Le développement historique du « sionisme chrétien » moderne

Le développement historique du « sionisme chrétien » moderne

Michaël de LUCA*

Qu’est-ce au juste qu’un « chrétien sioniste » ? Peut-on même dire qu’il existe ce que l’on pourrait qualifier de « sionisme chrétien » ? La question n’est pas absurde pour le lecteur francophone. En effet, si on cherche le terme « sionisme chrétien », on ne trouve pour l’heure aucune définition vraiment claire et synthétique dans la langue de Molière. Autrement dit, le « sionisme chrétien » est une catégorie qui reste à définir. Le terme est plus courant dans la littérature en anglais (sous Christian Zionism). L’objectif principal de notre contribution sera donc d’apporter quelques jalons pour une définition historique de ce « sionisme chrétien ». Il est important de préciser, à ce stade, que nous comprenons le terme « sionisme » comme étant le nationalisme juif né au XIXe siècle et que nous entendons intuitivement le « sionisme chrétien », non pas comme une prétention nationale chrétienne sur le territoire d’Israël, mais comme étant « le mouvement des chrétiens qui soutiennent ce nationalisme juif ». Telle est la définition que nous nous proposons d’adopter pour l’instant et d’approfondir par la suite.

En dehors du fait que le sionisme chrétien est un sujet virtuellement inconnu du grand public, il s’avère être un objet d’étude pour le moins étonnant. On devine qu’il touche aux relations entre le christianisme et le judaïsme mais, dans ce domaine, malheureusement, on pense plus spontanément aux persécutions des siècles passés, à l’antisémitisme et aux horreurs de la Shoah. L’idée d’un christianisme philosémite militant est donc, pour le moins, surprenante au premier abord. Quel rapport positif peut-il bien exister, en effet, entre le christianisme et le sionisme ? Une enquête historique est nécessaire pour déceler le lien de parenté existant entre le mouvement sioniste chrétien et le sionisme juif. Là encore, des surprises nous attendent, comme nous le verrons par la suite. En effet, le fait que le premier congrès sioniste chrétien vienne pratiquement un siècle après le premier congrès sioniste juif ne dit pas tout en ce qui concerne l’interdépendance historique des deux mouvements.

Etonnés, nous le sommes encore en découvrant que ce mouvement, pratiquement inconnu sous nos latitudes françaises, exerce une véritable influence sur la politique internationale outre-Atlantique. Certains experts des relations internationales et de la géopolitique montrent que le soutien que les Etats-Unis apportent à l’Etat d’Israël est déterminé, dans une certaine mesure, par l’influence du mouvement sioniste chrétien[1]. En 2006, le pasteur John Hagee créait le premier « lobby » officiel du sionisme chrétien aux Etats-Unis (Christians United For Israel, CUFI), lequel représente un poids électoral de près de 40 millions d’électeurs et un réseau de près de 200 organisations évangéliques[2]. Et le soutien apporté n’est pas qu’en paroles ou en prières seulement ; en effet, les organisations chrétiennes sionistes américaines contribuent financièrement de façon active, par exemple, pour aider les Juifs qui le désirent à faire leur aliya (retour en Israël).

Certains se demanderont peut-être pourquoi des chrétiens décident tout à coup d’encourager l’immigration juive en Israël, ou bien quel est l’intérêt de soutenir le gouvernement israélien. En réalité, les motivations des sionistes chrétiens ne sont pas d’ordre économique, politique ou stratégique ; elles sont d’abord et avant tout d’ordre théologique, un fait original dans le champ des relations internationales en général et de la politique extérieure américaine en particulier. La théologie du sionisme chrétien insiste à la fois sur deux aspects : l’aspect prophétique et l’aspect eschatologique de certains textes bibliques. Les sionistes chrétiens croient, en effet, que la création de l’Etat d’Israël en 1948 est l’accomplissement des prophéties de l’Ancien Testament concernant le retour du peuple juif sur sa terre promise, et que le peuple juif a un rôle fondamental à jouer dans le plan divin concernant la fin des temps et l’avènement du règne du Christ[3]. Le problème est que sur le terrain sensible du Proche-Orient, la théologie sioniste chrétienne n’est pas sans provoquer des réactions d’opposition parfois radicales, y compris parmi la population chrétienne autochtone[4].

Nous n’ignorons pas le caractère sensible d’un tel sujet situé aux frontières du politique et du religieux, là où tous les écarts les plus fâcheux sont possibles, même dans une approche comme la nôtre qui se veut d’abord historique. Conscient de ce fait, c’est donc avec humilité et mesure que nous voudrions tenter de définir plus précisément ce qu’est le « sionisme chrétien » en retraçant ses origines historiques ; cela nous conduira à un rappel préalable de ce que fut le sionisme politique dès la fin du XIXe siècle.

I. Naissance et évolution du nationalisme juif

Il y a souvent eu, au cours de l’histoire, des mouvements de retour de Juifs en Palestine ; ils étaient sporadiques, d’initiatives individuelles et non organisés, souvent liés à des périodes de persécution ou d’expulsion des royaumes chrétiens. Les choses changent radicalement au cours du XIXe siècle, qui voit naître le sionisme politique. L’originalité du sionisme est alors sa portée politique et sa revendication nationaliste ; jusque-là, en effet, le retour en terre d’Israël était un événement uniquement envisagé dans un cadre eschatologique, hors de la sphère d’activité humaine, un fait religieux plutôt qu’un fait politique. Le sionisme politique va contribuer à inverser ce rapport. La naissance du sionisme a été rendue possible par l’évolution des mentalités et par les profonds bouleversements du siècle qui touchent aussi les Juifs d’Europe. A l’extérieur du monde juif, le contexte intellectuel est marqué par les conséquences de la Révolution française, l’influence de la philosophie des Lumières et l’essor des nationalismes dans toute l’Europe. Cet élan nationaliste se retrouve dans les écrits de certains présionistes comme Joseph Natonek qui publie, en 1861, Le Messie ou l’émancipation des Juifs, dans lequel il assimile les espoirs nationalistes à une sorte de messianisme[5]. Notons aussi l’important Moses Hess qui publie, en 1862, Rome et Jérusalem, dans lequel « Rome » fait référence à l’indépendance nationale fraîchement acquise en Italie et « Jérusalem » à l’idée que cette même indépendance est valable pour les Juifs ; en ce sens, il est véritablement un présioniste[6]. Le monde juif du XIXe siècle est aussi très marqué, sur le plan idéologique et éthique, par les thèses socialistes naissantes[7]. Sur le plan culturel, le XIXe siècle est aussi le siècle du romantisme et de la redécouverte de la Palestine par le biais des voyages et de l’engouement nouveau pour l’archéologie. La terre biblique est idéalisée dans les imaginaires romantiques qui se passionnent pour l’Orient. Attias et Benbassa écrivent à propos de l’expédition de Napoléon Bonaparte en Palestine, en 1799, que :

