LE CIEL,
D’APRÈS AUGUSTIN
Daniel MATTIOLI*
Si Augustin dit fréquemment son ignorance quant à la nature exacte de la béatitude, il en rapporte pourtant des indices chaque fois que l’Ecriture le lui permet[1]. Même imprécis, ceux-ci tendent, autant que possible, à énoncer les normes et les activités du paradis. En ce qui concerne les normes, Augustin relève que les indications bibliques mettent l’accent, pour les béats, sur les avantages acquis, tels la ressemblance avec les anges ou l’accès à l’immortalité ; elles montrent encore l’apaisement que produira l’abondance de paix, de joie, de tranquillité, et mentionnent le bénéfice indicible que produit la communion directe avec Dieu. A propos des fatigues propres au siècle présent, Augustin souligne également ce que les bienheureux n’endureront plus. Le mal sous toutes ses formes disparaît, la contrainte du temps n’exerce plus son droit sur le corps et certaines vertus morales deviennent caduques. Les activités des bienheureux se rapportent, pour l’essentiel, à l’exercice de la volonté de Dieu par une louange diverse et aboutie. Augustin insiste encore sur les méfaits que le démon et les bienheureux n’exercent plus, sur l’absence des saisons, sur l’inutilité à la fois du travail et des éléments cultuels terrestres.
Quant au lieu où se trouve le paradis, Augustin le voit au sommet des cieux, dans le commun séjour de tous les bienheureux où reposeront les âmes, lieu qui est Dieu lui-même. Bien que le paradis ressemble à un lieu matériel, toute conception « réaliste » est cependant à écarter[2].
I. LA DIVINISATION
Le paradis, pour Augustin, signifie, entre autres, le don de qualités et de caractéristiques nouvelles pour l’homme, le partage dans l’éternité de la propre substance de Dieu. Le salut des hommes représente l’achèvement, par le don gratuit de Dieu, de l’union avec Dieu. Tout ce processus conduit à la divinisation ou à la déification de l’homme en vertu de l’analogie avec l’être même de Dieu. Augustin a vu en la déification de l’homme le fruit et l’effet les plus nobles de la rédemption de Christ, laquelle atteindra son ultime et parfaite plénitude avec la résurrection de la chair. Le totus homo deificatus d’Augustin, c’est l’homme eschatologique, celui de la résurrection de la chair. Le changement produit par le sacrement du baptême atteint un degré mystérieux, il permet à l’homme de devenir participant de la nature divine (il est déifié ou divinisé). Pourtant, chez Augustin, selon la lecture qu’en fait J. Oroz Reta[3], à la différence de la divinisation grecque de l’homme, il ne s’agit pas d’une divinisation proprement dite. C’est dans la « retraite » (otium) que chacun peut se déifier. Le christianisme, pour Augustin, c’est Dieu qui s’est fait homme pour rapprocher les hommes de lui-même. La déification est fondée sur la filiation adoptive : « Vous serez des dieux. » (Ps 82.6) Augustin souligne que, par la grâce de Dieu, si les hommes deviennent des fils de Dieu, ils deviennent, par conséquent, des dieux. Si cette participation reste simplement analogique et exclut toute déification, elle inclut cependant quelque chose de plus qu’une simple participation morale. Etre chrétien, c’est davantage qu’être homme, c’est être super-homme :
Nous aussi, par sa grâce, nous sommes devenus ce que nous n’étions pas, c’est-à-dire enfants de Dieu ; mais cependant nous étions quelque chose, et quelque chose de bien moindre, c’est-à-dire enfants des hommes. Le Verbe est donc descendu pour que nous montions, et, sans quitter sa propre nature, il a participé à la nôtre, afin que, demeurant dans notre nature, nous participions à la sienne. Mais il n’y a pas ressemblance parfaite ; car, en prenant notre nature, le Verbe éternel n’a rien perdu de ses perfections, et nous, en participant à la sienne, nous sommes devenus meilleurs. » (Ep. CXL 10)
La divinisation des hommes est ainsi analogique et non ontologique. Toujours en commentant le Psaume 81, Augustin relève que ceux qui sont appelés « des dieux » sont des hommes divinisés par la grâce et non des êtres nés de la substance de Dieu. Les hommes ont reçu le pouvoir de devenir enfants de Dieu et dieux par la grâce de l’adoption et non par génération. Parce qu’un seul est le Fils de Dieu, il est avec le Père l’unique Dieu. Les autres qui ont été divinisés ne sont pas ce qu’il est Lui. Entre le Fils de Dieu et tous ses fils adoptifs, il y a une distance infinie ; la participation à la divinité n’est qu’analogique. Les hommes sont participants de Dieu dans la sainteté et dans la justice, mais non de manière ontologique. Nous participons à sa divinité par la manière de voir les choses, par une manière divine d’aimer, jouissant de lui en lui-même, vivant avec lui, en lui et pour lui. Et cette participation ne suppose pas seulement une communication des attributs de la divinité, comme la sainteté, la justice, la sagesse et l’amour ; elle suppose aussi la communication des traits particuliers des personnes divines, comme fils de Dieu et frères de Christ, comme temple et épouse de l’Esprit Saint[4].
