Herman Bavinck : sa vie et son œuvre

Herman Bavinck : sa vie et son œuvre

James EGLINTON*

Inconnu ou presque dans les pays francophones, Herman Bavinck (1854-1921) est un théologien majeur de la fin du XIXe siècle[1]. Bien que Bavinck ait souvent été éclipsé par son illustre confrère Abraham Kuyper, Kruithof établit pourtant qu’« arrivées à maturité, leurs convictions fondamentales étaient identiques[2] ». Les érudits ont longtemps considéré Bavinck comme la talentueuse doublure de Kuyper, mais ils réalisent désormais que Bavinck a lui-même été l’une des figures de proue du mouvement néocalviniste hollandais de cette époque. L’ouvrage de Heideman[3] a fait autorité et marqué la fin de cette subordination de Bavinck à Kuyper, Bavinck y étant décrit comme « le théologien majeur du réveil calviniste néerlandais du XIXe siècle[4] ».

L’étude des éléments biographiques de Bavinck conduit à considérer que ce théologien mérite toute notre attention.

La vie de Bavinck

Valentijn Hepp[5] et R.H. Bremmer[6] ont rédigé en néerlandais les deux premières biographies de Bavinck. Hendriksen, lui, a divisé la vie de Bavinck en trois parties[7] : celle de la préparation (1854-1881), celle de la grande activité théologique (1881-1911) et, enfin, celle d’une grande activité dans d’autres domaines (1911-1921). Durant la dernière période, Bavinck a beaucoup écrit sur la psychologie, sur l’éducation et sur la politique.

Herman Bavinck est né le 13 décembre 1854 à Hoogeveen, aux Pays-Bas, à un moment où l’influence du modernisme sur la Hervormde Kerk (l’Eglise réformée d’Etat) était source de divisions[8]. Le processus de polarisation au sein de cette Eglise a d’ailleurs finalement abouti à la création d’une dénomination concurrente, la Christelijke Gereformeerde Kerk (l’Eglise néerlandaise chrétienne réformée, appelée aussi Afgescheidenen – en français, les séparatistes). Herman Bavinck était le fils d’un pasteur de cette nouvelle dénomination, Jan Bavinck, l’un des chefs de file de cette Eglise conservatrice. Ceci explique que le jeune Bavinck ait été surtout influencé par les idéaux des schismatiques.

« L’Eglise de Bavinck, sa famille et sa spiritualité étaient donc irrémédiablement ancrées dans une spiritualité réformée profondément piétiste. Il convient également de relever (…) qu’au milieu du XIXe siècle le groupe sécessionniste était devenu réellement étroit, et même sectaire dans ses points de vue[9]. »

Après de brillantes études à l’Institut Hasselman, Bavinck s’inscrit en 1873 à la Faculté de théologie schismatique de Kampen, alors que Jan Bavinck, pasteur à Kampen, avait été élu docent (professeur) de cette même faculté. Cependant, après un an à Kampen, le jeune Bavinck fait le choix très controversé de s’inscrire à la Faculté de théologie de la Hervormde Kerk, à Leyde.

Théologiquement, la Faculté de Leyde était aux antipodes de celle de Kampen. Leyde se caractérisait par un modernisme très agressif[10]. Dans le contexte tendu de l’après-schisme et des suspicions existantes, quitter la Faculté schismatique de Kampen pour recevoir une formation moderniste et « scientifique » à Leyde était un choix pour le moins courageux. En septembre 1874, au grand désarroi de son père, Herman Bavinck commence ses études chez les « modernistes ». Il suivit ainsi la voie tracée par Abraham Kuyper dans le but d’étudier cette nouvelle théologie de près. Son désir était de « comprendre la théologie moderne » et d’obtenir « une formation plus scientifique que ce que la Faculté de Kampen pouvait lui apporter à ce moment-là[11] ». Cette démarche était évidemment loin de susciter l’approbation des Afgescheidenen.

