Les livres sacrés ont une histoire

Les livres sacrés ont une histoire

Pierre BERTHOUD*

Introduction

Depuis maintenant plusieurs années, la question de la formation du ou des canons bibliques fait l’objet d’un débat particulièrement intense. Jusqu’à un passé récent, il était admis que nous avions pour les écrits bibliques des canons clos, c’est-à-dire bien délimités. Leur date de clôture les différencie les uns des autres.

Ainsi, par exemple, en ce qui concerne l’Ancien Testament, les auteurs qui défendent la perspective classique traditionnelle situent la clôture du canon entre le Ve et le IIIe siècle av. J.-C., tandis que les auteurs critiques, fortement marqués par le rationalisme ambiant, situent la clôture du canon à la fin du Ier siècle ap. J.-C. En effet, depuis la fin du XIXe siècle, la question de la formation du canon de l’Ancien Testament est dominée par le consensus critique selon lequel la loi a été fixée vers 400 av. J.-C., les prophètes à la fin du VIIIe siècle et les écrits à la fin du Ier siècle av. J.-C., lors du Concile juif de Jamnia. Cependant, ce consensus, qui s’était élaboré à partir de la structure tripartite de l’Ancien Testament (loi, prophètes, écrits/sagesse), a été remis en question, en particulier l’idée que, lors du Concile de Jamnia, la clôture du canon avait été prononcée. Or, des études récentes ont établi qu’il n’y a pas eu de concile à Jamnia aux environs de 90 ap. J.-C. Des rabbins se sont bien réunis, mais uniquement pour s’interroger sur le maintien ou non dans le canon de certains livres dans le canon, l’Ecclésiaste, Esther et le Cantique des cantiques[1]. En fait, le consensus critique n’a été que partiellement remis en cause. La formation des deux premières divisions (loi et prophètes) du canon est généralement maintenue[2], tandis que la clôture de la troisième partie est maintenant située plus tardivement, au IIe, voire au IIIe siècle ap. J.-C. Selon cette hypothèse, la troisième partie du canon (les écrits) aurait plus en commun avec le judaïsme des premiers siècles de notre ère : en particulier, la division tripartite de la Bible hébraïque est bien attestée dans le Talmud[3].

A côté de cette perspective majoritaire qualifiée de « minimaliste », il existe, dit S.G. Dempster, une perspective minoritaire qu’il dénomme « maximaliste ». Selon cette école, le canon tripartite aurait été mis en place « bien plus tôt, avant l’ère chrétienne, à l’époque des Maccabées au plus tard ». En plus de l’évidence biblique interne, ces savants soulignent l’importance des données fournies par la tradition, que ce soit, par exemple, les témoignages de Josèphe ou de Ben Sira dans son prologue, qui mentionnent les trois divisions de la Bible hébraïque[4].

Ce débat n’est pas sans poser d’importantes questions quant à la fixation du canon et l’existence supposée d’un canon ouvert ou de canons ouverts. S’il est vrai que les livres sacrés ont une histoire, y compris la Bible, Ancien et Nouveau Testaments, il importe de tenir compte de l’ensemble de l’évidence, interne et externe, lors de l’étude de la formation du canon. Je me propose dans les réflexions qui suivent de me limiter à deux aspects de la problématique mentionnée ci-dessus :

  • La question du canon ouvert telle que la présente Philip R. Davies et ses implications théologiques[5].
  • La critique textuelle, en particulier la diversité des familles de manuscrits et la formation du canon à la lumière de l’étude comparative de Keith E. Small consacrée à l’histoire textuelle du Nouveau Testament et du Coran[6]. La réflexion proposée suppose une perspective résolument biblique qui considère que les données de la révélation divine offrent une dimension essentielle à la discussion de ces questions. Dans un champ unifié de la connaissance, histoire et théologie étant complémentaires, elles sont appelées à travailler ensemble.