La divinisation advient par grâce et non par mérites. Cette déification ne signifie pas un renoncement à être humain, mais abandon de ce qui est péché hérité d’Adam. Elle n’est pas obtenue par un effort de l’homme, mais par la gratuité et la bienveillance de Dieu. Si nous aimons Dieu, nous sommes déifiés. Cet amour suppose une élévation de cette faculté d’aimer et de connaître à un niveau supérieur ; cette capacité d’aimer et de connaître tient à la nature même et à la générosité libre de Dieu. Beaucoup des formules augustiniennes au sujet de la déification ont un sens eschatologique, la déification étant un processus temporel qui se terminera dans l’éternité. Pour Augustin, la déification est l’équivalent de l’immortalité ; la résurrection de la chair déifiera l’homme accompli. Le caractère eschatologique de la déification tient également au fait que Christ reviendra à nouveau comme « Dieu-homme » pour transformer les hommes en dieux. Ceci se réalisera lorsque l’homme revêtira l’immortalité et l’incorruptibilité. Dans ce sens eschatologique, la déification se limite à l’égalité avec les anges, au plus haut degré de perfection auquel les hommes puissent parvenir. La plus parfaite et la plus haute possession de la divinisation sera la vision béatifique ; ce qui aujourd’hui est notre espérance sera alors notre possession. Nous verrons Dieu tel qu’il est ; l’intelligence humaine, grâce à la vision ineffable, se fera divine. La rédemption sera complète quand le corps glorieux paraîtra grâce à la victoire de la foi en Jésus-Christ.
II. LES PRINCIPES CADUCS
Si le paradis d’Augustin recèle, pour les bienheureux, l’élargissement de certaines dispositions, il est également immaculé de ce qui, ici-bas, est lié au mal, à savoir, entre autres, l’absence de pécheurs, du mal, de la mort et de la finitude.
Pour les élus, les laideurs et les difformités auront disparu[5]. Au paradis, il n’y aura plus ni paresse ni ennui. Même si les élus s’adressent mutuellement des louanges, ce sera sans flatterie. Plus personne n’éprouvera de contrariété, ne souffrira d’indigence ou de défaillance, ne craindra de perdre la vue ; le vice et la concupiscence n’existeront plus. Plus de fausseté et de mensonge et donc plus de tromperie ; le vol et les vers qui rongent ne seront plus. Dans le paradis, les bienheureux posséderont sans travailler et sans se fatiguer. Comme la pluie ne détériorera plus les abris, nul n’aura besoin de réaliser des travaux de restauration. Lassitude et sommeil n’existeront plus comme aussi l’oisiveté et les services à assurer. Le croyant ne manquera de rien. La naissance, la croissance physique et la vieillesse n’existeront plus, le bonheur consistera à n’avoir plus besoin de rien. Là où la mort n’existe pas, le mariage, le commerce sexuel et l’enfantement n’ont plus de raison d’être. Contrairement à la vertu de justice, celles de prudence, de force et de tempérance cesseront probablement d’exister. L’homme sera dégagé de toute incertitude et de tout raisonnement quant aux choses de Dieu. Nul ne désirera sortir du paradis.