 

« C’est la première fois depuis les Croisades qu’une armée occidentale s’aventure dans cette contrée. L’événement est de taille et bien de nature à échauffer les esprits. » Et ils ajoutent plus loin : « Les courants romantiques en littérature et en art ainsi que la recherche historique et archéologique donnent à ces matériaux un charme tout exotique, et ce flot d’informations atteint aussi le lecteur juif[8]. »

Sur le plan de la politique internationale, le XIXe siècle est marqué par la formation des empires coloniaux européens, qui véhiculent dans leurs colonies le progrès technique et les valeurs du monde occidental dans l’esprit de ce que l’on a appelé la « mission civilisatrice de l’Occident ». On trouve même ces accents surprenants dans la déclaration de Lahanne, un proche de Napoléon III, qui, dès 1860, se prononce en faveur du droit des Juifs à disposer d’une patrie en Terre Sainte :

« Placés comme un vivant trait d’union entre trois mondes, vous devez amener la civilisation chez les peuples encore inexpérimentés, vous devez porter les lumières d’Europe que vous avez recueillies à flots… Marchez, Juifs de tous les pays !…[9] »

Au sein du monde juif de l’époque, ces encouragements de non-Juifs et les écrits des premiers penseurs présionistes reçoivent un accueil très tiède, pour ne pas dire carrément indifférent. Parmi les bouleversements qui touchent la communauté juive dans le courant du XIXe siècle, l’enjeu est ailleurs. En effet, l’émancipation juridique et religieuse des Juifs en Europe leur ouvre les portes de l’assimilation dans la société occidentale comme jamais auparavant. Avineri écrit que « le Juif moderne, émancipé, fait son entrée dans un univers où le nationalisme va croissant, pour s’y voir confronté avec des problèmes d’identité inattendus, d’origine interne ou externe », et il résume ainsi la situation :

« Les Lumières et les conséquences de la Révolution française dans la majeure partie de l’Europe mettent fin à cet équilibre (celui féodal où les Juifs étaient marginalisés des fonctions publiques et autres). La sécularisation et le libéralisme ouvrent la société européenne aux Juifs sur un pied d’égalité. (…) Cette révolution-là sort les Juifs de la plupart des pays européens du statut marginal et de la position périphérique qui étaient les leurs au début du XIXe siècle, pour les pousser vers les positions centrales et même très en vue qu’ils occupent à la fin du siècle[10]. »

Or ce changement de contexte politique et social crée des tensions au sein de la communauté juive, qui se trouve tiraillée entre l’attachement à ses valeurs communautaires et la possibilité radicalement nouvelle d’intégrer à égalité de droits les structures de la société. De ce fait, c’est l’identité juive qui est en question[11]. Deux tendances vont s’affronter : celle qui prône l’assimilation et celle qui défend le particularisme de l’identité religieuse juive. Ce deuxième courant va donner naissance aux communautés juives dites « orthodoxes », qui préféreront la fidélité aux principes de vie de la Torah à l’adoption des valeurs et des mœurs de la culture ambiante. Ces communautés religieuses seront d’ailleurs des adversaires du sionisme politique, considéré comme étant une déviance séculière du judaïsme et une concession faite à l’esprit nationaliste du temps.

C’est, en effet, dans un contexte soit d’indifférence générale ou, pire, d’opposition de la part des communautés religieuses que commence à germer la pensée sioniste dans le courant du XIXe siècle. La plupart des responsables religieux de l’époque considèrent les aspirations sionistes comme illégitimes sur le plan théologique et néfastes pour l’identité religieuse juive, comme le résume bien Alain Dieckhoff :

« Le sionisme est, pour les traditionalistes, sacrilège pour deux raisons. D’abord, en invitant les Juifs à immigrer en Eretz Israel en masse, pour construire une société autonome, le mouvement sioniste cherche à opérer, par des moyens humains, une pseudo-rédemption alors même que le rassemblement des dispersés ne peut être que l’œuvre exclusive et miraculeuse de Dieu. Ensuite, parce que le sionisme, idéologie séculière défendue par les transgresseurs des règles les plus sacrées du judaïsme, a pour objectif avoué de normaliser l’existence juive dans un cadre politique, faisant ainsi disparaître l’unique vocation, éternelle, des Juifs : être un peuple de prêtres sanctifiant, partout et toujours, le Nom de Dieu. Le sionisme est donc doublement invalide sur le plan théologique : d’une part, parce qu’il remet radicalement en cause la vision messianique ‹ passive ›, d’autre part, parce qu’il entend gommer la spécificité religieuse du peuple juif[12]. »

Le sionisme politique s’est volontairement constitué en marge, voire en rupture totale, avec la tradition religieuse juive, et Dieckhoff va jusqu’à dire ceci :

« Si le judaïsme est avant tout un théocentrisme, le sionisme, lui, est un anthropocentrisme ; ce n’est plus Dieu qui, par son verbe, établit une alliance éternelle avec des tribus nomades qu’il institue en un peuple, mais le peuple lui-même qui, présent à lui-même, immédiatement, donne sens à son histoire. »

Il se trouve cependant quelques religieux, assez rares, pour justifier et défendre le sionisme, comme par exemple Judah Alkalaï et Zvi Kalischer, deux rabbins de la première moitié du XIXe siècle, qui sont parmi les premiers à tenter de concilier les aspirations nationalistes de leur temps et la tradition juive. Ils encouragent le retour et la colonisation de la terre d’Israël comme première étape de la rédemption préparant la venue du Messie[13]. Celui dont les thèses ont été le plus influentes est, sans aucun doute, le Rav Kook dans la seconde moitié du siècle et, surtout, par la suite au XXe siècle. Il développe une théologie assez originale pour l’époque. Pour le Rav Kook, les militants sionistes laïques sont, en réalité, les instruments de la providence divine qui les dépasse et qui consiste dans la préparation des juifs au Retour. Autrement dit, les sionistes font la volonté de Dieu malgré eux, comme il l’écrit lui-même :

« Subjectivement, [les pionniers sionistes] peuvent penser qu’ils se trouvent motivés par des idées politiques (…) alors qu’en réalité ils agissent dans le cadre cosmique de la volonté divine, où la motivation qu’ils croient laïque et même athée sert seulement de paravent à la signification réelle de leur action : celle-ci participe au mouvement rédempteur de Dieu. Ces gens-là peuvent contribuer à la venue ultime du Messie, même sans y croire. (…) Eux-mêmes l’ignorent, mais ils se trouvent au service de l’œuvre divine. » Et Avineri ajoute ce commentaire : « De cette manière, le repeuplement du Pays d’Israël, même par des athées blasphémateurs, devient une étape sur la voie du salut. (…) Cette dialectique permet à Kook d’affirmer que le judaïsme religieux doit considérer le sionisme non sous sa forme extérieure mais à travers son contenu immanent[14]. »