I. La question du canon ouvert et les implications théologiques

1. Canon ouvert

Dans un article consacré à la formation de la Bible hébraïque, P.R. Davies (de l’Université de Sheffield)[7] aborde la question du canon en essayant d’élucider comment le canon s’est élaboré progressivement. Son analyse est uniquement horizontale. Comment, du point de vue humain, le processus canonique s’est-il mis en place ? Ce processus implique plusieurs étapes : rédiger/composer, éditer, archiver (sur un rouleau ou parchemin), collecter/rassembler un ensemble de rouleaux. L’auteur refuse l’idée d’une trajectoire unique, d’un « mécanisme canonique ». Il y a plutôt plusieurs processus qui entrent en jeu dans la formation du canon, qui se manifestent dans la mise en forme d’un rouleau et dans le regroupement de rouleaux. En d’autres termes, l’établissement d’une liste définitive de livres canoniques n’est que la fin d’un processus et non sa finalité. Tant que cette fin n’est pas atteinte, le processus se poursuit et demeure même ouvert à d’autres agencements possibles. Un livre exclu à un moment précis du processus peut, par la suite, être intégré au canon et vice versa. Plutôt qu’un développement inévitable, l’auteur pense que le canon résulte de décisions historiques discrètes.

Davies procède de façon inductive dans sa tentative de démontrer que l’établissement progressif d’un canon est une activité essentiellement humaine. Il évoque à ce sujet plusieurs exemples : l’existence de canons ouverts dans le monde grec et hellénique regroupant des ouvrages d’art, de médecine, de technologie ou de philosophie (cf. Homère, Hérodote, Thucydide). Le même phénomène est attesté en Mésopotamie et en Egypte. Il s’agit en réalité de corpus littéraires plus ou moins fluctuants.

Ce processus de « canonisation » est le propre de cultures ayant une tradition littéraire et se déroule en deux temps :

  • Copier et préserver un texte qui finira par devenir un classique. Il sera ainsi répertorié et intégré à une collection dont il fera désormais partie.
  • Une classification implique des choix qui permettent d’établir une bibliothèque ou un cursus scolaire ou encore un certain type d’ouvrages académiques authentiques. Les artisans de ces « canons » littéraires sont les scribes, dont la tâche est d’accompagner ce processus. Notons, enfin, qu’il existe une hiérarchie à l’intérieur des canons. Dans le cas de la littérature grecque, Homère vient en tête, suivi d’Hérodote et, pour finir, de Thucydide (cf. la Torah pour l’Ancien Testament et l’Evangile pour le Nouveau Testament).

Davies étudie, ensuite, la question à l’intérieur de la tradition juive de l’époque et avance que ce processus relève essentiellement de l’activité des scribes, c’est-à-dire des intellectuels, des sages pour emprunter le langage biblique. A l’époque biblique, ces scribes, ces sages sont plutôt rattachés à une cour royale. Par la suite, à l’époque hellénique (à partir du IIIe siècle av. J.-C.), il est possible de parler d’écoles rabbiniques (cf. Ben Sira 51.23 et la référence à l’« école des scribes » – bêt midrash) ayant une audience plus large et plus ouverte sur la société civile, qui restent attachées cependant à l’héritage transmis par les sages de l’époque monarchique (l’auteur mentionne le livre de l’Ecclésiaste/Qohélet[8]). Ce processus de canonisation s’enclenche, selon Davies, à l’époque du second temple, pendant la domination perse et grecque. L’auteur cite plusieurs exemples bibliques pour illustrer son hypothèse selon laquelle la canonisation des écrits correspond à un processus. Ce processus comprend le travail d’édition, d’archivage (rassemblements d’écrits sur un rouleau) et le regroupement de rouleaux en unités littéraires plus importantes. Les exemples cités sont le Psautier, le livre des Proverbes, Esaïe, Jérémie et les douze petits prophètes. Dans les cas du Psautier et du livre des Proverbes, il est, en effet, possible d’identifier un tel processus ; dans celui des livres d’Esaïe et de Jérémie, la démonstration est moins probante. Personnellement, je pense que ces deux livres s’apparentent davantage à des anthologies regroupant les écrits des deux prophètes en question. Quant aux douze petits prophètes, si leurs écrits sont rassemblés sur le même rouleau, chaque livre est rattaché à un prophète – auteur particulier. C’est dire l’importance du prophète/auteur individuel dans la composition de chaque livre !

