11.39-40)

Au final, le texte de la Genèse décrit-il un régime du mérite et de la rétribution, une « alliance des œuvres », ou écrit-il le premier chapitre de l’histoire du salut au sens paulinien du terme ? S’il est difficile de décrypter tout l’Évangile dans la seule exégèse de la Genèse, force est de constater que rien dans la Genèse ne s’oppose à l’Évangile. Tous comptes faits s’impose même la question : n’est-ce pas l’Évangile du salut par la foi en l’œuvre du Christ qui en fournirait rétroactivement la clé d’interprétation la plus complète et satisfaisante ?

III. Le régime de la promesse : ses caractéristiques formelles

A. Une alliance unilatérale dans sa fondation

1. Établissement souverain et unilatéral

La première caractéristique du régime de la promesse faite à Abraham est d’être un lien établi dans l’histoire par Dieu lui-même, de manière libre, souveraine et unilatérale. Si cette alliance, comme précisé ci-dessous, est bilatérale (et conditionnelle) dans son accomplissement, elle est unilatérale (et inconditionnelle) dans sa fondation7. C’est souverainement que Dieu, un jour de l’histoire humaine, prend l’initiative d’adresser cette promesse à Abraham et à ses fils après lui, un homme que l’événement a totalement surpris et pris de court. Dieu s’engage envers une lignée qui ne lui a rien demandé, ni ne l’a cherché.

À cette promesse fondatrice, dit l’épître aux Hébreux, Dieu, tout Dieu qu’il soit, a tenu à ajouter un serment, afin de

donner aux héritiers de sa promesse une preuve supplémentaire du caractère immuable de sa décision […], afin que, par deux actes immuables, dans lesquels il est impossible que Dieu mente, nous [les chrétiens héritiers d’Abraham] recevions un puissant encouragement, nous dont le seul refuge a été de saisir l’espérance qui nous était ainsi proposée.

(Hé 6.17-18)

Deux actes immuables, auxquels Dieu ajoute un troisième dans la vie d’Abraham et de ses fils, un signe indélébile : la circoncision, au huitième jour, de tous les enfants mâles, comme « signe dans la chair d’une promesse/alliance éternelle » (Gn 17.13).

Quels sont les mots utilisés dans le récit biblique pour décrire ce lien initial créé par la seule initiative divine ? Quelles sont, pour Abraham, Isaac et Jacob les conséquences juridiques objectives du serment que Dieu leur adresse ?

  • La création d’un lien d’appartenance spécifique : Je suis votre Dieu, vous êtes et serez mes fils – l’expression qui revient comme un refrain – Je suis à toi, tu es à moi. Tu m’appartiens. C’est d’un lien d’appartenance particulier et spécifique dont il s’agit, d’un lien privilégié qui, pour Dieu, différencie désormais le statut d’Abraham et de ses fils de celui des autres hommes.

  • De la promesse divine découle aussi la « sainteté » de la famille d’Abraham, définie comme sa « mise à part » pour Dieu. C’est aussi la « consécration » à l’Éternel des fils d’Abraham, qui, avant de naître, avant d’avoir cru ou pas cru, ne s’appartiennent déjà plus à eux-mêmes.

  • Pour souligner la préséance de l’appel divin, il est aussi parlé dans l’Ancien Testament d’une élection d’Israël (le peuple « élu » ou « choisi »), non dans le sens paulinien du terme (qui désigne le don de la foi et de la persévérance) mais dans le sens hébraïque d’« appelé », renvoyant à une vocation historique dont il n’est pas établi a priori que les enfants d’Israël la respecteront nécessairement8.

2. Promesses particulières et promesses universelles

Pour Abraham et pour chacun de ses fils, le lien établi par la promesse divine est aussi un lien personnel et nominal, je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi, qui ne saurait a priori être réduit ou confondu ni avec le lien initial qui, dès l’origine, unit l’ensemble des créatures au Créateur, ni avec la catégorie des promesses universelles sur lesquelles se focaliseront, pour l’Église, la mission et l’évangélisation du monde. Jean 3.16, par exemple, est une promesse qui apparaît en un sens plus généreux, en ce qu’elle ouvre les bras de l’amour de Dieu à l’humanité entière (à « quiconque… »), mais qui est aussi moins décisive, en restant sur le registre hypothétique et impersonnel. La promesse fondatrice de l’alliance de grâce, quant à elle, est aussi individuelle et personnelle que la circoncision qui vient la sceller9. Elle établit un lien qui n’est pas réductible à ce dénouement positif.