En 1877, Bavinck est diplômé en théologie et commence une thèse sur l’éthique d’Ulrich Zwingli. En 1880, avec les félicitations du jury, il devient docteur en théologie.

Ces années passées à Leyde furent difficiles à plusieurs égards. Il a regretté l’impression de pauvreté spirituelle que lui avaient laissée ses études là-bas. « [Leyde] m’a appauvri, [mes études] m’ont délesté non seulement de beaucoup de [présuppositions piétistes] (ce dont je suis bien content), mais aussi de choses qui, je le reconnais maintenant, surtout quand je dois prêcher, sont essentielles pour ma vie spirituelle[12]. »

Cependant, la tension entre l’orthodoxie de sa jeunesse et les méthodes scientifiques apprises à Leyde donnent à l’œuvre de Bavinck sa spécificité. « Leyde lui a donné au moins deux choses : un respect pour l’érudition et une compréhension intime de la théologie libérale et moderne[13]. » Chez Bavinck, on retrouve à la fois une compréhension profonde de l’orthodoxie réformée et du monde contemporain.

Lors de son passage devant la commission des ministères, une certaine méfiance est manifestée à son égard, surtout en ce qui concerne sa doctrine de l’Ecriture[14]. Néanmoins, Bavinck est reçu et consacré pasteur dans la Christelijke Gereformeerde Kerk et est appelé à un premier poste par la paroisse de Franeker, dans la province de la Frise. De courte durée, son séjour y est très apprécié. Durant cette période, il étudie les grands théologiens et refuse un poste de professeur à l’Université libre d’Amsterdam.

Après un an à Franeker, Bavinck est nommé professeur à la Faculté de théologie de Kampen, où il enseigne la dogmatique, l’apologétique, l’éthique, les études classiques, la mythologie, la philosophie et le grec. C’est une époque prolifique pour lui : il est à la fois professeur, auteur et l’un des leaders de l’Eglise néerlandaise. En fait, il est avec Kuyper l’un des dirigeants de la nouvelle entité résultant de la fusion entre son Eglise (qui avait quitté la Hervormde Kerk dans l’Afscheiding en 1834) et le mouvement Doleantie conduit par Kuyper (qui était sorti de la Hervormde Kerk en 1886). Il épouse Johanna Adriana Schippers en 1888.

En 1895, Bavinck refuse de nouveau un poste de professeur à l’Université libre d’Amsterdam. Entre 1895 et 1901, Bavinck écrit son magnum opus : les quatre volumes de sa Gereformeerde Dogmatiek (Dogmatique réformée).

Il est difficile de séparer nettement cette période de grande activité théologique de la période suivante (celle de sa grande activité dans d’autres domaines, qui va approximativement de 1911 à 1921). En fait, ces deux périodes se chevauchent. Le moment précis de cette transition est sans importance. On peut tout de même dire que le fait qu’il accepte un poste à Amsterdam en 1902 (époque où il termine sa Dogmatique réformée) est le premier moment marquant de cette transition. En 1908, c’est lui qui est invité à donner la prestigieuse série de conférences de la Faculté de Princeton, les Stone Lectures.

Bien que ses centres d’intérêt évoluent et qu’il se tourne vers la psychologie, l’éducation et la politique, Bavinck continue à écrire de manière toujours aussi abondante.

Bavinck, qui avait déjà manifesté son intérêt pour la politique à Franeker et à Kampen, devient en 1905 à Amsterdam et jusqu’en 1907 président du parti politique antirévolutionnaire, fondé par Kuyper. Bavinck est également élu président de la Première Chambre (Erste Kamer) du Parlement en 1911. Il milite aussi en 1917 pour que le droit de vote soit accordé aux femmes.