2. Quelques remarques critiques

Aussi intéressante que soit cette hypothèse qui met à juste titre l’accent sur le processus humain de l’élaboration du canon, quelques commentaires s’imposent :

a. Force est de constater l’absence de toute référence à la transcendance dans les propos de P.R. Davies. Or, selon le témoignage biblique, les notions de révélation, de communication et d’inspiration divines ne peuvent pas être ignorées dans ce débat. C’est ce qui permet de distinguer entre un corpus littéraire (Mésopotamie, Egypte, Grèce) et une collection de livres canoniques étroitement associée aux notions capitales de révélation et d’inspiration. L’ultime référence, dans ce débat, n’est pas le processus, ni la tradition, ni tel ou tel concile, mais un être humain, à savoir un prophète, à qui Dieu, infini et personnel, a choisi de communiquer sa pensée dans les catégories du langage humain. Le prophète est, à la fois, témoin et porte-parole, il vit une expérience intense avec Dieu et il communique un message à un individu, à un groupe, le peuple de l’alliance, et même à une nation étrangère.

b. Selon cette dernière perspective, la norme est par conséquent liée au fait que Dieu se révèle dans le contexte des alliances, celle de Noé (renouvellement de l’alliance que Dieu a conclue avec les hommes lors de la création, mais cette fois-ci dans un monde marqué par la présence dynamique du mal) ; celle d’Abraham, porteur de la promesse de salut ; celle de Moïse, qui donne une identité religieuse, culturelle et politique au peuple d’Israël et à laquelle sont  rattachés tout le mouvement, toute la lignée prophétique. Le Dieu de la Bible ne s’enrobe pas de silence, il ne se réfugie pas dans le silence. Il communique, il parle, il s’adresse aux hommes. C’est poussés par le Saint-Esprit que des êtres humains ont transmis à leurs contemporains une parole qui, en fait, avait Dieu lui-même comme origine. D’ailleurs, cette approche qui situe la clef du processus en Dieu, cet ultime vis-à-vis de l’homme, est aussi admise et reconnue par la tradition juive classique. Dans ce processus, à la fois humain et divin, les deux acteurs jouent chacun un rôle essentiel. Dieu communique réellement aux êtres humains selon les catégories du langage humain, et ces derniers sont ses porte-parole, sans pour autant renoncer à leur humanité. Leurs œuvres nous dévoilent des êtres de chair et de sang aux prises avec la réalité, sensibles, passionnés, audacieux, créatifs… Le prophète Jérémie en est un exemple particulièrement éloquent et émouvant. Ce dialogue et ce « partage » des responsabilités sont le propre de la relation d’alliance. Comme le fondement de l’autorité des livres bibliques est en Dieu lui-même, il s’ensuit que, dans ce processus de canonisation, de reconnaissance/réception des livres sacrés, la notion d’auto-attestation des écrits qui s’impose à la communauté des croyants est primordiale, pour ne pas dire décisive, quel que soit le rôle, certes important, du scribe/sage par ailleurs. Il est donc important de mettre en évidence le processus humain de canonisation, mais il est essentiel de l’intégrer dans un processus dont la clef est le Dieu infini et personnel. La mise en place du canon biblique n’est pas un simple jeu de hasard, mais correspond à un projet du Seigneur de l’alliance.

c. Un juste équilibre entre un processus humain conduit par l’Esprit et initié par Dieu rend le mieux compte de la nature particulière des écrits bibliques. C’est dans ce genre de discussion que nous pouvons discerner l’importance des présupposés philosophiques sous-jacents à une telle démarche. Ne prendre en considération que l’aspect humain du processus de canonisation conduit à ignorer un aspect essentiel des données à notre disposition et nous en donne une compréhension partielle, pour ne pas dire tronquée.