3. Vocations individuelles et collectives

S’il est individuel, l’appel divin est aussi collectif. Parce que Dieu l’a voulu ainsi, il engage tous les individus qui composent le groupe, il devient la consécration d’un « peuple »10, d’une communauté historique, d’un corps social auquel on appartient normalement par naissance. Abraham est choisi, lui et sa maison (Gn 17.7), et la circoncision obligatoire de tous les nouveau-nés mâles confirme que toute la lignée est englobée par avance dans le choix « électif » de Dieu. De toute évidence, la manière moderne de distinguer, voire d’opposer l’individuel et le collectif est inconnue à ce stade de l’histoire de la révélation.

B. Une alliance bilatérale dans son accomplissement

1. Promesses et accomplissement eschatologique

Si elles sont le point de départ historique de l’alliance de grâce, les promesses divines adressées à la famille d’Abraham n’en sont pas pour autant le point d’arrivée. Ces promesses ont un caractère eschatologique marqué : leur plein accomplissement est perçu par les croyants comme à venir, au-delà même de leur existence terrestre (« ils sont morts sans avoir obtenu ce qui leur avait été promis », Hé 11.39).

L’effet concret de la promesse divine dans le présent n’est pas d’asseoir Abraham, Isaac et Jacob dans un fauteuil de certitudes, et encore moins de les coucher sur un lit de richesses acquises, mais de les engager en ce monde à des formes de ruptures et mises en marche sur le chemin d’une terre promise, d’un héritage à conquérir. Dans leur nouveau statut, rien n’est statique, tout est dynamique : la promesse donnée, pour utiliser une métaphore militaire, les « mobilise », les engage, leur confère des obligations, en tête desquelles vient l’appel à la foi et à l’obéissance de la foi, une foi qui, jusqu’au bout de leur pèlerinage terrestre, restera définie comme « assurance des choses qu’ils espèrent et démonstration de celles qu’ils ne voient pas » (Hé 11.1).

2. La conditionnalité de l’alliance de grâce

Ici s’éclaire le sens que revêt la « conditionnalité » de l’alliance conclue avec Abraham, qui n’est pas une conditionnalité a priori (pour y entrer), mais a posteriori, pour y demeurer et entrer effectivement en possession de l’héritage promis par elle11.

L’obéissance, ici, n’est pas un préliminaire ou un prérequis, mais une conséquence. Ce n’est pas parce que Abraham a cru que Dieu s’est engagé envers lui en lui adressant son serment, mais c’est afin qu’il croie… et marche dans l’obéissance de la foi. L’obligation de la foi découle de l’appel reçu, mais ne le précède pas, ni même ne conditionne la réalité de cet appel. C’est l’appartenance qui crée l’obligation, non l’inverse12.

3. La promesse : une parole à double tranchant

De manière corolaire doit être souligné que la parole divine fondatrice de l’alliance de grâce est toujours, de manière explicite ou implicite, une parole à double tranchant : si elle est d’abord une promesse, elle est aussi un avertissement. Elle promet la bénédiction aux fils d’Abraham qui marcheront sur la voie de l’Éternel et la malédiction à ceux qui s’en éloigneraient durablement. La promesse de l’alliance n’exclut pas la possibilité de son rejet : elle va jusqu’à prévoir la possibilité de son mépris ou de sa trahison, et à avertir les enfants d’Abraham des châtiments encourus par ceux qui en mépriseraient les ordonnances. C’est un châtiment qui est annoncé d’autant plus aggravé, par rapport à celui mérité par les incrédules des nations environnantes, que les fils d’Israël auront davantage reçu, et que Dieu se sera engagé envers eux de manière spécifique.

Dans cette perspective veulent être pesés à leur juste valeur la nature, le nombre et la gravité des reproches qui, sous la plume des prophètes dans l’Ancien Testament, comme sous celle des apôtres dans le Nouveau Testament, sont adressés aux membres de la communauté choisie, dans le domaine de la foi comme dans celui de la morale. À plusieurs reprises, les membres de l’Église du Nouveau Testament seront appelés à prendre leçon des châtiments aggravés qui, dans la première économie, ont été infligés aux enfants d’Israël incrédules, et avertis que leur propre sort serait identique, et même pire, s’ils suivaient le même exemple d’incrédulité (1Co 10.1-12 ; Rm 11.17-24). Ici, les comportements négatifs désignés ne sont pas seulement hypothétiques, ni les avertissements divins purement exhortatifs ou rhétoriques. L’infidélité est un comportement qui, certes, décevrait le serment de Dieu, mais qui, formellement, ne le prendrait pas à défaut ni ne le contredirait. Au niveau de l’alliance de grâce, la sincérité de la promesse divine ne saurait être jugée à sa réception positive.

Ici, il semble également évident que le combat pour la fidélité, dans l’Ancien Testament comme dans le Nouveau Testament, ne se joue pas seulement aux frontières de l’Église et du monde, mais aussi au sein de la communauté « mise à part ». La mission pastorale des prophètes puis des apôtres est de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour que ceux sur qui le nom du Seigneur a été invoqué marchent effectivement sur le chemin de vie que les promesses divines ont ouvertes devant eux. Leurs exhortations et avertissements ne présupposent pas acquise la fidélité des personnes ou des communautés auxquelles elles s’adressent, mais plutôt leur propension à l’infidélité et à l’assoupissement, contre laquelle l’œuvre du Saint-Esprit dans leur vie travaille sans relâche.