De cette façon, ces rabbins tentent de donner une légitimité au sionisme politique, même à son insu, mais malheureusement pour eux, comme le souligne Greilsammer : « (…) le grand public juif ne s’intéressait pas du tout, dans les années 1850-1870, à leurs thèses. Celles-ci étaient soit complètement négligées, soit jugées utopiques et tournées en dérision dans les cercles intellectuels[15]. » En réalité, ce sont à la fois l’antisémitisme persistant et les persécutions, notamment en Russie, qui donnent une pertinence au sionisme politique vers la fin du siècle. Après l’assassinat du tsar Alexandre II en 1881, des pogroms sont organisés et de nombreux Juifs se voient contraints de fuir la Russie[16]. Ce regain de violence pousse certains intellectuels juifs, comme Léon Pinsker, à envisager qu’un Etat pour les Juifs serait une solution à l’antisémitisme[17]. C’est aussi à cette époque que naît le mouvement Hibbat Zion (Amants de Sion, 1882), dont l’objectif est d’aider au retour et à l’installation des Juifs qui voudraient faire leur aliya en Palestine.

De même, l’assimilation montre ses limites, notamment en France avec l’affaire Dreyfus qui, d’ailleurs, choqua beaucoup Theodore Herzl, qui était présent pour couvrir l’événement en qualité de journaliste. Ce n’est pas tant l’antisémitisme des Français qui le troubla que le fait que le capitaine Dreyfus était un Juif parfaitement intégré, assimilé à la culture de son pays et pourtant l’objet de discriminations[18]. Déjà Moses , à son époque, soulignait les limites de l’assimilation en la soupçonnant de n’être qu’un leurre[19]. Ces événements vont contribuer à la prise de conscience que la création d’un Etat pour les Juifs pourrait être la solution à la « Question juive » ; c’est, en tout cas, la conviction de Herzl dans son fameux essai L’Etat des Juifs, en 1896. Véritable manifeste du sionisme politique, l’auteur y revendique avec force « que l’on nous donne la pleine souveraineté sur une parcelle suffisante de la surface du globe, de manière à satisfaire les besoins légitimes de notre peuple. Nous nous occuperons de tout le reste. » Et il précise plus loin : « La Palestine reste notre patrie historique inoubliable[20]. » Ceci étant, l’Etat envisagé sera un Etat clairement laïque, comme l’affirme Herzl :

« Aurons-nous une théocratie ? Non ! Si la foi maintient notre unité, la science nous libère. C’est pourquoi nous ne permettrons pas aux velléités de nos chefs religieux d’émerger (…). [l’armée et le clergé] n’ont pas à s’immiscer dans les affaires de l’Etat qui les distingue, car cette ingérence provoquerait des difficultés extérieures et intérieures. Chacun est aussi libre dans sa foi ou son incroyance que dans sa nationalité[21]. »

Le père fondateur du sionisme politique organise le congrès de Bâle en 1897. Ce n’est qu’à partir de ce moment que l’on peut parler historiquement de naissance du « sionisme ». Le programme formule ainsi son objectif : « Le sionisme vise à obtenir, pour le peuple juif, la création d’un foyer [national] reconnu et garanti par le droit public en Palestine. » Le génie politique de Herzl fut de faire de la « Question juive » une question politique, et même de politique internationale, et non plus une question religieuse ou raciale[22]. Le sionisme du XIXe siècle est donc bien, d’abord et avant tout, une entreprise politique. Longtemps ignoré par la communauté juive, ce sionisme politique ne devient fédérateur qu’au XXe siècle et le mouvement s’achemine vers sa concrétisation.

L’épopée sioniste prend de l’ampleur au XXe siècle malgré des débuts difficiles. Chaim Weizmann, le successeur de Herzl à la tête du mouvement sioniste international, poursuit les efforts diplomatiques en faveur de la création d’un Etat juif. Un temps, l’Argentine ou un pays d’Afrique, comme l’Ouganda, furent proposés pour établir un foyer national juif, mais rapidement rejetés. C’est sur la Palestine que se porte résolument la volonté politique du sionisme. Des vagues régulières d’aliya sont organisées et des colonies s’établissent. Puis intervient la Première Guerre mondiale, qui voit s’écrouler l’Empire ottoman. C’est dans ce contexte de guerre que le premier espoir concret se fait jour pour les sionistes : la Déclaration Balfour de 1917 envisage favorablement la création d’un foyer national juif en Palestine, laquelle passe sous mandat britannique. C’est alors que le sionisme devient dans la communauté juive un véritable mouvement de masse pourvu d’un large soutien. L’entre-deux-guerres est aussi une période marquée par les premiers heurts entre colons juifs et communauté palestinienne autochtone[23].

Cependant la Déclaration Balfour ne fut pas suivie dans les faits et l’immigration juive fut même régulée, voire limitée, par la puissance mandataire. Ce n’est qu’après le drame de la Shoah et la mort de 6 millions de Juifs dans les camps de concentration nazis, lors de la Seconde Guerre mondiale, que la communauté internationale décide de faire droit aux revendications sionistes. C’est ainsi que l’Organisation des Nations Unies met en place un plan de partage de la Palestine qui aboutit à la création de l’Etat d’Israël, lequel concrétise enfin les aspirations nationales juives. Dans un contexte de tension militaire extrême, puisque les voisins arabes sont sur le pied de guerre, David Ben Gourion déclare l’indépendance d’Israël le 14 mai 1948.

Mais quid du sionisme après la création de l’Etat d’Israël ? En effet, le but premier du sionisme politique étant atteint, que va devenir l’idéologie sioniste ? En fait, dans le contexte difficile des conflits israélo-arabes répétés et de la guerre froide, le sionisme incarné dans l’Etat d’Israël va évoluer. C’est la campagne militaire israélienne de 1967 qui marque un tournant. La guerre des Six Jours est particulière, car elle relève d’une initiative militaire israélienne et que, après une campagne éclair, Israël récupère notamment Jérusalem-est. C’est un événement marquant qui fait dire à André Neher : « A Jérusalem, nous sommes aujourd’hui les témoins d’un tiquoun (perfectionnement) de caractère prophétique, mystique et messianique[24]. » Cette citation marque bien le tournant : le vocabulaire religieux fait son entrée avec une profondeur nouvelle dans le champ de la rhétorique sioniste. Des Juifs religieux prennent l’initiative d’aller s’installer en Judée et en Samarie (Cisjordanie) et dans la bande de Gaza. Le parti Gush Emunin est créé pour représenter ces colons israéliens qui, s’inspirant des mêmes motifs que le sionisme religieux du XIXe siècle, justifient leur colonisation sur une base messianique. Le nouveau sionisme est donc radicalement religieux[25]. Comme l’écrit Finkielkraut, « 1967 : cette fatidique victoire raviva le messianisme endormi du mouvement religieux[26] », et pas seulement au sein du judaïsme religieux mais aussi au sein de ce christianisme sensible au destin d’Israël, ce sionisme chrétien, dont nous allons parler à présent.