Durant cette période, Bavinck apporte également sa contribution en philosophie, en éthique pratique, en psychologie et en sciences de l’éducation. Citons, parmi d’autres, Paedagogische Beginselen (Les principes de la pédagogie, 1904), Het Christelijke Huisgezin (La famille chrétienne, 1908), Het Problem van den Oorlog (Le problème de la guerre, 1915), Het Onbewuste (Le subconscient, 1915), De Vrouw in de Hedendaagsche Maatschappij (Le rôle des femmes aujourd’hui, 1918), Christendom, Oorlog, Volkenbond (Le christianisme, la guerre et la Société des Nations, 1920), Bijbelsche en Religieuse Psychologie (La psychologie biblique et religieuse, 1920). Sa contribution en sciences de l’éducation est assez importante pour susciter des ouvrages tels que The Educational Philosophy of Herman Bavinck, par Jaarsma[15], et De Paedagogiek van Bavinck, par Van der Zweep[16].

Il faut préciser que, durant cette période de grande activité dans d’autres domaines, Bavinck a continué à écrire en tant que théologien. Après avoir précédemment établi les bases de sa théologie, il travaillait à l’application pratique de sa doctrine. D’ailleurs, durant ces années, il a commencé à écrire une Ethique réformée que, malheureusement, il ne terminera pas.

Bavinck meurt le 2 juin 1921. Sa vie a marqué l’apogée du réveil néocalviniste aux Pays-Bas.

Pourquoi Bavinck mérite notre attention

D’abord, comme Trueman l’a démontré[17], Bavinck est peut-être le dernier grand dogmaticien réformé dont les instincts sont tout à fait « classiques ». Dans la première édition de la Gereformeerde Dogmatiek, Bavinck fait preuve d’une grande aisance dans son utilisation de l’hébreu, du grec, du latin, de l’anglais, de l’allemand et du français, et bien plus d’une réelle maîtrise de l’héritage intellectuel du christianisme, d’Origène et d’Augustin à Schleiermacher et von Harnack, en passant par Thomas d’Aquin, Luther et Calvin. Il cite un grand éventail de théologiens d’une manière qui le rapproche de Jean Calvin.

Ensuite, Bavinck présente les caractéristiques assez exceptionnelles d’un homme aux convictions tout à fait réformées, qui a fait de grands efforts pour interagir avec ses contemporains, comme le montrent l’attitude respectueuse qu’il a eue envers ses professeurs de Leyde ainsi que le contenu de la Gereformeerde Dogmatiek.

Enfin, Bavinck s’est distingué en ce qu’il a combattu, « d’une part, une orthodoxie formelle moribonde et, d’autre part, un piétisme évasif[18] ». Il en résulte une forme de calvinisme qui démontre « aussi bien une vraie catholicité d’esprit qu’une loyauté à la vérité qu’il avait comprise[19] ».

Malheureusement, il n’y a pas encore de traductions de Bavinck en français. Grâce aux efforts de la Société de traduction réformée néerlandaise, une édition anglaise de la Gereformeerde Dogmatiek (Reformed Dogmatics) a été publiée[20]. Elle est peut-être plus accessible aux théologiens francophones que la version originale. Néanmoins, le monde de la théologie francophone a, sans doute, besoin d’un Herman Bavinck qui parle la langue de Molière.


* J. Eglinton a soutenu son doctorat, à New College Edinburgh, sur la pensée de Bavinck. Il est actuellement chercheur postdoctoral à l’Université de Kampen, Pays-Bas. Il remercie P.-S. Chauny et son épouse Audrey, qui ont corrigé la grammaire de ce texte et proposé quelques reformulations.