En résumé, on peut identifier avec Keith E. Small cinq étapes dans le processus humain de mise par écrit et de regroupement des textes bibliques :

  • Les sources orales ou écrites en vue de la rédaction d’un texte.
  • Le texte rédigé par un auteur en vue d’une publication et de la diffusion.
  • La(les) version(s) officielle(s) ayant un statut officiel dans une région géographique particulière.
  • La version canonique ayant un statut officiel dans une région géographique plus importante (avec une population plus étendue).
  • Les versions révisées des versions canoniques officielles[9].

3. La formation du canon de l’Ancien Testament

Avec ces éléments de réflexion à l’esprit, le moment est venu de revenir à l’article stimulant de S.G. Dempster, qui estime que l’origine de la Bible hébraïque est liée à « l’émergence d’une structure tripartite » avec une stabilisation progressive du texte canonique : d’abord la Torah et les prophètes pendant la période postexilique, ensuite « les autres écrits » sans doute à l’époque des Maccabées et, au plus tard, au Ier siècle ap. J.-C.[10] Dans son étude, l’auteur prend en considération aussi bien l’évidence interne qu’externe.

Dans la première partie de son article[11], Dempster commence par souligner la priorité de la révélation en tant que parole de Dieu dans la vision globale et l’existence d’Israël. Cette communication divine, qui s’adresse aussi bien au peuple de l’alliance qu’à l’humanité tout entière, est véhiculée essentiellement par la loi, la prophétie et la sagesse. Dès les origines, l’évidence biblique interne souligne l’importance de la mise par écrit de la parole du Recteur de l’univers. S’appuyant sur de nombreux ouvrages bibliques, l’auteur démontre la prééminence de la Torah donnée dans le cadre de l’alliance conclue avec Moïse. Les acteurs de l’histoire d’Israël sont invités à y revenir et à la méditer sans cesse, afin qu’elle éclaire leur pensée et leur style de vie. D’ailleurs, le message prophétique suppose un enracinement et manifeste une continuité avec la révélation qui le précède, en particulier la loi mosaïque[12]. Même la sagesse qui intègre l’observation, l’expérience et la réflexion humaines est tributaire de la parole divine telle qu’elle a été transmise à Moïse[13]. Cette révélation se déploie de manière cohérente et son développement est comparable à une croissance organique qui permet d’articuler l’unité et la diversité de la communication divine, comme d’ailleurs son caractère à la fois transcendant et immanent.

Cette première partie permet à Dempster d’estimer qu’il existait bien une conscience canonique pendant la période biblique. Il conclut son propos en disant :

L’évidence interne suggère l’organisation des divers écrits sacrés israélites en un tout cohérent qui indique la primauté de la Torah, mais aussi une impulsion eschatologique et des préoccupations pratiques. Le fait que l’étude de la Torah soit importante pourrait aussi être indicatif de l’influence de la sagesse. Le moment précis de la mise en place de cette organisation reste incertain. Elle a probablement commencé à l’époque de l’exil quand ces diverses collections d’écrits faisant autorité ont été rassemblées en un ensemble littéraire[14].

Il faut sans doute distinguer entre le processus de canonisation qui a commencé bien avant l’exil, selon le témoignage biblique, et la stabilisation ou clôture du canon, qui est plus tardive.

Dans la deuxième partie de son article, S.G. Dempster s’attaque à l’évidence externe, extrabiblique, qui témoigne de cette même conscience canonique. Son étude précise et rigoureuse du judaïsme intertestamentaire et du christianisme primitif le conduit à dire que les différents auteurs extrabibliques désignent l’ensemble des écrits bibliques en faisant référence à une entité unique[15], à une entité composée de deux[16] et même de trois parties[17]. Dans plusieurs passages, lorsque la formule « la loi et les prophètes » est employée, celle-ci inclut aussi des livres généralement attribués à la troisième partie de l’Ancien Testament[18]. Quant à la division tripartite des Ecritures, Dempster passe en revue l’ensemble des textes juifs[19] et chrétiens de l’Antiquité concernés et conclut que cette structuration qui souligne la prééminence de la loi, laquelle, loin d’être tardive, est déjà bien attestée dans la littérature du judaïsme préchrétien. Son argumentation est d’ailleurs plutôt convaincante et lui permet de conclure cette deuxième partie en disant :

