Théologie et prédication – Romains 10.9-17

Théologie et prédication
Romains 10.9-17

Étienne LHERMENAULT[1]

En 1950, un élève de terminale donna une Bible à son professeur de philosophie en y inscrivant cette dédicace : « Être partisan de la morale chrétienne et ne pas connaître la Bible, c’est signer un contrat sans en connaître les conditions. Que ce livre vous apporte les lumières nécessaires pour une vie pleine de joie. C’est dans ce but que je vous donne ce livre. » La dédicace comportait encore cette mention « Un livre que tout homme instruit se doit de connaître » suivie de deux citations bibliques (Ps 119.105 ; 1Tm 2.5). Ce n’est que soixante-trois ans plus tard, soit l’année dernière, que cet élève apprit ce que son geste, dont il n’avait plus même le souvenir, avait produit. Par le biais de l’internet, le fils de ce professeur, pasteur pentecôtiste au Québec, prit contact avec lui pour le remercier en ces termes : « Merci d’avoir osé être un précieux maillon de la chaîne que Dieu a certainement utilisée pour s’approcher de mon père. »

Soixante-trois ans dans un cas, quarante ans dans l’autre, c’est la même fidélité de Dieu à sa Parole qui est à l’œuvre. Pour la Faculté Jean Calvin, il s’agit toutefois d’une aventure d’une tout autre ampleur, fournir au peuple de Dieu les théologiens et les prédicateurs dont il a besoin. Il me semble intéressant en cet anniversaire de réfléchir brièvement au lien qui existe entre théologie et prédication. Et je vous propose de le faire en écho à la parole de l’apôtre Paul lue en Romains 10.14-15 :

Comment donc invoqueront-ils celui en qui ils n’ont pas cru ? Et comment croiront-ils en celui dont ils n’ont pas entendu parler ? Et comment entendront-ils parler de lui, sans prédicateurs ? Et comment y aura-t-il des prédicateurs, s’ils ne sont pas envoyés ? Selon qu’il est écrit : Qu’ils sont beaux, les pieds de ceux qui annoncent de bonnes nouvelles.

Bien que Paul vise d’abord les Juifs dans ce passage, nous pouvons dire sans hésiter que celui-ci concerne aussi les païens, ce que nous étions pour la grande majorité d’entre nous avant d’accepter Christ. Que dit l’apôtre ? Que la prédication est indispensable à la propagation de la foi. Et il ne s’agit pas là d’une simple considération technique – comme si la prédication était « la » méthode approuvée par Dieu –, mais d’une considération fondamentale : rien n’est possible en matière de salut, et donc de foi, sans que la Parole nous parvienne et nous soit exposée pour ce qu’elle est vraiment, « la parole du Christ ».

Ce rôle décisif de la prédication, et donc des prédicateurs, dans la naissance de la foi a des conséquences majeures pour la théologie. J’en discerne trois qui se complètent : 1) La théologie conduit à la prédication ; 2) La prédication exige une formation ; 3) La formation va de pair avec la vocation.

I. La théologie conduit à la prédication

Il ne saurait y avoir de théologie évangélique au sens strict du terme – c’est-à-dire de théologie respectueuse de l’Écriture, qui reconnaisse son inspiration verbale et sa pleine autorité – sans développement d’une théologie pratique dans laquelle le souci de la proclamation du message tienne une place de choix. Si elle veut être fidèle à l’Écriture, la théologie ne peut en rester aux disciplines fondamentales et passionnantes que sont la dogmatique, l’histoire et l’exégèse, pour ne citer qu’elles. Ces dernières permettent de scruter la vérité, d’en comprendre le retentissement et d’en élaborer la formulation. Mais la Révélation, pour bien porter son nom, exige que des disciplines pratiques complètent ces disciplines fondamentales. En effet, la théologie se veut au service du peuple de Dieu et a pour vocation de l’aider à proclamer et à exposer la vérité biblique. Il est donc indispensable que l’apologétique s’ajoute à la dogmatique, que la théologie pastorale tire profit des leçons de l’histoire et que l’homilétique mette à la disposition des croyants les fruits de l’exégèse. Pour le dire autrement, il n’y a de théologie évangélique que « holistique » (par comparaison avec l’Évangile holistique défendu par le mouvement de Lausanne). Et toute formation théologique qui se veut au service de l’Écriture ne peut ignorer l’interpellation de l’apôtre Paul aux Romains. Oui, il est indispensable qu’il y ait des prédicateurs pour que la foi se propage et qu’elle soit vécue de façon cohérente, en d’autres termes pour que le peuple de Dieu croisse en nombre et grandisse en maturité.