4. Différence entre promesse et prédiction

Ce qui est appelé la promesse du salut, dans le récit biblique, ne saurait davantage être confondu avec une prophétie, une prédiction, une déclaration de salut, et encore moins d’un « décret d’élection » qu’une éventuelle issue négative viendrait contredire ou prendre à défaut.

Les attributs d’irrésistibilité et d’efficacité reconnus aux décrets d’élection au niveau du conseil éternel de Dieu ne pourraient être reportés sur des promesses de salut dans l’histoire sous forme de paroles à double tranchant (promesses et avertissements) et conditionnelles dans leur accomplissement.

Les prophéties bibliques, elles-mêmes, ne se laissent pas ranger dans la catégorie des prédictions. Il y a certes quelques visions et oracles chez les prophètes (notamment eschatologiques). Mais c’est une petite partie de leur discours, qui s’apparente pour l’essentiel à ce qui serait aujourd’hui la prédication et l’exhortation. Et même dans les cas limités où la parole prophétique prend la forme d’une prédiction, elle va généralement de pair avec des formes de conditionnalités explicites ou seulement implicites. Le critère donné en Deutéronome 18.22 pour reconnaître le faux prophète (« lorsque sa parole ne s’accomplit pas ou ne se réalise pas ») n’est pas applicable à l’ensemble des prophéties bibliques. La prophétie de Jonas (« encore trois jours et Ninive sera détruite »), par exemple, ne s’accomplit pas, mais Jonas n’en reste pas moins un vrai prophète, car il y a derrière la parole divine qu’il transmet une conditionnalité implicite (« à moins qu’ils ne se repentent »), celle qui précisément irrite Jonas.

5. La dissymétrie des deux volets de l’alliance (bénédiction et malédiction)

Comment se présente dans la théologie biblique l’articulation des deux volets de l’alliance de grâce (promesse et avertissement) ?

Une confusion est ici assez fréquente, qui nuit à la bonne compréhension de leur rapport : une représentation bipolaire, qui, à la manière d’un diptyque13, déploie la bénédiction et la malédiction de manière symétrique, à droite et à gauche d’un axe central, sur lequel les fils d’Israël seraient placés, à équidistance des deux options. Après leur chute, la grâce de l’alliance constituerait, pour les fils d’Israël, à être en quelque sorte remis par Dieu sur le « trône du libre arbitre » en quelque sorte, en position de choisir (de manière semi-pélagienne) entre deux voies à nouveau ouvertes : la fidélité ou l’infidélité, la vie ou la mort.

La perspective biblique est bien différente. Il faut, pour se représenter l’articulation de la bénédiction et de la malédiction qui s’y exprime, substituer à ce schéma bipolaire un schéma monodirectionnel : Dieu ne place pas la vie et la mort devant les fils d’Abraham de manière égale. Dans l’alliance, tout est fait par Dieu, qui n’adopte pas une position de neutralité, pour qu’ils choisissent la vie et s’écartent de la mort. Loin d’une position de « liberté indifférente », les enfants d’Abraham naissent déjà engagés par Dieu sur la voie d’un salut dont l’accomplissement leur est promis dans la foi, et sur le trajet duquel se trouve quelque part la croix, l’œuvre d’un divin Médiateur.

Dans ce schéma monodirectionnel (construit sur l’axe de la bénédiction), comment se représenter la place des menaces et avertissements ? Ceux-ci, pour le dire avec une expression biblique, viennent se déployer « à droite et à gauche » (Dt 5.32 ; Es 30.21) de cet axe unique, en contre-bas, comme autant d’avertissements de ne pas se détourner, ne pas s’écarter ou se défausser de « la voie (de l’Éternel) » (Gn 18.19 ; cf. Ac 19.9 ; 24.22) sur laquelle Dieu les a propulsés, des dérapages dont la sanction la plus sévère, au terme d’un processus d’endurcissement, pourrait être leur retranchement de l’alliance. Outre dans l’Ancien Testament, il en sera largement question dans l’épître aux Romains : la parabole de l’olivier franc (chap. 9-11), avec cette réserve que la possibilité de leur repentir et réintégration sur l’arbre de l’alliance (leur « regreffage », comme dit Paul) restera ouverte jusqu’au dernier jour (Rm 11.23-24, cf. Jn 15.2).