La forme de la Bible hébraïque avec sa structure tripartite souligne que la source de la vie est en Dieu et qu’elle [la Bible hébraïque] est un appel récurrent à revenir à la Torah, Torah, Torah et, par conséquent, à développer une mentalité centrée sur la Torah. La parole qui a donné la vie au commencement en créant la lumière et en insufflant dans les narines d’Adam est maintenant disponible dans la Torah ; en méditant celle-ci jour et nuit, il est possible de connaître la vie dans sa plénitude[20].

II. La critique textuelle et la formation du canon

K.E. Small, dans une étude bien documentée[21], aborde ce sujet de manière originale en comparant l’histoire textuelle du Nouveau Testament avec celle du Coran. Pourquoi cette étude comparative ? L’auteur a fait deux constats : d’une part, la grande diversité textuelle apparente dans les manuscrits anciens de la Bible ; d’autre part, le Coran justifie son avènement par l’existence supposée de nombreuses erreurs dans la Bible. Ce qui nécessite donc une nouvelle révélation, qui, elle, est parfaite dans sa rédaction comme dans sa transmission. Small consulte une vingtaine de manuscrits différents de deux textes tirés de la Bible et du Coran. Dans la Bible, il choisit un texte du Nouveau Testament, Actes 7.1-8[22], le début du discours d’Etienne devant les autorités juives. Dans le Coran, il choisit la Surate 14.35-41, qui évoque les figures d’Abraham, d’Ismaël et d’Isaac. L’étude de l’histoire de la formation des écrits canoniques du Nouveau Testament et du Coran permettra à l’auteur de parvenir à la conclusion suivante : certes, les écrits bibliques n’ont pas connu une transmission parfaite mais, contrairement au Coran, le canon biblique, en particulier le Nouveau Testament, s’est formé progressivement sans que, pour autant, la diversité des manuscrits, des familles de manuscrits disparaissent. Ce qui constitue un argument en faveur de l’intégrité et de la fiabilité des livres bibliques[23].

L’étude de Small permet de dire que « les deux traditions textuelles démontrent que leurs scribes respectifs ont travaillé soigneusement afin de transmettre de façon exacte les textes dont ils disposaient. Leur travail met en évidence une précision de très haut niveau et fait preuve d’une fidélité remarquable tout au long de l’histoire de leurs traditions respectives. Cependant, ils étaient humains et donc susceptibles de commettre des erreurs et d’être influencés par les développements linguistiques, politiques et religieux de leur temps[24]. »

Des démarches différentes

Cela dit, Small remarque des différences dans la démarche qui cherche à éclairer aussi bien l’origine des textes que leur histoire :

a. Alors que, pour le Nouveau Testament, il y a abondance de manuscrits et de familles de manuscrits qui nourrissent la critique textuelle, celle-ci est peu développée pour le Coran, en particulier pour la période qui précède sa dernière standardisation (Xe siècle ap. J.-C.). D’autre part, la présence d’une tradition orale parallèle qui influence la ponctuation, l’interprétation et la récitation des textes coraniques rend la question encore plus complexe. Sans exclure une étape orale dans l’élaboration des textes canoniques, il n’existe pas de tradition orale parallèle aux textes écrits du Nouveau Testament[25].