On fait souvent, à ce propos, le procès a priori à la théologie d’être déconnectée de la pratique et de nuire à la spiritualité. Je voudrais m’inscrire en faux contre ce préjugé qui s’apparente souvent à un malentendu. Nul ne conteste, puisque les théologiens sont aussi des pécheurs, qu’il y ait dans leur discipline des spéculations vaines, des constructions hasardeuses ou orgueilleuses, voire des discours trompeurs. Ces errements ne jettent toutefois pas le discrédit sur la noble tâche du discernement et de la formation théologique, pas plus que le pompier pyromane ne condamne toute sa profession. Nul ne conteste non plus qu’il existe des théologies qui, parce qu’elles sont mal fondées – en l’occurrence parce qu’elles ne reconnaissent pas l’autorité des Écritures –, proposent des visions faussées du monde et de l’homme, jusqu’au paganisme et à l’idolâtrie. Je prétends simplement que la théologie évangélique, parce qu’elle se veut fidèle à l’Écriture, a le souci de nourrir la spiritualité des étudiants et se préoccupe de l’inscription de la foi dans la vie du croyant et de l’Église. J’en veux pour preuve le rôle que joue la Faculté Jean Calvin depuis quarante ans, par son enseignement et ses éditions, dans la préparation des ministères dont nos Églises ont besoin et dans la promotion d’une prédication bibliquement solide et théologiquement pertinente. Pour autant, il y a encore beaucoup à faire pour convaincre que la prédication exige une formation !

II. La prédication exige une formation

Ce que ne dit pas explicitement ce passage, mais que nous pouvons légitimement tirer d’autres passages du Nouveau Testament, c’est qu’il ne saurait y avoir de ministère de prédication sans formation solide. Les recommandations que Paul fait à Timothée, son enfant légitime dans la foi, sont particulièrement convaincantes en la matière. Quand il indique qu’il est « nourri des paroles de la foi et de la bonne doctrine », quand il l’invite à s’exercer à la piété, à se consacrer à la lecture publique des Écritures, à la prédication et à l’enseignement, ou encore à veiller sur lui-même et sur son enseignement (1Tm 4.6, 7, 13, 16), il ne fait rien d’autre que reconnaître tout ce qu’il a reçu et intégré et l’inviter à en faire un usage sérieux qui implique tout un travail de préparation. Or, j’ai la faiblesse de penser qu’on ne peut être nourri des paroles de la foi et de la bonne doctrine sans consacrer un temps conséquent à une formation biblique et théologique.

Je sais qu’en affirmant cela je m’aventure sur un terrain qui, de loin, ne fait pas l’unanimité en milieu évangélique. Pour diverses raisons que je n’analyserai pas ici – l’influence du romantisme, l’anti-intellectualisme, le présupposé du darbysme sur la faillite de l’Église et de ses ministères qui marque encore les assemblées de frères, une certaine conception de la vie de l’Esprit véhiculée par les pentecôtismes –, la prédication a été « démocratisée » au point d’être quasiment accessible à tous ceux qui ont quelque facilité de parole pourvu qu’ils soient convertis ou confessent la foi de l’Église. Mais est-ce bien raisonnable ? Je ne le crois pas pour au moins trois raisons.