[1] Bavinck n’est pas totalement inconnu dans le monde théologique francophone. Dans son Introduction à la dogmatique réformée, le théologien français Auguste Lecerf a critiqué l’œuvre de Bavinck parce que sa théologie n’était pas suffisamment « réformée » : « Une discipline canonique : tel est le caractère que nous avons voulu donner à notre travail. Nous avons cherché à le faire jusqu’ici, même par H. Bavinck, qui, à notre sens, s’est approché le plus de l’Idéal que nous contemplons (…) H. Bavinck, dans la partie introductive de sa dogmatique réformée, cette véritable somme du calvinisme contemporain, va bien plus loin. Il donne une esquisse des principes de la connaissance, tant générale que religieuse, et il formule la théorie des principes du protestantisme orthodoxe. Mais il n’éprouve pas le besoin de montrer pourquoi cette dogmatique doit être spécifiquement réformée. » Introduction à la dogmatique réformée, Paris, Editions Je Sers, 1931, 9.

[2] « In their maturity the fundamental convictions of the two men were the same. » Bastian Kruithof cité par Joel Beeke, « Herman Bavinck », The Banner of Sovereign Grace Truth (12:10), disponible en ligne sur : http://www.banneroftruth.org/pages/article_detail.php?733 (consulté le 13 mars 2010).

[3] E. Heideman, The Relation of Revelation and Reason in Emil Brunner and Herman Bavinck, Sheboygan Falls, Wisconsin, Van Gorcum & Comp. N.V. – Dr. H.J. Prakke & H.M.G. Prakke, 1959.

[4] Joel Beeke, op. cit.

[5] Valentijn Hepp, Dr. Hermann Bavinck, Amsterdam, W. Ten Have, 1921.

[6] R.H. Bremmer, Herman Bavinck en zijn Tijdgenoten, Kampen, Kok, 1966.

[7] W. Hendriksen, « Translator’s Preface », in Bavinck, Herman, The Doctrine of God, Edinburgh, Banner of Truth, 1977, 1.

[8] J. Hutton MacKay, Religious Thought in Holland During the Nineteenth Century, London, Hodder & Stoughton, 1911, 184.

[9] « Bavinck’s church, his family and his own spirituality were thus definitively shaped by strong patterns of deep pietistice Reformed spirituality. It is also important to note that (…) by mid-nineteenth century the Seceder group had become significantly separatist and sectazrian in outlook. » John Bolt, « Editor’s Introduction », in Herman Bavinck, The Last Things, Grand Rapids, Baker Books, 1996, 10.

[10] J. Hutton MacKay, op. cit., 46-83 ; K.H. Roessingh, De Moderne Theologie in Nederland : Hare Voorbereiding en Eerste Periode, Groningen, Van der Kamp, 1915.

[11] R.H. Bremmer, op. cit., 20.

[12] « It has also greatly impoverished me, robbed me, not only of much ballast (for which I am happy), but also of much that I recently, especially when I preach, recognise as vital for my own spiritual life. » Valentijn Hepp, op. cit., 84.

[13] « Leiden gave him at least two things : a respect for substantial scholarship, and an acquaintance at first hand with the liberally affected modern theology. » Henry Zylstra, « Preface », in Herman Bavinck, Our Reasonable Faith, Grand Rapids, Baker Book House, 5.

[14] H. Bavinck, Journal (16 juin 1880).

[15] C. Jaarsma, The Educational Philosophy of Herman Bavinck, Grand Rapids, Eerdmans, 1935.

[16] L. Van der Zweep, De Paedagogiek van Bavinck (Kampen, Kok, 1935).

[17] C. Trueman, « Some Advantages of Going Dutch », in Themelios (25:3, juin 2000), 1-4.

[18] « Moribond formal orthodoxy, on the one hand, and an evasive pietisme, on the other. » H. Zylstra, op. cit., 10.

[19] « True catholicity of spirit as well as unswerving loyalty to the truth as he saw it. » C. Van Til, « Bavinck the Theologian : A Review Article », Westminster Theological Journal (24:1, novembre 1961), 49-65.

[20] H. Bavinck, Reformed Dogmatics, 4 vols., Grand Rapids, Baker, 2003-2008, trad. John Vriend, ed. John Bolt.

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