b. A la différence du Nouveau Testament, le Coran a un processus de standardisation qui commence dès le Ier siècle de l’ère islamique. Dès la mort de Mohammed, plusieurs collections du Coran apparaissent parmi les compagnons du prophète. On peut les qualifier de versions officielles régionales, mais elles diffèrent les unes par rapport aux autres et, de ce fait, provoquent des divisions qui menacent l’unité du mouvement et de l’empire islamique. Pour couper court à cette menace, Uthman, le troisième calife, impose une seule version, celle d’Umar, qu’il a obtenue de sa fille. Cette version deviendra la version canonique à l’exclusion des autres versions régionales ainsi que d’autres collections de l’époque[26]. En plus de cette première normalisation, deux autres ont eu lieu, la première initiée par al-Hajjaj au VIIIe  siècle ap. J.-C., la seconde étant l’œuvre d’Ibn Mujahid au Xe siècle ap. J.-C.[27]. Ce processus de standardisation n’est pas attesté pour les collections de manuscrits du Nouveau Testament. Une destruction des écrits bibliques a bien eu lieu sous la persécution initiée par l’empereur Dioclétien, mais elle a heureusement été sans conséquences majeures sur le nombre et la diversité des manuscrits disponibles.

c. Dans l’histoire de la canonisation du Coran, l’autorité religieuse centralisée joue un rôle décisif pour l’établissement d’un texte normatif. En revanche, en ce qui concerne le Nouveau Testament, la standardisation se fait de manière plus informelle et peut se comparer à une croissance organique. La forme originale d’un texte se développe progressivement sans intervention externe manifeste. Les variantes textuelles sont essentiellement dues à la responsabilité des scribes individuels. L’autorité ecclésiale  n’intervient, semble-t-il, que pour se prononcer sur le maintien ou non d’un livre dans le canon[28].

d. C’est ainsi que le double rôle de la critique textuelle diffère dans les deux traditions religieuses que nous avons brièvement évoquées :

  • Dans le cas des textes bibliques, il s’agit de se rapprocher le plus possible du texte original tandis que, dans le cas du Coran, il s’agit de standardiser une version (une famille de manuscrits) au détriment des autres.
  • Quant au développement des textes qui conduit à l’établissement d’un texte formel et canonique dans le cas du Nouveau Testament, il faut parler d’un processus informel qui s’apparente plutôt à une croissance organique tandis que, dans le cas du Coran, il s’agit d’un processus contrôlé par une autorité religieuse centrale.

Ce constat laisse ouverte, pour ne pas dire remet en cause, la question de la réception et de la transmission parfaites du Coran. En revanche, en ce qui concerne l’apport de la critique textuelle néotestamentaire, nous pouvons dire avec K.E. Small, qui cite l’évêque Michael Nazir-Ali :

L’existence d’une diversité de manuscrits et de variantes est perçue comme un atout par les exégètes chrétiens dans l’élaboration d’un texte critique du Nouveau Testament. Les variantes ne donnent pas l’impression de compromettre sérieusement ni l’intégrité historique du Nouveau Testament ni sa fiabilité en tant que canon de la doctrine chrétienne. L’existence de nombreux manuscrits, rédigés dans des langues anciennes différentes et originaires d’Eglises séparées dispersées, mais pour l’essentiel en accord entre eux, est un argument en faveur de l’intégrité des Ecritures[29].

III. Un regard théologique

Pour ne laisser planer aucune ambiguïté, il importe d’ajouter à cette réflexion que suggère la critique textuelle une dimension théologique qui s’inspire des textes du Nouveau Testament. Lors de la même table ronde à laquelle participait Gilles Dorival[30], Donald Cobb, s’étant interrogé sur la nature des textes canoniques – un ensemble de livres inspirés, une anthologie de témoignages spirituels, un recueil d’ouvrages porteurs d’une parole divine dans des vases d’argile –, a poursuivi sa présentation en abordant la question de la formation du canon.

Par contraste avec l’approche qui avance que le canon n’était pas prévu et qu’il résulte essentiellement d’une reconnaissance ultérieure, habituellement située au IVe siècle, par les autorités de l’Eglise, Cobb estime qu’une logique canonique est opératoire déjà dans le Nouveau Testament. Cette logique devait d’ailleurs aboutir à l’établissement de notre canon actuel.