  1. Théologique d’abord. Notre volonté de respecter l’Écriture et donc de reconnaître pratiquement son autorité nous oblige à la traiter de façon sérieuse dans l’exercice de la prédication. Comment pourrions-nous à la fois confesser que la Bible est la Parole de Dieu et faire fi de sa cohérence, de sa profondeur et de l’ampleur de ce qu’elle révèle ? Or, je ne connais guère de prédicateurs capables de faire droit à cette richesse sans avoir été préalablement formés. Et encore, ce n’est pas toujours une garantie !
  2. Historique ensuite. L’élaboration de la doctrine trinitaire, la formulation de la christologie, l’affirmation du « sola scriptura », si nécessaires à la confession d’une foi orthodoxe, ont toutes été le fruit de combats intellectuels et spirituels intenses. Ignorer ce long travail de discernement de la communauté chrétienne au cours des siècles, c’est risquer de répéter les erreurs du passé ou d’en inventer de nouvelles qui ne sont souvent que de simples variations des anciennes. L’interprétation biblique n’est pas une mince affaire et le développement préoccupant de la théologie de la prospérité, par exemple, devrait nous servir d’avertissement. Il ne suffit pas d’invoquer quelques versets bibliques, ni même de développer une théologie à partir de ceux-ci pour faire droit à la vérité ! C’est pourtant cette nourriture trafiquée qui fait vivre bon nombre de nos librairies évangéliques.
  3. Pratique enfin. C’est Albert Greiner, inspecteur ecclésiastique luthérien, qui n’hésitait pas à nous dire en cours d’homilétique qu’il ne comprenait pas pourquoi, dans son Église, on était si strict sur la présidence de la sainte cène et si peu sur la prédication. Et d’ajouter qu’une mauvaise prédication était potentiellement beaucoup plus « dangereuse » pour la santé spirituelle de l’auditoire qu’une présidence de cène maladroite. Dans le même registre, n’est-il pas étonnant que nos Églises évangéliques soient parfois plus exigeantes pour les compétences de leurs chantres et musiciens que pour celles de leurs prédicateurs ? Et quelle curieuse logique anime les croyants quand ils acceptent de faire plusieurs années d’études supérieures en vue de mieux gagner leur vie, donc pour les choses périssables, alors qu’ils rechignent à prendre du temps et à dépenser de l’argent en vue d’un service qui soit digne de celui qui les a sauvés, donc pour les choses éternelles ?

Ce que je sais et ce que je vois, c’est que, faute d’une nourriture solide, le peuple de Dieu, en bien des lieux, se languit. Pour inverser cette courbe-là, si vous me permettez cette incursion dans l’actualité, il faut redonner à la prédication ses lettres de noblesse en insistant sur la formation de ceux qui assurent ce ministère.

III. La formation va de pair avec la vocation

Et qui dit « ministère » ne peut éviter d’aborder la question de la vocation, mise en évidence par notre passage. Les prédicateurs, affirme Paul, ne se lèveront que s’ils sont envoyés pour annoncer « la parole du Christ ». Mais qui est chargé d’envoyer les prédicateurs ? Comme vous le savez, nous touchons là à une réalité complexe, et dans la vie du croyant et dans celle d’une faculté de théologie. L’individualisme ambiant conduit nombre de croyants à imaginer qu’il suffit d’avoir une conviction intérieure forte – quelle que soit la forme que prenne cette conviction – et un peu de talent pour être apte à exercer un ministère. Et quand, pour une raison ou pour une autre, ils pensent qu’un peu de formation ne serait pas superflu, ils frappent à la porte de nos institutions de formation. C’est ainsi que nos instituts bibliques et nos facultés – et la Faculté Jean Calvin ne doit pas être une exception en la matière – voient arriver des personnes convaincues de leur appel, parfois douées, mais qui ne sont formellement envoyées par aucune Église ou union d’Églises.

Comment convient-il d’agir à leur propos ? En ayant une vision théologique claire en matière de vocation qui devrait faire écho à certains éléments de l’identité de la Faculté Jean Calvin. Il convient de maintenir la distinction pertinente que fait Jean Calvin entre la vocation intérieure et la vocation extérieure. Reçue dans la conscience, devant Dieu, la vocation intérieure est, je le cite, « l’assurance que l’on doit avoir dans le cœur que ce n’est pas par ambition, ni par avarice que l’on a choisi cet état, mais parce qu’on éprouve une vraie crainte de Dieu et qu’on a un vif désir d’édifier l’Église »[2]. Quant à la vocation extérieure, elle « relève de l’ordre de l’Église »[3]. Calvin précise : « […] la personne qui présente les qualités voulues est désignée avec le consentement et l’approbation du peuple. Les pasteurs doivent présider l’élection afin que le peuple n’y procède pas sans solennité, par des manipulations ou dans le désordre. »[4] 