Quand Dieu dit à son peuple : « j’ai mis devant toi la vie et la mort, choisis la vie », il ne lui a pas présenté les deux options de manière neutre ou indifférente. Il ne lui a parlé de l’option négative que pour mieux l’en détourner. Sans aller jusqu’à dire que l’option négative ne serait ici que rhétorique, son avertissement a bien pour premier objectif de le détourner de ce choix funeste. Et quant il dit : « j’ai mis devant toi la vie », Dieu le fait avec toute la force de persuasion de son Esprit, afin que les héritiers de la promesse embrassent cette voie, la seule à ses yeux qui soit concevable.

De telle sorte que, pour le fils d’Abraham, se dérouter vers la malédiction ne serait pas choisir une des deux options indifféremment envisagées par l’alliance, mais à proprement parler « rompre l’alliance », tourner le dos aux intentions bienveillantes du divin Vis-à-Vis, choisir ce dont il a voulu le détourner, sortir de la voie dans laquelle il travaille à le propulser.

Ici est mise en évidence la profonde dissymétrie ou asymétrie des deux volets de l’alliance conclue avec Abraham. La promesse reste prééminente sur l’avertissement, autant que la bénédiction sur la malédiction. Au-delà de la promesse de la bénédiction et du châtiment, les fils d’Israël sont mus par Dieu dans une direction unique. Comme dira l’apôtre Paul : « Le Fils de Dieu qui a été prêché parmi vous […] n’a pas été oui et non, mais en lui il n’y a que oui. Toutes les promesses de Dieu sont ce Oui en lui. » (2Co 1.19-20)14

Cette prééminence de la bénédiction sur la malédiction est remarquablement soulignée par le prophète Ézéchiel. Au chapitre 18 de son livre se trouve un long développement qui vise à réfuter, chez les fils d’Israël, la vision fataliste selon laquelle les enfants exilés (la seconde génération en exil) paieraient pour des fautes qu’ils n’auraient pas commises, ou dont ils ne seraient pas eux-mêmes coupables, exprimée par cet adage cynique « les pères mangent des raisons verts et les dents des fils sont agacées » (18.2), mettant en question la justice divine.

Le prophète réfute cet adage comme blasphématoire, et lui substitue une autre version : « c’est celui qui mange des raisins verts qui a les dents agacées » (cf. Jr 31.29), rappelant le principe individuel de justice déjà présent dans le Pentateuque (Éz 18.20). Puis il rappelle aux enfants d’Israël qu’il leur suffit de se désolidariser du péché de leurs pères pour entrer à nouveau dans la faveur de Dieu, qu’il n’y a pas de fatalisme dans la faute, ni de solidarité transgénérationnelle dans l’alliance, qui ferme la porte à leur repentir et libération.

Enfin, on retrouve dans ce texte l’asymétrie des deux volets de l’alliance : « Pourquoi devriez-vous mourir maison d’Israël ? dit l’Éternel. Car je ne désire pas la mort de celui qui meurt, mais qu’il se détourne de sa voie et qu’il vive. » (Éz 18.31-32, 23) Il n’y a pas de rivalité au sein de l’alliance entre « déterminisme » à la vie et « déterminisme » à la mort, mais prépondérance absolue de la première vocation. C’est pourquoi le discours d’Ézéchiel s’achève sur un vibrant rappel de la fidélité de Dieu, rappel de l’actualité de ses promesses de pardon, et, en conséquence, appel solennel à la conversion : « Revenez » (Éz 18.30), « détournez-vous de tous vos crimes » (Éz 18.30-31), « faites-vous un cœur nouveau et un esprit nouveau » (Éz 18.31). « Convertissez-vous et vivez » (Éz 18.32).

6. Les certitudes données par l’alliance de grâce

Si la promesse divine seule ne confère pas aux membres du peuple de Dieu l’« assurance du salut » au sens évangélique actuel du terme, que leur apporte-t-elle avec certitude ? Quelles sont les certitudes a priori que leur apporte l’alliance, auxquelles pourront s’ajouter ensuite les certitudes a posteriori accessibles dans la foi ?

Par son serment, Dieu crée un lien positif, de nature « juridique », pourrait-on dire, qui vise le salut de l’individu auquel il est destiné. Il l’assure de la vocation particulière que Dieu lui adresse, de la direction dans laquelle le Saint-Esprit l’attire et travaille à le conduire, et l’assure de sa fidélité indéfectible sur ce parcours. Cet engagement de Dieu envers lui a pour effet de le placer a priori dans l’économie de la grâce, dans une position privilégiée, en position d’« ayant droit », pourrait-on dire, dans un statut analogue à celui des Juifs de l’Ancien Testament (Mt 10.16 ; 15.24 ; Jn 4.22 ; 15.2 ; Ac 3.26 ; 11.9 ; 13.23 ; Rm 1.16 ; 2.9). La promesse divine assure le bénéficiaire de son droit à l’héritage, sans pour autant, à ce premier stade, valoir pour lui « certitude du salut » (ou grâce efficace et irrésistible), ni exclure a priori la possibilité de son infidélité ou rejet. Ce n’est qu’à l’étape suivante de son parcours spirituel, après avoir subi positivement l’épreuve de l’histoire et confessé la foi chrétienne, que les cinq points de doctrine défendus par le Synode de Dordrecht15 vont a posteriori prendre un sens pour lui, devenir des réalités dans sa vie.