1. Les indices

         Sa démonstration s’appuie essentiellement sur les travaux de Gerhardsson[31] repris ultérieurement par des auteurs tel R. Bauckham[32]. Le judaïsme ancien et le christianisme primitif fournissent cinq indices en faveur de cette thèse :

  • le rôle primordial de l’apprentissage par cœur, en particulier de l’enseignement du maître ;
  • la distinction entre le « texte » mémorisé et le « commentaire » des disciples ;
  • la pratique de la mise par écrit de l’enseignement du maître par les disciples ;
  • la transmission à la fois fidèle pour le contenu essentiel et créative sur le plan des détails. Gerhardsson parle d’« innovation créative » en corrélation avec la préservation de « textes fixes » ;
  • l’apprentissage, l’enseignement du  maître par le disciple en vue d’en devenir plus tard le porte-parole attitré.

2. Le témoignage du Nouveau Testament

Dans le Nouveau Testament, la démarche suggérée par ces indices est au service de l’annonce de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ et comprend une double référence au dire et au faire. On peut penser que c’est Jésus, le Christ, qui a initié ce processus de canonisation.

Cette logique canonique exprime la volonté de transmettre un enseignement et de lancer un mouvement durable, y compris par la diffusion d’écrits. Très vite, les livres du Nouveau Testament sont diffusés, les évangiles, les lettres de Paul… L’Apocalypse joue, en quelque sorte, un rôle normatif en mettant en garde contre toute modification du livre (Ap 22.18 et 19).

3. Le témoignage des Pères apostoliques

Le témoignage des Pères de l’Eglise est intéressant à ce sujet. Entre la fin du Ier siècle et la fin du IIe siècle, plusieurs auteurs (Clément de Rome, Polycarpe, Ignace d’Antioche, Irénée de Lyon, Justin Martyre, entre autres) laissent entendre qu’un noyau de livres apostoliques est révéré et même considéré comme normatif. Ces témoignages attestent de manière substantielle que cette logique canonique est inhérente au Nouveau Testament.  Celle-ci permet de recevoir comme faisant autorité les livres issus du cercle apostolique et de garantir, par conséquent, la transmission sûre de l’Evangile.

Conclusion

Comme pour l’Ancien Testament, il n’est pas possible d’introduire une dichotomie entre l’apport de la critique textuelle et une perspective théologique qui s’enracine dans les textes du Nouveau Testament dans l’étude du processus de canonisation. Certes, les livres sacrés ont une histoire, y compris les écrits bibliques, mais, tout en mettant en évidence les données historiques et textuelles, il faut être à l’écoute de la logique théologique opératoire dans les Ecritures, que ce soit l’Ancien Testament ou le Nouveau Testament.


* P. Berthoud est président du conseil de la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence, après en avoir été le doyen et y avoir enseigné l’Ancien Testament et l’apologétique.

[1] J.P. Lewis, « Jamnia Revisited », in M. McDonald & J.A. Sanders, The Canon Debate, Peabody, MA, Hendrickson, 2002, 146-162.

[2] G. Dorival, lors d’une table ronde organisée par l’Association Bible et culture à la Faculté Jean Calvin (Aix-en-Provence), a argumenté sur le fait qu’il ne fallait pas séparer les deux premières divisions de la Bible hébraïque, car elles ont été canonisées ensemble (cf. table ronde : la formation des écrits et du canon biblique, le 20 février 2014). Le nouveau consensus est loin d’être établi !

[3] C’est le point de vue de G. Dorival (table ronde du 20 février 2014).

[4] S.G. Dempster, « Torah, Torah, Torah. The Emergence of the Tripartite Canon », in C.A. Evans & E. Tov, editors, Exploring the Origins of  the Bible. Grand Rapids, MI, Baker Academic, 2008, 27 à 91, en particulier 90 et 91.

[5] P.R. Davies, « Loose Canons. Reflexions on the Formation of the Hebrew Bible », 1997. https://ejournals.library.ualberta.ca/index.php/jhs/article/viewFile/6 (13 pages).  

[6] K.E. Small, Holy Books have a History. Textual Histories of the New Testament and the Qur’an, Monument, CO, Snowfall Press, 2008.

[7] Cette section présente un bref résumé de l’article de P.R. Davies.

[8] Davies s’appuie sur les travaux de E.W. Heaton, The School Tradition of the Old Testament, Oxford, Oxford University Press, 1994, art. cit., 7, 13.