Même si, sur un plan spéculatif, les bienheureux n’oublient pas leurs fautes et leurs peines de jadis, sur le plan de la sensation réelle, en revanche, celles-ci seront toutes oubliées. Les épreuves n’auront plus cours, les pleurs feront place à la joie, les cris et les gémissements cesseront. Plus de peines, plus de misère, plus de douleur, plus de craintes, plus de tristesse dans le cœur et plus de souffrances physiques, plus de troubles, plus d’épidémies à redouter. Il n’y aura plus de sensation de faim et de soif, du moins pas comme on les perçoit dans cette vie-ci, car la nourriture ne s’altérera ni ne s’épuisera. Pas de rassasiement, ni de dégoût. C’est Dieu qui sera la nourriture du bienheureux. Il n’y aura plus d’homme nu à revêtir. Dans le paradis, les bienheureux ne connaissent ni les procès, ni l’exil, ni la sédition, ni l’épreuve, ni les scandales, ni les erreurs. Ils ne ressentent plus la convoitise, de telle sorte qu’ils n’ont plus à faire l’effort de lutter contre elle. Délivré du pouvoir du démon, le croyant n’aura plus à faire face à la concupiscence, au péché tant par action que par désirs ; il ne ressentira plus aucun mépris pour les préceptes divins.
Le corps du Christ sera libéré de la présence des pécheurs. Dans la félicité, le bienheureux, affranchi de tous les maux par Jésus-Christ, ne voudra plus le mal ; il sera incapable de le faire. Les maux de cette vie ne se retrouvent pas dans la vie à venir, toute forme de mal y aura disparu. Cela sera surtout vrai pour la mort qui ne sera plus. Les résidents du ciel n’auront plus à la redouter car, devenus immortels, ils ne pourront plus mourir[6].
III. LES IMPORTATIONS DU PASSÉ
Le ressuscité se souviendra de sa vie antérieure. Si la mutation de l’être ressuscité lui enlève la corruptibilité, elle n’efface pas pour autant ses caractères propres, en particulier les sentiments qui ont animé son être. A cette sœur éplorée qui a perdu son frère, Augustin assure que l’affection de celui-ci n’a pas péri, qu’en ce moment même il l’aime encore, affection conservée en Christ. Augustin souligne que nous ne perdons pas ceux que nous avons connus en cette vie ; nous les rejoindrons dans l’autre vie où ils nous seront d’autant plus chers que nous les aurons connus plus intimement. Dire que notre individualité demeure dans l’autre vie, c’est affirmer que le réseau tissé ici-bas y persiste tout entier : nos relations avec Dieu, avec les hommes, avec le monde dans lequel nous avons vécu :
Nous sommes dans la douleur quand l’inévitable mort nous sépare des nôtres, mais nous avons l’espérance de nous réunir à eux. Voilà ce qui produit en nous, d’un côté le chagrin, de l’autre la consolation ; l’abattement qui vient de la faiblesse et la vigueur que rend la foi ; la douleur que ressent la nature et la guérison qu’assurent les divines promesses. (S. CLXXII 1)
Dans l’un de ses courriers où il cherche à rassurer, Augustin écrit à une veuve, encore sous l’emprise du chagrin, que dans le ciel elle retrouvera et reconnaîtra ses connaissances, dont son époux. Ils lui seront encore plus chers, encore mieux connus, l’amour échangé sera exempt de toute crainte liée à la séparation[7]. Là-bas, dans les relations interpersonnelles, rien n’est voilé ; comme personne n’est étranger, rien n’a à être caché ou confié.
Au paradis, les béatifiés partagent, toute proportion gardée, la liberté de Dieu. Cette liberté y est d’une perfection bien plus étendue que sur terre. Sa nature même est modifiée ; elle est à la fois affranchie du péché et incapable de choisir le mal. Si le premier « libre arbitre » donné à l’homme, avant la chute, permettait à la fois de pécher et de ne pas pécher, le second « libre arbitre », en quelque sorte, participe de l’être de Dieu en ce que, comme lui, il ne pourra plus pécher. Si le premier « libre arbitre » a existé pour acquérir la miséricorde, le dernier permettra de recevoir la récompense.