II. Histoire à rebours du sionisme chrétien

Pourquoi une histoire « à rebours » du sionisme chrétien ? Tout simplement parce qu’il n’y a pas encore, à notre connaissance, d’ouvrage intitulé « Histoire du sionisme chrétien », en français. De fait, pour connaître d’où vient le mouvement que nous qualifions de « sionisme chrétien », un travail d’enquête est nécessaire. C’est principalement à partir de sources secondaires (c’est-à-dire qui touchent, en premier lieu, à l’histoire du sionisme politique tel que nous venons de le décrire) que nous allons tenter de remonter la piste vers les origines de ce mouvement de pensée chrétien[27]. Nous remonterons le cours du temps en voyant, tout d’abord, comment le sionisme chrétien se révèle au XXe siècle, puis nous verrons quelle a été l’influence de ce courant au XIXe siècle, en particulier sur le sionisme politique, et, enfin, nous essaierons de montrer que ce mouvement plonge ses racines jusqu’au temps de la Réforme au XVIe siècle.

Remontons donc la filière historique du sionisme chrétien, en commençant par son influence au cours du XXe siècle. C’est, en effet, dans l’actualité de la deuxième partie de ce siècle en particulier que le sionisme chrétien trouve sa légitimité. Jacques Ellul, en introduction de son ouvrage au titre explicite, Un chrétien pour Israël, dit que ce qui l’a amené à s’intéresser au sort d’Israël, c’est la victoire israélienne contre ses adversaires arabes en surnombre en 1948 :

 

« Leur victoire me parut être une sorte de miracle. Et je me posai alors des questions simples : et si effectivement c’était le retour dans la Terre promise ? Et si Israël était toujours le peuple de Dieu, non point rejeté ? Et si tout cela obéissait au dessein de Dieu dans l’Histoire ?[28] »

A ces questions, Jean-Marc Thobois répond clairement :

« Ainsi historiquement, il est indiscutable que les événements que nous vivons depuis près d’un siècle s’inscrivent dans la ligne prophétique qui parcourt toute la Bible, et qu’ils ont donc une profonde signification spirituelle. » Et, plus loin : « Nous vivons un temps exceptionnel. Depuis déjà plus d’un siècle, les antiques prophéties relatives à la résurrection d’Israël s’accomplissent. Le rassemblement des exilés est en cours. » « Le miracle est évident pour tous : les Ecritures s’accomplissent sous nos yeux[29]. »

On peut donc qualifier le XXe siècle de « siècle du sionisme chrétien » à la fois parce que c’est au cours de ce siècle que les événements les plus importants pour le réveil de sa théologie se sont produits, mais aussi parce que c’est au XXe siècle qu’a été organisé le premier congrès sioniste chrétien durant lequel le terme lui-même a été adopté[30]. Ce congrès a eu lieu, en 1985, à Bâle, dans les locaux mêmes qui avaient accueilli le premier congrès sioniste organisé par Theodor Herzl en 1897. Lors de ce congrès, près de 600 délégués chrétiens de vingt pays différents ont adopté les points suivants :

1. Non à l’antisémitisme et appel aux chrétiens à reconnaître l’alliance éternelle de Dieu avec « son peuple et sa terre ».

2. Appel aux Juifs à reconnaître l’aspect prophétique de la création de leur Etat (et non leurs propres forces) et encouragement à l’aliya avec le soutien des chrétiens.

3. Appel aux nations à rétablir leurs ambassades à Jérusalem en reconnaissance que « c’est la ville éternelle, donnée par Dieu » aux Juifs, et « reconnaître la Judée et la Samarie comme appartenant à cette terre biblique ».

4. Menace contre les pays qui s’opposent à Israël, en particulier les pays arabes et l’URSS.

5. Appel aux nations à la reconnaissance de l’Etat d’Israël et à cesser les boycotts et autres mesures restrictives.

6. (Conclusion) Prière pour la paix au Moyen-Orient et dans le monde selon la promesse prophétique de Dieu[31].

Même si ce congrès est passé largement inaperçu sur le plan médiatique, certaines initiatives des sionistes chrétiens ont eu une audience bien plus large. Ces grandes campagnes de publicité dans certains journaux à grand tirage aux Etats-Unis, en 1977 et 1997 notamment, en sont un bon exemple[32]. L’appel à soutenir Israël y est clair. Henri Tincq rapporte dans un article du Monde que, au début des années 2000, près de 30 millions de protestants américains se disaient convaincus que la politique d’Ariel Sharon et les revendications en faveur du Grand Israël reposaient « sur une légitimité divine fondée dans les prophéties bibliques »[33]. Avec de tels scores d’opinion et une légitimation aussi forte, il n’est pas étonnant que le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou ait affirmé, en 1998, devant une assemblée de chrétiens sionistes américains : « Nous n’avons pas de meilleurs alliés que les gens assis dans cette salle[34]. » Le sionisme chrétien, en particulier aux Etats-Unis, exerce une influence concrète que les journalistes tendent à considérer comme celle d’un lobby chrétien prosioniste. Le sionisme chrétien devient même, petit à petit, un élément ambiant de la culture religieuse américaine[35]. Pratiquement, les chrétiens sionistes aujourd’hui contribuent activement (c’est-à-dire financièrement) à diverses activités ou œuvres en faveur d’Israël comme par exemple : l’aide à l’aliya des Juifs de l’ex-URSS et leur installation en Israël[36] ; l’encouragement au tourisme[37] ; et, plus étonnant, le financement du projet de construction du Troisième Temple ainsi que la formation de ses futurs prêtres[38].