[9] K.E. Small, op. cit., 23 et 24.

[10] S.G. Dempster, art. cit., 89,104 (cf. note 94).

[11] Ibid., 91 à 104.

[12] Le prophète Amos, par exemple, enracine ses oracles aussi bien dans l’alliance conclue avec Noé que dans celle qui a été établie avec Moïse.

[13] Si la sagesse suppose la révélation générale qui s’adresse à tous les hommes, elle n’est pas pour autant autonome de la révélation spéciale. Une étude détaillée du livre des Proverbes démontre à l’évidence une correspondance entre les sentences sapientiales et les stipulations législatives de la Torah. La sagesse humaine sans l’apport de la révélation spéciale est incapable de percer le mystère de l’existence humaine et de définir un style de vie cohérent.

[14] S.G. Dempster, art. cit., 104.

[15] Ainsi, par exemple, « la loi », les écrits sacrés, les Ecritures, les Saints Livres… Ibid., 104.

[16] La division bipartite des Ecritures est généralement exprimée par la formule « la loi et les prophètes » ou des expressions analogues. Cf. ibid., 105 à 107.

[17] Ibid., 107 à 125.

[18] Ibid., 106 et 107.

[19] L’auteur mentionne les passages pertinents de Ben Sira et de son petit-fils, de Qumran, de 2 Maccabées, de Philon, de Josèphe, du Nouveau Testament ainsi que de plusieurs listes de livres datant de la fin du IIe siècle apr. J.-C. Cf. note 17.

[20] Ibid., 125.

[21] K.E. Small, op.cit., note 6 ; cf. aussi Textual Criticism and the Qur’an manuscripts, Landom, MD, Lexington Books, 2011. Cette étude est informée essentiellement par le premier de ces deux ouvrages, Sacred Books have a History.

[22] Ce passage évoque la vocation d’Abraham, sa descendance, le séjour en Egypte et la libération de l’Egypte.

[23] K.E. Small, op. cit., III à XI. Dans la suite de son livre, l’auteur aborde les thèmes suivants : « Les livres saints ont une histoire », « La critique textuelle relative à la Bible et au Coran », « Les variantes dans la Bible et le Coran », « Comparaisons et conclusions résultant de la critique textuelle ». Small ajoute deux appendices dans lesquels il traite de « La critique textuelle et l’inspiration des Ecritures » et des questions qui reviennent souvent à propos de l’histoire de la formation du canon.

[24] K.E. Small, op. cit., 51.

[25] Ibid., 25 à 27.

[26] Ibid., 24 et 25.

[27] Ibid., 24 et 69. Cependant, il est important de préciser qu’un début de travail de critique textuelle est en cours et permet d’entrevoir des variantes plus importantes que le texte standard du Coran laisse apparaître. En plus, il existe quatre palimpsestes qui permettent de constater des variantes plus importantes et comparables à celles qui sont attestées dans le Nouveau Testament. Le palimpseste est un parchemin manuscrit dont on efface la première écriture (plus ou moins bien) pour pouvoir écrire un nouveau texte sur le support (cf. 68).

[28] Ibid., 57 à 59, 64ss, 49 et 50.

[29] M. Nazir-Ali, Frontiers in Muslim-Christian Encounter. Oxford, Regnum Books, 1987, 48, cité par K.E. Small, op. cit., 11, 12.

[30] Cf. note 2.

[31] B. Gerhardsson, Memory and Manuscript and Tradition and Transmission, Grand Rapids, Eerdmans 1998 (1961 et 1964).

[32] R. Bauckham, Jesus and the Eyewitnesses. The Gospels as Eyewitness Testimony, Grand Rapids, Eerdmans, 2006. Pour ceux qui souhaitent poursuivre une réflexion sur la question du canon du Nouveau Testament, cf. le livre récent de S. Romerowski, Qui a décidé du canon du Nouveau Testament ?, Charols/Nogent-sur-Marne, Excelsis/Editions de l’Institut Biblique, 2013.

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