La dimension intérieure de la vocation ne permet pas à nos institutions de formation de repousser a priori ceux qui frappent à leur porte sur la base d’une conviction uniquement personnelle. Mais la dimension extérieure de la vocation ne permet pas non plus, à nos institutions théologiques, de se substituer à l’Église pour désigner et envoyer celles et ceux qui exerceront un ministère, qu’il s’agisse des ministères de la Parole ou des ministères diaconaux. D’où, si j’ai bien compris, cette évolution délicate mais nécessaire, dans l’histoire de la faculté, de ses liens avec ce qui est devenu l’Union nationale des Églises protestantes réformées évangéliques (UNEPREF). À la fois par souci d’ouverture à toutes les dénominations évangéliques, mais aussi pour mieux distinguer ce qui relève de la faculté et des unions d’Églises, une certaine indépendance – qui n’est pas synonyme d’indifférence – a été et demeure nécessaire. Ce qui ne confine pas une faculté de théologie au simple rôle d’observatrice. Il y a tout un accompagnement pastoral à assurer au cours des études pour aider au discernement personnel de la vocation et tout un enseignement à apporter aux étudiants et aux Églises en ce qui concerne les ministères. Pour le sujet qui nous concerne, la tâche de la théologie évangélique est de convaincre les Églises qu’elles ont besoin de faire place à un vrai ministère de prédication en leur sein. Et qu’elle cesse d’errer en matière de définition du ministère pastoral. Nos Églises ont besoin d’avoir en leurs pasteurs des ministres qui se consacrent d’abord à la Parole, sa proclamation, son explication, sa mise en application. L’animation paroissiale, l’entreprise diaconale, la relation d’aide sont certes utiles, pourvu qu’elles ne se fassent pas au détriment du ministère de la Parole. Il faut lire ou relire à ce propos Les trois angles de la croissance d’Eugene Peterson.

Je reviens, pour conclure, à mon élève de terminale qui a donné cette Bible dédicacée à son professeur de philosophie en 1950. Pourquoi l’a-t-il fait ? Sinon parce qu’il y a eu sur sa route un ou des prédicateurs qui lui ont annoncé la parole du Christ. En particulier son père, pasteur des Églises réformées évangéliques indépendantes (EREI) dans la plaine de Nîmes à cette époque. Et parce qu’il a reçu cette parole, il est entré dans la chaîne de témoins qui portent l’Évangile à d’autres depuis la naissance de l’Église. Depuis quarante ans, la Faculté Jean Calvin joue un rôle déterminant dans cette propagation de l’Évangile. Elle a formé une cohorte de pasteurs et de prédicateurs qui ont contribué à l’évangélisation de notre pays et à l’édification de nos Églises. Nous pouvons déjà être infiniment reconnaissants pour tout ce qu’elle a fait jusqu’ici. Pour autant la tâche est loin d’être finie. Si la croissance du monde évangélique en France est réjouissante, elle ne pourra se poursuivre que si nous sommes capables de former correctement les cadres dont nos Églises et nos œuvres ont besoin. Or, mon analyse, c’est que nos institutions de formation ont des effectifs encore insuffisants pour répondre aux besoins réels générés par cette croissance. Une autre façon de vous inviter à prier pour la Faculté Jean Calvin, à la soutenir financièrement et à envoyer se former ceux dont vous discernez qu’ils sont appelés par le Seigneur à exercer un ministère dans l’Église ou, en son nom, pour que « la parole du Christ » soit largement annoncée.


[1] Étienne Lhermenault est professeur à l’Institut biblique de Nogent-sur-Marne et président du Conseil national des évangéliques de France (CNEF).

[2] Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, mise en français moderne par Marie de Védrines et Paul Wells, Aix-en-Provence/Charols, Kerygma/Excelsis, 2009, p. 995.

[3] Ibid.

[4] Ibid., p. 999.

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