En réalité, ce sont les événements de 1967 (réunification de Jérusalem) et de 1948 (création de l’Etat d’Israël) qui ont contribué à faire naître (ou renaître) cette ferveur parmi les chrétiens évangéliques américains[39]. De tels événements étaient, en effet, de nature à confirmer dans l’actualité, avec une force quasi incontestable, les idées d’un courant sioniste chrétien qui existait déjà depuis longtemps et trouvait ainsi matière à s’épanouir. Mais si nous remontons un peu dans le temps, pour beaucoup de sionistes chrétiens, l’un des principaux tournants du XXe siècle est la fameuse Déclaration Balfour, en 1917, dans laquelle la future puissance mandataire britannique se déclarait en faveur de la création d’un foyer national pour les Juifs. Cette date est une étape historique pour le sionisme politique, comme nous l’avons vu plus haut. Mais il est intéressant de noter que cette sympathie pour la cause juive chez les dirigeants britanniques trouve, en partie, sa source dans un endroit inattendu : l’école du dimanche (!) que ces dirigeants ont fréquentée toute leur enfance à la fin du siècle précédent et qui a contribué à façonner leur culture biblique.

A la fin du XIXe siècle, John Nelson Darby, le fondateur des Assemblées de frères, pose les bases d’une théologie originale que l’on appellera le dispensationalisme. Cette théologie met particulièrement l’accent sur la centralité d’Israël en tant que peuple de Dieu, pivot de toute l’histoire biblique, d’Abraham jusqu’au retour du Christ. Le peuple d’Israël a un rôle de premier plan à jouer après la Parousie, lors du Millénium, c’est-à-dire le règne de mille ans du Christ sur terre, l’ultime dispensation dans le schéma eschatologique hérité de Darby. Cette théologie a eu une grande influence dès la fin du XIXe siècle dans les milieux chrétiens anglophones des deux côtés de l’Atlantique. Or, la place centrale d’Israël dans ce schéma n’est pas sans lien avec la sensibilité du sionisme chrétien. Gerald Bray en souligne l’influence, en particulier, dans l’éducation des dirigeants britanniques[40]. Weizmann, le successeur de Theodore Herzl à la tête du sionisme politique, écrit dans ses Mémoires que les responsables britanniques « étaient profondément religieux, croyaient en la Bible : pour eux, le retour du peuple juif en Palestine était une réalité si bien que nous, les sionistes, représentions une grande tradition pour laquelle ils avaient beaucoup de respect[41] ».

L’une des initiatives les plus marquantes des chrétiens en faveur du sionisme à la fin du XIXe siècle est, sans aucun doute, celle de William Blackstone. Influencé par le dispensationalisme, celui-ci, avec le soutien de plusieurs autres pasteurs américains, prit l’initiative en 1890 de présenter, au président des Etats-Unis de l’époque, un mémoire intitulé Palestine for the Jews, qui militait en faveur de l’installation des Juifs en Palestine[42]. Mais, comme le note Laqueur, « l’accueil fait par les Juifs à ces nobles idées de non-Juifs et de Juifs apostats bien intentionnés fut dans l’ensemble tiède[43] ». C’est comme si, en cette fin de XIXe siècle, en pleins bouleversements politiques, les premiers sionistes juifs et leurs sympathisants chrétiens n’étaient pas sur la même longueur d’onde. En effet, les historiens s’accordent pour dire que les réactions juives aux initiatives encourageantes du sionisme chrétien étaient soit nulles, soit amusées, soit plutôt méfiantes. Moses Hess, en précurseur du sionisme politique, mettait en garde ses confrères : « (…) il ne s’agit pas de prendre pour passion philosémite une lubie religieuse chrétienne d’où qu’elle vienne (…)[44]. » David New relate que Theodore Herzl, qui était plus un athée qu’un homme aux motivations très spirituelles, fut amusé de recevoir un jour une Bible de la part d’un chrétien qui avait pris soin de souligner dans l’Ancien Testament tous les passages qui concernaient les promesses de retour des Juifs en terre d’Israël pour lui signifier que son entreprise était l’accomplissement de ces prophéties[45].

Ce décalage provient peut-être du fait que, lorsque les Juifs de la fin du XIXe siècle mettent en place le sionisme politique, ils découvrent avec étonnement que des chrétiens les attendaient sur cette voie depuis longtemps. Là encore les historiens du sionisme, même lorsqu’ils ne le font que de façon furtive, admettent qu’un certain sionisme chrétien a précédé l’avènement du sionisme politique juif. Dès le début du siècle, en Angleterre en particulier, des idées qui s’apparentent au sionisme chrétien circulent dans les milieux intellectuels anglais. Henry Laurens écrit que « le protestantisme biblique des Britanniques leur faisait déjà envisager, même sur une base millénariste, la perspective d’un retour des Juifs dans leur terre d’origine (…)[46] ». L’auteur illustre, ensuite, son propos avec le cas du ministre des Affaires étrangères britannique, Palmerston, qui dès 1840 militait déjà auprès du sultan ottoman pour qu’il accepte l’installation des Juifs en Palestine. Une autre personnalité de l’époque, Antony Ashley Cooper, comte de Shaftesbury, œuvra dans le même sens en adressant à Palmerston un mémorandum en faveur de la colonisation juive en Palestine[47]. Dès 1808, Cooper contribue à créer une société visant à promouvoir, dans les milieux intellectuels, l’idée de la restauration du peuple juif en Terre Sainte. Y. Manor note qu’à la même époque, « en 1839, un journal anglais, The Globe, publie une série d’articles préconisant la création d’un Etat indépendant en Syrie et Palestine avec un peuplement juif massif[48] ».

D’après ce que nous venons de voir, il apparaît que les conceptions du sionisme chrétien précèdent celles du sionisme politique juif et lui ont même préparé la voie. Perrin écrit d’ailleurs à ce propos :

« En réalité l’idée d’une restauration politique juive en Palestine a d’abord germé hors du monde juif. Ce    sont principalement des intellectuels protestants qui sont les auteurs de diverses propositions. (…) Ils se rattachent à tout un courant du puritanisme anglo-saxon qui, par confiance dans la vérité de la parole divine, acceptait comme littérales les promesses à Israël formulées dans la Bible juive et reprises dans le Nouveau Testament[49]. » (Nous ajoutons les italiques.)