Libérés du diable, les bienheureux n’éprouveront plus le besoin d’avoir des pensées secrètes ; elles
[…] apparaîtront réciproquement aux yeux de tous dans cette société des saints. Nul ne cherche à y dissimuler ce qu’il pense, parce que nul n’y pense mal. […] Là, quand tu y seras, tu n’en auras que de bonnes, que d’honnêtes, que de vraies, que de pures, que de généreuses ; et tu n’auras pas plus envie de soustraire aux regards ta conscience, que tu n’en as maintenant d’y soustraire ta face. » (S. CCXLIII 5)
Purifiés par le feu, les bienheureux verront leur entendement s’agrandir ; leur pensée devenue pure, ils pourront sans doute embrasser d’un seul coup d’œil tous les objets connus. Ils pourront se déplacer à une vitesse supérieure à celle de la vue. La beauté morale sera à la mesure de la beauté dont le corps sera pourvu, là règnent l’harmonie et la paix avec les autres et avec Dieu. Les joies éprouvées ici-bas ne peuvent pas donner la plus petite idée de ce que seront les délices de la vie éternelle. Les richesses seront bien supérieures aux montures, équipages et domestiques. Les vertus, telles que les volontés de piété, d’équité et de bonheur seront inamissibles. Augustin évoque encore l’acquisition de l’incorruptibilité ; après la résurrection générale, Dieu donne à l’homme toutes les perfections, à savoir une pleine justice et l’immortalité[8].
Pour pallier la difficulté de décrire l’état de l’homme au paradis, Augustin se réfère souvent au monde angélique. La gloire céleste, conformément à la promesse de l’Evangile, c’est d’être l’égal des anges. Les anges ont accès à d’immenses ressources et facilités. Contrairement aux riches de ce siècle, les anges n’ont pas de limites spatiales, ils vont où ils veulent. Au ciel, l’homme trouvera ce que les anges n’ont jamais perdu ; n’ayant pas abandonné Dieu, ils conservent une justice parfaite. La société des anges constitue l’une des récompenses éternelles.
Dans la vie heureuse, aucun bien n’est caché, l’homme jouit d’une pleine sécurité et d’une pleine santé sans souffrance, sans maladie et sans douleur. Après les ennuis et les travaux de cette vie mortelle, l’homme sera consolé. Dans la Cité éternelle, les hommes bénéficient d’une félicité sans fin, accomplie et parfaite, laquelle n’est point une déesse mais le don de Dieu. La vie y est réellement bienheureuse, ce n’est qu’ineffable tranquillité. Les résidents ne sont que des justes, la vérité est vue et contemplée sans difficulté, l’honneur est véritable, comme aussi la gloire qui sera éloignée de toute erreur et flatterie ; en somme, l’âme et le corps seront en parfaite harmonie de volonté, l’un voudra ce que l’autre voudra, « […] nous aurons atteint notre plénitude et notre restauration ». (De civ. Dei XXII xxx 4) La paix sera sans fin, les hommes auront accès à la vraie paix qui surpasse toute intelligence et dont la nature exacte ne se pourra comprendre qu’au ciel. Elle consiste en l’accord rétabli entre le ciel et la terre, elle est inaltérable, elle empêche que les esprits soient troublés à la fois entre eux et avec le Créateur. La paix est comme les meilleurs délices qui soient, supérieure à l’abondance de l’or, de l’argent, des esclaves, des salles de bains, des rosiers et des festins. C’est la paix qui sera l’or, c’est la paix qui sera l’argent, c’est encore elle qui sera les possessions et la vie. La paix comblera tous les désirs de l’homme, elle sera totale. Comme sommet de tous les biens, la paix sera ce qu’il y a de plus agréable, de plus souhaitable à désirer ; c’est un bien précieux et doux. Au ciel, comme il le promet par la bouche du prophète, le Seigneur sera pour les bons comme un fleuve de paix inaltérable. Ce ne sera que pure et éternelle félicité.