C. Du particulier à l’universel : Israël et les nations

Enfin, il convient de prendre la mesure de la dimension universelle et internationale que revêt, dès ses origines, la vocation du peuple d’Israël.

Une erreur de perspective est souvent faite, à ce propos, entre une « ancienne alliance » qui limiterait sa portée à la seule race juive et une « nouvelle alliance » qui, par opposition, engloberait tous les peuples, comme si tous les peuples recevaient, dans la nouvelle économie, le statut religieux qui était celui d’Israël dans l’ancienne.

La perspective biblique est différente : l’Ancien Testament parle, en réalité, de la vocation d’un peuple particulier (le « peuple de l’alliance ») envers toutes les nations de la terre, vocation qui se prolonge et s’accomplit, dans le Nouveau Testament, par la mission de l’Église envers toutes les nations.

Cette universalité de la mission d’Israël n’est pas non plus le produit d’un processus tardif d’évolution religieuse. Dès ses origines, Israël sait qu’à travers lui l’ensemble des peuples de la terre est l’objet de la bénédiction divine. En Abraham (nom qui signifie « père d’une foule de nations », Gn 17.4-5) « seront bénies toutes les nations de la terre » (18.18). C’est à Jérusalem que Dieu a donné rendez-vous à toutes les nations, dans la maison du Dieu de Jacob (Es 2.2). C’est en Sion que se trouve le salut pour tous les peuples, c’est là que « tous sont nés » (Ps 87.5). L’Église missionnaire du Nouveau Testament ne pourrait élever de plus haute prière que celle d’Israël au Psaume 67 : « Que Dieu nous accorde sa grâce et qu’il nous bénisse, qu’il fasse briller sur nous sa face, afin que l’on connaisse sur la terre ta voie, et parmi toutes les nations ton salut ! » (67.2-3) A contrario, lorsqu’Israël s’égare loin des voies de Dieu, il lui est reproché par les prophètes de compromettre le témoignage qu’il est appelé à rendre aux nations avoisinantes, de profaner aux yeux des nations la sainteté du nom de Dieu (Ez 36.20-23).

À aucun moment de son histoire, la « mise à part » du peuple de l’alliance n’a été l’accession à la jouissance de privilèges exclusifs, mais toujours l’investiture dans un service, dans une mission par laquelle toutes les nations de la terre étaient appelées à recevoir les bénéfices de l’amour et de la bienveillance de Dieu. Et il est déjà en Israël, selon les dispositions de la loi juive, des étrangers qui sont admis dans le Temple (Ez 10.5 ; Ap 11.2), puis intégrés à part entière dans la communauté après circoncision (Gn 17.12-13 ; Ex 12.43-45, 48-49 ; Dt 23.9 ; Ez 44.9).

Siméon, qui, dans le Temple de Jérusalem, attendait la consolation d’Israël et fut averti par le Saint-Esprit qu’il ne verrait pas la mort avant d’avoir vu le Christ du Seigneur, s’exclame après avoir rencontré Jésus : « Maintenant mes yeux ont vu ton salut, que tu as préparé devant tous les peuples, lumière pour éclairer les nations, et gloire de ton peuple Israël. » (Lc 2.25-32)16

IV. Alliance et élection : contradiction, autonomie ou corrélation ?

Si telles sont les caractéristiques matérielles et formelles du régime institué par la promesse faite à Abraham, constituant dans l’histoire biblique les fondamentaux de l’alliance de grâce, se pose la question de leur harmonie avec les données du Nouveau Testament relatives à la doctrine du salut et de l’élection éternelle (au sens d’Ep 1.4-14 ou Rm 8.29-30 ; 9.1-29).

Sans pouvoir, dans la cadre limité de cette étude, analyser en détail les développements ultérieurs de l’alliance de grâce, depuis Abraham jusqu’à l’apôtre Paul (le rôle de la loi mosaïque dans la pédagogie de la grâce en Rm 7.1-13 et Ga 4.24, le sens de la « nouvelle » alliance annoncée par les prophètes en Jr 31.31, Mc 14.23-24, Hé 12.24, les apports des événements de Noël, Vendredi Saint, Pâques et Pentecôte à l’ecclésiologie, etc.), se pose déjà la question de leur harmonie globale. En théologie biblique, y a-t-il entre la « doctrine de l’alliance de grâce » et la « doctrine de l’élection éternelle au salut » contradiction, autonomie ou corrélation ?