Le sionisme chrétien plonge donc ses racines en profondeur dans l’histoire du protestantisme. Jonathan Jack relate cette anecdote significative dans son étude du dispensationalisme[50] : lorsque J.N. Darby élabora son schéma théologique, il fut influencé par l’eschatologie d’Edward Irving. Ce dernier s’était lui-même inspiré de l’ouvrage d’un certain Ben Ezra (un Juif converti espagnol du XVIIIe siècle qui écrit sur la Parousie). Irving avait eu connaissance de cet ouvrage par l’intermédiaire de brochures sur la fin des temps publiées en 1826 par un bibliothécaire de Cantorbéry. Le livre de Ben Ezra avait été traduit en anglais dix ans plus tôt, en 1816, et déposé à la Bibliothèque de Cantorbéry. Et l’auteur de conclure : « Le livre de Ben Ezra joua donc un rôle déterminant dans ce renouveau d’intérêt pour un rétablissement de la nation juive en Palestine » et pour l’eschatologie millénariste en général en Angleterre au début du XIXe siècle. Mais ce qui rend l’anecdote d’autant plus intéressante, c’est qu’en fait ce pseudo Ben Ezra n’était pas du tout un Juif converti, mais plutôt un jésuite du nom de Manuel Lacunza (1731-1801) ! Cela montre que l’intérêt pour l’eschatologie et le sort des Juifs était déjà présent au XVIIIe siècle et pas uniquement réservé aux milieux protestants.

C’est pourtant, en particulier, dans le monde protestant anglophone que germent les premières idées qui préfigurent le sionisme chrétien. L’eschatologie millénariste a, au passage, marqué de son empreinte les mouvements de Réveils piétistes du XIXe siècle et aussi imprégné les milieux puritains américains dès le XVIIIe siècle. Laqueur constate ceci :

« Depuis l’époque des puritains (fin XVIe-XVIIe siècle), la question juive, ou plus exactement le rôle des Juifs dans l’accomplissement des prophéties, c’est-à-dire la réalisation de la fin des temps, est centrale chez les millénaristes protestants. Interprétant certains passages du livre de Daniel et de l’Apocalypse de saint Jean, ils posent que les Juifs se convertiront à la suite de leur rassemblement en Terre Sainte, étape nécessaire pour l’avènement du royaume du Christ sur terre[51]. » (Nous ajoutons les italiques.)

De l’autre côté de l’Atlantique, la plupart des historiens considèrent que la sympathie des chrétiens américains envers les Juifs vient non seulement d’un intérêt marqué pour l’Ancien Testament, mais aussi d’un facteur historique : selon eux, les pionniers américains, constitués en grande partie de protestants chassés du Vieux Continent, au XVIIe siècle notamment, se découvraient des affinités avec le peuple hébreu des récits bibliques, exilé mais promis à une terre nouvelle avec les Ecritures Saintes comme loi.

En réalité, il semble que l’idée d’un retour des Juifs en Terre Sainte liée à des conceptions millénaristes remonte plus loin encore dans l’histoire, comme le notent Attias et Benbassa :

« Elle se dessine en fait dès le XVIe siècle, en Angleterre, dans les milieux protestants. La Réforme a suscité dans ce pays, d’où les Juifs ont été expulsés en 1290, un regain d’intérêt pour le peuple juif. La découverte des Ecritures en langue vernaculaire devait, en effet, exercer une profonde influence sur les mentalités des protestants anglais et sur leur attitude à l’égard des Juifs et de leur éventuel retour en Terre Sainte[52]. »

C’est la redécouverte de la Bible et, en particulier, des textes de l’Ancien Testament qui ouvre la voie à une redécouverte du peuple juif et de son rôle dans le plan de Dieu. Les principes de la Réforme, notamment le principe du Sola Scriptura (autorité de l’Ecriture seule), et l’importance de la notion d’alliance qui contribuent à reconsidérer la condition des Juifs en tant que peuple de Dieu. En effet, depuis les Pères de l’Eglise, la tradition théologique était plutôt celle du « remplacement » et de la réprobation des Juifs comme « peuple déicide » : parce que les Juifs ont rejeté Jésus comme Messie, et qu’ils sont responsables de sa crucifixion, les Pères considéraient que les Juifs étaient un peuple maudit et définitivement rejeté (voir la légende du Juif errant). L’accès nouveau à la Bible, allié au principe du sacerdoce universel qui place tous les croyants à égalité devant le texte biblique, ainsi que la contestation de la tradition catholique au XVIe siècle créent un espace nouveau d’interprétation de la Bible et, notamment, de la place des Juifs. Notons qu’on ne trouve pourtant pas chez Calvin, et encore moins chez Luther, de philosémitisme très marqué. Pourtant, de la Réforme jusqu’aux années 1640, certains protestants développent au contact de la Bible (de l’Apocalypse en particulier) une eschatologie qui implique le retour des Juifs en Terre Sainte comme préalable à la Parousie. Après cette date, Attias et Benbassa constatent que « c’est bientôt tout un courant millénariste qui se met en place, marquant de son empreinte l’attitude des Anglais à l’égard des Juifs et allant jusqu’à demander l’abolition de l’acte d’expulsion de 1290 (…)[53] ». Et nous avons vu l’influence grandissante que ces conceptions millénaristes ont eue jusqu’au XIXe siècle lors de la naissance du sionisme. C’est pourquoi certains auteurs préfèrent parler des « millénaristes » protestants plutôt que de « sionistes chrétiens ». Cette terminologie est assez pertinente dans le sens où les conceptions eschatologiques millénaristes sont à la base du développement des conceptions sionistes chrétiennes.

Conclusion

En conclusion, en ce qui concerne notre premier objectif qui était de synthétiser une définition du sionisme chrétien, voici où nous sommes parvenus et ce que nous pouvons dire : le « sionisme chrétien » désigne un mouvement chrétien dont la vocation se veut de soutenir le sionisme politique juif, parce qu’il voit en lui et dans son développement historique, depuis sa naissance au XIXe siècle jusqu’à sa concrétisation dans la création de l’Etat d’Israël en 1948, l’accomplissement des prophéties bibliques. Le sionisme chrétien n’est pas au premier chef une idéologie politique prosioniste, mais plutôt une théologie particulière qui conduit certains chrétiens à soutenir le sionisme. Nous avons même souligné le fait que les idées du sionisme chrétien précèdent historiquement l’avènement du sionisme politique juif. De fait, il peut sembler inexact de parler de « sionisme chrétien » si celui-ci n’est pas d’essence politique et s’il existait avant le nationalisme juif. En fait, c’est par affinité d’objectifs que nous pensons que ce rapprochement est légitime. Cependant, les motivations théologiques du sionisme chrétien sont très différentes de celles que pouvaient nourrir le sionisme juif (mouvement laïque à l’origine). Nous avons remarqué aussi que la lecture sioniste chrétienne de la Bible est une lecture littérale des prophéties bibliques appliquées à l’actualité contemporaine concernant Israël, et que cette lecture est nourrie d’espérances millénaristes. Ce millénarisme sioniste chrétien s’inscrit dans une longue tradition protestante qui remonte aux Puritains et même plus loin jusqu’au XVIe siècle, au temps de la Réforme, dans les principes du Sola Scriptura et du « sacerdoce universel », ainsi que l’importance de la notion d’« alliance » et de « peuple de Dieu ». Autrement dit, pour remettre les choses dans leur ordre chronologique normal, on trouve en germe dans les principes de la Réforme au XVIe siècle des clefs d’interprétation de la Bible qui rendent possible une lecture millénariste ; celle-ci se développe dans les milieux puritains anglais puis américains aux XVIIe-XVIIIe siècles, débouche au XIXe siècle sur un soutien enthousiaste au sionisme politique juif puis, au XXe siècle, conduit à l’Etat d’Israël après sa création en 1948. Voici, en quelque sorte, le cheminement historique de ce mouvement que nous avons qualifié de « sionisme chrétien ».