Les bienheureux connaîtront comme ils ont été connus :
[…] n’est-il pas vrai que nous nous connaîtrons tous ? Vous imaginez-vous que vous me reconnaîtrez alors parce que vous me connaissez aujourd’hui, mais que vous ne connaîtrez ni mon père, que vous n’avez jamais vu, ni aucun des évêques qui ont siégé dans cette église si longtemps avant moi ? Vous connaîtrez tout le monde ; et cette connaissance ne se bornera pas à distinguer chacun par l’extérieur ; elle sera réciproquement aussi profonde que possible. Tous verront aussi bien et beaucoup mieux que ne voient maintenant les prophètes, ils verront à la manière de Dieu même, puisqu’ils seront remplis de lui ; et il n’y aura rien pour échapper à autrui ni pour blesser personne. (S. CCXLIII 5)
Si aujourd’hui nous connaissons de manière partielle, ajoute Augustin, là-bas nous verrons face à face. Enfin, dans la vie future, le croyant participe au banquet céleste et splendide – festin des anges, où Jésus lui-même sert d’aliment. Augustin relève que si Jésus a participé à la table des souffrances et des amertumes des hommes, c’est d’abord pour leur promettre sa propre table, gorgée de délices, éternelle. La réjouissance sera celle qu’a éprouvée le fils prodigue lors de son retour vers son père. Le festin auquel les élus se joindront ne doit pas pour autant être transposé à partir de l’opulence des festins de la terre :
Car nous ne devons point nous figurer, dans ce royaume, de banquets charnels ni y désirer rien de semblable ; ce serait, non pas changer nos vices en vertus, mais nous appuyer sur eux. Autre chose est de désirer le royaume des cieux en vue de la sagesse et de l’éternelle vie ; et autre chose d’y aspirer en vue de la félicité terrestre qu’on y attendrait plus abondante et plus grande. Compter sur l’opulence dans ce royaume, ce n’est pas détruire la cupidité, c’est lui donner un autre objet. » (S. LXXVII 13)
IV. LE PARADIS CULTUEL
Les Ecritures, données pendant la nuit de ce siècle pour empêcher que les hommes restent dans les ténèbres, ne seront plus. Les oracles des prophètes, le livre de l’Apôtre, le témoignage de Jean et l’Evangile lui-même ne seront plus nécessaires ; les bienheureux n’auront plus besoin de ces lumières, car eux et les auteurs sacrés contempleront alors l’éclat de la lumière véritable. Moïse et Elie cèdent leur place à celui qui, seul, demeure le Verbe, Dieu qui est tout en tous. Moïse reste, mais sans la Loi ; Elie reste, mais sans la prophétie. Comme il n’y a rien à désirer ou à apprendre, la prière sera également inutile, elle fera place à la jubilation.
Au paradis, les béatifiés seront occupés à aimer et à voir Dieu, à le contempler et à le louer. La vie éternelle sera le grand sabbat, un temps consacré et non une cessation d’activité. Ce jour sera l’Amen, le oui éternel, l’Alléluia. La vie éternelle se conçoit également comme liturgique. Intégration au chœur des anges pour combler les vides causés par la défection des mauvais anges. Augustin ne suggère jamais que la bénédiction des bienheureux consistera simplement en une contemplation passive de Dieu pour l’éternité. Le ciel connaîtra une forme d’activité parfaitement compatible avec un complet repos : la louange. Les bienheureux verront mieux, ils auront une suprême facilité pour voir Dieu tel qu’il est et pour le louer sans interruption. Chaque fibre et chaque organe du corps jouera son rôle dans la louange de Dieu. Les béatifiés célébreront la consécration de l’ultime temple de Dieu.
Dès après la résurrection, comme offrande volontaire, que les bienheureux tranquilles et sans crainte chantent et bénissent le Seigneur ! Ils n’ont pas à crier ; toute autre occupation ayant cessé, la louange qui dure tout le jour redit et redit encore l’Alléluia en l’honneur de Dieu. Ce sera sans fin, sans monotonie, avec toutes les parties du corps et avec un amour infini. Ce chant communautaire consiste davantage en un état d’âme que dans des paroles[9]. Loin des gémissements, au paradis, le bienheureux joue et se repose perpétuellement ; il mange le pain de la justice et s’abreuve de la parfaite sagesse. Il arrivera au croyant ce qui lui était impossible sur terre, à savoir vivre selon ses désirs : « Bienheureux, ô mon Dieu, ceux qui habitent votre demeure, ils vous béniront dans les siècles éternels. » (En. Ps. XXVI (2) 7) « […] nous leur serons associés [aux anges] pour jouir de la vision béatifique de la Trinité […]. » (De cat. rud. XXV 47) Les enfants de Lévi sacrifieront « en justice » et non pour le péché ; ce qui ne doit pas être compris comme le retour aux sacrifices de l’Ancien Testament. Ces sacrifices eschatologiques font davantage référence au paradis primitif où, exempts de toute souillure et de tout péché, nos premiers parents s’offraient eux-mêmes à Dieu comme des victimes très pures.