Telles que conceptualisées dans cette étude, de sérieuses différences apparaissent entre l’alliance et l’élection, à la fois du point de vue quantitatif et du point de vue qualitatif, qui interdisent de les confondre.

Quantitatif tout d’abord. « Il y a beaucoup d’appelés mais peu d’élus », dit Jésus en conclusion de la parabole des noces : tous ceux que le roi a personnellement invités aux noces de son fils n’ont pas répondu positivement à l’invitation reçue (Mt 22:14, cf. Rm 9:1-13). Ici, sont reconnus « appelés » tous ceux à qui l’invitation a été personnellement adressée, et reconnus « élus » le nombre plus limité des convives qui ont répondu positivement à cette invitation. Le don de la foi est la manifestation visible de cette élection. De même, dira l’apôtre Paul, « tout Israël n’est pas Israël » (Rm 9.6) : l’épreuve de l’histoire fait apparaître que les « descendants » d’Abraham n’ont pas tous été « élus » en ce sens restrictif. Si l’on se représente l’alliance et l’élection par deux cercles concentriques, celui de l’élection est moins étendu que celui de l’alliance, comme l’est dans la tradition biblique le thème du « reste d’Israël ».

Qualitatif ensuite. L’élection se manifeste par un don qui, par nature (procédant d’une décision divine prise avant le temps de l’homme17), ne peut être qu’efficace et irrésistible, ne peut ni se corrompre, ni se briser, ni se perdre18, autant de qualités qui sont absentes de la constitution de l’alliance de grâce, qui elle est fondée par Dieu dans la temporalité historique, et va jusqu’à prévoir, sous forme de clauses pénales, la possibilité de sa rupture et les peines encourues par ceux qui la trahiraient19.

Mais distinctes, alliance et élection sont-elles pour autant deux notions contradictoires ou opposées l’une à l’autre ?

En théologie biblique apparaissent entre ces deux notions de nombreuses interrelations dynamiques : alliance et élection s’emboîtent l’une dans l’autre. Un point de contact existe entre les deux : l’alliance apparaît comme la modalité historique par laquelle il plaît à Dieu que l’élection des siens se manifeste dans l’histoire. Et, à l’inverse, les fruits spirituels et moraux auxquels se reconnaît l’élection ne sont autres que ceux exigés par l’alliance.

L’élection relève de la volonté secrète de Dieu, qui, comme telle (sub specie aeternitatis, sous la forme de l’éternité), n’est jamais accessible à la connaissance d’un individu. L’appropriation positive de la promesse donnée dans l’alliance de grâce est ici la modalité juridique par laquelle il plaît à Dieu que soient discernés dans l’histoire qui sont ses enfants20.

Quels mots choisir pour rendre compte de cette interrelation dynamique ?

L’alliance de grâce est comme la « pépinière » de l’élection, disait un théologien réformé français, pour exprimer la conviction que la révélation des fils de Dieu a lieu à l’intérieur de l’alliance (et reconnaître accessoirement que toutes les graines semées dans ce jardin ne produiront pas nécessairement les mêmes fruits).

Pour désigner une réalité plus dynamique et active, il a aussi été parlé de l’alliance comme du « tremplin » de l’élection. L’alliance de grâce, dans la pédagogie divine, est tout entière mobilisée, jusque dans son volet négatif (menaces et avertissements), pour porter et conserver ses membres dans l’obéissance de la foi et, par cet intermédiaire, éveiller chez ceux qui s’y abandonnent la conscience de leur élection. L’alliance, pourrait-on dire encore, est la « servante de l’élection ».

En bref, telles qu’elles ont été présentées dans cette étude, alliance et élection, quoi que distinctes, ne sont ni opposées, ni autonomes, mais corrélatives : la fidélité à l’alliance de grâce est comme la modalité historique par laquelle il plaît à Dieu que l’élection des siens se manifeste dans l’histoire. Et l’élection – don de la foi et de la persévérance – n’est autre que l’exaucement des promesses positives de l’alliance.


  1. Michel Johner est professeur d’éthique et d’histoire à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

  2. Cf. Jn 5.45-47 ; Rm 4.14 ; 7.7-13 ; 9.31-32 ; 10.3-4 ; Ga 5.4-7 : « Vous êtes séparés de Christ, vous qui cherchez la justification dans la loi, vous êtes déchus de la grâce […]. Vous courriez bien, qui vous a arrêtés, en vous empêchant d’obéir à la vérité ? »

  3. Dans la perspective de l’apôtre Paul, il y a antériorité de la Promesse sur la loi (Ga 3.17-18), une antériorité qui est non seulement chronologique, mais aussi théologique : c’est dans le cadre juridique créé par la promesse de grâce que la vocation de la loi mosaïque doit être appréhendée, et non l’inverse. La loi est servante de l’Évangile. Droitement comprise, elle a été donnée aux fils d’Israël dans un second temps, et sans annuler ce qui précède, comme un révélateur de l’étendue du péché (Rm 7.7-13), et comme « un pédagogue pour conduire (les fils d’Israël) au Christ », et leur donner d’approfondir ce que veut dire « la justification par la foi » (Ga 3.19, 22, 24), telle que leur père Abraham l’avait découverte.