Notons, pour finir, que la question que pose le sionisme chrétien au protestantisme aujourd’hui n’est pas d’abord une question d’orientation politique (favorable ou non au sionisme) ; elle est, avant tout, une question d’interprétation de la Bible, interprétation qui peut avoir, ensuite, des conséquences dans le champ politique. Ce sujet de l’herméneutique est vraiment fondamental, car il est la source de nombreuses divergences, notamment au sein du monde évangélique. C’est pourquoi il est urgent de poursuivre une réflexion sérieuse.


* M. de Luca est étudiant en Master 2 Recherche à la Faculté Jean Calvin, à Aix-en-Provence.

[1] Voir C. Belin, Israel’s Improbable Allies : Christian Zionism and its Strategic Consequences for the United States, Israel and the Palestinians, contribution de l’auteur à une conférence du Middle East Institue, Columbia University, 13 mars 2008.

[2] A titre de comparaison, le puissant lobby pro-israélien des Juifs américains représente environ 6 millions d’électeurs.

[3] F. Encel, un spécialiste de la géopolitique au Proche-Orient, donne la définition suivante : « Le courant communément appelé sionisme chrétien, essentiellement représenté dans les Eglises évangéliques américaines et, marginalement, dans certains milieux protestants français, britanniques et scandinaves, correspond à une volonté non pas de s’installer en Israël à la manière du sionisme, mais d’aider et d’encourager les Juifs à le faire. Cette volonté s’articule autour d’une série d’interprétations de la Bible valorisant le rôle eschatologique du peuple juif dans la Parousie et l’avènement de la fin des temps. » In Encel et Thual, Géopolitique d’Israël : dictionnaire pour sortir des fantasmes, Paris, Seuil, 2004, 368-369.

[4] Un texte collectif (la Déclaration de Jérusalem sur le sionisme chrétien) signé en 2008 par des évêques locaux condamne avec force cette approche théologique à cause de ses implications politiques.

[5] Voir D. Boyer, Les origines du sionisme, Paris, Presses Universitaires de France, 1988.

[6] Voir M. Cohen, Du rêve sioniste à la réalité israélienne, Paris, La Découverte, 1990.

[7] M. Hess était lui-même à la fois socialiste et nationaliste. Il est intéressant de noter que le sionisme a connu d’importants courants de gauche en son sein et même la concurrence, sur le plan politique, du mouvement Bund (mouvement du socialisme juif antisioniste). Voir S. Avineri, Histoire de la pensée sioniste : les origines intellectuelles de l’Etat juif, Paris, Lattès, 1982, et aussi, sur les thèses de M. Hess, A. Dieckhoff, L’invention d’une nation : Israël et la modernité politique, Paris, Gallimard, 1993.

[8] In J.-C. Attias et E. Benbassa, Israël, la terre et le sacré, 2e édition, Paris, Flammarion, 2001, respectivement 187 et 190.

[9] Cité dans D. Perrin, Palestine, une terre, deux peuples, Paris, Presses Universitaires du Septentrion, 2000, 92.

[10] S. Avineri, op.cit., 22 pour la première citation dans le texte et 19 pour la citation longue.

[11] « Le judaïsme se retrouvait réduit à n’être plus qu’une ‹ confession › parmi d’autres et non plus cette communauté structurée, ce peuple que la discrimination même dont il avait été l’objet jusqu’alors avait contribué à maintenir. » In J. Madaule, Israël et le poids de l’élection : d’Abraham à aujourd’hui, Paris, Centurion, 1983, 121.

[12] A. Dieckhoff, op. cit., 157, ainsi que la citation suivante.

[13] Cette distinction d’une rédemption par étapes est nouvelle dans le judaïsme de l’époque. C’est l’idée que les hommes sont participants du travail de rédemption qu’ils peuvent préparer par leurs actions, en l’occurrence le retour en Eretz Israel. Cette vision tranche avec la vision traditionnelle où c’est l’avènement du Messie qui amène, à la fois, la rédemption du peuple et son retour en Terre Sainte.

[14] S. Avineri, op.cit., 259-260.

[15] I. Greilsammer, Le sionisme, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, 21.

[16] Les pogroms russes et la politique antisémite du gouvernement tsariste obligèrent près de 3 millions de Juifs à quitter la Russie entre 1882 et 1914. Seule une infime partie d’entre eux se rendirent en Palestine.

[17] L. Pinsker, un humaniste juif de Pologne, pensait que l’antisémitisme était provoqué par la paranoïa des Etats qui tendent à penser que les Juifs sont une sorte de « menace fantôme » permanente. Dans son influent manifeste pour « l’auto-émancipation des Juifs », en 1882, il pense au sionisme comme solution à cet antisémitisme. Herzl le rejoindra sur ce point. C’est aussi à cette époque qu’un certain Eliezer Ben Yehouda va s’installer en Palestine et y fait renaître la langue hébraïque (il est le fondateur de l’hébreu moderne), élément primordial à la future formation d’une conscience nationale. Voir sur ce point Greilsammer, op. cit., 24.

[18] S. Avineri exprime le désarroi de Herzl ainsi : « Ce qui lui parut particulièrement scandaleux fut qu’il s’agissait là d’un Juif totalement émancipé, parfaitement intégré et on ne peut plus laïque. On pouvait difficilement être plus patriote, plus militariste, et plus ‹ non juif ›, dans le sens accepté du terme, que le capitaine Alfred Dreyfus. » In S. Avinari, op. cit., 23.

[19] Voir Y. Manor, Naissance du sionisme politique, Paris, Gallimard, 1981, 31.

[20] T. Herzl et C. Klein, L’Etat des Juifs ; suivi de : Essai sur le sionisme : de l’Etat des Juifs à l’Etat d’Israël, Paris, La Découverte, 2003, 41 et 44.

[21] Ibid., 94.

[22] Voir Y. Manor, op. cit., 258ss.