V. LA JOUISSANCE DU DIEU TRINE
La vraie vie heureuse consiste surtout à jouir de Dieu. C’est lui qui est la maison qui ne passera pas. La vie éternelle, c’est se reposer en Dieu : « Il sera lui-même la fin de nos désirs […]. » (De civ. Dei XXII xxx 1) On ne discutera plus sur les questions doctrinales concernant la Trinité, ce mystère sera dévoilé, et « […] nous nous perdrons avec transport dans une muette extase ». (De cat. rud. XXV 47) Le bonheur consistera, par sa grâce et sous sa direction, en une contemplation parfaite de la beauté du Seigneur, contemplation qui n’aura pas de fin. A la fois, l’homme aura Dieu en héritage et il sera l’héritage de Dieu. L’homme sera caché devant la face de Dieu et il habitera en Dieu et Dieu en lui ; il y trouvera asile et il n’y aura plus de troubles. Dieu sera la lumière de l’homme, son breuvage, sa nourriture. En possédant Dieu et en ne faisant qu’un avec lui, l’homme possédera tout comme Dieu possède tout. En somme, les justes seront à la fois le temple de Dieu et les habitants de son palais ; ils jouiront à la fois de l’amitié du Père et de l’amitié de l’Esprit. L’homme fait à l’image de Dieu lui ressemblera parfaitement après la résurrection. Augustin précise cependant que c’est seulement avec Dieu le Fils que la ressemblance sera parfaite, puisqu’il est le seul de la sainte Trinité à avoir pris un corps. Cette ressemblance n’est pas de nature, puisque le créé reste inférieur au Créateur, elle concerne l’immortalité. Ce n’est pas non plus une ressemblance corporelle, mais intérieure dans la mesure où des progrès auront été faits dans la connaissance et l’amour de Dieu. Dans la vie future, voir Dieu ne nécessite pas que les yeux soient ouverts ; Dieu se verra par l’esprit. Notre perfection morale et notre félicité finale seront liées à la connaissance que nous aurons de la divine Trinité et à l’amour que nous éprouverons pour elle. Le mystère de la Trinité sera vu sans voile, ce sera un spectacle bien doux.
Les bienheureux recevront l’héritage du Christ et le Christ lui-même. Il s’agit du séjour heureux là où Christ réside, qu’il est allé préparer afin que les hommes y demeurent. Là, le fidèle ne le verra pas sous sa forme d’esclave, mais sous sa forme divine ; il le verra de ses propres yeux et son attente ne sera pas frustrée. Pour être honoré comme son Père, le Fils sera vu comme étant l’égal du Père. Ce que le fidèle croit de lui aujourd’hui, il le connaîtra par la contemplation de la réalité même ; il marchera en discernant que le Fils est dans le Père, que le croyant est dans le Fils et que le Fils est dans le croyant. Celui-ci aura alors une connaissance éminente de Jésus-Christ, il l’aura pour frère et il partagera sa vie. Les élus seront, en Christ, enivrés par l’abondance de sa maison, abreuvés au torrent de ses délices, submergés dans sa lumière. Tous les élus seront membres du Christ. L’un des caractères les plus importants de la vie éternelle, c’est la rencontre au jour de la résurrection avec le Christ, qui introduira les élus dans la Jérusalem céleste. Christ est le chef de tous les membres de son corps, il est le jour qui luira éternellement. La vie bienheureuse consistera à régner avec le Christ. L’union des élus au Christ, alors, différera de ses modalités présentes. L’eucharistie sera inutile puisque les élus seront avec le Christ glorieux ; il en sera de même de la lecture des Ecritures et de l’écoute de la parole de Dieu, puisque les élus contempleront le Verbe même de Dieu. Le Christ est vu par les saints sous l’aspect béatifiant de sa divinité.
CONCLUSION
Toute créature est créée pour glorifier Dieu. Dieu les a créées non pas tant pour que le plus grand nombre d’entre les créatures parviennent à la béatitude éternelle que pour que sa bonté parfaite soit établie.
Augustin montre aussi que les bienheureux voient leur entendement s’élargir au point qu’ils connaissent, en esprit et sans se déplacer, quel est l’état des réprouvés, leur misère éternelle.
Sous divers noms réside la même réalité : le paradis est le siège des béatifiés. Quant à leur nombre, Augustin renvoie au livre de l’Apocalypse où il est dénombré douze fois douze mille élus appartenant au peuple juif et cent cinquante-trois martyrs. Ailleurs on trouve les sept mille hommes qui n’ont pas courbé le genou devant Baal, puis les cent cinquante-trois poissons qui, même s’ils ne déterminent pas le nombre des sauvés, suggèrent l’idée d’une grande quantité.