  4. Cf. Ronald Bergey, « Naissance d’Ismaël : la chute réactualisée », La Revue réformée 272 (2014/5), p. 59-70.

  5. Par « alliance des œuvres », nous désignons l’idée, que nous croyons étrangère aux institutions du Pentateuque, selon laquelle Dieu aurait lui-même, sous Moïse, institué un régime de type « rétributif », conçu la justification des humains comme le salaire ou la conséquence de leur obéissance à sa loi. Une désobéissance ultérieure, dans cette seule optique, aurait également pour effet de briser ce lien de manière irrémédiable.

    Mais récuser cette obéissance a priori n’empêche pas de reconnaître, tout au long de la révélation biblique, l’exigence d’une obéissance a posteriori, comme expression de reconnaissance pour la bienveillance ou la grâce préalablement reçue de Dieu, ou seulement promise par lui (l’obéissance de la foi). Cette exigence de reconnaissance, loin de faiblir, se renforce plutôt au travers des dispensations successives de l’alliance de grâce. Elle est plus contraignante dans la « nouvelle » alliance que dans l’« ancienne ».

    On notera également qu’à aucun moment, dans cette histoire de la Révélation, la satisfaction de la loi ne devient obsolète : au sommet de l’histoire du salut, la doctrine de l’obéissance de Jésus (active et passive) est bien là pour l’assurer. La satisfaction de la loi divine, reconnue intrinsèquement bonne et ordonnée à la vie (Rm 7.1-13), reste jusqu’à la fin une des composantes du système. La question discutée ici ne porte pas sur la pérennité de la justice de la loi, mais sur la question de savoir si cette justice est appréhendée par le croyant comme propre, étrangère (justitia propria, aliena) ou les deux à la fois.

    De plus, dans cette économie de la grâce, la porte n’est pas fermée à la possibilité de formes inattendues de « rétributions », « récompenses », voire « rémunérations ». Aussi paradoxal que cela puisse paraître, jusque dans l’héritage des choses totalement gratuites, l’Écriture (à la manière de la « parabole des talents ») fait état de plusieurs qualités de réceptions possibles, promises elles-mêmes par la générosité de Dieu, comme par ricochet, à des surcroîts d’enrichissements (cf. Mt 6.4 ; 15.14-30 ; 20.15 ; 1Co 3.8-15 ; Col 3.24 ; Hé 10.35 ; 11.6, 26).

  6. La position du Christ par rapport à l’alliance de grâce est désignée, dans l’épître aux Hébreux, par les termes « médiateur » (8.6 ; 9.15 ; 12.24) ou « garant » (7.22).

  7. Selon la formule utilisée par plusieurs dogmaticiens réformés néerlandais : « l’alliance de grâce est unilatérale dans sa fondation et bilatérale dans son accomplissement ». Cf. Klaas Schilder, Heidelbergsche Catechismus, Goes : Oosterbaan & Le Cointre, 1947-1951, tome I, p. 382, ou Wat is de hemel ?, Kampen : Kok, 2e éd, 1954, p. 176. La formule est aussi utilisée par H. Berkhof dans Christelijk geloof.

  8. C’est au théologien néerlandais J.R. Wiskerke que l’on doit d’avoir mis en évidence la diversité des sens donnés au mot « élection » dans l’histoire biblique, et notamment que l’usage vétérotestamentaire n’égale pas toujours le sens donné à « élection » par l’apôtre Paul ou les Canons de Dordrecht (Volk van Gods keuze, Goes : Oosterbaan & Le Cointre, 1955). Celui qui ne fait pas cette distinction est obligé de plaquer rétroactivement et artificiellement sur l’élection d’Israël les caractéristiques qui sont celles de l’élection paulinienne : efficacité, inamissibilité, infrangibilité, irrésistibilité, fût-ce au prix de périlleuses constructions théologiques, ou relativisations de la doctrine de la justification par la foi seule.

  9. Ces deux types de promesses se rejoignent par leur finalité (le salut des croyants par la foi), mais se différencient sur le plan formel. L’une s’exprime de manière particulière et personnelle, l’autre de manière universelle et impersonnelle, sans se contredire ou s’exclure pour autant, puisque c’est au travers de la mise à part des héritiers d’Abraham que Dieu a dessein de bénir « quiconque croit en lui ». Du point de vue du membre de l’alliance, ces deux promesses se superposent et se complètent.