[23] En 1920 et 1929, les Palestiniens provoquent des grèves et des émeutes pour contester la colonisation juive. Ces événements sont le prélude d’une plus grande révolte, qui aura lieu entre 1936 et 1939. A cause de ces troubles, certains craignent que les ambitions du sionisme ne soient un facteur de réveil d’un nationalisme palestinien antagoniste. C’est ce que souligne un analyste dans un ouvrage de 1920 aux accents visionnaires : « Il importe, pour le repos du monde, de ne pas ouvrir en plein XXe siècle une question de ce genre qu’on ne pourra plus fermer après ; il importe de ne pas poser un problème qui sera le point de départ de nouvelles querelles, d’âpres animosités religieuses. » Et, plus loin : « Les sionistes, sans s’en douter, sont en voie de faire dresser dans l’autre camp les consciences [nationalistes] endormies (…). » In N. Moussalli, Le sionisme et la Palestine, Genève, Abar, 1919, 51.

[24] A. Neher, Un maillon dans la chaîne : André Neher, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1995, 136.

[25] Comme le remarque K. Armstrong au sujet de cette évolution de vocable dès 1967 : « Israel, which was founded by defiantly secular idealists, seems to be swinging toward religion. » In K. Armstrong, Holy War : the Crusades and their Impact on Today’s World, New York, Anchor Books, 2001, 314.

[26] A. Finkielkraut, La réprobation d’Israël, Paris, Denoël-Gonthier, 1983.

[27] Dans une certaine mesure, notre travail dans les pages qui vont suivre s’apparente à du défrichage historique ; qu’on nous pardonne donc certaines imprécisions ou, parfois, des pistes de réflexion qui ne prétendront pas être autre chose étant donné le manque de matériaux à notre disposition.

[28] J. Ellul, Un chrétien pour Israël, Paris, Editions du Rocher, 1986, 13.

[29] J.-M. Thobois, Je ne veux pas que vous ignoriez ce mystère…, Montmeyran, Emeth Editions, 2007. Respectivement 162, 164 et 165. En ce qui concerne les deux dernières citations, l’auteur désigne en particulier le retour des Juifs de l’ex-URSS, mais son propos vaut pour l’ensemble des événements historiques concernant Israël au XXe siècle.

[30] François Celier, qui nous relate l’événement, affirme qu’il préfère le terme de « sionisme biblique » à celui de sionisme chrétien (adopté à Bâle en 1985), car il craint que le terme de « sionisme chrétien » soit mal interprété par les détracteurs du sionisme politique. Voir F. Celier, La folie de Dieu, Editions Concordia, 1986.

[31] Rapporté par F. Celier, ibid., 185-189.

[32] En 1997 paraissait dans le New York Times (du 18 avril) un encart publicitaire intitulé Christians Call for a United Jerusalem, avec le texte suivant : « Join us in our holy mission to ensure that Jerusalem will remain the undivided, eternal capital of Israel. The battle for Jerusalem has begun, and it is time for believers in Christ to support our Jewish brethren and the State of Israel. The time for unity with Jewish people is now. » In S. Sizer, « Christian Zionism : Justifying Apartheid in the Name of God », Churchman, n° 115, 2001, 157.

[33] H. Tincq, « Le ‹ sionisme chrétien › inspire certains bataillons électoraux de M. Bush », Le Monde, 20 octobre 2004.

[34] Propos du premier ministre israélien tenus devant une assemblée de Voices United for Israel, réseau d’organisations évangéliques américaines prosionistes, réunie à Orlando (Floride). Propos rapportés dans l’article d’H. Tincq au Monde, ibid.

[35] Voir P. Johnson, « Mainline Churches and United States Middle East Policy », in Haddad, art. cit., op. cit., 111.

[36] Y compris dans des implantations en Cisjordanie. Encel note que, entre 1994 et 2002, l’un des plus puissants mouvements sionistes chrétiens américains, la Fraternité internationale des chrétiens et des juifs (International Fellowship of Christians and Jews, fondée en 1983), a récolté presque 65 millions de dollars au profit de l’immigration juive en Israël, tandis qu’une autre congrégation très active baptisée Christians for Israel/USA a financé, depuis 1991, l’émigration vers Israël (l’aliya) de 65 000 Juifs d’ex-Union soviétique. » In Encel, « Le sionisme chrétien », Hérodote, La Découverte, 2005, 45.

[37] L’Ambassade chrétienne de Jérusalem organise, par exemple, chaque année des excursions d’été pour les jeunes et un grand rassemblement annuel pour la fête de Soukkoth.

[38] D. Brickner cite en exemple la Aterah Kohanim, qui a pour vocation de former les futurs prêtres du Troisième Temple, financé par le projet Cornerstone qui récolte des fonds pour cette entreprise ; mais aussi le Temple Mount Faithful, qui est un autre groupe chargé de préparer la reconstruction du Temple de Jérusalem. Voir D. Brickner, Future Hope, 2nd ed., San Francisco (CA), Purple Pomegranate Productions, 1999, 60-62.

[39] Mais pas seulement, cf. le cas de J. Ellul cité plus haut.

[40] Gerald Bray écrit dans ce sens : « The coming to power of a generation of politicians influenced from childhood by Sunday School teaching is of the greatest importance for our understanding of the political development of Palestine in the early years of this century. (…) given the fact that it was this milieu which, in 1917, became the instrument for achieving the aims of the Jewish Zionists, we can hardly ignore the role played by dispensationalist evangelicalism in the history of events. » In G. Bray, « The Promises Made to Abraham and the Destiny of Israel », The Scottish Bulletin of Evangelical Theology, n° 7, 1989, 79.

[41] G. Bensoussan, Une histoire intellectuelle et politique du sionisme, Paris, Fayard, 2002, 30.

[42] Voir D.S. New, 2001, Holy War : the Rise of Militant Christian, Jewish and Islamic Fundamentalism, Jefferson (Caroline du Nord), McFarland, 2001.

[43] W. Laqueur, Histoire du sionisme, 76.

[44] Cité dans Bensoussan, op. cit., 30.

[45] Voir D. New, op. cit., 34.

[46] H. Laurens, La question de Palestine (tome premier) : 1799-1922, l’invention de la Terre Sainte, Paris, Fayard, 1999, 18.

[47] Ibid., 52.

[48] Y. Manor, Naissance du sionisme politique, 26.

[49] D. Perrin, Palestine : une terre, deux peuples, 90.

[50] Voir J. Jack, L’Etat moderne d’Israël, fruit de la prophétie biblique ? Une analyse du sionisme et du dispensationalisme à la lumière de la révélation biblique, mémoire soutenu à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence, 1982, 13ss.

[51] Laqueur, op. cit., 18.

[52] J.-C. Attias et E. Benbassa, Israël, la terre et le sacré, op. cit., 183.

[53] Ibid.

Les commentaires sont fermés.