Quand le fidèle arrivera auprès de Dieu, il sera accueilli par les saints anges et sera en compagnie de tous les justes et des saints. Certaines catégories n’ont pas accès au paradis. Il s’agit des ennemis, des méchants, des perturbateurs et des étrangers.
* D. Mattioli est pasteur de l’Eglise protestante évangélique à Montpellier.
[1] J. Calvin, IRC, III.xxv.11, est lui aussi resté prudent quant à la nature du paradis. Les esprits « légers » se demandent combien de degrés il y aura entre les Prophètes et les Apôtres, entre ceux-ci et les Martyrs et entre les vierges et les mariés. Ils s’interrogent également sur le bien-fondé de la restauration du monde si les bienheureux, à cause de leur nouvel état (Mt 22.30), n’auront plus besoin des fruits de la terre, ni de boire, ni de manger. Calvin répond simplement que le plaisir consistera en la connaissance et la contemplation des biens de Dieu et non en leur consommation. Quant à savoir, en rapport avec la possibilité d’engendrer, de quelle condition sera le genre humain, Calvin montre qu’alors cela prendra fin. Il termine en renvoyant à l’humilité devant de telles questions. Sur terre l’homme est pèlerin, et ce n’est qu’obscurément que ces choses peuvent être appréhendées ; alors elles se verront face à face (1Co 13.12). Cela doit repousser tout triomphe imaginaire.
[2] Les principaux textes d’Augustin sur le ciel sont les livres XIX-XXII de La Cité de Dieu et les chapitres IX, XXVIII-XXX de l’Enchiridion.
[3] « De la iluminación a la deificatión del alma según san Agustín », Augustinus XL, 1995, 231-244.
[4] Dante, dans la ligne théologique d’Augustin, voit le processus de divinisation de l’homme dans son rapport à Béatrice, symbole de la grâce de Dieu. C’est en contact avec elle qu’il peut Trasumanar (devenir quelque chose de plus que l’homme) ; voir A. Renaudet, Dante humaniste, Paris, Les Belles Lettres, 1952, 545. Pour Athanase, les hommes ne deviennent pas des dieux ; du fait de leur communion avec l’homme-Dieu, ils participent aux qualités et aux droits de la vie divine, ils deviennent image de Dieu ; voir J. Moltmann, La venue de Dieu, Eschatologie chrétienne, coll. Cogitatio fidei n° 220, Paris, Cerf, 2000, 326-327. Sur la théologie de la divinisation dans l’Eglise d’Orient, voir J. Gross, La divinisation du chrétien d’après les Pères grecs, Paris, Gabalda, 1938.
[5] Voir H.I. Marrou, M.A. de la Bonnadière (coll.), « Le dogme de la résurrection des corps et la théologie des valeurs humaines selon l’enseignement de saint Augustin », Revue des études augustiniennes 12, 1966, 133.
[6] M. Luther, MLO I, 295, signale que le péché originel disparaît au moment de la mort corporelle, ce qui la rend souhaitable.
[7] Dante, Par. xiv 63-66, comprend que le soupir des âmes voulant retrouver leur corps est l’espoir de revoir les visages tant aimés sur terre. L’objet de son attente est la résurrection de l’homme dans sa doppia vesta (Par. xxv 91-93). Thomas s’inscrit dans cette tradition : « Le ciel empyrée est donc la demeure des âmes séparées de leurs corps mortels et des âmes réunies à leurs corps glorifiés. » (Qu. 69, Art. 7, Sol. 10)
[8] Luther, MLO VII, 98, voit que le pardon n’existera plus, que les hommes seront purs et saints, pleins de piété et de justice, sans péché, affranchis de la mort, immortels et transfigurés.
[9] Thomas voit également une activité musicale, « […] la louange vocale existera au ciel, mais ne fera sur l’ouïe qu’une impression immatérielle. Ce sens ne servira plus à l’enseignement, mais il s’exercera pour sa propre perfection et pour la joie des élus. » (Qu. 82, Art. 4, Sol. 4) Ainsi de Luther, MLO III, 15, qui, au prince Jean-Frédéric, duc de Saxe, adresse un commentaire du Magnificat accompagné d’une missive introductive où, faisant l’éloge du cantique de Marie, il invite son destinataire à y trouver l’intelligence salutaire qui le lui fera chanter dans la vie éternelle.