  10. Le terme joue un rôle important dans l’Ancien Testament, cf. notamment Dt 7.6-9.

  11. Quels sont les enjeux de l’éducation religieuse des enfants selon le Deutéronome ? La plupart des exhortations visent la conservation d’un acquis : ne pas oublier, ne pas s’éloigner, prolonger, ne pas dévier, ne pas rejeter, ne pas mourir, etc. Elles font référence à un acquis, à un patrimoine spirituel dont l’éducation religieuse des enfants veut favoriser la conservation et la jouissance.

    Le préambule du Décalogue (Dt 5.6) en est une autre illustration : qui enracine le respect des dix commandements dans la reconnaissance de l’action salvatrice préalable de Dieu envers son peuple. Le respect des dix règles apparaît ici, pour les fils d’Israël, comme la manière de préserver le patrimoine de liberté que Dieu leur a préalablement acquis.

  12. Plus tard, Jésus dira à ses disciples de manière analogue : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis et qui vous ai établis, afin que vous alliez et que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure […]. » (Jn 15.16) Ce n’est pas parce que vous portez du fruit que je vous ai choisis, mais afin que vous en portiez. Porter du fruit (en l’occurrence marcher dans l’obéissance de la foi) n’est pas ici la cause de son appel, mais sa finalité. Quelle est à proprement parler la « cause » de cette mystérieuse élection ? Son amour gratuit et immérité.

  13. La théologie s’inspirerait ici de l’image spatiale d’Ebal et Garizim, les deux montagnes qui se font face dans le Deutéronome (Dt 27), sur lesquelles sont prononcées les bénédictions et les malédictions. Il y aurait entre elles une forme de symétrie.

  14. Dans le Décalogue, cette dissymétrie est soulignée par le second commandement, lorsque Dieu dit à propos de la solidarité transgénérationnelle : « je suis un Dieu jaloux, qui punis la faute des pères sur les fils jusqu’à la troisième et à la quatrième génération de ceux qui me haïssent, et qui use de bienveillance jusqu’à mille générations envers ceux qui m’aiment. » (Dt 5.9-10) C’est dire que les poids respectifs de la malédiction et de la bénédiction, dans l’héritage, sont aussi disproportionnés que le seraient les nombres 3 et 1000. Certes, il y a deux volets dans l’alliance (et bivalence du principe de solidarité) mais l’alliance n’en devient pas pour autant double (ou bidirectionnelle). La bénédiction reste prépondérante sur la malédiction. En d’autres termes : il n’y a pas de déterminisme dans l’héritage de la faute, dont un enfant puisse être prisonnier, mais un appel au repentir et à l’amour de Dieu qui interpelle chaque génération. « Là où le péché abonde, la grâce veut surabonder », dira Paul (Rm 5.20).

  15. Les cinq points de doctrine opposés par le calvinisme au discours arminien sur la doctrine de l’élection, lors du Synode de Dordrecht (1618-1619, sont 1) la prédestination, l’élection et la réprobation, 2) la mort de Jésus-Christ et la rédemption, 3) la corruption de l’homme, 4) sa conversion à Dieu, 5) la persévérance de saints. Canons de Dordrecht, Kerygma, Aix-en-Provence, 1988.

  16. Cf. Michel Johner, « Éthique et théologie biblique », dans Le grand dictionnaire de la Bible, Cléon d’Andran, Excelsis, 2004, p. 560-561.

  17. Ce don est le fruit d’une initiative divine prise dans l’éternité, en dehors du temps de l’homme, « avant que les enfants [Jacob et Ésaü] soient nés, et aient pu faire bien ou mal, afin que le dessein de Dieu demeure selon son élection » (Rm 9.11).

  18. Dans l’évangile de Jean, par exemple, au sujet du lien avec le Christ, les deux manières de parler sont juxtaposées sans tension apparente. La parabole du bon berger utilise le langage de l’élection : « Mes brebis sont celles qui écoutent ma voix, elles m’écoutent et me suivent. Je leur donne la vie éternelle, elles ne périront jamais, et personne ne les ravira de ma main, car nul n’est plus grand que mon Père qui me les a données. Personne ne peut les arracher de la main du Père. » (Jn 10.27-28) Mais la parabole du cep et des sarments, un peu plus loin, utilise le langage de l’alliance : « Tout sarment qui est en moi et qui ne porte pas de fruit, le vigneron le retranchera et le jettera au feu. » (Jn 15.2, cf. Hé 10.29)

  19. L’élection éternelle, qui est certainement le grand œuvre de Dieu, tel un cadeau, n’est pas communiquée aux hommes sans emballage (l’alliance). Les épaisseurs de cet emballage sont toutes à des degrés divers expressions de sa grâce bienveillante, sans partager pour autant tous les attributs (d’efficacité, irrésistibilité) propres à leur contenu (cf. Jn 15.2).

  20. Pour une étude développée sur le sujet voir J. Van Genderen, Verbond and Verkiezing, Kampen, J.H. Kok, 1983, 103 pages.

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